electrodynamique~20171217-131804.txt 330 KB

1
  1. Encore dans le XVIIe siècle, les savants et les artistes de toute l'Europe avaient été si étroitement unis par un lien idéal commun, que leur coopération était à peine influencée par les événements politiques. L'usage général de la langue latine fortifiait encore cette communauté. Aujourd'hui nous regardons vers cette situation comme vers un paradis perdu. Les passions nationalistesont détruit la communauté des esprits et la langue latine qui jadis unissait tous est morte. Les savants étant devenus les représentants les plus forts des traditions nationales ont perdu leur communauté. Nous observons de nos jours ce fait frappant, que les hommes politiques, les hommes de la vie pratique sont devenus les représentants de la pensée internationale. Ce sont eux qui ont créé la Société des Nations. MES PREMIÈRES IMPRESSIONS DES U. S. A. Une interview pour le Nieuwe Rotterdamsche Courant Parue le 7 juillet 1921 dans le Berliner Tageblatt. Je dois tenir ma promesse de dire quelques mots sur mes impressions de ce pays. Ce n'est pas pour moi chose aisée. Car il n'est pas facile de jouer le rôle d'un observateur objectif, quand on a été accueilli comme je l'ai été en Amérique avec tant d'affection et d'honneurs exorbitants. D'abord quelques mots sur ce point particulier. Le culte personnel est toujours à mes yeux quelquepeu injustifié. Sans doute la nature répartit ses dons d'une manière fort différente entre ses enfants. Dieu merci, il y en a aussi beaucoup de bien doués et je suis fermement convaincu que la plupart d'entre eux mènent une existence paisible et inaperçue. Il ne me paraît pas juste, et même pas de bon goût qu'un petit nombre de ceux-ci soient admirés sans mesure, en leur imputant des forces surhumaines d'esprit et de caractère. C'est précisément mon cas et il y a un contraste grotesque entre les capacités et les pouvoirs que les hommes m'attribuent et ce que je suis et ce que je puis en réalité. La conscience de ce fait étrange serait insupportable, si elle ne comportait pas une seule belle consolation : c'est un indice réjouissant pour notre époque, qui passe pour matérialiste, qu'elle fasse des héros de simples mortels, dont les objectifs appartiennent exclusivement au domaine intellectuel et moral. Ceci prouve que la science et la justice passent, pour une grande partie de l'humanité, au-dessus de la fortune et de la puissance. D'après ce que j'ai vu, cette manière de voir idéaliste paraît régner dans une proportion particulièrement forte dans ce pays d'Amérique que l'on accuse spécialement d'être imbu de matérialisme. Après cette digression, j'arrive à mon sujet, en espérant qu'onn'accordera pas à mes modestes observations plus de poids qu'elles ne méritent. Ce qui frappe tout d'abord d'étonnement le visiteur, c'est la supériorité de ce pays au point de vue de la technique et de l'organisation. Les objets d'usage journalier sont plus solides qu'en Europe ; les maisons sont organisées d'une manière incomparablement plus pratique : tout est disposé de manière à épargner l'effort humain. La main-d'oeuvre est chère, parce que le pays est peu peuplé, eu égard à ses ressources naturelles. C'est ce prix élevé de la main-d'oeuvre qui a poussé au développement prodigieux des moyens et des méthodes de travail techniques. Que l'on réfléchisse, par contraste, à la Chine ou à l'Inde surpeuplées, où le bon marché de la main-d'oeuvre a empêché tout développement des moyens mécaniques ! L'Europe se trouve dans une situation intermédiaire. Une fois que la machine s'est suffisamment développée, elle devient finalement meilleur marché que la main-d'oeuvre humaine, même si celle-ci était déjà bon marché. C'est à cela que doivent songer les fascistes d'Europe qui, pour des raisons de politique à courtes vues, interviennent pour l'accroissement de la densité de la population dans leur pays. Sans doute cette impression contraste avecl'étroitesse d'esprit dont font preuve les États-Unis en se renfermant sur eux-mêmes et en empêchant les importations par des droits prohibitifs... Mais on ne peut pas exiger d'un visiteur sans arrière-pensée, qu'il se rompe par trop la tête et du reste, finalement, il n'est pas absolument sûr qu'à toute question puisse correspondre une réponse raisonnable. Le deuxième point qui surprend le visiteur, c'est la position joyeuse et positive en face de l'existence ; le rire sur les photographies est le symbole d'une des forces principales de l'Américain. Il est affable, convaincu de sa valeur, optimiste et ne porte envie à personne. L'Européen éprouve de l'agrément et aucune contrariété dans ses rapports avec les Américains. Au contraire, l'Européen critique et réfléchit davantage, est moins cordial et moins serviable, plus isolé ; il se montre toujours plus difficile pour ses distractions comme pour ses lectures ; il est le plus souvent plus ou moins pessimiste, par comparaison avec l'Américain. Les commodités de l'existence, le confort jouent en Amérique un grand rôle ; on leur sacrifie le repos, latranquillité d'esprit, la sécurité. L'Américain vit davantage pour un but, pour l'avenir, que l'Européen ; pour lui la vie est toujours le " devenir " et jamais l' " être " : à ce point de vue, il est encore plus différent du Russe et de l'Asiatique que l'Européen. Mais il y a un autre point par lequel l'Américain ressemble davantage à l'Asiatique que l'Européen : il est moins individualiste que ce dernier, si on le considère, non plus au point de vue économique, mais au point de vue psychologique. On entend davantage prononcer " Nous " que " Je ". Ceci veut dire que les usages et les conventions sont plus puissants et que la conception de la vie des individus, ainsi que leur position au point de vue du goût et de la morale est bien plus uniforme qu'en Europe. C'est à cette circonstance en grande partie que l'Amérique doit sa supériorité économique sur l'Europe. Ici, il se forme plus facilement une coopération sans autant de flottements et une division du travail plus efficaces qu'en Europe, aussi bien dans l'industrie que dans l'Université ou que dans les oeuvres de bienfaisance privées. Cette organisation sociale doit provenir, en partie, de la tradition anglaise.Chose qui paraît incompatible avec ces réflexions, c'est que, par comparaison aux conditions européennes, la sphère d'action de l'État est relativement petite. L'Européen s'étonne que le télégraphe, le téléphone, les chemins de fer, les écoles soient pour la plus grande part entre les mains de sociétés privées ; c'est la plus grande importance de la position sociale de l'individu qui permet cet état de choses. C'est également cette position qui fait que la répartition extrêmement disproportionnée de la fortune n'entraîne pas d'insupportables difficultés. Les gens aisés ont le sentiment de leur responsabilité sociale bien plus développé qu'en Europe. Ils considèrent comme tout naturel l'obligation pour eux de mettre une grande partie de leurs biens et souvent aussi de leur activité au service de la communauté ; d'ailleurs l'opinion publique, fort puissante, l'exige catégoriquement. C'est ainsi qu'il arrive que les fonctions les plus importantes intéressant la civilisation puissent être laissées à l'initiative privée et que, dans ce pays, le rôle de I'État soit relativement très limité. Le prestige de l'autorité de l'État a certainement beaucoup baissé, du fait de la loi de prohibition ; rienn'est plus dangereux, en effet, pour ce prestige, comme pour celui de la loi, que lorsqu'il promulgue des lois dont il n'est pas capable d'assurer l'exécution. C'est le secret de Polichinelle, que l'accroissement menaçant de la criminalité est en relation étroite avec cette loi de prohibition en Amérique. A mon avis, cette loi contribue à l'affaiblissement de l'État encore à un autre point de vue. Le cabaret est un endroit qui fournit aux gens l'occasion d'échanger leurs idées et leurs opinions sur les événements publics. Si cette occasion, comme il m'a semblé dans ce pays, leur fait défaut, la presse, contrôlée en grande partie par des groupements intéressés, exerce une influence exagérée sur l'opinion publique. Ici, la surestimation de l'argent est encore plus grande qu'en Europe, mais elle me parait en décroissance. Certainement. l'idée qu'une grosse fortune n'est pas la condition nécessaire d'une existence heureuse et prospère l'emporte de plus en plus. Au point de vue artistique, j'ai admiré sincèrement le bon goût extrême qui se manifeste dans les constructions modernes et dans les objets d'usage journalier : parcontre je trouve que les arts plastiques et la musique ont peu de répercussion dans l'âme du peuple, par comparaison avec les pays européens. J'éprouve une haute admiration pour les productions des établissements de recherches scientifiques. On a le tort, chez nous, d'attribuer la supériorité croissante des travaux de recherche américains exclusivement à la plus grande richesse : il ne faut pas oublier que le dévouement, la patience, l'esprit de camaraderie, le penchant à la coopération jouent, dans ces résultats, un rôle important. Et, pour terminer, encore une remarque. Les États-Unis sont aujourd'hui la nation du monde la plus puissamment avancée au point de vue des progrès de la technique ; son influence sur l'organisation des relations internationales est tout simplement incalculable. Mais l'Amérique est grande, et ses habitants n'ont pas jusqu'à présent apporté beaucoup d'intérêt aux grands problèmes internationaux, à la tête desquels se trouve aujourd'hui celui du désarmement. Il faut qu'il en soit autrement, même dans le propre intérêt des Américains. La dernière guerre a montré qu'il n'y a plus de séparation des continents, mais queles sorts de tous les pays sont aujourd'hui étroitement entrelacés. Il faut que ce pays parvienne à se convaincre que ses habitants portent une lourde responsabilité dans le domaine de la politique internationale. Le rôle d'observateur inactif n'est pas digne de ce pays ; S'il persistait, il deviendrait, à la longue, néfaste pour tous. RÉPONSE AUX FEMMES AMÉRICAINES Réponse d'Einstein aux protestations d'une ligue de femmes américaines à sa visite aux États-Unis. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Je n'ai jamais rencontré, de la part du beau sexe, un refus aussi énergique contre toute approche : ou du moins, si le cas s'est produit, ce n'était sûrement pas de la part d'un aussi grand nombre de représentants de ce sexe à la fois. Mais n'ont-elles pas raison, ces vigilantes citoyennes ? Doit-on laisser venir à soi un homme qui dévore les capitalistes coriaces avec le même appétit et le même plaisir que celui avec lequel le Minotaure, autrefois, dévorait les tendres vierges grecques, un homme qui ale mauvais goût de repousser toute guerre, à l'exception de la guerre inévitable avec sa propre femme ? Écoutez donc vos bonnes femmes prudentes et patriotiques et songez que le Capitole de la puissante Rome a été jadis, lui aussi, sauvé par les caquetages de ses oie fidèles. Combien singulière est notre situation, de nous autres mortels. Chacun de nous n'est sur la terre que pour une courte visite ; il ignore pourquoi, mais il croit maintes fois le sentir. Sans réfléchir davantage, on connaît un point de vue de la vie journalière ; on est là pour les autres hommes, tout d'abord pour ceux dont le sourire et le bien-être sont la condition entière de notre propre bonheur, mais aussi pour la multitude des inconnus, au sort desquels nous enchaîne un lien de sympathie. Voici à quoi je pense chaque jour fortsouvent : ma vie extérieure et intérieure dépend du travail de mes contemporains et de celui de mes ancêtres et je dois m'efforcer de leur fournir la même proportion de ce que j'ai reçu et que je reçois encore. J'ai besoin de mener une vie simple et j'ai souvent péniblement conscience que je demande au travail de mes semblables plus qu'il n'est nécessaire. J'ai le sentiment que les différences de classe sociale ne sont pas justifiées et, en fin de compte, reposent sur la violence, mais je crois aussi qu'une vie modeste est bonne pour chacun, pour le corps et pour l'esprit. Je ne crois point, au sens philosophique du terme, la liberté de l'homme. Chacun agit non seulement sous une contrainte extérieure, mais aussi d'après une nécessité intérieure. Le mot de Schopenhauer : " Sans doute un homme peut faire ce qu'il veut, mais ne peut pas vouloir ce qu'il veut " m'a vivement pénétré depuis ma jeunesse ; dans les spectacles et les épreuves de la dureté de l'existence, il a toujours été pour moi une consolation et une source inépuisable de tolérance. Avoir conscience de cela contribue à adoucir d'une manière bienfaisante le sentiment de responsabilité si aisément déprimant et fait que nous ne nous prenons pas trop au sérieux, nous-même ni les autres ; on estconduit ainsi à une conception de la vie, qui en particulier laisse une place à l'humour. Se préoccuper du sens ou du but de sa propre existence et de celle des autres créatures m'a toujours paru, au point de vue objectif, dépourvu de toute signification. Et pourtant, d'autre part tout homme a certains idéals, qui lui servent de guides pour l'effort et le jugement. Dans ce sens, le bien-être et le bonheur ne m'ont jamais apparu comme le but absolu (j'appelle même cette base de la morale l'idéal des pourceaux). Les idéals qui ont illuminé ma route et m'ont rempli sans cesse d'un vaillant courage ont été le bien, la beauté et la vérité. Sans le sentiment d'être en harmonie avec ceux qui partagent mes convictions, sans la poursuite de l'objectif, éternellement insaisissable, dans le domaine de l'art et de la recherche scientifique, la vie m'aurait paru absolument vide. Les buts banaux que poursuit l'effort humain, la possession de biens, le succès extérieur, le luxe, m'ont toujours, depuis mes jeunes années, paru méprisables. En opposition caractéristique avec mon sens ardent de justice et de devoir sociaux, j'ai toujours éprouvé l'absence prononcée du besoin de me rapprocher deshommes et des sociétés humaines. Je suis un véritable cheval qui veut tirer seul ; je ne me suis jamais donné de tout coeur ni à l'État, ni au sol natal, ni au cercle des amis, ni même à la famille des tout proches ; au contraire, j'ai toujours ressenti à l'égard de ces liaisons le sentiment inlassable d'être un étranger et le besoin de solitude ; ces sentiments ne font que croître avec les années. On éprouve vivement, mais sans regret, la limite de l'entente et de l'harmonie avec le prochain. Sans doute un homme de ce caractère perd ainsi une partie de sa candeur et de son insouciance, mais il y gagne une large indépendance à l'égard des opinions, habitudes et jugements de ses semblables ; il ne sera pas tenté de chercher à établir son équilibre sur des bases aussi branlantes. Mon idéal politique est l'idéal démocratique. Chacun doit être respecté dans sa personnalité et nul ne doit être idolâtré. C'est une véritable ironie du sort que mes contemporains m'aient voué beaucoup trop de vénération et d'admiration, sans que ce soit ma faute ou que je l'aie mérité ; cela peut provenir du désir, irréalisable chez beaucoup, de comprendre les quelques idées que j'ai trouvées, grâce à mes faibles forces, au cours d'une lutte sans arrêt. Je sais fort bien que, pourréaliser une organisation quelconque, il est indispensable qu'un seul pense, dispose et porte en gros la responsabilité. Mais il ne faut pas que ceux qui sont gouvernés soient contraints, ils doivent pouvoir choisir le chef. Je suis convaincu qu'un système autocratique de coercition ne peut manquer de dégénérer en peu de temps : en effet, la coercition attire toujours des hommes de moralité diminuée et je suis également convaincu que, de fait, les tyrans de génie ont comme successeurs des coquins. C'est pour cette raison que j'ai toujours été l'ardent adversaire de systèmes politiques analogues à ceux que nous voyons fonctionner actuellement en Russie et en Italie. La cause du discrédit qui environne aujourd'hui en Europe la forme démocratique ne doit pas être attribuée à l'idée fondamentale de ce régime politique, mais au défaut de stabilité des têtes du gouvernement et au caractère impersonnel du mode de scrutin. Je crois que, les États-Unis de l'Amérique du Nord ont trouvé, à ce point de vue, la véritable voie ; ils ont un président responsable, élu pour un laps de temps assez long, pourvu d'assez d'autorité pour porter effectivement la responsabilité. Par contre, dans notre système gouvernemental, j'apprécie fort la sollicitude étendue pour l'individu en cas de maladie et de besoin. Pourmoi, l'élément précieux dans les rouages de l'humanité, ce n'est pas l'État, c'est l'individu, créateur et sensible, la personnalité ; c'est elle seule qui crée le noble et le sublime, tandis que la masse reste stupide de pensée et bornée de sentiments. Ce sujet m'amène à parler de la pire des créations, celle des masses armées, du régime militaire, que je hais ! Je méprise profondément celui qui peut, avec plaisir, marcher, en rangs et formations, derrière une musique : ce ne peut être que par erreur qu'il a reçu un cerveau ; une moelle épinière lui suffirait amplement. On devrait, aussi rapidement que possible, faire disparaître cette honte de la civilisation. L'héroïsme sur commandement, les voies de fait stupides, le fâcheux esprit de nationalisme, combien je hais tout cela ! combien la guerre me paraît ignoble et méprisable ! J'aimerais mieux me laisser couper en morceaux que de participer à un acte aussi misérable. En dépit de tout, je pense tant de bien de l'humanité que je suis persuadé que ce revenant aurait depuis longtemps disparu si le bon sens des peuples n'était pas systématiquement corrompu, au moyen de l'école et de la presse, par les intéressés du monde politique et du monde des affaires.La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le côté mystérieux de la vie. C'est le sentiment profond qui se trouve au berceau de l'art et de la science véritables. Celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise est pour ainsi dire mort ; ses yeux sont éteints. L'impression du mystérieux, même mêlée de crainte, a créé aussi la religion. Savoir qu'il existe quelque chose qui nous est impénétrable, connaître les manifestations de l'entendement le plus profond et de la beauté la plus éclatante, qui ne sont accessibles à notre raison que dans leurs formes les plus primitives, cette connaissance et ce sentiment, voilà ce qui constitue la vraie dévotion en ce sens, et seulement en ce sens, je compte parmi les hommes les plus profondément religieux. Je ne puis pas me faire l'illusion d'un Dieu qui récompense et qui punisse l'objet de sa création, qui surtout exerce sa volonté de la manière que nous l'exerçons sur nous-même. Je ne veux pas et ne puis pas non plus me figurer un individu qui survive à sa mort corporelle : que des âmes faibles, par peur ou par égoïsme ridicule, se nourrissent de pareilles idées ! il me suffit d'éprouver le sentiment du mystère de l'éternité de la vie, d'avoir la conscience et le pressentiment de la construction admirable de tout ce qui est, de lutter activement pour saisir une parcelle, siminime soit-elle, de la raison qui se manifeste dans la nature. Quel est le sens de notre existence, quel est le sens de l'existence de tous les êtres vivants en général ? Savoir répondre à cette question, c'est avoir des sentiments religieux. Tu me demandes : cela a-t-il donc un sens de poser cette question ? Je réponds : quiconque a le sentiment que sa propre vie et celle de ses semblables sont dépourvues de sens est non seulement malheureux, mais est à peine capable de vivre. LA VRAIE VALEUR D'UN HOMME Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. La vraie valeur d'un homme se détermine en examinant dans quelle mesure et dans quel sens il est parvenu à se libérer du Moi.LE BIEN ET LE MAL Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Il est juste, en principe, que l'on doive témoigner le plus d'affection à ceux qui ont contribué davantage à ennoblir les hommes et l'existence humaine. Mais si l'on demande en outre quelle sorte d'hommes ils sont, on se heurte à de grandes difficultés. En ce qui concerne les chefs politiques, et même les chefs religieux, il est le plus souvent fort difficile de savoir s'ils ont fait plus de bien que de mal. Je crois par conséquent, très sincèrement, que c'est rendre le meilleur service aux hommes que de les occuper à de nobles choses et par là, indirecte nient, les ennoblir. Ceci s'applique en première ligne aux maîtres de l'art, mais aussi, après eux, aux savants. Il est exact que ce ne sont pas les résultats de leurs recherches qui ennoblissent et enrichissent moralement les hommes mais bien leur effort vers la compréhension, le travail intellectuel productif et réceptif. Ce serait certainement peu juste aussi, si l'on voulait juger la valeur du Talmud d'après ses résultats intellectuels.AU SUJET DE LA RICHESSE Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Je suis fermement convaincu que toutes les richesses du monde ne sauraient pousser l'humanité plus avant, même si elles se trouvaient dans les mains d'un homme aussi dévoué que possible au développement de l'humanité. Seul, l'exemple de personnalités grandes et pures peut conduire aux nobles conceptions et aux nobles actions. L'argent n'appelle que l'égoïsme et pousse toujours irrésistiblement à en faire mauvais usage. Peut-on se représenter Moïse, Jésus ou Gandhi armés de la bourse de Carnegie ? COMMUNAUTÉ ET PERSONNALITÉ Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Si nous réfléchissons à notre existence et à nosefforts, nous remarquons bien vite que toutes nos actions et nos désirs sont liés à l'existence des autres hommes. Nous remarquons que selon toute notre nature nous sommes semblables aux animaux qui vivent en commun. Nous mangeons des aliments produits par d'autres hommes, nous portons des vêtements fabriqués par d'autres, nous habitons des maisons bâties par autrui. La plus grande part de ce que nous savons et croyons nous a été communiquée par d'autres hommes au moyen d'une langue que d'autres ont créée. Notre faculté de penser serait, sans la langue, bien chétive, comparable à celle des animaux supérieurs, en sorte qu'il nous faut avouer que ce que nous possédons en première ligne avant les animaux, nous le devons à notre manière de vivre en communauté. L'individu, laissé seul depuis sa naissance, resterait, dans ses pensées et ses sentiments, l'homme primitif semblable aux animaux, dans une mesure qu'il nous est difficile de nous représenter. Ce qu'est et ce que représente l'individu, il ne l'est pas tellement en tant que créature individuelle, mais en tant que membre d'une grande société humaine qui conduit son être matériel et moral depuis la naissance jusqu'à la mort. La valeur d'un homme pour sa communauté dépendavant tout de la mesure dans laquelle ses sentiments, ses pensées, ses actes sont appliqués au développement de l'existence des autres hommes. Nous avons l'habitude de désigner un homme comme bon ou mauvais selon sa situation à ce point de vue. Au premier abord, les qualités sociales d'un homme semblent seules devoir déterminer le jugement que nous portons sur lui. Et, cependant, une telle conception ne serait pas exacte. On reconnaît aisément que tous les biens matériels, intellectuels et moraux que nous recevons de la société nous viennent, au cours d'innombrables générations, d'individualités créatrices. C'est un individu qui a trouvé d'un seul coup l'usage du feu, un individu qui a trouvé la culture des plantes nourricières, un individu qui a trouvé la machine à vapeur. Il n'y a que l'individu isolé qui puisse penser et par conséquent, créer de nouvelles valeurs pour la société, même établir de nouvelles règles morales, d'après quoi la société se perfectionne. Sans personnalités créatrices pensant et jugeant indépendamment, le développement de la société dans le sens du progrès est aussi peuimaginable que le développement de la personnalité individuelle sans le corps nourricier de la société. Une société saine est donc liée aussi bien à l'indépendance des individus qu'à leur liaison sociale intime. On a dit avec beaucoup de raison que la civilisation greco-européano-américaine, en particulier la floraison de culture de la Renaissance italienne qui a remplacé la stagnation du moyen âge en Europe, repose surtout sur la libération et l'isolement relatif de l'individu. Considérons maintenant notre époque. Quel est l'état de la société, de la personnalité ? Par rapport aux temps anciens, la population des pays civilisés est extrêmement dense ; l'Europe héberge à peu près trois fois autant d'hommes qu'il y a cent ans. Mais le nombre des tempéraments de chef a diminué hors de proportion. Il n'y a qu'un petit nombre d'hommes qui par leurs facultés créatrices sont connus des masses comme des personnalités. L'organisation a, dans une certaine mesure, remplacé les natures de chef, surtout dans le domaine de la technique, mais aussi, à un degré très sensible, dans le domaine scientifique.La pénurie d'individualités se fait remarquer d'une façon particulièrement sensible dans le domaine artistique. La peinture et la musique ont nettement dégénéré et éveillent beaucoup moins des échos dans le peuple. En politique il manque non seulement des chefs, mais l'indépendance intellectuelle et le sentiment du droit ont profondément baissé dans la bourgeoisie. L'organisation démocratique et parlementaire, qui repose sur cette indépendance, a été ébranlée dans bien des pays ; des dictatures sont nées ; elles sont supportées parce que le sentiment de la dignité et du droit de la personnalité n'est plus suffisamment vivant. Les journaux d'un pays peuvent, en deux semaines, porter la foule, peu capable de discernement, à un tel état d'exaspération et d'excitation que les hommes sont prêts à s'habiller en soldats pour tuer et se faire tuer en vue de permettre à des intéressés quelconques de réaliser leurs buts indignes. Le service militaire obligatoire me paraît être le symptôme 1e plus honteux du manque de dignité personnelle dont notre humanité civilisée souffre aujourd'hui. Corrélativement il ne manque pas d'augures pour prophétiser la chute prochaine de notre civilisation. Je ne compte pas au nombre de ces pessimistes ; je crois au contraire à un avenir meilleur. Je voudrais expliquer brièvement ceferme espoir. A mon avis, la décadence des conditions actuelles résulte du fait que le développement de l'économie et de la technique a gravement exacerbé la lutte pour l'existence, en sorte que le libre développement des individus a subi de dures atteintes. Mais les progrès de la technique exigent de l'individu, pour satisfaire aux besoins de la totalité, de moins en moins de travail. La répartition dirigée du travail deviendra de plus en plus une nécessité impérative et cette répartition conduira à la sécurité matérielle des individus. Mais cette sécurité, avec les loisirs et les forces qui resteront disponibles pour l'individu, peut être favorable au développement de la personnalité. De cette manière la société peut de nouveau s'assainir et nous voulons espérer que les historiens futurs présenteront les manifestations sociales maladives de notre temps comme des maladies infantiles d'une humanité aux puissantes aspirations, provoquées par une allure trop rapide des progrès de la civilisation. L'INTERVIEWERMein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Que l'on soit appelé à rendre compte publiquement de tout ce qu'on a dit, serait-ce même par plaisanterie, ou bien dans un moment d'expansion, de gaieté ou de dépit, cela est peut-être fâcheux, bien que ce ne soit raisonnable et naturel que jusqu'à un certain point. Mais si l'on est obligé de rendre compte publiquement de ce que d'autres ont dit pour vous, sans qu'on puisse s'en défendre, on est dans une situation qui appelle la pitié. " Mais qui est donc dans une telle situation ? " demanderas-tu. C'est ce qui arrive à quiconque possède assez de popularité pour recevoir la visite des interviewers. Tu ris sans me croire, mais j'ai assez d'expérience de l'affaire et je vais te l'expliquer. Représente-toi ceci : un beau matin, un reporter vient te trouver et te demande aimablement de lui dire quelque chose sur ton ami N... Au premier moment tu éprouves quelque irritation devant une pareille prétention ; mais tu t'aperçois bien vite qu'il n'y a aucun moyen de l'esquiver. Car, si tu refuses de donner le renseignement, le reporter écrira : " J'ai demandé à quelqu'un qui passe pour le meilleur ami de N... de me parler de lui ; mais celui-ci s'est prudemment récusé.Au lecteur de tirer lui-même les conclusions inévitables. " Il n y a donc pas moyen d'éluder la réponse et tu donnes le renseignement suivant : M. N... est un caractère gai et franc, aimé de tous ses amis. Il sait prendre le bon côté de chaque situation. Il est extrêmement actif et entreprenant ; toute sa puissance de travail est absorbée par sa profession. Il aime sa famille et met à la disposition de sa femme tout ce qu'il possède... Le reporter écrit : M. N... ne prend rien au sérieux et a le don de savoir se faire aimer du grand public, d'autant plus qu'il est toujours d'un naturel souriant et égrillard. Il est à tel point l'esclave de sa profession qu'il ne lui arrive jamais de réfléchir à des questions qui ne lui sont pas personnelles ou de se livrer à quelque occupation intellectuelle étrangère à sa profession. Il gâte sa femme sans mesure et satisfait, en serviteur aveugle, à tous ses désirs... Un véritable reporter mettrait encore plus de piment ; mais pour toi et ton ami N... c'est probablement suffisant. Le lendemain matin, N... lit les lignes précédentes et celles qui les suivent et, quels quesoient son bon coeur et son enjouement, son courroux envers toi ne connaît pas de bornes. L'offense qui lui est faite t'affecte profondément en raison de ton penchant pour lui. Eh bien que fais-tu, mon cher, dans ce cas ? Si tu l'as trouvé, communique-le moi tout de suite, afin que je puisse rapidement copier ta méthode. FÉLICITATIONS À UN CRITIQUE Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Voir de ses propres yeux, sentir et juger sans se soumettre à la suggestion de la mode du jour, pouvoir exprimer ce qu'on voit et ce qu'on ressent en une phrase concise ou dans un mot artistiquement cuisiné, n'est-ce pas magnifique ? Alors, est-ce vraiment nécessaire de vous féliciter par-dessus le marché ? AUX ÉCOLIERS JAPONAIS Cette allocution, prononcée lors d'un voyaged'Einstein au Japon en 1922, a été publiée dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Si je vous envoie d'ici mon salut, Écoliers Japonais, c'est que j'en ai particulièrement le droit. En effet, j'ai visité ce beau pays du Japon, j'ai vu ses villes, ses maisons, ses montagnes et ses forêts, ainsi que les garçons japonais qui y vivent, et qui y puisent l'amour de leur pays natal. Sur ma table, il y a toujours un gros livre plein de dessins en couleurs qui proviennent des enfants japonais. Et maintenant, quand vous recevrez de si loin mon salut, vous penserez que c'est seulement notre temps qui a fait que les hommes des différentes nations s'occupent les uns des autres dans un esprit amical et bienveillant et se comprennent mutuellement tandis qu'antérieurement les peuples s'ignoraient, et même se craignaient et se haïssaient. Puisse l'entente fraternelle des peuples gagner toujours en profondeur C'est dans ce sens que moi, l'ancien, je vous salue de fort loin, jeunes écoliers japonais, avec l'espoir que votre génération fera un jour rougir la mienne.AU SECOURS DE LA SCIENCE ! Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Les pays de langue allemande sont menacés d'un danger, sur lequel les initiés doivent appeler énergiquement l'attention. La détresse économique due aux événements et aux retours politiques n'atteint pas tout le monde dans la même mesure ; elle est plus particulièrement pénible pour les institutions et les personnes dont l'existence matérielle dépend directement de l'État et, parmi elles, les instituts scientifiques et les savants, sur le travail desquels repose en grande partie non seulement la prospérité économique, mais aussi le degré élevé de civilisation de l'Allemagne et de l'Autriche. Pour se rendre un compte exact de toute la gravité de la situation, il faut réfléchir à ceci. Aux époques de misère, on ne tient compte habituellement que des besoins immédiats ; on ne paie que les productions qui fournissent directement des valeurs matérielles. Or la science, sous peine de s'étioler, ne doit pas viser de buts pratiques ; les connaissances et les méthodes qu'elle crée ne servent, pour la plupart, qu'indirectement à desbuts de cette nature, et souvent, seulement pour les générations à venir ; si on laisse la science sans ressources, on manquera plus tard de ces travailleurs intellectuels qui, grâce à leur manière de voir et à leur jugement indépendant, sont en mesure d'ouvrir de nouvelles voies à l'économie ou de s'adapter à de nouvelles situations. Si la recherche scientifique dépérit, la vie intellectuelle de la nation s'enlise et par suite bien des possibilités de progrès futur s'évanouissent. C'est contre ce danger qu'il faut se couvrir : devant l'affaiblissement de l'État, résultant de l'évolution de la politique extérieure, il appartient aujourd'hui aux particuliers, économiquement plus forts, d'intervenir pour apporter leur aide, afin que la vie scientifique ne se fane pas. Des hommes de jugement, se rendant nettement compte de ces circonstances, ont mis sur pied des institutions qui doivent permettre de soutenir toute la recherche scientifique d'Allemagne et d'Autriche. Contribuez par votre aide à assurer à ces efforts un magnifique succès ! Mon activité dans l'enseignement me donne l'occasion de constater avec étonnement que les préoccupations économiques ne sont pas encore parvenues à étouffer le bon vouloir et l'affection enfaveur des recherches scientifiques. Au contraire ! Il semble que ces secousses pénibles aient encore accru l'amour des biens de l'esprit partout, on travaille avec une ardeur brûlante, dans des conditions difficiles. Prenez bien soin que ce qu'il y a d'étoffe dans le bon vouloir et le talent de la jeunesse d'aujourd'hui ne sombre pas dans une. lourde perte pour l'ensemble. Sur la liberté LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT A propos du cas Gumbel, 1931. E.J. Gumbel, professeur à l'Université de Heidelberg en Allemagne, a courageusement dénoncé les assassinats politiques perpétués par les nazis et les autres membres de l'extrême droite. En représailles, il fut violemment attaqué, en particulier par les étudiants d'extrême droite. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam : Querido Verlag, 1934. Nombreuses sont les chaires d'enseignement, rares sont les maîtres sages et nobles. Les salles deconférences sont vastes et nombreuses, mais les jeunes gens qui ont sincèrement soif de vérité et de justice sont plus rares. La nature délivre à profusion ses produits ordinaires, elle est plus parcimonieuse en produits délicats. Cela, nous le savons tous : pourquoi donc nous plaindre ? N'en a-t-il pas toujours été ainsi et cela ne restera-t-il pas toujours de même ? Sans doute c'est ainsi et on doit prendre ce qui nous vient de la Nature tel que cela est. Mais il a en outre un esprit du siècle, une manière de voir propre à une génération, qui se transmet d'homme à homme et qui donne à une société l'empreinte qui la caractérise. Chacun doit travailler, pour sa petite part, à changer cet esprit du siècle. Comparez l'esprit qui régnait parmi la jeunesse académique allemande il y a un siècle avec celui qui y règne aujourd'hui : il y avait alors une foi en l'amélioration de la société humaine, il y avait la considération devant toute opinion honorable, cette tolérance pour laquelle nos grands classiques ont vécu et lutté. Il y avait un effort vers une plus grande unité politique, qui s'appelait alors l'Allemagne. C'était alors la jeunesse académique, c'étaient les maîtresacadémiques chez lesquels régnaient ces idéals. Aujourd'hui l'effort vers le progrès social, vers la tolérance et la liberté de la pensée, vers une plus grande unité politique qui chez nous s'appelle aujourd'hui l'Europe, existe encore. Mais la jeunesse académique n'est plus le soutien des espoirs et des idéals du peuple et le corps enseignant académique ne l'est pas non plus. Quiconque considère notre temps sans passion, d'un coup d'oeil froid, doit le reconnaître. Nous nous sommes réunis aujourd'hui pour réfléchir sur nous-mêmes. Le motif immédiat de cette réunion est " le cas Gumbel. " Cet homme, soutenu par l'esprit de justice, a écrit au sujet d'un crime politique encore inexpié, avec une ardeur sincère, un grand courage et une objectivité exemplaire ; il a, par ses livres, rendu un grand service à la société ; il nous est donné de voir qu'il est aujourd'hui combattu par la corporation des étudiants et en partie par le corps enseignant de son Université, qui veulent l'expulser. La passion politique ne doit pas aller aussi loin. Je suis convaincu que quiconque lit les livres de M. Gumbel en toute liberté d'esprit doit avoir à leur égardune impression semblable à la mienne. Il nous faut de tels hommes si nous voulons parvenir à une communauté politique saine. Que chacun juge d'après son opinion personnelle en se basant sur ses propres lectures et non pas d'après ce que lui disent les autres. Si l'on agit ainsi, ce " cas Gumbel ", après un début peu glorieux pourra encore avoir de bons résultats. Monsieur et très honoré collègue, Deux des hommes les plus importants et les plus en vue de la science italienne s'adressent à moi, dans le trouble de leur conscience, et me prient de vous écrire afin d'éviter autant que possible une rigueur cruelle qui menace les savants italiens. Il s'agit d'une formule de serment par laquelle on doit jurer fidélité au régime fasciste. Il vous est demandé de bien vouloir donner à M. Mussolini le conseil d'épargner cette humiliation àla fleur de l'intelligence italienne. Pour différentes que puissent être nos convictions politiques, je sais qu'il y a un point fondamental qui m'unit à vous : tous deux, nous voyons et nous aimons, dans les floraisons du développement intellectuel européen, nos biens les plus précieux. Ceux-ci reposent sur la liberté d'opinion et d'enseignement, sur le principe que l'effort vers la vérité doit avoir le pas sur tout autre effort. C'est uniquement sur cette base que notre civilisation a pu prendre naissance en Grèce et célébrer sa réapparition en Italie à l'époque de la Renaissance. Ce plus grand bien a été payé du sang de martyrs, d'hommes grands et purs : c'est grâce à eux que l'Italie contemporaine est encore aimée et honorée. Il est loin de ma pensée de discuter avec vous sur les justifications que la raison d'État peut apporter aux atteintes à la liberté humaine. Mais l'effort vers la vérité scientifique, dégagé des intérêts pratiques de tous les jours, devrait être sacré pour toute autorité publique et il est, pour tous, du plus haut intérêt que les serviteurs loyaux de la vérité soient laissés en paix. Ceci est certes également de l'intérêt de l'État italien et de son prestige dans le monde.Sur la religion Tout ce qui est fait et imaginé par les hommes sert à la satisfaction des besoins qu'ils éprouvent, ainsi qu'à l'apaisement de leurs douleurs. Il faut toujours avoir ceci présent à l'esprit, si l'on veut comprendre les mouvements intellectuels et leur développement. Car les sentiments et aspirations sont les moteurs de tous les efforts et de toute la création de l'humanité, pour sublime que cette création se présente à nous. Quels sont donc les besoins et les sentiments qui ont conduit l'homme à l'idée religieuse et à la foi, dans leur sens le plus étendu ? Si nous réfléchissons à cette question, nous voyons bientôt que l'on trouve au berceau de la pensée et de la vie religieuses les sentiments les plusdivers. Chez l'homme primitif, c'est, avant tout, la crainte qui provoque les idées religieuses, crainte de la faim, des bêtes féroces, de la maladie, de la mort. Comme, à cet échelon inférieur, les idées sur les relations causales sont d'ordinaire des plus réduites, l'esprit humain nous forge des êtres plus ou moins analogues à nous, dont la volonté et l'action régissent les événements redoutés. On pense à disposer favorablement ces êtres, en exécutant des actes et en faisant des offrandes qui, d'après la foi transmise d'âge en âge, doivent les apaiser ou nous les rendre favorables. C'est dans ce sens que j'appelle cette religion la religion terreur ; celle-ci n'est pas créée, mais du moins stabilisée essentiellement par la formation d'une caste sacerdotale spéciale qui se donne comme l'intermédiaire entre ces êtres redoutés et le peuple, et fonde là-dessus sa position dominante. Souvent le souverain ou le chef d'État qui s'appuie sur d'autres facteurs, ou encore une classe privilégiée, unit à sa souveraineté les fonctions sacerdotales pour donner plus de stabilité au régime existant ; ou bien il se crée une communauté d'intérêts entre la caste qui détient le pouvoir politique et la caste sacerdotale.Il v a une deuxième source d'organisation religieuse, ce sont les sentiments sociaux. Père et mère, chef des grandes communautés humaines, sont mortels et faillibles. L'aspiration ardente à l'amour, au soutien, à la direction provoque la formation de l'idée divine sociale et morale. C'est le Dieu-Providence, qui protège, fait agir, récompense et punit. C'est le Dieu qui, selon l'horizon de l'homme, aime et encourage la vie de la tribu, de l'humanité, la vie elle-même, qui est le consolateur dans le malheur, dans les cas d'aspirations non satisfaites, le protecteur des âmes des trépassés. Telle est l'idée de Dieu conçue sous l'aspect moral et social. Dans les Écritures saintes du peuple juif, on peut observer fort bien le développement de la religion-terreur en religion morale, qui se poursuit dans le Nouveau Testament. Les religions de tous les Peuples civilisés, en particulier aussi des peuples de l'Orient, sont principalement des religions morales. Le passage de la religion-terreur à la religion morale constitue un progrès important dans là vie des peuples. On doit se garder du préjugé qui consiste à croire que les religions des races primitives sont uniquement desreligions-terreurs, et celles des peuples civilisés uniquement des religions morales. Toutes sont surtout un mélange des deux, avec, cependant, une prédominance de la religion morale dans les échelons élevés de la vie sociale. Tous ces types de religion ont un point commun, c'est le caractère anthropomorphe de l'idée de Dieu : il ne se trouve, pour s'élever essentiellement au-dessus de cet échelon que des individualités particulièrement riches et des communautés particulièrement nobles. Mais, chez tous, il y a encore un troisième degré de la vie religieuse, quoique fort rare dans sa pure expression : je rappellerai la religiosité cosmique. Elle est fort difficile à saisir nettement par celui qui n'en sent rien, car aucune idée d'un Dieu analogue à l'homme n'y correspond. L'individu ressent la vanité des aspirations et des objectifs humains et, par contre, le caractère sublime et l'ordre admirable qui se manifestent dans la nature, ainsi que dans le monde de la pensée. L'existence individuelle lui donne l'impression d'une prison et il veut vivre en possédant la plénitude de tout ce qui est, dans toute son unité et son sens profond. Dès lespremiers échelons du développement de la religion, par exemple dans maints psaumes de David ainsi que chez quelques prophètes, on trouve déjà des approches vers la religiosité cosmique : mais les éléments de cette religiosité sont plus forts dans le bouddhisme, comme nous l'ont appris en particulier les écrits admirables de Schopenhauer. Les génies religieux de tous les temps ont été marqués de cette religiosité cosmique, qui ne connaît ni dogmes ni dieu qui seraient conçus à l'image de l'homme. Il ne peut donc y avoir aucune église dont l'enseignement fondamental serait basé sur la religiosité cosmique. Il arrive, par suite, que c'est précisément parmi les hérétiques de tous les temps que nous trouvons des hommes qui ont été imbus de cette religiosité supérieure et ont été considérés par leurs contemporains le plus souvent comme des athées, mais souvent aussi comme des saints. Considérés à ce point de vue, se trouvent placés les uns à côté des autres des hommes comme Démocrite, François d'Assise et Spinoza. Comment la religiosité cosmique peut-elle se communiquer d'homme à homme, puisqu'elle neconduit à aucune idée formelle de Dieu ni à aucune théorie ? Il me semble que c'est précisément la fonction capitale de l'art et de la science d'éveiller et de maintenir vivant ce sentiment parmi ceux qui sont susceptibles de le recueillir. Nous parvenons ainsi à une conception de la relation entre la science et la religion, fort différente de la conception habituelle. On est enclin, d'après des considérations historiques, à tenir la science et la religion pour des antagonistes irréconciliables ; cette idée repose sur des raisons fort compréhensibles. L'homme qui est pénétré des lois causales régissant tous les événements ne peut pas du tout admettre l'idée d'un être intervenant dans la marche des événements du monde, à condition qu'il prenne au sérieux l'hypothèse de la causalité. La religion-terreur, pas plus que la religion sociale ou morale, n'a chez lui aucune place. Un Dieu qui récompense et qui punit est pour lui inconcevable, parce que l'homme agit d'après des lois intérieures et extérieures inéluctables et par conséquent ne saurait être responsable à l'égard de Dieu, pas plus qu'un objet inanimé n'est responsable de ses mouvements. On a déjà reproché à la science de miner la morale ; sans aucun doute on a eu tort. La conduiteéthique de l'homme doit se baser effectivement sur la compassion, l'éducation et les liens sociaux, sans avoir besoin d'aucun principe religieux. Les hommes seraient à plaindre, s'ils devaient être tenus par la crainte du châtiment et l'espoir d'une récompense après la mort. On conçoit, par conséquent, que les églises aient de tout temps combattu la science et poursuivi ses adeptes. Mais d'autre part je prétends que la religiosité cosmique est le ressort le plus puissant et le plus noble de la recherche scientifique. Seul, celui qui peut mesurer les efforts et surtout le dévouement gigantesques sans lesquels les créations scientifiques ouvrant de nouvelles voies ne pourraient venir au jour, est en état de se rendre compte de la force du sentiment qui seul peut susciter un tel travail dépourvu de tout lien avec la vie pratique immédiate. Quelle joie profonde à la sagesse de l'édifice du monde et quel désir ardent de saisir, ne serait-ce que quelques faibles rayons de la splendeur révélée dans l'ordre admirable de l'univers, devaient posséder Kepler et Newton, pour qu'ils aient pu, dans un travail solitaire de longues années, débrouiller le mécanisme céleste ! Celui qui ne connaît la recherche scientifique que par ses effets pratiques arrive aisément à avoir uneconception absolument inadéquate de l'état d'esprit de ces hommes qui, entourés de contemporains sceptiques, ont montré la voie à ceux qui, imbus de leurs idées, se sont ensuite répandus dans la suite des siècles, à travers tous les pays du monde. Il n'y a que celui qui a consacré sa vie à des buts analogues qui peut se représenter d'une façon vivante ce qui a animé ces hommes, ce qui leur a donné la force de rester fidèles à leur objectif en dépit d'insuccès sans nombre. C'est la religiosité cosmique qui prodigue de pareilles forces. Ce n'est pas sans raison qu'un auteur contemporain a dit qu'à notre époque vouée en général au matérialisme les savants sérieux sont les seuls hommes qui soient profondément religieux. L'ESPRIT RELIGIEUX DE LA SCIENCE Mein Weltbild, Amsterdam : Querido Verlag, 1934. Vous trouverez difficilement un esprit fouillant profondément la science, qui ne possède pas une religiosité caractéristique. Mais cette religiosité se distingue de celle de l'homme simple pour ce dernier, D'eu est un être dont il espère la sollicitude, dont ilredoute le châtiment, un être avec lequel il entretient dans une certaine mesure des relations impersonnelles, si respectueuses qu'elles soient : c'est un sentiment sublimé de même nature que les rapports de fils à père. Au contraire le savant est pénétré du sentiment de la causalité de tout ce qui arrive. Pour lui l'avenir ne comporte pas moins de détermination et d'obligation que le passé, la morale n'a rien de divin, c'est une question purement humaine. Sa religiosité réside dans l'admiration extasiée de l'harmonie des lois de la nature ; il s'y révèle une raison si supérieure que tout le sens mis par les humains dans leurs pensées n'est vis-à-vis d'elle qu'un reflet absolument nul. Ce sentiment est le leitmotiv de la vie et des efforts du savant, dans la mesure où il peut s'élever au-dessus de l'esclavage de ses désirs égoïstes. Indubitablement, ce sentiment est proche parent de celui qu'ont éprouvé les esprits créateurs religieux de tous les temps. Tant que nous vivions dans le ghetto, le fait pour nous d'appartenir au peuple juif entraînait des difficultés matérielles et maint danger physique, mais ne soulevait pas de problèmes sociaux psychiques. Avec l'émancipation, cette situation de fait s'est trouvéemodifiée, et notamment pour Juifs qui se sont tournés vers les professions intellectuelles. Le jeune homme juif se trouve, à l'école et à l'université, sous l'influence d'une société teintée de nationalisme, admirée et vénérée par lui, de qui il reçoit sa nourriture intellectuelle, à laquelle il se sent appartenir et par laquelle, en même temps, il se voit traité comme un individu d'une espèce étrangère, avec un certain dédain et un peu d'aversion. Poussé plutôt par l'influence suggestive de cette autorité morale que par des considérations utilitaires, il tourne le dos à son peuple et à ses traditions et se considère définitivement comme appartenant aux autres, tout en essayant inutilement de cacher à lui-même et à autrui que cette relation n'est pas réciproque. Telle est la genèse du pauvre juif converti, " Geheimrat " (conseiller intime) d'hier et d'aujourd'hui. La plupart du temps, ce n'est ni le manque de caractère ni le désir ardent d'avancer qui ont fait de lui ce qu'il est, mais, comme je l'ai déjà dit, la puissance de suggestion d'un entourage supérieur en nombre et en influence. Il sait bien que bon nombre des fils, et des meilleurs, du peuple juif ont contribué largement à la floraison de la civilisation européenne ; mais, à quelques exceptions près, n'ont-ils pas tous agià peu près comme lui ? Comme dans bien des maux de l'âme, le salut se trouve ici dans la claire connaissance de la nature du mal et de ses causes. Nous devons avoir nettement conscience du fait que nous sommes d'une espèce différente et en tirer les conséquences. Cela n'a pas de sens d'essayer de vouloir convaincre les autres, par toutes sortes de déductions, de notre parité, car leur manière d'agir n'a pas sa racine dans les lobes du cerveau. Nous devons nous émanciper davantage socialement ; satisfaire nous-mêmes, au fond, nos besoins sociaux. Nous devons avoir nos propres sociétés d'étudiants et observer à l'égard des non-juifs une réserve polie, mais ferme. En agissant ainsi, nous voulons vivre à notre propre manière et non pas copier ces moeurs de buveurs et d'escrimeurs qui sont étrangères à notre nature. On peut posséder la civilisation européenne, être le bon citoyen d'un État et en même temps rester un Juif fidèle, qui aime sa race et vénère ses pères. Souvenons-nous de cela et agissons en conséquence; alors le problème de l'antisémitisme, dans la mesure où il est de nature sociale, sera résolu pour nous.ALLEMANDS ET JUIFS Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Si l'on veut apprécier les productions des Juifs allemands, que l'on réfléchisse qu'il s'agit d'une population qui correspond numériquement aux habitants d'une ville de moyenne importance, qui a triomphé de tous les obstacles grâce à la supériorité d'antiques traditions de civilisation, en dépit des désavantages subis et des préjugés à son égard, en face d'une population allemande cent fois supérieure en nombre. Qu'on pense ce qu'on veuille de ce petit peuple, quiconque a conservé tant soit peu de jugement sain en ces temps de confusion ne pourra lui refuser son estime. C'est précisément en ces temps de persécution des Juifs allemands que l'on doit déclarer que le monde de l'Occident est redevable au peuple juif d'une part de sa religion et, avec elle, de ses idéals moraux les plus précieux, d'autre part, essentiellement de la renaissance du monde intellectuel grec. Il ne faut pas non plus oublier que la souplesse de la langue allemande doit ses finesses à une traduction de la Bible et par conséquent à une traduction de l'hébreu. Lesouvenir de ce que les Juifs allemands ont fait, aussi dans les temps modernes, pour l'humanité, des luttes qu'ils ont soutenues pour elle, peut, dans les temps que nous traversons, leur fournir la plus belle des consolations ; aucune oppression, si brutale qu'elle soit, aucune calomnie si raffinée qu'elle puisse être, ne trompera les clairvoyants sur l'élévation des valeurs morales et intellectuelles que ce peuple possède en abondance. Sur l'éducation L'ÉCOLE SUPÉRIEURE DE DAVOS En 1928, Einstein fut invité par l'Université internationale de Davos, célèbre institution suisse destinée aux tuberculeux. Cette allocution a précédé sa lecture des "Concepts fondamentaux en physique et leur développement ". Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam : Querido Verlag, 1934. Senatores boni viri, senatus autem bestia. (Les sénateurs sont de braves gens, mais le Sénat n'estqu'une bête.) C'est en ces termes qu'un professeur suisse de mes amis écrivait un jour, sur son ton de plaisanterie habituel, à une Faculté Universitaire qui l'avait mécontenté. Les communautés ont, en effet, l'habitude de se laisser moins guider par le sentiment de responsabilité et par des scrupules de conscience que les individus. Que de dures souffrances apportent à l'humanité les guerres et les oppressions de toute nature, qui comblent la Terre de douleurs, de gémissements et d'amertume ! Et, cependant, il n'y a que la coopération impersonnelle de beaucoup d'individus qui puisse réaliser des choses qui aient vraiment du prix. C'est par conséquent la plus grande joie que puisse éprouver un ami de l'humanité que de voir s'ouvrir et se fonder au prix de grands sacrifices une entreprise de communauté, dont l'unique objectif est de favoriser la vie et la civilisation. J'ai éprouvé une de ces pures joies quand j'ai entendu parler des cours de l'École Supérieure de Davos. Il s'agit là d'une oeuvre de sauvetage, faite avec prudence et sage limitation, qui repose sur une nécessité des plus sérieuses, quoique non évidente au premier venu. Plusd'un jeune homme vient dans cette vallée, comptant sur la force salutaire de la montagne ensoleillée et son corps recouvre la santé. Mais, enlevé pendant longtemps au travail normal, ce ressort de la volonté, à la merci des idées noires que lui cause son état physique, il perd aisément la tension morale, le sentiment de sa valeur dans la lutte pour la vie. Il ressemble dans une certaine mesure à une plante de serre chaude et, une fois sa santé rétablie, il a souvent de la peine à retrouver le chemin de la vie normale. Ceci s'applique surtout aux étudiants ; l'interruption de l'entraînement intellectuel dans la période décisive du développement laisse facilement derrière elle un vide qu'il est plus tard bien malaisé de combler. Et cependant un travail intellectuel modéré n'est, en général, nullement nuisible au rétablissement de la santé ; il lui est même, indirectement, utile, de même qu'un travail physique mesuré. C'est en considération de cela que des cours, destinés non seulement à donner une éducation préparatoire professionnelle, mais surtout à provoquer l'activité intellectuelle, ont été créés ; ils doivent offrir du travail, de l'instruction et de l'hygiène dans le domaine intellectuel.Mais n'oublions pas non plus que cette entreprise est faite, dans une mesure notable, pour faire naître entre les hommes de nations différentes des relations qui favoriseront le sentiment de communauté européenne. L'efficacité de la nouvelle institution dans ce sens pourrait être d'autant plus profitable que les circonstances de sa création paraissent de prime abord exclure tout dessein politique. C'est en travaillant en commun à une oeuvre en faveur de la vie que l'on rend le mieux service à l'entente internationale. C'est en me plaçant à tous ces points de vue que je me réjouis de voir que, grâce à l'activité prudente des fondateurs des cours de l'école supérieure de Davos, l'entreprise est déjà sortie des difficultés de la fondation. Puisse-t-elle fournir à beaucoup d'hommes de valeur la féconde nourriture intérieure et permettre à plus d'un d'échapper à la pauvreté de l'existence au sanatorium. MAÎTRES ET ÉLÈVES Une allocution à des enfants. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam : Querido Verlag, 1934.Chers enfants, Je me réjouis de vous voir en ce jour devant moi, joyeuse jeunesse d'un pays ensoleillé et béni ! Pensez bien à ceci : les choses admirables que vous apprenez à connaître dans vos écoles sont l'oeuvre de nombreuses générations, créée dans tous les pays de la terre au prix de grandes peines et d'efforts passionnés. Tout cela est déposé entre vos mains comme un héritage, de manière que vous le recueilliez, que vous le vénériez, que vous le développiez et que vous le transmettiez un jour fidèlement à vos enfants. C'est ainsi que nous, mortels, nous sommes immortels dans cette chose que nous créons en commun, contribuant à des oeuvres impérissables. Si vous pensez toujours à cela, vous trouverez un sens à la vie et à l'effort et vous acquerrez une juste opinion à l'égard des autres peuples et des autres temps. L'ÉDUCATION ET L'ÉDUCATEUR Une lettre à une jeune fille. Parue dans MeinWeltbild, Amsterdam : Querido Verlag, 1934. Chère Mademoiselle, J'ai lu environ seize pages de votre manuscrit et j'en ai souri. Tout cela est judicieux, bien observé, honorable, sincère à certain point de vue, et cependant c'est proprement féminin, c'est-à-dire influencé et vicié par le ressentiment. J'ai été traité de même par mes professeurs, qui ne m'aimaient pas à cause de mon esprit d'indépendance et me laissaient de côté quand ils avaient besoin d'un assistant. (En tout cas j'étais, comme étudiant, un peu plus négligent que vous, je dois l'avouer.) Mais je ne me serais pas donné la peine de noter mes souvenirs d'étudiant et encore moins aurais-je voulu obliger d'autres personnes à les imprimer ou à les lire. En outre on fait toujours mauvaise figure quand on se plaint de gens qui vivent à côté de quelqu'un. Mettez donc votre tempérament dans votre poche et gardez votre manuscrit pour vos fils et vos filles afin qu'ils y puisent de la consolation et qu'ils se moquent de ce que leurs professeurs leur diront ou penseront d'eux.Du reste, je viens à Princeton uniquement pour des travaux de recherche et non pas comme précepteur. En général il y a pléthore d'éducation, surtout dans les écoles américaines. Il n'y a pas d'autre éducation rationnelle que d'être soi-même le modèle, soit-il effrayant. SUR L'ÉDUCATION ET LE DÉVELOPPEMENT Première publication dans Albert Einstein : Philosopher-Scientist, éd. Paul Arthur Schilpp. Première publication dans une édition indépendante par Open Court Publishing Company, 1979. A l'âge de dix-sept ans, j'entrai à l'Institut Polytechnique de Zurich, comme étudiant en mathématiques et physique. En physique, j'arrivai bientôt à repérer ce qui menait au fondamental et délaissai délibérément le reste, toute cette multitude de choses disparates qui encombrent d'habitude notre esprit et le détournent de l'essentiel. Malheureusement, il y avait là aussi un problème : il fallait ingurgitertoute cette matière pour les examens, qu'on le veuille ou non. Cette obligation me fut si insupportable que, pendant l'année qui suivit les examens finaux, la simple idée d'avoir à réfléchir sur un problème scientifique me répugna totalement. C'est en fait un véritable miracle que les méthodes modernes d'enseignement ne soient encore parvenues à étouffer complètement la sainte curiosité pour la recherche. Car celle-ci est une plante extrêmement fragile qui, si elle a besoin d'encouragements, réclame surtout de la liberté, faute de quoi elle dépérit immanquablement. C'est une grave erreur de croire que la joie de l'observation et de la recherche peut croître sous l'effet de la contrainte ou du sens du devoir. SUR LA LITTÉRATURE CLASSIQUE Écrit pour Jungkaufmann, une publication mensuelle de "Schweizerischer Kaufmaennischer Verein, Jugendbund, 29 février 1952. Une personne qui ne lit que les journaux et dans lemeilleur des cas, des livres d'auteurs contemporains, est pour moi comme une personne qui serait atteinte d'une grande myopie et qui négligerait de mettre des lunettes. Elle est totalement dépendante des préjudices et des modes de son temps, puisqu'elle ne voit ou n'entend pas autre chose. Et pour le mieux, la pensée d'une personne qui n'aurait pas été stimulée par les pensées et les expériences des autres personnes est plutôt dérisoire et monotone. Au cours d'un siècle, il y a très peu de personnes éclairées ayant un esprit et un style lucides et de bon goût. Ce qui a été préservé de leur travail fait partie des éléments les plus précieux de l'Humanité. Grâce à des écrivains de l'Antiquité, nous savons que les personnes qui vivaient au Moyen-Age ont pu doucement s'arracher de leurs superstitions et de leur ignorance qui ont assombri leur existence durant plus de 500 ans. Rien ne nous est tant nécessaire pour surmonter le snobisme des modernistes. Sur les amisJOSEPH POPPER-LYNKAEUS 1828-1921. Autrichien. Ingénieur de profession. Écrivain célèbre pour ses critiques acerbes de l'État et de la société, et pour son courageux programme pour éradiquer les maux de la société. Certains de ses livres furent interdits dans l'empire d'Autriche. Cette déclaration fut publiée dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag,1934. Popper-Lynkaeus a été plus qu'un ingénieur perspicace et un écrivain plein d'esprit. Il appartenait au petit nombre de personnalités marquantes dans lesquelles s'est incorporée la conscience d'une génération. Il nous a fortement inculqué que la société est responsable du sort de chaque individu et nous a montré le chemin suivant lequel le devoir qui en résulte pour elle doit se transformer en action. Pour lui, la société, ou l'État, n'était nullement un fétiche : il ne basait son droit d'exiger le sacrifice de l'individu que sur son devoir qui l'oblige à fournir à l'individu, à la personnalité individuelle les moyens d'assurer son développement harmonique.SALUTATIONS À G. BERNARD SHAW À l'occasion d'une visite d'Einstein en Angleterre en 1930. Ce message fut publié dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag,1934. On trouve rarement des hommes assez indépendants pour s'apercevoir des faiblesses et des sottises de leurs contemporains sans en être infectés eux-mêmes. Mais ces hommes isolés perdent pour la plupart le courage d'agir en vue une amélioration, quand ils se sont rendu compte de l'obstination humaine. Ce n'est qu'à quelques rares esprits qu'il est donné de pouvoir fasciner toute une génération par des charmes et un humour délicats et de leur présenter le miroir par le moyen impersonnel de l'art. Je salue aujourd'hui avec ma très cordiale sympathie le plus grand maître en cet art, qui nous a tous charmés et instruits. EN L'HONNEUR DU SOIXANTE DIXIÈME ANNIVERSAIRE DE ARNOLD BERLINERParu dans Die Naturwissenschaften (Les Sciences Naturelles), Vol. 20, p. 913, 1932. Berliner, un physicien allemand, fut l'éditeur de cette revue mensuelle de 1913 à 1935, lorsqu'il en fut empêché par le régime nazi car il était juif. Sept ans plus tard, à l'âge de quatre-vingt ans, sur le point d'être déporté, Berliner se suicida. Je voudrais expliquer ici, à mon ami Berliner et aux lecteurs de cette revue, pourquoi j'apprécie lui et son oeuvre à un si haut degré. C'est à cette place que je dois le faire, sinon je n'en aurais plus l'occasion. Car notre éducation, portée vers tout ce qui est objectif, a rendu tabou tout ce qui est personnel et ce n'est que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles comme celle-ci que l'humble mortel peut se permettre de pécher à cet égard. Après cette digression pardonnable, revenons aux questions objectives. Le domaine des faits scientifiques s'est considérablement étendu et la connaissance théorique, dans toutes les sphères des sciences, s'est approfondie au-delà de tout ce qu'on pouvait prévoir. Mais la capacité de compréhension humaine est et demeure liée à des limites étroites. Il n'a donc pasmanqué d'arriver que l'activité du chercheur individuel a dû se réduire à un secteur de plus en plus limité de l'ensemble de la science. Mais il y a encore pire : il résulte de cette spécialisation que la simple intelligence générale de cet ensemble, sans laquelle le véritable esprit de recherches doit nécessairement s'attiédir, parvient de plus en plus difficilement à se maintenir à hauteur du progrès scientifique. Il se crée une situation analogue à celle qui dans la Bible est représentée symboliquement par l'histoire de la Tour de Babel. Quiconque fait des recherches sérieuses ressent douloureusement cette limitation involontaire à un cercle de plus en plus étroit de l'entendement, qui menace de priver le savant des grandes perspectives et de le rabaisser au rang de manoeuvre. Nous avons tous souffert de cette misère, mais rien entrepris pour l'alléger. Cependant Berliner a créé une aide, pour les pays de langue allemande, d'une manière exemplaire. Il a reconnu que les revues populaires existantes étaient, en effet, fort bien parvenues à fournir aux profanes de l'instruction, stimulant leur intérêt ; mais il a vu aussi qu'un organe dirigé systématiquement avec un soin particulier était une nécessité pour l'orientation scientifique des savantsfaisant des recherches et voulant se mettre au courant du développement des problèmes, des méthodes et des résultats scientifiques, de manière à pouvoir se former par eux-mêmes un jugement. Il a poursuivi cet objectif pendant de longues années avec beaucoup de compréhension et une ténacité non moins grande et nous a ainsi rendu à tous, ainsi qu'à la science, un service dont nous ne saurions lui être trop reconnaissants. Il se trouvait obligé d'obtenir la collaboration des auteurs scientifiques dont les travaux avaient été couronnés de succès et de les amener à présenter leurs sujets sous une forme qui fût la plus accessible possible à l'homme non spécialisé en la matière. Il m'a souvent raconté les luttes qu'il avait dû soutenir pour parvenir à son but ; il m'a une fois caractérisé les difficultés rencontrées par cette boutade : Qu'est-ce qu'un auteur scientifique ? Réponse : Le croisement entre un mimosa et un porc-épic. Le projet de Berliner ne pouvait aboutir que parce que son auteur avait le désir particulièrement ardent d'obtenir des vues générales claires sur un domaine de recherches aussi vaste que possible. C'est ce même désir qui l'a poussé aussi à rédiger, au prix d'un travail acharné de longues années, un manuel de physique ; et un étudiant en médecine m'adit récemment, au sujet de cet ouvrage : " Je ne sais pas comment j'aurais pu, sans ce livre, parvenir à voir clair, dans les délais dont je disposais, dans les principes de la physique nouvelle. " La lutte soutenue par Berliner pour obtenir des vues générales claires a contribué d'une façon peu commune à faire entrer dans maints cerveaux, sous une forme vivante, les problèmes, les méthodes et les résultats de la science. La vie scientifique de notre temps ne saurait faire abstraction de sa revue. Rendre et maintenir vivantes les connaissances est aussi important que résoudre des problèmes isolés. Nous savons tous ce dont nous sommes redevables à Arnold Berliner ! Avec la spécialisation à outrance du travail de recherches scientifiques que le XIXe siècle a apporté avec lui, il est devenu fort rare de voir des hommes qui se sont acquis une place de premier rang dans une science, trouver encore la force de rendre à la société des services précieux dans le domaine de l'organisation et de la politique internationales. Pour cela il faut non seulement de la puissance de travail, de l'intelligence, du prestige acquis par les travaux exécutés, mais aussi une qualité devenue fort rare de notre temps, le dévouement à des buts communs à tous, l'indépendanceà l'égard des préjugés nationaux. Je n'ai connu personne qui ait réuni en lui toutes ces qualités d'une manière aussi parfaite que H. A. Lorentz. Mais voici le côté admirable de l'activité de cette personnalité. Les personnalités indépendantes et individualistes, comme on en trouve surtout chez les savants, ne se courbent pas volontiers devant une volonté étrangère et ne se laissent le plus souvent conduire qu'à contrecoeur. Mais quand Lorentz occupe le siège du président, il se forme toujours de bon coeur une atmosphère de collaboration, si différents que puissent être les points de vue et façons de penser des personnes assemblées. Le secret de ce succès ne réside pas uniquement dans la faculté de comprendre rapidement les hommes et les choses, dans une facilité admirable d'élocution, mais surtout en ceci : on sent que Lorentz se donne entièrement au service de la chose et, dans le travail, est pénétré de la nécessité de ce dernier. Rien ne désarme autant les récalcitrants. Avant la guerre, l'activité de Lorentz au service des relations internationales s'est bornée à présider les congrès de physique. Il faut citer en particulier les congrès Solvay, dont les deux premiers se sont tenus à Bruxelles en 1909 et 1912. Ensuite vint la guerre européenne : c'était le coup le plus terrible qu'on pûtimaginer, pour tous ceux qui avaient à coeur le progrès des relations humaines en général. Déjà pendant la guerre, et encore davantage après, Lorentz s'est mis au service de l'oeuvre de réconciliation internationale. Ses efforts portaient surtout sur le rétablissement d'une collaboration amicale et féconde des savants et des sociétés scientifiques. Celui qui n'a pas participé à cette entreprise ne peut pas s'en représenter les difficultés. Les rancunes amassées pendant la guerre, agissent encore et beaucoup d'hommes influents persistent dans l'attitude irréconciliable à laquelle ils se sont laissés acculer sous la pression des circonstances. L'effort de Lorentz ressemble donc à celui d'un médecin qui doit soigner un patient récalcitrant, se refusant à prendre les remèdes préparés avec soin pour son rétablissement. Mais Lorentz ne se laisse pas rebuter, lorsqu'il a reconnu que tel chemin est le meilleur. Immédiatement après la guerre, il participa à la direction des " Conseils de Recherche ", qui avaient été fondés par les savants des nations victorieuses à l'exclusion des savants et sociétés scientifiques des Puissances Centrales. Par cette démarche, qui lui fut reprochée par ces derniers, il poursuivait le dessein d'influer sur cette institution de manière qu'elle pût devenir, ens'élargissant, un organisme effectivement international. Après des efforts répétés, il réussit, avec d'autres esprits de bonne volonté, à faire supprimer des statuts du Conseil le paragraphe d'exclusion incriminé. Néanmoins le but poursuivi, c'est-à-dire le rétablissement d'une collaboration normale et féconde des sociétés savantes, n'a pas encore été atteint en effet, les savants des Puissances Centrales, dépités par une exclusion, de presque dix années, de presque tous les organismes scientifiques internationaux, se sont habitués à se tenir à l'écart. On peut cependant espérer fermement que grâce aux efforts poursuivis par Lorentz avec tant de tact et dans l'unique intérêt de la bonne cause, la glace finira bientôt par fondre. H. A. Lorentz a employé son activité au service des objectifs intellectuels internationaux encore d'une autre manière : il a accepté d'être élu à la Commission de collaboration intellectuelle internationale de la Société des Nations qui, il y a environ cinq ans, a été créée sous la présidence de Bergson. Depuis un an, Lorentz préside cette Commission avec l'appui actif de l'Institut de Paris qui fonctionne sous sa direction, elle doit exercer une action de médiation dans le domaine du travail intellectuel et artistique des divers milieuxcivilisés. Là aussi, l'influence bienfaisante de sa personnalité courageuse, bienveillante et simple, conduira dans la bonne voie : il applique constamment, sans l'exprimer, le précepte " Ne pas dominer, mais servir. " Puisse son exemple contribuer à faire régner cet état d'esprit ! ALLOCUTION PRONONCÉE SUR LA TOMBE DE H. A. LORENTZ Lorentz, né en 1853, est mort en 1928. Cette allocution fut publiée dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Me voici auprès de la tombe du plus grand et du plus noble de nos contemporains, comme représentant des savants des pays de langue allemande et spécialement de l'Académie des Sciences de Prusse, mais avant tout, comme élève et admirateur affectionné. Son esprit lumineux a montré le chemin qui a conduit de la théorie de Maxwell aux créations de la physique contemporaine, à laquelle il a apporté des matériaux etdes méthodes importants. Il a organisé sa vie, jusque dans les moindres détails, comme une oeuvre d'art précieuse. Sa bonté et sa grandeur d'âme sans aucune défaillance, son sentiment profond de la justice, joints à un coup d'oei1 sûr et intuitif sur les hommes et les choses, ont fait de lui un chef partout où il a exercé son activité. Tous le suivaient avec joie, car ils sentaient qu'il ne voulait jamais dominer mais toujours servir. Son oeuvre et son exemple continueront à éclairer les générations et à contribuer à leur salut. Que peuvent faire les hommes de bonne volonté, ceux qui ne se laissent pas aller aux tentations passionnées du moment pour reconquérir ce qui a été perdu ? Les congrès vraiment internationaux de grandeenvergure ne peuvent pas encore, en raison de l'excitation présente, comprendre la majorité des travailleurs intellectuels, et les résistances d'ordre psychologique qui s'opposent au rétablissement des associations scientifiques internationales sont encore trop puissantes pour pouvoir être renversées par la minorité qui est imbue de points de vue et de sentiments au-dessus de ces contingences. Ceux qui font partie de cette minorité peuvent contribuer au rétablissement des communautés internationales en entretenant des relations étroites avec les savants des autres pays qui pensent comme eux et en intervenant avec persistance, dans leur propre, cercle d'action, en faveur des intérêts internationaux. Le succès en grand se fait attendre, mais il viendra sûrement. Je ne veux pas laisser échapper cette occasion sans faire ressortir, avec grande satisfaction, le fait qu'en particulier un grand nombre de collègues anglais ont manifesté activement, pendant toutes ces années pénibles, des aspirations vers le maintien de la communauté intellectuelle. Partout, les déclarations officielles sont pires que les opinions de l'individu. Les bien pensants ne doivent pas perdre cela de vue ni se laisser irriter et induire en erreur : " senatores bon viri, senatus autem bestia. "Si je suis plein d'espoir et de confiance au sujet de l'organisation internationale générale, cet espoir repose moins sur le jugement et la noblesse de sentiment que sur la pression impérieuse du développement économique. Comme celui-ci repose largement sur le travail intellectuel, même sur celui des savants aux idées réactionnaires, ces derniers, même malgré eux, contribueront à créer l'organisation internationale. UNE DÉMISSION Lettre écrite en 1923 au sujet de la démission d'Einstein de la Commission de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations, pour protester contre l'insuffisance de celle-ci. Albert Dufour-Feronce était le premier sous-secrétaire allemand de la Société des Nations. En 1924 Einstein, afin de contrer l'exploitation de sa décision par les chauvinistes allemands dans leur propagande contre la coopération internationale, rejoint la Commission de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934.Cher Monsieur Dufour-Feronce, Je ne puis laisser sans réponse votre lettre aimable, sinon vous pourriez avoir une opinion inexacte de ma manière de voir. Ma décision de ne plus aller à Genève repose sur l'expérience suivante que j'ai faite : c'est que, en moyenne, la commission n'est pas animée de la volonté sérieuse de réaliser des progrès essentiels dans sa mission de rétablir les relations internationales. Je vois, plutôt qu'elle incarne le principe " ut aliquid fieri videatur ". A ce point de vue, la Commission me paraît même être pire que la Société des Nations dans son ensemble. Je crois devoir quitter la Commission précisément parce que je voudrais agir selon toutes mes forces en faveur de la création d'une Cour Internationale d'arbitrage et de réglementation, placée au-dessus des États, et parce que ce but me tient profondément au coeur. Du fait que la Commission a créé dans chaque Étatparticulier une seule " Commission nationale " qui doit constituer l'unique liaison entre les intellectuels de l'État correspondant et la Commission, elle s'est consacrée à l'oppression des minorités qui, dans ces États, ont leur propre civilisation. Elle a, par là, de propos délibéré, renoncé à la fonction de soutien moral de ces minorités contre l'oppression de culture. En outre, à l'égard du problème de la lutte contre les tendances chauvinistes et militaristes de l'enseignement dans les pays individuels, la Commission a pris une position tellement tiède que l'on ne saurait attendre d'elle des efforts sérieux dans ce domaine important et fondamental. La Commission a constamment négligé d'être le soutien moral de ces associations et de ces personnalités qui se sont donné, d'une manière radicale, la mission d'agir en faveur d'un système de droit international et contre le régime militariste. La Commission n'a jamais essayé de s'opposer à l'incorporation de membres dont elle n'ignorait pas les tendances, sachant fort bien que celles-ci étaient entièrement opposées à celles que son devoir était dereprésenter. Je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de mes arguments, car ces quelques explications vous ont déjà permis de comprendre ma décision. Certes, je ne me pose pas en accusateur, mais j'ai simplement à établir les raisons de mon attitude. Si je nourrissais encore quelque espoir, j'agirais tout autrement, vous pouvez en être sûr. Jusqu'à présent cette commission se réunissait deux fois par an. Afin de rendre son travail plus efficace, le gouvernement français a résolu de créer et d'entretenir un Institut de collaboration intellectuelle permanent, qui vient de s'ouvrir ces jours-ci. Il y a là un acte généreux de l'État français, qui mérite lareconnaissance de tous. Il est aisé et profitable de féliciter et de louer, et de garder le silence sur ce qu'on déplore ou qu'on n'approuve pas. Mais comme nos missions ne peuvent se développer que par la sincérité, je ne craindrai pas de joindre une critique à cette congratulation pour la naissance de cet organisme. J'ai chaque jour l'occasion de noter que la plus grande difficulté à laquelle se heurte le travail de notre commission, c'est le manque de confiance dans son objectivité politique. On devrait tout faire pour consolider cette confiance et s'abstenir de tout ce qui pourrait la troubler. Si le gouvernement français crée et maintient, comme organe permanent de la commission, au moyen des ressources de l'État, un Institut à Paris avec un citoyen français comme directeur, cela donne à ceux qui voient cela de loin l'idée que l'influence française dominera dans la commission. Cette impression est encore renforcée par le fait que jusqu'à présent le président de la commission est lui-même un Français. Bien que les hommes dont il s'agit soient hautement estimés partout et par tous et jouissent de la plus grande sympathie, l'impression n'enpersiste pas moins. " Dixi et salvavi animam mean. " J'espère de tout coeur que le nouvel Institut réussira, en réciprocité d'action constante avec la Commission, à faire progresser les objectifs communs et à mériter la confiance et l'approbation des travailleurs intellectuels de tous les pays. S'il y a quelque chose qui puisse donner à un profane en questions économiques le courage d'exprimer une opinion sur la nature des difficultés économiques angoissantes du temps présent, c'est la confusiondésespérante des avis des gens compétents. Ce que j'ai à dire n'est pas nouveau et n'a pas la prétention d'être autre chose que l'expression de la conviction d'un homme honnête et indépendant qui, libéré de tout préjugé de classe et de nationalisme, ne désire pas autre chose que le bien de l'humanité et un aménagement aussi harmonieux que possible de l'existence humaine. Si dans ce qui suit j'écris comme si les choses les plus diverses étaient absolument claires pour moi et comme si j'étais sûr de la vérité de mes réflexions, ce n'est qu'un moyen de m'exprimer le plus commodément, et non pas l'expression d'une confiance en moi-même mal fondée, ou bien de la confiance en l'infaillibilité de ma simple conception de circonstances qui véritablement sont extraordinairement compliquées. Selon ma conviction, le caractère de cette crise ressemble d'autant moins à celui des crises antérieures qu'elle repose sur des circonstances de nature toute nouvelle, qui sont la conséquence du progrès rapide des méthodes de production forcée : pour produire la totalité des produits de consommation nécessaires à l'existence, ce n'est plus qu'une fraction de la main-d'oeuvre disponible qui est indispensable. Ce fait entraîne nécessairement, dans une économieentièrement libre, du chômage. Pour des raisons que je n'ai pas à analyser ici, la majorité des hommes est obligée, sous le régime de liberté économique, de travailler pour un salaire journalier correspondant au minimum d'existence. De deux fabricants de la même catégorie de marchandises, celui qui, à conditions égales par ailleurs, est en mesure de produire cette marchandise à meilleur marché est par conséquent celui qui occupe le moins de main-d'oeuvre, c'est-à-dire qui fait travailler l'ouvrier individuel aussi longtemps et aussi intensivement que la constitution naturelle de l'homme le permet. Mais il en résulte nécessairement, dans l'état actuel des méthodes de travail, qu'une fraction seulement de la main-d'oeuvre peut trouver à s'employer, et pendant que cette fraction se trouve déraisonnablement surmenée, le reste se trouve automatiquement écarté du processus de la production. L'écoulement des marchandises et les profits diminuent ; les entreprises échouent financièrement. Il s'ensuit une nouvelle aggravation du chômage, une décroissance de la confiance dans les entreprises et par conséquent aussi du concours apporté par le public aux banques servant d'intermédiaires, finalement, une cessation de paiementdes banques provoquée par le soudain retrait des dépôts et une stagnation complète de l'économie. On a essayé d'attribuer encore d'autres causes à la crise ; nous allons nous en occuper. La surproduction. Ici, il faut distinguer entre deux choses, savoir : la surproduction proprement dite et la surproduction apparente. Par surproduction proprement dite, j'entends une production qui est si élevée qu'elle dépasse les besoins : ceci a peut-être lieu actuellement pour les automobiles et le blé aux États-Unis, bien que même ce soit douteux. La plupart du temps, on entend par surproduction l'état dans lequel la production d'une catégorie de marchandises est supérieure à ce qui peut en être vendu dans les circonstances régnantes, bien que les produits fassent défaut chez les consommateurs : c'est ce que j'appelle la surproduction apparente. Dans ce cas, ce n est pas le besoin qui fait défaut, c'est le pouvoir d'achat des consommateurs. Mais cette surproduction apparente n'est qu'une autre expression de la crise et ne peut pas par conséquent servir à l'expliquer lorsque l'on veut rendre la surproduction responsable de la crise actuelle, on fait donc une pétition de principes.Les réparations. L'obligation de fournir des paiements de réparation accable les débiteurs ainsi que leur économie, force ces pays à faire du " dumping " dans l'exportation, et porte aussi par conséquent du tort aux pays créanciers. Ceci n'est pas contestable. Mais l'apparition de la crise dans un pays protégé par de hautes barrières douanières comme les États-Unis montre que la cause principale de la crise ne peut pas être là. Et même la raréfaction de l'or dans les pays débiteurs, due aux réparations, peut tout au plus servir d'argument pour faire supprimer ces paiements, mais non pas d'explication de la crise mondiale. L'établissement de nombreuses barrières douanières nouvelles. L'accroissement des charges improductives dues à la fabrication d'armements. L'insécurité politique due au danger de guerre latent. Tout cela fait empirer sérieusement la situation de l'Europe, sans toucher essentiellement l'Amérique ; l'apparition de la crise en Amérique, prouve donc que ce ne sont pas les causes les plus importantes de la crise. Faillite de puissances comme la Chine et la Russie. Ce préjudice causé à l'économie mondiale ne peut passe faire sentir beaucoup en Amérique, et ne peut pas non plus, par conséquent, être la cause principale de la crise. Ascension économique des classes inférieures depuis la guerre. Au cas où ce facteur existerait réellement, il ne pourrait que produire un resserrement des marchandises et non pas une pléthore d'offres. Je ne veux pas lasser le lecteur par l'énumération d'autres arguments qui, j'en suis convaincu, ne constituent pas l'essence de la chose. Pour moi, voici la vraie raison : la cause principale de la misère actuelle, c'est ce même progrès technique, qui serait lui-même appelé à supprimer une grande partie du travail des hommes nécessaire à leur entretien. Il y a par suite des critiques qui veulent, le plus sérieusement du monde, interdire tout progrès technique ultérieur ! C'est un non-sens évident. Mais alors, comment peut-on sortir de notre dilemme. par une voie plus raisonnable ? Si, par un moyen quelconque, on réussissait à empêcher que la puissance d'achat de la masse descende en dessous d'un niveau déterminé minimum (évalué en valeur de marchandises), des engorgements de lacirculation économique de la nature de ceux que nous voyons se produire actuellement deviendraient impossibles. La méthode logiquement la plus simple, mais aussi la plus risquée, pour réaliser cet état de choses, c'est l'économie complètement dirigée, la production et la répartition des réduits de consommation importante exécutées par les soins de la communauté. C'est, en somme, ce qui est tenté aujourd'hui en Russie, et il est très important de savoir ce que donnera cet essai violent. Ce serait pure présomption que de vouloir prophétiser. Mais, dans un tel système, est-il possible d'obtenir une production aussi économique que dans un système qui laisse plus de liberté à l'initiative des individus ? En outre, un système de cette nature peut-il se maintenir sans la terreur exercée jusqu'à présent, à laquelle aucun de nos hommes à tendances " occidentales " ne consentirait à se voir exposé ? Un système économique aussi rigide et centralisé n'a-t-il pas tendance à arrêter des nouveautés avantageuses et à conduire à l'économie protégée ? Mais il faut bien se garder de laisser ces objections devenir des idées préconçues, sous peine de barrer la route à tout jugement objectif.Personnellement, je crois qu'en général il faut donner la préférence aux méthodes qui respectent les traditions et les habitudes au point qu'il n'y ait pas d'obstacle entre elles et le but que l'on poursuit. Je crois aussi que le passage rapide de la direction de la production entre les mains de la communauté n'est pas avantageux pour la production ; il faut laisser à l'initiative privée son champ d'action, dans la mesure où, sous forme de cartel, elle n'a pas été mise à l'écart par l'économie elle-même. Mais, en tout cas, dans deux domaines, des limitations à la liberté d'économie sont nécessaires. Il faut, par des dispositions légales, réduire, dans les branches individuelles de production, la durée de la semaine ouvrable, de telle manière que le chômage soit systématiquement écarté ; avec cela, il faut prendre soin d'établir des salaires minima, de telle sorte que la puissance d'achat des salariés corresponde à la production. En outre, dans les branches qui par l'organisation des producteurs ont obtenu le caractère du monopole, l'établissement des prix devrait être contrôlé par l'Étatafin de maintenir les constitutions de capitaux dans des limites raisonnables et d'empêcher un étranglement artificiel de la production et de la consommation de se produire. De cette manière, il serait peut-être possible de ramener l'équilibre entre la production et la consommation sans limiter trop fortement l'initiative privée et, en même temps, de supprimer la domination intolérable du possesseur des moyens de production (terrain, machines) sur les salariés (pris dans l'acception la plus large du terme). PRODUCTION ET POUVOIR D'ACHAT Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Je ne crois pas que Ie moyen d'écarter les difficultés actuelles réside dans la connaissance de la capacité de production et de consommation, parce que cette connaissance viendrait en général trop tard ; de plus le mal, en Allemagne, ne me parait pas résider dans une hypertrophie des moyens de production, mais dans le pouvoir d'achat déficitaire d'une grande partie de lapopulation, que la rationalisation a écarté du processus de production. L'étalon-or a, à mon avis, le pénible inconvénient suivant : le resserrement des existants de ce métal entraîne automatiquement un resserrement du volume des crédits ainsi que des moyens de paiement en circulation, auquel resserrement les prix et salaires ne peuvent pas s'ajuster assez rapidement. A mon avis, les moyens naturels pour éviter ces inconvénients sont les suivants : 1. Réduction, prescrite par la loi et graduée selon les professions, des heures de travail, de manière à supprimer le chômage, en liaison avec la fixation d'un salaire minimum, en vue de régulariser le pouvoir d'achat des masses conformément à la production de marchandises dont on dispose ; 2. Régularisation de la quantité d'espèces monnayées et du volume des crédits en circulation, en maintenant constant le prix moyen des marchandises, avec la suppression de toute couverture spéciale ; 3. Limitation, prescrite par la loi, des prix desmarchandises que le monopole ou la formation de cartels soustrait pratiquement à la libre concurrence. J'aperçois le vice fondamental dans la liberté presque illimitée laissée au marché du travail en liaison avec les progrès extraordinaires des méthodes de travail. Pour produire ce qui est nécessaire aux besoins actuels, on ne fait pas usage, et de beaucoup, de toute la main-d'oeuvre disponible. Il en résulte du chômage ainsi qu'une concurrence malsaine entre les employeurs, sans compter, provenant de ces deux causes, la diminution de la puissance d'achat et par suite un étranglement intolérable de toute la circulation économique. Je sais fort bien que les économistes partisans de la liberté prétendent que toute réduction en main-d'oeuvre se trouve compensée par l'accroissement des besoins. Mais d'abord je ne crois pas que ce soit exact ; et même si cela était, les facteurs en question conduiraienttoujours à ce fait qu'une grande partie des humains se trouverait comprimée dans son train de vie d'une manière tout à fait anormale. Avec vous, je suis persuadé qu'il faut absolument prendre soin que les jeunes gens puissent et doivent participer à la marche de la production. Je crois aussi que l'on doit exclure les vieillards de certains travaux (c'est ce que j'appelle le travail non qualifié), en leur attribuant, en compensation, une rente, puisque pendant assez longtemps ils ont fourni un travail productif reconnu par la société. Je suis aussi pour la suppression des grandes villes, mais non pas pour la constitution de colonies, dans des centres particuliers, d'hommes d'une catégorie spéciale, par exemple, des vieillards. Je dois dire que cette pensée me paraît abominable. Je suis également d'avis qu'il faut éviter les variations de la valeur de l'argent, et cela en remplaçant le standard or par un standard de quantités déterminées de marchandises que l'on mélangera d'après les besoins de l'usage pratique, comme l'a déjà proposé, si je ne me trompe pas, Keynes. En adoptant cette manière de faire,on pourrait autoriser une certaine inflation à l'égard de la valeur de l'argent actuelle, si l'on croit que l'État fera véritablement un usage intelligent d'un tel cadeau. A mon point de vue, la faiblesse de votre plan réside dans le côté psychologique, en ce sens que vous le négligez. Ce n'est pas, par hasard que le capitalisme a fait progresser non seulement la production, mais aussi la connaissance. L'égoïsme et la concurrence sont (malheureusement) des forces supérieures au sentiment de l'intérêt général et du devoir. Il paraît qu'en Russie on ne peut même pas recevoir un morceau de pain convenable. Peut-être suis-je trop pessimiste en ce qui concerne les entreprises de l'État et des autres communautés, mais je n'en attends pas grand-chose de bon. La bureaucratie est la mort de toute action. J'ai vu et vécu trop de choses hideuses, même en Suisse qui est pourtant, relativement, un modèle. Je penche vers l'opinion que l'État ne peut rendre véritablement des services que comme facteur régulateur et limitatif dans la marche du travail. Il doit prendre soin que la concurrence des puissances de travail se meuve dans de saines limites, qu'il soit assuré à tous les enfants une solide éducation et que le salairesoit assez élevé pour que les produits soient consommés, mais la fonction régulatrice de l'État peut être décisive si (et, sur ce point, vous avez raison) ses mesures sont préparées par des hommes compétents et indépendants suivant des points de vue objectifs. ALLOCUTION POUR LA RÉUNION DU DÉSARMEMENT DES ÉTUDIANTS Allocution prononcée en 1930 devant un groupe d'étudiants allemands pacifistes. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Les dernières générations, en nous transmettant une science et une technique extrêmement développées, nous ont fait un cadeau de grand prix, qui nous apporte des possibilités de libération et d'embellissement de l'existence, comme il n'en a jamais été offert de pareilles aux générations antérieures. Mais en même temps ce cadeau comporte, pour notre existence, des dangers plus menaçants que jamais. Plus que jamais, le sort de l'humanité civilisée dépend des forces morales qu'elle est en état de mettresur pied. C'est pourquoi la mission qui incombe à notre temps n'est nullement plus facile que les missions qu'ont accomplies les dernières générations. Sans doute, les besoins des hommes en aliments et denrées de consommation peuvent aujourd'hui être satisfaits au prix d'une quantité moindre d'heures de travail. Mais il en est résulté que le problème de la répartition du travail et des produits fabriqués est devenu bien plus difficile. Nous avons tous l'impression que le libre jeu des forces économiques, l'effort, les visées désordonnées et sans frein des individus vers la puissance et la fortune, ne conduisent plus automatiquement à une solution admissible de ce problème. Pour éviter la disparition menaçante de forces productives précieuses ainsi que l'appauvrissement et l'abrutissement d'une grande partie des populations, il est nécessaire de posséder une organisation méthodique de la production, de l'emploi de la main-d'oeuvre et de la répartition des produits. Mais si le " sacro egoïsmo " illimité conduit à des conséquences funestes dans la vie économique, c'est un guide encore pire dans les relations réciproques des nations. Si les hommes ne trouvent pas bientôt lemoyen d'empêcher les guerres, le développement de la technique militaire est tel, que la vie des hommes se manifestera comme intolérable. Mais si l'importance du but à atteindre est capitale, les efforts appliqués jusqu'à ce jour à sa réalisation n'en sont pas moins insuffisants. On cherche à diminuer le danger par le moyen de la limitation des armements et de l'adoption de règles limitatives pour la conduite de la guerre. Mais la guerre n'est pas un jeu de société, dans lequel les partenaires s'en tiennent gentiment à des règles. Quand il s'agit d'être ou de ne pas être, les règles et les engagements deviennent sans valeur ! Seule, la suppression de la guerre sans conditions peut nous aider à conjurer le danger. Mais il ne suffit pas de créer un tribunal international jugeant en dernier ressort. Il faut aussi que des pactes fournissent l'assurance que les décisions de ce tribunal soient exécutées en commun par toutes les nations. Sans cette assurance, les nations n'auront jamais le courage de désarmer sérieusement. Prenons un exemple : les gouvernements américain, anglais, allemand, français exigent du gouvernementjaponais, en le menaçant d'un boycottage complet des marchandises, la cessation immédiate de son action belliqueuse en Chine : croyez-vous qu'il se trouverait au Japon un gouvernement qui prendrait sur lui de jeter le pays dans une aventure aussi dangereuse ? Pourquoi cela ne se fait-il pas ? Pourquoi chaque personne et chaque nation doivent-elles trembler pour leur existence ? Parce que chacun cherche son misérable avantage momentané et ne veut pas le soumettre au bien et à la prospérité de la communauté. Je vous le répète, le sort de l'humanité, aujourd'hui plus que jamais, dépend de ses forces morales. Partout le chemin qui conduit au bonheur et à la sérénité de l'existence passe par le renoncement et les restrictions individuelles. D'où peuvent provenir les forces nécessaires pour un pareil progrès ? Uniquement de ceux auxquels est offerte la possibilité de fortifier leur esprit par les études et de libérer leur coup d'oeil au cours de leurs jeunes années. C'est pourquoi nous, les anciens, nous vous regardons et nous espérons que, tendant le meilleur de vos forces, vous parviendrez au but qui nous est resté refusé.LA CONFÉRENCE DU DÉSARMEMENT DE 1932 Tiré de The Nation, Vol. 133, p. 300. 1931. Texte original allemand publié dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. I. Puis-je commencer par une profession de foi politique ? La voici : l'État est fait pour les hommes et non pas les hommes pour l'État. On peut dire pour la Science la même chose que pour l'État. Ce sont là de vieilles formules, gravées par ceux qui considèrent la personnalité humaine comme la valeur la plus précieuse de l'humanité J'aurais honte de les répéter, si elles n'étaient pas sans cesse menacées de tomber dans l'oubli, surtout à notre époque d'organisation et de clichés. Comme mission la plus importante de l'État, je vois celle de protéger l'individu et de lui offrir la possibilité d'épanouir sa personnalité créatrice. L'État doit par conséquent être notre serviteur etnous ne devons pas être les esclaves de l'État. L'État viole ce précepte d'autant plus qu'il nous oblige par force à accomplir le service militaire et le service de guerre, puisque ce service de valet a pour but et pour effet de tuer les hommes des autres pays ou de porter atteinte à leur liberté de développement. Nous ne devons apporter à l'État que des offrandes qui favorisent le libre développement des individus. Ces phrases s'entendent peut-être d'elles-mêmes pour tout Américain, mais non pas pour tout Européen. C'est pourquoi nous devons espérer que la lutte contre la guerre trouvera un puissant appui chez les Américains. Et maintenant, parlons de la Conférence du désarmement. Doit-on, quand on y pense, sourire, pleurer ou espérer ? Représentez-vous une ville peuplée de citoyens irascibles, malhonnêtes, querelleurs ; on y éprouve une lourde gêne par suite du risque continuel pour sa vie, ce qui rend impossible tout développement régulier. Le magistrat veut porter remède à des conditions aussi honteuses, bien que chaque fonctionnaire ou citoyen quelconque ne veuille pas tolérer qu'on lui interdise de porter son poignard à la ceinture. Après plusieurs années de préparation, le magistrat se décide à traiter la question et à proposer ladiscussion du thème suivant : quelle longueur et quel affûtage doit avoir le poignard, pour que chacun puisse le porter à la ceinture en se promenant ? Tant que les citoyens malins n'auront pas trouvé le moyen de faire interdire par la loi, le tribunal et la police, le port du poignard, rien n'est changé, bien entendu. La détermination de la longueur et de l'affûtage de l'arme autorisée ne favorisera que les plus querelleurs et les plus forts et leur livrera les plus faibles. Vous comprenez tous le sens de cette comparaison. Nous avons, sans doute, une Société des Nations et une Cour d'arbitrage. Mais cette Société n'est pas autre chose qu'un local pour réunions et ce Tribunal n'a aucun moyen de faire exécuter sa décision. Ces institutions n'offrent à aucun État la sécurité au cas d'une attaque contre lui. Si vous ne perdez pas cela de vue, vous jugerez avec plus de douceur qu'on n'a coutume de le faire actuellement, la manière de voir de la France qui refuse de désarmer sans sécurité. Si nous ne consentons pas à limiter les États particuliers dans leur souveraineté, c'est-à-dire si tous ne s'engagent pas à agir en commun contre celui d'entre eux qui désobéit, ouvertement ou en cachette, àun jugement de la Cour d'arbitrage, nous ne pouvons nous dégager de l'état d'anarchie et de menace générales. Souveraineté illimitée des États particuliers et sécurité contre l'attaque sont deux choses qu'aucun artifice d'aucune sorte ne peut concilier. Faudra-t-il encore de nouvelles catastrophes pour amener les États à s'engager et à exécuter toute décision du tribunal international reconnu ? Ce qui s'est passé jusqu'ici ne nous donne guère raison d'espérer mieux pour l'avenir. Mais tout ami de la civilisation et de la justice doit appliquer ses meilleures forces à convaincre ses semblables de la nécessité d'une liaison internationale de ce genre entre les États particuliers. Ce n'est pas sans une certaine justification que l'on reproche à cette conception de surestimer l'organisation, mais de négliger le côté psychique et en particulier le côté moral. On déclare que le désarmement moral doit précéder le désarmement matériel. On dit aussi avec raison que le plus grand obstacle à l'organisation internationale, c'est le nationalisme poussé à l'extrême qui se couvre du nom sympathique, mais dont on a mésusé, de patriotisme. Cette idole a acquis dans les cent cinquante dernières années une puissance sinistre et extrêmement funeste.Pour donner à cette objection sa vraie place, il faut se représenter que le point de vue organisation et le point de vue psychique se commandent mutuellement. Non seulement les organisations dépendent des positions traditionnelles basées sur le sentiment et leur doivent leur naissance et la sécurité de leur existence ; mais aussi les organisations existantes réagissent à leur tour puissamment sur les sentiments des peuples. Le nationalisme exagéré actuellement, d'une manière si funeste à tous les points de vue, me paraît des plus étroitement lié à la création du service militaire obligatoire et égal pour tous, ou, pour employer un euphémisme, de l'armée nationale. L'État, qui exige de ses citoyens le service militaire, est obligé de cultiver chez eux le sentiment nationaliste qui fournit la base psychique nécessaire à l'aptitude militariste. Il est tenu de glorifier dans ses écoles, aux yeux de la jeunesse, à côté de la religion, son instrument de force brutale. L'introduction du service militaire obligatoire et égal pour tous est par conséquent, j'en suis convaincu, la cause principale de la chute morale de la race blanche, qui met sérieusement en question le maintiende notre civilisation et même de notre existence. Cette malédiction est sortie, avec de grandes bénédictions sociales, de la Révolution Française et a ensuite, en peu de temps, emporté tous les autres peuples. Par conséquent, celui qui veut favoriser le sentiment international et combattre le chauvinisme national, doit lutter contre le service militaire obligatoire et égal pour tous. Les poursuites sévères auxquelles sont exposés aujourd'hui les objecteurs de conscience, poussés par des raisons morales, sont-elles moins honteuses pour la généralité que les persécutions des martyrs religieux d'autrefois ? Peut-on mettre la guerre hors la loi, comme l'a fait le pacte Kellogg, quand on livre les individus, sans les protéger, à la machinerie de guerre des États individuels ? Si, en considération de la Conférence du désarmement, on ne veut pas se limiter à la technique d'organisation, mais si l'on veut aussi tenir compte, au point de vue psychologique, d'une manière directe, de motifs d'éducation, il faut chercher à créer, par la voie internationale, un moyen légal pour les individus de refuser le service militaire : une mesure de cette nature aurait sans aucun doute un puissant effet moralisateur.Je résume mon point de vue. De simples stipulations sur des réductions d'armement ne procurent de sécurité d'aucune sorte. Il doit être mis à 1a disposition d'une Cour d'arbitrage obligatoire un pouvoir exécutif, garanti par tous les États participants, qui exercerait des sanctions économiques et militaires contre la nation qui briserait la paix. Le se vice militaire obligatoire et égal pour tous, foyer principal de nationalisme malsain, doit être combattu ; en particulier, les objecteurs de conscience doivent être protégés internationalement. Et, pour terminer. je renvoie le lecteur à l'ouvrage de Ludwig Bauer " Demain, de nouveau, la guerre ! ", qui traite les questions examinées ici avec une grande pénétration, sans idées préconçues et avec beaucoup d'intelligence psychologique. II. Tout ce dont l'esprit d'invention des hommes nous a gratifiés dans les derniers cent ans, aurait pu assurer une existence heureuse et sans soucis, si le progrès dans l'organisation avait marché de pair avec le Progrès dans la technique. Mais les résultats péniblementconquis font, entre les mains de notre génération, l'effet d'un rasoir entre celles d'un enfant de trois ans. La possession de moyens de production admirables, au lieu de donner la liberté, a apporté les soucis et la faim. Mais là où le progrès technique commet le pire, c est quand il fournit les moyens d'anéantir des vies humaines et les produits du travail péniblement amassés. Nous, gens d'un certain âge, nous avons frémi d'horreur devant ce spectacle au cours de la guerre mondiale. Mais l'esclavage indigne dans lequel la guerre a entraîné l'individu me paraît encore plus terrible que l'anéantissement. N'est-ce pas horrible d'être forcé par la généralité de faire des actes que chacun en particulier considère comme des crimes honteux ? Ils sont fort rares, ceux qui ont trouvé la force morale de s'y opposer : ils sont, à mes yeux, les véritables héros de la guerre mondiale. Il y a cependant une lueur d'espoir. Il me semble qu'aujourd'hui les chefs responsables des peuples sont animés, en grande majorité, du désir honorable de supprimer la guerre. La répugnance que l'on éprouve à faire le pas en avant nécessaire pour cela provient des malheureuses traditions des peuples, qui se transmettentde génération en génération, comme une maladie héréditaire, grâce au système d'éducation ; mais le soutien principal de ces traditions, c'est l'éducation militaire et sa glorification, et non pas moins aussi la partie de la presse qui obéit aux milieux militaires et à ceux de l'industrie lourde. Sans désarmement il ne saurait y avoir de paix durable ; et inversement la continuation de l'équipement militaire, dans la mesure actuelle, conduit sûrement à de nouvelles catastrophes. C'est pourquoi la Conférence du désarmement de 1932 sera décisive sur le sort de la génération actuelle et de celle qui la suivra. Quand on réfléchit aux résultats, au fond lamentables, des conférences qui se sont tenues jusqu'ici, il est évident que tous les hommes éclairés et responsables doivent consacrer toutes leurs forces à appeler de plus en plus l'attention de l'opinion publique sur la grande importance de la Conférence de 1932. Ce n'est que si les hommes d'État ont derrière eux la volonté de paix d'une majorité décisive dans leur pays, qu'ils pourront atteindre leur but important ; pour organiser cette majorité, chacun est responsable du moindre de ses actes et de ses mots. L'echec de la Conférence serait tout à fait assuré siles délégués y arrivaient avec des instructions arrêtées, dont la réussite serait tout de suite une question de prestige. On parait d'ailleurs l'avoir en général reconnu. Car les réunions des hommes d'État des nations deux par deux, qui ont été fréquentes dans ces derniers temps, ont été employées à préparer, par des entretiens sur le problème du désarmement, le terrain de la Conférence. Cette manière de faire me paraît fort heureuse, car habituellement deux hommes ou deux groupes peuvent traiter de concert de la manière la plus raisonnable, la plus honorable et la plus exempte de passion. S'il n'en intervient pas un troisième, dont ils se croient obligés de tenir compte dans leurs propos. C'est seulement si la Conférence est préparée à fond dans ce sens, si les surprises en sont exclues et si la bonne volonté sincère de tous crée une atmosphère de confiance, que nous pouvons espérer un résultat heureux. Dans des affaires de cette envergure, le succès n'est pas une question de perspicacité ni même de finesse, mais une question d'honorabilité et de confiance. Le côté moral ne peut pas être remplacé par l'intelligence, j'ai envie de dire : Dieu merci ! Il ne convient pas que chaque contemporain secontente d'attendre et de critiquer. Il doit servir la cause aussi bien qu'il le peut. Le sort de l'humanité en général sera celui qu'elle méritera. L'AMÉRIQUE ET LA CONFÉRENCE DU DÉSARMEMENT DE 1932 Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Les Américains d'aujourd'hui sont comblés des soucis que leur vaut la situation économique de leur propre pays. Les dirigeants, soucieux, de leur responsabilité, appliquent surtout leurs efforts aux moyens de supprimer le chômage qui pèse sur leur territoire. Le sentiment de solidarité avec le sort du reste du monde et en particulier avec l'Europe, leur patrie d'origine, est encore moins vivant qu'en temps normal. Mais l'économie libre ne triomphera pas par elle-même automatiquement de ces difficultés. Il faut des mesures régulatrices émanant de la généralité pour réaliser une saine répartition du travail et des denrées de consommation entre les hommes ; sans ces mesures,la population du pays le plus riche étouffe. Comme le travail nécessaire à l'approvisionnement de tous s'est trouvé réduit grâce au perfectionnement des méthodes techniques, le libre jeu des forces ne suffit plus à maintenir un état de choses permettant d'employer tous les bras. Une réglementation organisatrice consciente est indispensable pour l'utilisation des progrès de la technique au profit de tous. Mais si l'économie ne peut déjà plus être mise en ordre sans une réglementation méthodique, une réglementation de cette nature est encore plus impensable pour les problèmes politiques internationaux. Il n'y a plus aujourd'hui que bien peu d'hommes partageant l'opinion que les actes de violence sous forme de guerre, soient un moyen, avantageux et digne de l'humanité, de résoudre les problèmes internationaux. Mais ils ne sont pas suffisamment fermes pour plaider et agir énergiquement en faveur de ces mesures qui permettraient d'éviter la guerre, cette relique indigne et sauvage des temps barbares. Il faut quelque réflexion pour voir clairement dans tout ceci et un certain courage pour contribuer avec décision et de la manière la plus efficace à la réalisation de ces buts importants.Celui qui veut réellement supprimer la guerre, doit catégoriquement intervenir pour que l'État individuel renonce à une partie de sa souveraineté en faveur des institutions internationales ; il doit être prêt, au cas d'un conflit quelconque, à soumettre l'État à l'arbitrage d'un tribunal international. Il doit intervenir de toute son énergie pour que tous les États désarment, comme il est prévu d'ailleurs même dans le funeste traité de Versailles. Il n'y a aucun progrès dans ce sens à espérer si l'on ne met pas à l'écart l'éducation militaire et patriotique, dans le sens agressif, du peuple. Aucun des événements de ces dernières années n'est plus honteux pour les États actuellement à la tête de la civilisation que l'échec des conférences de désarmement qui se sont tenues jusqu'à présent ; car cet échec ne provient pas seulement des intrigues d'hommes d'État ambitieux et sans scrupules ; il est dû aussi à l'indifférence et au manque d'énergie des hommes dans tous les pays. Si cela ne change pas, nous anéantirons ce que nos ancêtres ont créé de vraiment utile. Je crois que le peuple américain n a pas parfaitement conscience de la responsabilité qui lui incombe à cepoint de vue. Voici ce qu'on pense volontiers en Amérique : " L'Europe peut bien dépérir, si elle se laisse mener à fond par l'humeur querelleuse et la méchanceté de ses habitants. La bonne semence de notre Wilson a levé assez misérablement sur le sol stérile européen. Nous sommes forts et sûrs de nous, et nous ne nous mêlerons pas de nouveau de sitôt des affaires de l'étranger. " Quiconque pense ainsi a des idées basses et des vues courtes. L'Amérique n'est pas innocente de la misère de l'Europe. Le recouvrement de ses créances, sans aucun ménagement, précipite la décadence économique et par conséquent morale de l'Europe ; elle contribue, par là, à balkaniser notre continent ; elle est par conséquent complice du dépérissement de la morale politique et de la culture de l'esprit de revanche, entretenu par le désespoir. Cet esprit ne s'arrêtera pas devant les portes de l'Amérique ; et je pourrais presque dire : il n'a pas fait halte devant ses portes. Regardez autour de vous et prenez garde ! Point n'est besoin d'ajouter davantage : la Conférence du désarmement représente aussi bien pour vous que pour nous la dernière occasion de nousgarantir ce que l'humanité civilisée a produit. Les regards et les espoirs se tournent vers vous qui êtes les plus puissants et relativement en meilleure santé. LA QUESTION DU DÉSARMEMENT Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. La réalisation du plan de désarmement est devenue particulièrement difficile du fait qu'en général on ne s'est pas rendu compte de la plus grande difficulté du problème. La plupart des buts ne sont abordés qu'à petits pas ; imaginez-vous, par exemple, la substitution de la démocratie à la monarchie absolue. Mais dans notre cas nous poursuivons un but qui ne peut pas se réaliser progressivement à petits pas. Tant que toute possibilité de guerre ne sera pas supprimée, les nations ne se laisseront pas enlever leur droit de se préparer militairement le mieux possible, de manière à pouvoir se trouver vainqueurs à la prochaine guerre. On ne pourra pas non plus se dispenser d'élever la jeunesse dans des traditions guerrières, de cultiver l'étroite vanité nationale conjointement avec laglorification du sentiment guerrier, tant qu'il faudra compter devoir faire usage de ce sentiment des citoyens en faveur du règlement de comptes par les armes. Armer, cela signifie affirmer et préparer, non pas la paix, mais la guerre. Il ne faut donc pas désarmer à petits pas, mais tout d'un coup, ou bien pas du tout. La réalisation d'une modification aussi profonde de la vie des peuples suppose une puissante tension morale, un détachement conscient de traditions fortement enracinées. Quiconque n'est pas prêt à faire dépendre, sans conditions, le sort de son pays, en cas de discussions, des décisions d'une Cour Internationale, d'arbitrage et à le confirmer sans aucune réserve par un traité, n'est pas réellement résolu à éviter les guerres. Il n'y a qu'une solution : tout ou rien. On ne saurait se dissimuler que jusqu'à présent les efforts pour assurer la paix ont échoué par le fait qu'ils ont poursuivi des compromis insuffisants.Le désarmement et la sécurité ne peuvent s'obtenir qu'en liaison l'un avec l'autre. Il n'y a que l'engagement pris par toutes les nations de mettre à exécution les décisions internationales, qui puisse garantir la sécurité. Nous nous trouvons par conséquent à un carrefour. Il dépend de nous de savoir si nous prendrons le chemin de la paix ou bien si nous continuerons à suivre la route, indigne de notre civilisation, de la force brutale. D'une part la liberté individuelle et la sécurité des sociétés nous invitent ; d'autre part la servitude pour les individus, l'anéantissement de notre civilisation nous menacent. Notre sort sera tel que nous l'aurons mérité. AU SUJET DE LA COUR D'ARBITRAGE Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Un désarmement méthodique en peu de temps n'est possible que conjointement avec la garantie de sécurité de toutes les nations prises chacune en particulier, reposant sur une Cour d'Arbitrage permanente,indépendante des Gouvernements. Engagement sans condition des États, non seulement d'accepter les décisions de ce tribunal, mais aussi de contribuer à leur exécution. Une Cour d'Arbitrage particulière pour chacun des continents, Europe-Afrique, Amérique, Asie (l'Australie à rattacher à l'un des trois), et une Cour commune pour les questions impossibles à répartir entre les trois territoires ci-dessus. Cher professeur Freud, Il y a lieu d'admirer comment, chez vous, l'aspiration à la découverte de la vérité a triomphé de toutes les autres aspirations. Vous montrez avec une clarté irrésistible combien les instincts de la lutte et del'anéantissement sont inséparables de ceux de l'amour et de l'affirmation de la vie dans l'âme humaine. Mais de vos exposés probants il ressort aussi, nettement, le désir ardent d'atteindre ce but sublime, la libération de l'homme des horreurs de la guerre, intérieurement et extérieurement. Cette aspiration supérieure, tous ceux qui, planant au-dessus de leur époque et de leur nation, ont été honorés comme des chefs dans le domaine intellectuel et moral, l'ont manifestée. Sur ce point règne l'unanimité, depuis Jésus-Christ jusqu'à Goethe et à Kant. N'est-il pas significatif que de tels hommes aient été universellement reconnus comme des chefs, bien que leur volonté d'organiser les rapports entre les humains n'ait abouti que fort imparfaitement ? Je suis convaincu que les hommes supérieurs, qui par leurs travaux tracent le chemin du progrès, ne serait-ce que dans un cercle limité, partagent, presque à l'unanimité, le même idéal. Mais ils ont peu d'influence sur l'évolution politique. Il semble presque que ce domaine, qui règle le sort des nations, soit inévitablement livré aux hommes sans frein et sans sentiment de responsabilité.Les chefs ou les gouvernements politiques doivent leur place partie à la violence, partie à l'élection par les masses. Ils ne peuvent pas être considérés comme représentant les couches supérieures, moralement et intellectuellement, de la nation. Aujourd'hui, l'élite intellectuelle n'a aucune influence directe sur l'histoire des peuples ; leur éparpillement empêche leur collaboration directe à la solution des problèmes de l'heure. Ne croyez-vous pas qu'une libre liaison de personnalités dont les actions et les créations antérieures offrent une garantie de leurs capacités et de la pureté de leurs intentions, pourrait apporter un remède ? Cette communauté, d'un caractère international, dont les membres devraient rester en contact par un échange constant de leurs opinions, ne pourrait-elle pas, grâce à une prise de position dans la presse, toujours sous la responsabilité de membres qui signeraient chaque fois leurs articles, exercer sur la solution des questions politiques une influence importante et salutairement moralisante ? Évidemment une communauté de ce genre souffrirait de toutes les défectuosités qui, dans les académies de savants, les conduisent si souvent à dégénérer, dangers indissolublement liés aux faiblesses de la nature humaine. Mais néanmoins ne devrait-on pastenter un pareil effort ? Quant à moi, je considère cette tentative comme un devoir que l'on ne saurait éluder. Si une telle communauté intellectuelle supérieure pouvait être constituée, elle devrait bien aussi essayer de mobiliser les organisations religieuses pour la lutte contre la guerre. Elle donnerait un appui moral à de nombreuses personnalités, dont la bonne volonté est aujourd'hui paralysée par une douloureuse résignation. Enfin, je crois qu'une communauté formée de tels individus, jouissant d'un haut prestige grâce à leurs productions intellectuelles, serait propre à donner un appui moral précieux aux forces qui, dans la Société des Nations, appliquent effectivement leur activité au but grandiose de cette organisation. C'est à vous que je soumets cette idée, de préférence à tout autre au monde, parce que vous êtes, moins que les autres, fasciné par d'autres aspirations et que votre jugement critique repose sur un sentiment de responsabilité des plus sérieux. PAIXDepuis l'époque où cet article a été écrit, il a été généralement reconnu que la vue exprimée ici , qui prévalait dans les années 30,est une interprétation trop étroite des causes. Néanmoins la conclusion demeure toujours vraie. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Les hommes vraiment supérieurs des générations antérieures ont reconnu l'importance du but qui consiste à assurer la paix internationale. Mais, de notre temps, le développement de la technique fait de ce postulat éthique une question d'existence pour l'humanité civilisée d'aujourd'hui, et de la participation active à la résolution du problème de la paix une question de conscience qu'aucun homme consciencieux ne saurait éluder. Il faut bien se rendre compte que ces groupes industriels puissants qui participent à la fabrication des armes sont, dans tous les pays, opposés au règlement pacifique des différents internationaux, et que les gouvernants ne pourront réaliser ce but important que s'ils sont assurés de l'appui énergique de la majorité de la population. A notre époque de régimes démocratiques, le sort des peuples dépendd'eux-mêmes ; ce fait doit être présent à l'esprit de chacun à tout moment. LE PROBLÈME DU PACIFISME Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Mesdames et Messieurs, Je suis heureux que l'occasion me soit donnée de vous dire quelques mots sur le problème du pacifisme. L'évolution de ces dernières années a de nouveau montré combien peu nous sommes justifiés de laisser aux gouvernements le soin de mener la lutte contre les armements et contre l'esprit de guerre. La formation de grandes organisations composées d'un nombre considérable de membres ne suffit non plus que fort peu à nous rapprocher du but. Dans ces conditions, je suis convaincu que le moyen puissant du refus du service militaire, soutenu par les organisations qui, dans les divers pays, appuient moralement et matériellement les braves objecteurs de conscience, est le meilleur moyen d'y parvenir. C'est ainsi que nous pouvons faire que le problème du pacifisme devienneun problème aigu, un véritable combat vers lequel les natures fortes se sentent attirées. C'est un combat illégal sans doute, mais un combat pour le droit réel des hommes contre leurs gouvernements, dans la mesure où ceux-ci exigent de leurs citoyens ces actes criminels. Bien des gens, qui se disent de bons pacifistes, ne voudront pas collaborer à un pacifisme aussi radical, en faisant valoir des motifs patriotiques. Mais, à l'heure critique, on ne saurait aucunement compter sur eux ; la guerre mondiale l'a suffisamment prouvé. Je vous remercie cordialement de m'avoir fourni l'occasion de vous exprimer de vive voix mon opinion. Au lieu de permettre à l'Allemagne d'introduire le service militaire, on devrait plutôt le supprimer partout et, pour le moment, ne tolérer que des armées de mercenaires dont l'importance et l'armement seraientensuite discutés à Genève. Ce serait même, pour la France, plus avantageux que l'obligation de tolérer le service militaire en Allemagne. De cette manière on empêcherait l'effet moral néfaste de l'éducation militaire du peuple, ainsi que la privation des droits de l'individu qui s'y trouve liée. En outre, il serait beaucoup plus facile, pour deux États qui ont décidé d'avoir recours à un tribunal arbitral chargé d'aplanir toutes les questions litigieuses concernant leurs relations réciproques, de fondre leurs organisations militaires de soldats de métier en une seule organisation de cadres mixtes. Ce serait toujours pour tous les deux un allégement financier et un gain de sécurité. Un procédé de fusion de ce genre pourrait conduire à des associations de plus en plus grandes et finalement à une " police internationale ", qui devrait peu à peu se réduire, au fur et à mesure que la sécurité internationale irait croissant. Voulez-vous discuter cette proposition, à titre de question, avec nos amis ? Il va sans dire que je n'insiste nullement sur cette proposition particulière ; mais il me paraît nécessaire que nous arrivions avec des propositions concrètes ; l'essai de conserveruniquement des forces défensives ne pourrait avoir aucun résultat pratique. À mon avis, on devrait, dans une prochaine guerre, envoyer au front les femmes patriotes au lieu des hommes. Ce serait pour une fois quelque chose de nouveau dans ce domaine désespérant de confusion infinie et alors pourquoi n'utiliserait-on pas, plus pittoresquement que par une attaque contre un civil sans défense, de tels sentiments héroïques de la part du beau sexe ? TROIS LETTRES À DES AMIS DE LA PAIX Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. I.Je me félicite d'avoir le bonheur de voir cette grande manifestation pacifiste, que le peuple flamand a organisée. J'éprouve le besoin de dire à tous ceux qui y ont contribué, au nom de ceux qui sont animés de bonnes intentions et qui ont le souci de l'avenir : nous nous sentons unis très profondément à vous, à cette heure de recueillement, à cette heure de réveil de la conscience ! Nous ne devons pas nous dissimuler qu'il sera impossible d'améliorer les conditions désespérées qui règnent, sans livrer de durs combats ; car le nombre de ceux qui sont décidés à un remède radical est faible, par comparaison à la masse des irrésolus et des égarés, et la puissance de ceux qui sont intéressés au maintien de la machinerie de guerre est considérable ; ils ne reculent devant aucun moyen pour s'assurer les services de l'opinion publique en faveur de leurs objectifs d'ennemis de l'humanité. Il paraît que les hommes d'État actuellement au pouvoir poursuivent sérieusement le dessein d'établir la paix en permanence. Mais l'accroissement incessant des armements prouve trop clairement qu'ils ne sont pas àla Ia hauteur des puissances adverses qui poussent à la préparation de la guerre. Je suis convaincu que le salut ne peut venir que du sein des peuples. S'ils veulent éviter l'esclavage indigne du service militaire, ils doivent se déclarer résolument en faveur du désarmement général. Tant qu'il y aura des armées, tout conflit un peu sérieux conduira à la guerre. Un pacifisme qui ne combat pas activement les armements des États est et demeure impuissant. Puissent la conscience et le bon sens des peuples développer assez de forces vives pour que nous atteignions dans la vie des peuples un nouvel échelon du haut duquel la guerre nous apparaîtra comme une erreur incompréhensible de nos ancêtres. II. Je dois vous l'avouer sincèrement qu'une déclaration comme celle ci-jointe, dans un peuple qui se résigne à l'obligation du service militaire en temps de paix, n'a, j'en suis convaincu, aucune valeur. Votre lutte doit avoir pour objectif la libération de toute obligation du service militaire. Combien le peuple français paie cher sa victoire de 1918 ! Celle-ci a fortement contribué àconsolider la plus indigne de toutes les formes d'esclavage. Soyez infatigable dans cette lutte. Vous avez de puissants alliés dans les réactionnaires et militaristes allemands. Si la France se tient fermement au service militaire obligatoire, il sera impossible à la longue d'empêcher l'introduction de ce service en Allemagne ; car la revendication allemande de l'égalité des droits sera finalement satisfaite. Alors, à chaque esclave militaire français, il correspondra deux esclaves militaires allemands, ce qui n'est certainement pas dans l'intérêt de la France. Ce n'est que si l'on parvient à supprimer le service militaire obligatoire que l'on peut réaliser l'éducation de la jeunesse selon l'esprit de réconciliation, d'acceptation joyeuse de la vie et d'amour de tout être vivant. Je crois que le refus du service militaire pour des raisons de conscience, s'il était déclaré simultanément par 50 000 appelés au service, aurait une puissance irrésistible. Ici, l'isolé ne peut pas grand-chose et il n'est pas souhaitable non plus que précisément ceux quiont le plus de prix soient livrés à l'anéantissement grâce à cette machinerie derrière sont dressées trois puissances formidables : la stupidité, la peur et la cupidité. III. Vous avez, dans votre lettre, traité d'un point extrêmement important. L'industrie des armements est en effet un des plus grands périls de l'humanité. Elle agit comme une mauvaise impulsion motrice derrière le nationalisme qui s'étend largement partout... Il peut se faire que l'on puisse gagner quelque chose grâce à l'étatisation. Mais la délimitation de l'industrie étatisée est fort difficile. Par exemple l'industrie de l'aviation y est-elle comprise ? Quelle proportion d'industrie métallurgique, chimique doit-elle y compter ? En ce qui concerne l'industrie de fabrication des munitions et l'exportation du matériel de guerre, la Société des Nations s'occupe depuis longtemps de créer un contrôle de ce commerce, honteux, mais on sait avec combien peu de succès ! L'année dernière, j'ai demandéà un diplomate américain connu pourquoi on ne mettait pas le Japon, par un boycottage commercial, dans l'impossibilité de continuer sa politique de violence. " Nos intérêts commerciaux sont trop forts " m'a-t-il répondu. De quel secours peuvent être des hommes qui s'accommodent de pareilles constatations ? Vous croyez qu'un mot de moi suffirait pour obtenir quelque résultat dans ce domaine ? Quelle illusion ! Les hommes me flattent, tant que je ne les gène pas. Mais dès que j'essaie de servir des objectifs qui sont gênants pour eux, ils passent aussitôt à l'outrage et à la calomnie afin de défendre leurs intérêts. Et ceux qui ne prennent pas part à la lutte se terrent généralement dans une prudente couardise. Avez-vous déjà mis à l'épreuve le courage civique de vos concitoyens ? La devise que l'on applique tacitement est la suivante ne pas y toucher, ne pas en parler ! Vous pouvez être convaincu que je ferai, de toutes mes forces, tout ce qu'il me sera possible d'exécuter dans le sens indiqué par vous ; mais, par la voie directe, comme vous le pensez, il n'y a rien à obtenir.PACIFISME ACTIF Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Je me félicite d'avoir le bonheur de voir cette grande manifestation pacifiste, que le peuple flamand a organisée. J'éprouve le besoin de dire à tous ceux qui y ont contribué, au nom de ceux qui sont animés de bonnes intentions et qui ont le souci de l'avenir : nous nous sentons unis très profondément à vous, à cette heure de recueillement, à cette heure de réveil de la conscience ! Nous ne devons pas nous dissimuler qu'il sera impossible d'améliorer les conditions désespérées qui règnent, sans livrer de durs combats ; car le nombre de ceux qui sont décidés à un remède radical est faible, par comparaison à la masse des irrésolus et des égarés, et la puissance de ceux qui sont intéressés au maintien de la machinerie de guerre est considérable ; ils ne reculent devant aucun moyen pour s assurer les services de l'opinion publique en faveur de leurs objectifs d'ennemis de l'humanité. Il paraît que les hommes d'État actuellement aupouvoir poursuivent sérieusement le dessein d'établir la paix en permanence. Mais l'accroissement incessant des armements prouve trop clairement qu'ils ne sont pas à la Ia hauteur des puissances adverses qui poussent à la préparation de la guerre. Je suis convaincu que le salut ne peut venir que du sein des peuples. S'ils veulent éviter l'esclavage indigne du service militaire, ils doivent se déclarer résolument en faveur du désarmement général. Tant qu'il y aura des armées, tout conflit un peu sérieux conduira à la guerre. Un pacifisme qui ne combat pas activement les armements des États est et demeure impuissant. Puissent la conscience et le bon sens des peuples développer assez de forces vives pour que nous atteignions dans la vie des peuples un nouvel échelon du haut duquel la guerre nous apparaîtra comme une erreur incompréhensible de nos ancêtres. Ce qui me paraît caractériser la situation politique actuelle du monde et en particulier de l'Europe, c'estque l'évolution politique, au point de vue matériel comme au point de vue des idées, est restée en arrière des nécessités économiques qui se sont modifiées dans un temps relativement court ; les intérêts des États séparés doivent se soumettre aux intérêts d'une communauté plus vaste. La lutte en faveur de l'établissement de cette nouvelle conception politique est dure, parce qu'elle a contre elle des traditions séculaires. Cependant c'est de sa réussite que dépend la possibilité d'existence de l'Europe. Je suis fermement convaincu qu'une fois qu'on aura eu raison de ces obstacles d'ordre psychologique, la solution du véritable problème ne sera pas par trop difficile. Afin de créer l'atmosphère convenable, il faut avant tout réaliser la liaison personnelle de ceux qui luttent pour la même cause. Puissent ces efforts combinés réussir à dresser un pont de confiance réciproque entre les peuples. Une collaboration confiante entre la France etl'Allemagne ne peut aboutir que s'il est donné satisfaction à la demande de la France au sujet de la sécurité contre une attaque par les armes. Mais si la France faisait valoir des exigences à ce sujet, sa démarche serait sûrement prise en mauvaise part en Allemagne. Cependant, il me paraît possible de procéder de la manière suivante : le gouvernement allemand proposerait de lui-même au gouvernement français de soumettre à la Société des Nations une proposition, qui consisterait à demander à tous les États participants de s'engager : 1° À se soumettre à toute décision de la Cour Internationale d'arbitrage, 2° À agir, en commun avec les autres États membres de la Société des Nations, avec tous leurs moyens économiques et militaires, contre tout État qui romprait la paix ou qui s'opposerait à un règlement international rendu dans l'intérêt de la paix mondiale. CULTURE ET PROSPÉRITÉMein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Si l'on veut évaluer le dommage que la grande catastrophe politique a fait subir au développement de la civilisation, il faut ne pas perdre de vue que la culture dans sa forme la plus élaborée est une plante délicate, qui dépend de conditions compliquées et qui a coutume de ne prospérer qu'en un petit nombre d'endroits. Cette prospérité exige tout d'abord une certaine aisance qui met une fraction de la population d'un pays en état de travailler à des choses qui ne sont pas d'une utilité immédiate pour l'entretien de la vie. Il faut, en outre, que le sens de la valeur des traditions morales et des productions intellectuelles de la civilisation reste vivant dans les couches de la population qui travaillent pour les besoins immédiats de la vie, afin qu'elles offrent aux autres la possibilité de vivre. Dans les cent dernières années, l'Allemagne a compté parmi les pays où les deux conditions ci-dessus se trouvaient remplies. Dans l'ensemble, l'aisance était modeste, mais suffisante et l'habitude de respecter les liens de la culture était puissante. Sur cette base, lepeuple a créé des valeurs de civilisation qui sont partie intégrante du développement moderne. Cette tradition reste encore assez intacte, mais l'aisance est ébranlée. On a enlevé, en grande partie, à l'industrie du pays les sources les matières premières sur lesquelles vivait la partie de la population travaillant pour l'industrie. Le surplus qui est nécessaire pour l'entretien des travailleurs créant les valeurs intellectuelles fait subitement défaut. Mais si cette condition indispensable disparaît, la tradition doit nécessairement se perdre aussi ; il en résulte qu'une des pépinières les plus fécondes de la civilisation se dépeuple. L'humanité a intérêt, dans la mesure où elle attache du prix aux liens intellectuels, à se protéger contre un appauvrissement de ce genre. Elle se débarrassera, de toutes ses forces, de sa misère momentanée et réveillera le sentiment commun supérieur, opprimé et mis à l'arrière plan par l'égoïsme national, d'après lequel les valeurs humaines ont du prix indépendamment de la politique, et des frontières des nations. L'humanité assurera à chaque peuple des conditions de travail qui lui permettront d'exister et le mettront en état de créer des valeurs de culture intellectuelle.MINORITÉS Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Il paraît être un fait général, que les minorités, surtout celles dont les individus sont reconnaissables à des caractéristiques physiques, sont traitées par les majorités, parmi lesquelles elles vivent, comme des classes inférieures de l'humanité. Ce qu'il y a de tragique dans le sort de ces individus, ce n'est pas seulement le dommage, instinctivement réalisé, que subissent ces minorités au point de vue social et économique, mais aussi le fait que ceux qui sont soumis à ce traitement succombent eux-mêmes à ce préjugé sur leur valeur, et se considèrent de leur propre gré comme des inférieurs. Cette deuxième partie du mal, la plus grave, peut être guérie par des relations plus étroites et par une éducation de la minorité, poursuivant nettement et énergiquement son but ; on parviendra ainsi à libérer moralement les minorités. L'effort conscient et énergique des noirs américains mérite, dans cet ordre d'idées, d'être reconnu, et encouragé.LES HÉRITIERS Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Les générations précédentes ont pu croire que les progrès intellectuels et ceux de la civilisation n'étaient pas pour eux autre chose que les fruits du travail de leurs devanciers dont ils avaient hérité et qui leur fournissaient une vie plus aisée et embellie. Mais les épreuves plus dures de notre époque ont montré que c'était là une illusion néfaste. Nous voyons que les plus grands efforts doivent être faits pour que cet héritage soit non pas une malédiction, mais une bénédiction pour l'humanité. Si jadis un homme avait de la valeur au point de vue social quand il se libérait dans une certaine mesure de l'égoïsme personnel, on doit maintenant exiger de lui qu'il triomphe de l'égoïsme national et de l'égoïsme de classes. En effet, c'est seulement lorsqu'il aura atteint ce niveau supérieur qu'il contribuera à améliorer le sort de la société humaine.A l'égard de cette exigence la plus importante de l'époque actuelle, les habitants des petits États se trouvent placés dans une situation relativement plus favorable que les citoyens des grandes nations, parce que ces derniers se trouvent exposés, politiquement et économiquement, aux séductions du déploiement de la puissance brutale. La convention conclue entre la Hollande et la Belgique, qui est le seul rayon de lumière apparu dans l'évolution européenne dans ces derniers temps, fait espérer qu'il incombera aux petites nations un rôle de premier plan dans l'effort pour parvenir, grâce au renoncement à la liberté illimitée des États isolés, à se libérer du joug indigne du militarisme. La maladie proprement dite, [dont souffre ce pays], consiste selon moi en une attitude mentale omniprésente qui s'est développée avec la Guerre mondiale et qui domine toutes nos actions, en temps de paix ; plusprécisément, nous sommes obligés d'organiser toute notre vie et notre travail, de telle sorte que, en temps de guerre, nous soyons assurés de la victoire. Cette manière de voir fait naître la crainte d'être menacé dans sa liberté, et même dans son existence, par de puissants ennemis. Cette attitude, si nous n'arrivons pas à la surmonter, nous conduit nécessairement à la guerre et à l'anéantissement. Elle trouve son expression la plus évidente dans le budget des Etats-Unis. Ce n'est que lorsque nous aurons surmonté cette obsession que nous pourrons raisonnablement nous tourner vers le seul véritable problème politique : comment pouvons-nous contribuer à rendre l'existence des hommes plus sure et plus supportable sur une planète devenue étroite ? Nous ne saurions nous débarrasser des symptômes pathologiques qui ont été décrits et de bien d'autres encore, si nous ne parvenons pas à nous délivrer de la maladie elle-même.TROISIÈME PARTIE : SUR LE PEUPLE JUIF LETTRE AU PROFESSEUR DR. HELLPACH, MINISTRE D'ÉTAT Écrit en réponse à un article du Professeur Hellpach paru en 1929 dans le Vossische Zeitung. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Cher Monsieur Hellpach, J'ai lu votre article sur le sionisme et le congrès de Zurich et j'éprouve vivement le besoin de vous répondre, ne serait ce que brièvement, comme quelqu'un qui est tout dévoué à l'idée du sionisme. Les Juifs constituent une communauté de sang et de tradition dans laquelle la religion n'est nullement l'unique lien. Ceci est déjà prouvé par l'attitude des autres hommes à l'égard des Juifs. J'ai découvert seulement que j'étais Juif quand je suis arrivé en Allemagne il y a quinze ans, et cela m'a été révélé davantage par les non-juifs que par les juifs.Le tragique de la situation des Juifs, C'est qu'ils sont des hommes d'un certain type de développement, auxquels manque le soutien d'une communauté qui les lie. L'insécurité de l'individu, qui peut aller jusqu'à l'inconsistance morale, en est la conséquence. Je me suis rendu compte que le rétablissement de ce peuple n'était possible que si tous les Juifs de la terre étaient liés à une communauté active à laquelle l'individu appartienne de tout son coeur, et qui lui rende supportable la haine et l'humiliation qu'il a à supporter de toutes parts. J'ai vu le mimétisme sans dignité de Juifs de valeur et ce spectacle m'a fait saigner le coeur. J'ai vu comment l'école, les feuilles satiriques, d'innombrables facteurs de culture de la majorité non-juive ont miné tout sentiment de dignité, même chez les meilleurs de mes congénères et j'ai senti que cela ne pouvait continuer ainsi. Alors j'ai reconnu que seule une oeuvre commune, qui tienne au coeur de tous les Juifs du monde, pourrait opérer le rétablissement de ce peuple. Cela a été la grande oeuvre de Herzl de reconnaître et de démontrer avec toute son énergie, qu'étant donné la positiontraditionnelle des Juifs, la fondation d'un foyer ou, plus exactement, d'un centre en Palestine était la tâche sur laquelle on pouvait concentrer les efforts. Vous appelez tout cela du nationalisme et vous n'avez pas tout à fait tort. Mais un effort pour créer une communauté, sans laquelle nous ne pouvons ni vivre, ni mourir dans ce monde qui nous est hostile, peut toujours être désigné de ce nom odieux. En tout cas, c'est un nationalisme qui n'a pas pour objectif la puissance, mais la dignité et le rétablissement de la santé. Si nous n'étions pas obligés de vivre parmi des hommes intolérants, égoïstes et brutaux, je serais le premier à rejeter tout nationalisme en faveur de l'humanitarisme universel. L'objection que si nous voulons, nous autres Juifs, être une " nation ", nous ne pouvons plus être citoyens, par exemple, de l'État allemand correspond à une méconnaissance de la nature de l'État, qui prend sa source dans l'intolérance de la majorité nationale. De cette intolérance, nous ne serons jamais protégés, que nous nous appelions ou non " peuple " ou " nation ". Afin d'être bref, j'ai exposé tout cela assez crûmentet brutalement, mais je sais par vos écrits que vous appréciez non pas la forme, mais le sens. LETTRE À UN ARABE Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. 15 mars 1930. Cher Monsieur, J'ai été très heureux de vous lire. Votre lettre me prouve, en effet, qu'il y a de votre côté de la bonne volonté en faveur d'une solution des difficultés régnantes, digne de nos deux peuples. Je crois que ces difficultés sont de nature plus psychologique qu'objective et qu'elles peuvent se résoudre si des deux côtés on y apporte un bon vouloir sincère. Notre situation actuelle est aussi défavorable parce que Juifs et Arabes sont placés les uns en face des autres, devant la Puissance Mandataire, comme des partis en lutte. Cet état de choses est indigne de nos deux nations et ne peut être modifié que si nous trouvons entre nousun chemin sur lequel les deux partis se réuniront. Si je vous dis maintenant comment j'envisage la réalisation d'une modification du fâcheux état de choses actuel, j'ajoute en même temps que ce n'est que mon opinion personnelle dont je ne me suis entretenu avec personne. Je vous écris cette lettre en allemand parce que je ne suis pas en état de l'écrire en anglais et que je veux en prendre tout seul la responsabilité. Vous avez certainement la possibilité de vous la faire traduire par un juif partisan du rapprochement mutuel. Il est formé un " Conseil Privé " auquel les Juifs et les Arabes envoient chacun quatre représentants, qui ne doivent dépendre d'aucun organisme politique et qui se compose comme suit : - un médecin, nommé par le syndicat des médecins ; - un juriste, nommé par les juristes ; - un représentant des travailleurs, nommé par les syndicats ouvriers ; - un intellectuel, nommé par les intellectuels.Ces huit membres se réunissent une fois par semaine. Ils s'engagent à ne pas vouloir servir spécialement les intérêts de leur profession et de leur nation, mais à employer toutes leurs connaissances et leurs convictions à la prospérité de toute la population du pays. Les discussions du Conseil sont secrètes, et il ne doit en être fait aucun compte rendu, même pas privé. Si trois membres au moins de chacun des deux côtés sont d'accord sur une question quelconque, la conclusion en est publiée, mais seulement au nom du Conseil tout entier. Si l'un des membres n'est pas d'accord, il peut quitter le Conseil sans être pour cela délié de l'obligation du secret. Si l'une des communautés précitées, chargées d'élire les membres, n'est pas satisfaite d'une résolution du Conseil, elle peut remplacer son représentant par un autre. Bien que ce Conseil Secret n'ait pas d'attributions exactement déterminées, il peut faire que les différends s'aplanissent progressivement et peut constituer une représentation des intérêts communs du pays devant la Puissance Mandataire, s'élevant au-dessus de la politique mesquine au jour le jour.LA COMMUNAUTÉ JUIVE Discours prononcé à l'Hôtel Savoy à Londres, le 29 octobre 1930. Paru dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Mesdames et Messieurs, Il ne m'est pas facile de m'arracher à mon penchant vers une vie de calme méditation. Cependant je n'ai pas pu me dérober à l'appel des sociétés ORT et OZE [organisations caritatives juives], car c'est en même temps, pour ainsi dire, l'appel de notre peuple juif, durement opprimé, auquel je réponds. La situation de notre communauté juive disséminée sur la terre est également un baromètre du niveau moral dans le monde politique. En effet, que pourrait-il y avoir de plus caractéristique pour l'état de la morale politique et du sentiment de la justice que l'attitude des nations à l'égard d'une minorité sans défense dont la particularité consiste dans la conservation d'une antique tradition ?Ce baromètre est fort bas, à notre époque. Notre sort nous le fait éprouver douloureusement. Mais pour bas qu'il soit, ce niveau renforce ma conviction qu'il est de notre devoir de maintenir et de consolider cette communauté. La tradition du peuple juif comporte un effort vers la justice et doit rendre service aussi à la généralité des peuples dans le présent comme dans l'avenir. Dans les temps modernes, Spinoza et Karl Marx sont issus de cette tradition. Qui veut entretenir l'esprit en bon état doit aussi soigner le corps auquel l'esprit est lié. La société OZE rend service au corps de notre peuple au sens littéral du mot. En Europe Orientale, elle travaille sans se lasser au maintien du bon état physique de notre peuple, qui là-bas, est éprouvé économiquement d'une façon extraordinairement dure, pendant que la société ORT s'attache à alléger un dur préjudice social et économique dont 1e peuple juif souffre depuis le moyen âge. Du fait qu'à cette époque les professions directement productives nous ont été fermées, nous avons été comprimés dans les professions purement mercantiles. Dans les pays d'Orient, on ne peut venir effectivement en aide au peuple juif qu'en lui rendant le libre accès àde nouveaux domaines professionnels, pour lequel il lutte dans le monde entier. Tel est le problème difficile auquel la société ORT travaille avec succès. C'est à vous, congénères anglais, que l'on fait appel maintenant pour collaborer à cette grande oeuvre que des hommes admirables ont créée. Ces dernières années, et même, ces derniers jours nous ont valu une déception qui doit, vous autres précisément, vous toucher de près. Ne vous lamentez pas sur le sort, mais voyez dans ces événements un motif pour être et rester fidèles à la cause de la société juive. Je suis fermement convaincu qu'en agissant ainsi nous servons aussi, indirectement les objectifs généraux de l'humanité qui doivent toujours rester pour nous les plus élevés. Réfléchissez aussi que les difficultés et les obstacles sont une source précieuse de force et de santé pour toute communauté. La nôtre ne se serait pas maintenue pendant des milliers d'années si nous avions couché sur des lits de roses ; je suis fermement convaincu de cela. Mais il nous est accordé une consolation encore plus belle. Nos amis ne sont pas précisément nombreux, mais on compte parmi eux des hommes d'un esprit etd'un sentiment de justice fort élevés, qui ont donné comme mission à leur vie d'ennoblir la société humaine et de libérer les individus d'une oppression indigne. Nous sommes heureux et satisfaits d'avoir aujourd'hui parmi nous de tels hommes, n'appartenant pas au monde juif ; ils donnent à cette soirée mémorable une solennité particulière. Je suis heureux de voir devant moi Bernard Shaw et H. G. Wells, qui possèdent une conception de la vie vers laquelle je me sens tout particulièrement attiré. Vous, monsieur Shaw, vous êtes parvenu à mériter l'amour et l'admiration joyeuse des hommes, dans une voie qui a valu à d'autres les martyrs. Vous avez non seulement prêché la morale, mais même raillé ce qui paraissait inviolable à beaucoup. Seul, celui qui est né pour l'art peut faire ce que vous avez fait. De votre boîte magique vous avez tiré d'innombrables figurines qui ressemblent aux hommes, mais qui au lieu de chair et d'os sont faites d'esprit, de malice et de grâce et, cependant, dans une certaine mesure, elles ressemblent aux hommes plus que nous-mêmes et on oublie presque, que ce ne sont pas des créations, de la nature, mais des créations de Bernard Shaw. Vous faites danser cesgracieuses figurines dans un petit monde devant lequel les grâces montent la garde et ne laissent pénétrer aucun ressentiment. Quiconque a jeté un coup d'oeil sur ce monde en raccourci voit notre monde de la réalité, sous un jour nouveau ; il voit vos petites figures se fondre avec les hommes réels, en sorte que ceux-ci prennent subitement un aspect tout différent de celui qu'ils avaient auparavant. En tenant ainsi le miroir devant nous tous, vous avez agi sur nous en libérateur comme aucun de nos contemporains ne l'avait encore fait et vous avez enlevé à l'existence un peu de sa lourdeur terrestre. Nous vous en sommes tous reconnaissants de bon coeur et nous remercions le sort de nous avoir fait don, au milieu de pénibles maladies, d'un médecin des âmes et d'un libérateur. Je vous remercie personnellement des paroles inoubliables que vous avez adressées à mon homonyme supposé, qui me rend la vie singulièrement dure, bien que dans sa grandeur rigide et respectable il soit, au fond, un compagnon peu gênant. Mais, je m'adresse à mes congénères, l'existence et le sort de notre peuple dépendent moins de facteurs extérieurs que de notre devoir de nous en tenir fidèlement à ces traditions morales qui nous ont permisde résister pendant des milliers d'années, malgré les orages terribles qui nous ont assaillis. Au service de la vie, se sacrifier devient une grâce. A partir de 1920, en regardant la montée de l'anti-sémitisme en Allemagne après la Première Guerre mondiale, Einstein, qui jusque là avait montré peu d'intérêt pour les choses religieuses, devint un fervent supporter du mouvement sioniste. En 1921, il vint à New-York, avec le Professeur Chaim Weizmann, qui deviendra plus tard le premier président de l'État d'Israël, afin de récolter des fonds pour le Jewish National Fund et l'Université Hébraïque de Jérusalem (fondée en 1918). Toutefois, les trois premiers des discours qui suivent ont été prononcés durant sa troisième visite aux États-Unis en 1931-1932. (Sa seconde visite aux États-Unis a eu lieu en 1930). Le quatrième discours fut prononcé à Berlin de nombreuses années auparavant, en 1921, après son retour d'Amérique, alors que le cinquième, bien que plus récent, a été toutefois daté de son installation àPrinceton (1933). Tous furent publiés dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. I. Lorsqu'il y a dix ans, j'ai eu la joie de venir vers vous pour la première fois en faveur du développement de l'idée sioniste, tout reposait encore sur l'avenir. Aujourd'hui nous pouvons avec satisfaction regarder en arrière ; car, au cours de ces dix années, les forces unies du peuple juif, ont exécuté, en Palestine, bien davantage que nous n'avions osé l'espérer alors, une belle oeuvre de travail de construction couronnée d'un plein succès. Nous avons aussi surmonté la dure épreuve que les événements des dernières années nous ont imposée ; travail infatigable qui, soutenu par un objectif sublime, conduit lentement mais sûrement au succès. Les dernières déclarations du gouvernement anglais représentent un retour à une appréciation plus juste de notre cause : nous le reconnaissons avec gratitude. Mais nous ne devrons jamais oublier les leçons de cette crise : la création d'une coopération satisfaisante des Juifs et des Arabes n'est pas un problème anglais,c'est notre problème. Nous, c'est-à-dire Juifs et Arabes, nous devons nous entendre nous-mêmes sur les directions d'une vie en commun avantageuse, suffisantes pour les besoins des deux peuples. La solution équitable de cette mission, digne des deux peuples, représente pour nous un objectif non moins beau et important que l'avancement du travail de construction même. Réfléchissez à ceci : la Suisse représente un échelon plus élevé du développement étatiste que n'importe quel autre État national, précisément en raison du plus grand problème politique dont la solution a pour hypothèse la constitution stable d une communauté formée de plusieurs groupements nationaux. Il y a encore beaucoup à faire ; mais du moins une des choses que Herzl a vivement désirées est déjà accomplie : le travail pour la Palestine a aidé le peuple juif à réaliser une solidarité insoupçonnée et à obtenir cet optimisme dont tout organisme a besoin pour vivre sainement. C'est évident aujourd'hui pour tout esprit ouvert à la vérité. Ce que nous faisons pour l'oeuvre commune, nous ne l'exécutons pas seulement pour nos frères en Palestine, mais pour la santé et la dignité de tout lepeuple juif. II. Nous sommes réunis aujourd'hui pour remémorer une communauté vieille de plusieurs milliers d'années, pour nous remettre en mémoire son sort et ses problèmes. C'est une communauté de tradition morale, qui aux époques de détresse a toujours prouvé sa force et sa puissance vitales ; à toutes les époques, elle a donné naissance à des hommes qui ont incarné la conscience du monde occidental et ont été les défenseurs de la dignité humaine et de la justice. Tant que cette communauté nous tiendra au coeur, elle se perpétuera pour le salut de l'humanité, bien qu'elle ne possède pas une organisation fermée. Il y a quelques dizaines d'années, des hommes sensés, et au premier rang en particulier l'inoubliable Herzl, ont eu l'idée qu'un centre spirituel nous était indispensable pour maintenir, aux époques dé détresse, le sentiment de solidarité ; c'est ainsi qu'a grandi l'idée sioniste et que s'est développée l'oeuvre des colonies en Palestine ; nous avons pu assister au succès de sa réalisation, dumoins dans ses débuts prometteurs. J'ai pu constater avec joie et satisfaction que cette oeuvre a beaucoup contribué au bon état de santé du peuple juif qui, en tant que minorité parmi les nations, est exposé non seulement à des difficultés extérieures, mais encore à des dangers intérieurs à base psychologique. La crise que l'oeuvre de construction a eu à subir ces dernières années a pesé lourdement sur nos épaules et n'est pas encore maintenant complètement conjurée. Cependant les dernières nouvelles prouvent que le monde, et en particulier le gouvernement anglais, consent à reconnaître les facteurs de grande valeur qui interviennent dans notre effort en faveur de l'objectif sioniste. Adressons en cette minute une pensée de gratitude envers notre chef Weizmann qui a contribué au succès de la bonne cause avec tant de dévouement et de prudence. Les difficultés que nous avons traversées ont entraîné des conséquences bienfaisantes : elles nous ont montré à nouveau la solidité du lien qui unit le sort des Juifs de tous les pays. Mais la crise a aussi purifié notreposition vis-à-vis du problème de la Palestine, l'a libérée des scories d'une conception nationaliste. On a déclaré nettement que notre but n'est pas de créer une communauté politique, mais que notre objectif, conformément à la vieille tradition du judaïsme, est un objectif de culture, dans le sens le plus large du terme. Pour y arriver il faut que nous solutionnions noblement, sincèrement et dignement le problème de la vie en commun avec le peuple frère des Arabes. Ici nous avons l'occasion de montrer ce que nous avons appris dans les milliers d'années de notre dur passé. Si nous suivons le bon chemin, nous réussirons et nous donnerons un bel exemple aux autres peuples. Ce que nous faisons en Palestine, nous le faisons pour la dignité et le bon état de santé de tout le peuple juif. III. Je me réjouis de l'occasion qui m'est donnée d'adresser quelques mots à la jeunesse de ce pays, fidèle aux buts communs de la collectivité juive. Ne vous laissez pas décourager par les difficultés devantlesquelles nous nous trouvons en Palestine. Des événements de ce genre sont les épreuves inévitables de la force vitale de notre communauté. C'est à juste raison que l'on a critiqué certaines mesures et manifestations du gouvernement anglais ; mais nous ne devons pas nous contenter de cela, nous devons tirer la leçon des événements. Nous devons apporter grande attention à nos relations avec le peuple arabe. C'est en cultivant ces relations que nous serons en état d'empêcher qu'à l'avenir il se produise des tensions si dangereuses qu'elles puissent être considérées à tort comme une provocation à des actes hostiles. Nous pouvons fort bien y parvenir, parce que notre oeuvre de construction a été et doit être menée de telle manière qu'elle serve aussi les intérêts réels de la population arabe. Nous pourrons ainsi obtenir de ne plus nous trouver aussi fréquemment dans le cas, aussi désagréable pour les Arabes que pour les Juifs, de faire appel à la puissance mandataire comme arbitre. De cette manière, nous nous conformerons non pas seulement à une règle de sagesse, mais aussi à nos traditions sans lesquelles lacommunauté juive n'aurait ni sens, ni solidité. Car cette communauté n est pas une communauté politique et ne doit jamais le devenir ; elle repose exclusivement sur une tradition morale ; ce n'est que dans cette tradition qu'elle peut puiser de nouvelles forces et c'est uniquement sur elle que repose la justification de son existence. IV. Depuis deux mille ans, le bien commun du peuple juif n'a consisté qu'en son passé. Notre peuple, disséminé à travers le monde, n'avait de commun que sa tradition, soigneusement conservée. Sans doute des Juifs individuels ont créé de grandes valeurs de civilisation, mais le peuple juif dans son ensemble a paru ne plus avoir la force nécessaire pour réaliser de grandes productions collectives. Maintenant il n'en est plus de même. L'histoire nous a confié une grande et noble mission, sous forme de collaboration active à la construction de la Palestine. D'éminents congénères travaillent déjà de toutes leurs forces à la réalisation de ce but. Il nous est ainsi offert l'occasion de fonder des foyers que le peuple juif tout entier, peut considérercomme son oeuvre. Nous nourrissons l'espoir de créer en Palestine un domaine familial, de civilisation nationale distinctive, qui doit contribuer à éveiller le Proche-Orient à une nouvelle vie économique et intellectuelle. L'objectif que les chefs du sionisme ont devant eux n'a pas un caractère politique, mais, plutôt social et civilisateur. La communauté en Palestine doit se rapprocher de l'idéal social de nos devanciers, comme cela est inscrit dans la Bible, et en même temps devenir un établissement de vie intellectuelle moderne, un centre intellectuel pour les Juifs du monde entier. Dans cet ordre d'idées, la fondation d'une Université Juive à Jérusalem constitue un des buts les plus importants de l'organisation sioniste. Je me suis rendu ces derniers mois en Amérique pour aider à créer là-bas les bases matérielles de cette Université. Le succès de cet effort a été tout naturel. Grâce à l'activité inlassable des médecins juifs et à leur remarquable générosité, nous avons réussi à recueillir assez de moyens pour la création d'une Faculté de Médecine, et on a tout de suite commencé les travaux préparatoires à sa réalisation. D'après les résultatsacquis jusqu'à présent, je n'ai pas le moindre doute que l'on n'obtienne dans peu de temps les bases matérielles nécessaires pour les autres Facultés. Celle de Médecine doit tout d'abord être organisée en Institut de Recherches et agir en vue de l'assainissement du pays, chose fort importante pour l'oeuvre. L'instruction de plus grande envergure ne prendra de l'importance que plus tard. Comme il s'est déjà trouvé une série de savants capables, prêts à accepter une chaire à l'Université, la fondation d'une Faculté de Médecine parait complètement assurée. Je note encore qu'il a été établi pour l'Université un fonds particulier, complètement distinct du fonds général de l'oeuvre. Pour ce fonds particulier, on a, dans ces derniers mois, grâce à l'effort infatigable du professeur Weizmann et d'autres chefs sionistes d'Amérique, recueilli des sommes importantes provenant notamment de la grande générosité de la classe moyenne. Je conclus en adressant un appel chaleureux aux Juifs d'Allemagne ; malgré la dure situation économique actuelle, qu'ils contribuent, du meilleur de leurs forces, à la construction du foyer familial israélite en Palestine ! Il ne s'agit pas d'un acte de bienfaisance, mais d'une entreprise qui concerne tous les Juifs, et dont la réussite promet d'être pourtous une source de la plus noble satisfaction. V. Pour nous autres Juifs, la Palestine n'est pas une simple affaire de bienfaisance ou de colonisation, c'est un problème d'importance centrale pour le peuple juif. La Palestine n'est pas avant tout un refuge pour les Juifs d'Orient, c'est l'incarnation du sentiment national de communauté de tous les Juifs, se réveillant à nouveau. Est-il nécessaire, est-ce le moment d'éveiller et de renforcer ce sentiment de communauté ? A cette question, je crois devoir répondre par un oui sans conditions, non seulement par sentiment spontané, mais aussi pour des motifs basés sur la raison. Jetons un bref coup d'oeil sur le développement des Juifs allemands dans les cent dernières années. Il y a encore un siècle, nos devanciers, à de rares exceptions près, vivaient dans le ghetto ; ils étaient pauvres, privés de droits politiques, séparés des non-juifs par un rempart de traditions religieuses, d'usages extérieurs de l'existence, et de prescriptions limitatives légales, réduits dans leur développement intellectuel à leurpropre littérature ; le puissant mouvement qui depuis la Renaissance avait soulevé la vie intellectuelle européenne ne les avait atteints qu'à un degré relativement faible. Mais ces hommes, vivant modestement, auxquels on ne prêtait que peu d'attention, avaient un avantage essentiel sur nous : chacun d'eux appartenait par toutes les fibres de son coeur à une communauté, dans laquelle il se fondait, dans laquelle il se sentait compter comme un membre de pleine valeur, qui n'exigeait de lui rien qui fût en opposition avec sa manière de penser naturelle. Nos devanciers d'alors étaient passablement opprimés physiquement et intellectuellement, mais au point de vue social ils se trouvaient dans un équilibre moral enviable. Ensuite vint l'émancipation. Elle offrit soudainement à l'individu des possibilités de développement insoupçonnées ; les particuliers obtinrent rapidement des situations dans les couches sociales et économiques les plus élevées de la société. Ils s'étaient assimilés avidement les acquisitions souveraines que l'art et la science occidentales avaient créées. Ils participèrent avec une ardeur brûlante à leur développement en créant eux-mêmes des valeurs durables. Ce faisant, ilsadoptèrent les formes extérieures d'existence du monde non-juif, se détournèrent en proportion croissante de leurs propres traditions religieuses et sociales, acceptèrent des moeurs, des façons, des opinions n'ayant rien de juif. Il semblait qu'ils allaient se fondre totalement dans les peuples qui les hébergeaient, de beaucoup supérieurs numériquement, mieux organisés au point de vue de la culture et de la politique, en sorte qu'après quelques générations il ne resterait plus aucune trace visible du peuple juif. Une dissolution complète inévitable du peuple juif paraissait inévitable en Europe Centrale et Occidentale. Mais il en fut tout autrement. Il semble qu'il y ait des instincts de nationalités, différentes par la race, qui s'opposent à une fusion de cette nature. L'adaptation des Juifs à la langue, aux moeurs et même en partie aux formes religieuses des peuples européens au milieu desquels ils vivaient n'a pas pu parvenir à étouffer ce sentiment d'être des étrangers, qui sépare les Juifs de leurs hôtes européens. C'est sur ce sentiment spontané que repose, en dernier ressort, l'antisémitisme, et c'est pourquoi on ne peut pas faire disparaître celui-ci par des tracts, aussi bien intentionnés qu'ils soient.Les nationalités ne veulent pas se mélanger, mais désirent suivre leur voie propre. Il ne peut en résulter une situation satisfaisante que si elles se supportent et s'estiment réciproquement. Pour cela il est nécessaire, avant tout, que nous autres Juifs nous reprenions conscience de notre existence en tant que nationalité et que nous acquerrions de nouveau cette estime de nous-mêmes dont nous avons besoin pour une existence utile. Nous devons apprendre de nouveau à reconnaître de bon coeur nos ancêtres et notre histoire et entreprendre encore, comme peuple, les missions de civilisation propres à renforcer notre sentiment de communauté. Il ne suffit pas qu'à titre individuel nous participions au développement de l'humanité dans le domaine de la civilisation ; il faut aussi nous attaquer à des missions de cette nature que seuls les ensembles nationaux peuvent résoudre. C'est seulement ainsi que le judaïsme pourra se rétablir socialement. C'est en partant de ce point de vue que je vous demande de considérer le mouvement sioniste. L'histoire nous a confié aujourd'hui la mission de collaborer effectivement à l'organisation de notre paysd'origine au point de vue de la civilisation comme au point de vue économique. Des hommes enthousiastes et éminemment doués ont préparé le travail et beaucoup de nos éminents congénères sont prêts à se dévouer pleinement et entièrement à cette oeuvre. Puisse chacun de vous apprécier comme il convient l'importance de cette entreprise et collaborer à son succès de toutes ses forces ! Parmi les organisations sionistes, la " Palestine au travail " est celle dont l'action s'exerce le plus directement au profit de la classe la plus précieuse des hommes de là-bas, à savoir de ceux qui, du travail de leurs bras, transforment des déserts en colonies florissantes. Ces travailleurs sont une élite de volontaires de tout le peuple juif, une élite qui se compose d'hommes forts, conscients et désintéressés. Ce ne sont pas des manoeuvres sans instruction, qui vendent leur travail aux plus offrants ; ce sont des hommes libres, instruits, d'esprit éveillé, dont la luttepacifique avec une terre inculte agit au profit de tout le peuple juif, en partie directement, en partie indirectement. Alléger dans la mesure du possible leur rude existence, c'est sauver des existences humaines précieuses ; car la lutte des premiers colons sur un sol pas encore assaini est un début fort dur et dangereux et constitue un grand sacrifice personnel. Seul peut savoir combien cela est vrai celui qui a vu tout cela de ses propres yeux. Quiconque aide à améliorer l'outillage de ces travailleurs, fait avancer l'oeuvre en son point le plus efficace. Cette classe de travailleurs est aussi la seule en situation d'établir des relations saines avec le peuple arabe, la mission la plus politique du sionisme. En effet, les administrations vont et viennent, mais les relations humaines portent le coup décisif dans la vie des peuples. Par conséquent, tout appui donné à la " Palestine au travail " est en même temps la progression en Palestine d'une politique humaine et digne, une lutte efficace contre ces vagues de fond nationalistes égoïstes dont le monde politique en général, mais aussi, sur une échelle moindre, le petit monde politique de l'oeuvre de Palestine a aujourd'hui à souffrir.CONVALESCENCE JUIVE Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Je réponds bien volontiers à la demande de votre feuille d'adresser un appel aux Juifs de Hongrie en faveur de Keren Hajessod. Les grands ennemis de la conscience du peuple juif et de sa dignité sont la dégénérescence graisseuse, c'est-à-dire le manque de caractère, résultat de la richesse et du bien-être ainsi qu'une sorte de dépendance du monde non juif qui nous entoure et qui naît du relâchement de la communauté juive. Le meilleur, chez l'homme, ne peut prospérer que s'il est absorbé par une communauté : combien grand est alors le danger moral couru par le Juif qui a perdu toute relation avec le corps lui-même de son peuple et qui est considéré par la nation chez qui il habite comme un étranger ! Une pareille situation n'engendre que trop souvent un égoïsme triste et dédaigneux. Actuellement, l'oppression qui du dehors pèse sur lepeuple juif est particulièrement forte ; mais c'est précisément cette misère qui nous est salutaire. Il en est résulté une rénovation de la vie de communauté juive, dont la génération précédente n'aurait même pas pu rêver. Sous l'effet du sentiment de solidarité juif à nouveau éveillé, la mise en oeuvre de la colonisation de la Palestine, exécutée par des chefs dévoués et prudents, au milieu de difficultés paraissant insurmontables, a déjà conduit à de si beaux résultats, que je ne doute pas d'un succès durable. La valeur de cette oeuvre est inestimable pour les Juifs du monde entier. La Palestine sera un foyer de culture pour tous les Juifs, un refuge pour les plus opprimés, un champ d'action pour les meilleurs d'entre nous, un idéal qui nous unira, enfin un moyen de rétablissement spirituel pour les Juifs du monde entier. CHIRISTIANISME ET JUDAÏSME Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Si l'on dégage le judaïsme des prophètes et le christianisme, tel que Jésus-Christ l'a enseigné, de tous les accessoires ultérieurs, en particulier des prêtres, ilreste une doctrine qui serait en état de guérir l'humanité de toutes les maladies sociales. L'homme de bonne volonté a le devoir d'essayer fermement, dans son milieu, de rendre vivante cette doctrine d'humanité pure, autant qu'il est en son pouvoir. S'il fait cet effort sincèrement, sans se laisser pousser ni annihiler par ses contemporains, il peut s'estimer heureux, lui et sa communauté. LES IDÉALS JUIFS Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Le désir ardent de la connaissance pure, l'amour de la justice allant jusqu'à côtoyer le fanatisme, l'effort pour acquérir l'indépendance personnelle, tels sont les mobiles de la tradition du peuple juif, qui font que j'apprécie comme un don du sort le fait d'appartenir à ce peuple. Ceux-là qui, aujourd'hui, exercent leur fureur contre les idéals de la raison et de la liberté individuelle et veulent réaliser par des moyens de force brutale unesoumission stupide d'esclave à l'État, voient en nous, avec raison, des adversaires irréconciliables. L'histoire nous a imposé un dur combat mais tant que nous resterons les serviteurs dévoués de la vérité et de la liberté, nous ne continuerons pas seulement à exister comme le plus ancien des peuples vivants, mais, comme jusqu'à maintenant, nous créerons, grâce à un travail fécond, des valeurs qui contribueront à ennoblir l'humanité. LES JUIFS ONT-ILS UNE MANIÈRE SPÉCIALE DE VOIR LE MONDE ? Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. A mon avis, il n'existe pas, au sens philosophique, une manière juive de concevoir le monde. Le judaïsme me paraît concerner presque exclusivement la position morale dans la vie et pour la vie ; il me paraît être davantage l'essence de la conception de la vie qui existe dans le peuple juif que l'essence des lois inscrites dans la Thora et interprétées dans le Talmud. La Thora et le Talmud ne sont pour moi que les témoignages les plus importants du règne de la conception judaïque de la vieaux temps anciens. Les points essentiels de la conception judaïque de la vie me paraissent être les suivants : affirmation du droit à la vie pour toutes les créatures ; la vie de l'individu n'a de sens qu'au service de l'embellissement et de l'ennoblissement de l'existence de tous les êtres vivants ; la vie est sacrée, c'est-à-dire qu'elle est la valeur suprême de laquelle doivent dépendre toutes les évaluations morales ; la sanctification de la vie super-individuelle entraîne la vénération de tout ce qui tient l'esprit - trait particulièrement caractéristique de la tradition juive. Le judaïsme n'est pas une foi. Le Dieu d'Israël n'est qu'une négation de la superstition, le résultat imaginaire de la suppression de celle-ci. C'est aussi une tentative de fonder la loi morale sur la crainte, tentative peu glorieuse et regrettable. Cependant il me semble que, dans le peuple juif, la forte tradition morale s'est libérée de cette crainte dans une large mesure. Il est clair également que " servir Dieu " est devenu l'équivalent de " servir l'être vivant ". C'est en faveur de cette idée que les meilleurs du peuple juif, en particulier Jésus et les Prophètes, ont combattu inlassablement.Ainsi donc le judaïsme n'est pas une religion transcendante, il a seulement à s'occuper de la vie vécue, palpable pour ainsi dire, et de rien autre chose. Il me paraît par conséquent douteux qu'on puisse l'appeler une " religion " au sens courant du terme, puisqu'il n'est exigé du juif aucune foi, mais la sanctification de la vie dans le sens supra personnel. Mais il se trouve encore autre chose dans la tradition judaïque ; c'est ce qui apparaît si magnifiquement dans maints psaumes, une sorte d'ivresse joyeuse et d'étonnement en présence de la beauté et de la sublimité de ce monde, duquel l'homme ne peut d'ailleurs obtenir qu'un faible pressentiment. C'est justement le sentiment duquel aussi la véritable recherche tire sa force intellectuelle ; mais c'est lui aussi qui parait se manifester dans le chant des oiseaux. Ici la liaison avec l'idée de Dieu ne paraît que comme la simplicité d'un enfant. Mais ce que je viens de dire caractérise-t-il le judaïsme ? Cela existe-t-il quelque part ailleurs sous un autre nom ? A l'état pur il n'existe nulle part, pas même dans le judaïsme, où le culte exagéré de la lettreobscurcit la pure doctrine. Mais je vois cependant dans le judaïsme, une de ses réalisations les lus pures et les plus actives. Cela paraît vrai, surtout si l'on pense au principe de la sanctification de la vie. Il est caractéristique que dans le précepte de sanctification du Sabbat, les animaux soient expressément compris, tellement on a senti la nécessité d'avoir comme idéal la solidarité des êtres vivants. Le postulat de la solidarité de tous les hommes s'exprime encore bien plus énergiquement et ce n'est pas par hasard que les revendications socialistes ont émané pour la plus grande part des Juifs. Une petite phrase que Walther Rathenau m'a dite un jour au cours d'une conversation exprime fort bien combien la conscience de la sainteté de la vie est vivante dans le peuple juif. Quand un Juif dit qu'il va pour son plaisir à la chasse, il ment. On ne saurait exprimer plus simplement la conscience de la sainteté de la vie, telle qu'elle existe chez les Juifs. QUATRIÈME PARTIE : L'ALLEMAGNEPROFESSION DE FOI -- MARS 1933 Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Tant que j'en aurai la possibilité, je ne résiderai que dans un pays où régneront pour tous les citoyens la liberté politique, la tolérance et l'égalité devant la loi. Par liberté politique on entend la liberté de pouvoir exprimer verbalement et par écrit ses convictions politiques, par tolérance le respect de toute conviction chez un individu. Actuellement, ces conditions ne se trouvent pas remplies en Allemagne. On poursuit ceux qui ont particulièrement bien mérité de l'entente internationale et parmi eux certains des artistes qui tiennent la tête. De même que tout individu, tout organisme social peut devenir malade moralement, surtout aux époques où l'existence est dure. Généralement les nations ont raison de telles maladies. J'espère que l'Allemagne recouvrera bientôt la santé et qu'à l'avenir, des grands hommes comme Kant et Goethe ne seront pas seulementfêtés de temps à autre, mais que les principes qu'ils ont enseignés passeront dans la vie publique et dans la conscience générale. L'Académie des Sciences de Prusse a pris connaissance, par les journaux, avec indignation de la participation d'Albert Einstein aux campagnes menées en France et en Amérique, contre les soi-disant atrocités en Allemagne. Elle a aussitôt exigé de lui des explications. Entre temps, Einstein a donné sa démission de l'Académie en donnant comme raison qu'il ne peut plus servir l'État de Prusse sous le gouvernement actuel. Comme il est citoyen suisse, il parait aussi avoir l'intention de cesser d'être ressortissant prussien, qualité qu'il a obtenue en 1913 simplement en raison de son admission à l'Académiecomme membre ordinaire, pour en faire sa fonction principale. L'Académie des Sciences de Prusse ressent une impression d'autant plus pénible de la participation d'Einstein à l'agitation étrangère qu'elle et ses membres se sentent, depuis de longues années, des plus étroitement liés à l'État Prussien et, avec toute la réserve qui leur est rigoureusement imposée, soutiennent et conservent toujours dans les questions politiques l'idée nationale. Pour cette raison, l'Académie n'a aucune raison de regretter le départ d'Einstein. Pour l'Académie des Sciences de Prusse, (signé) Prof. Dr. Dr. Ernst Heymann. secrétaire perpétuel DÉCLARATION D'EINSTEIN À L'ACADÉMIE Le Coq, près d'Ostende, le 5 avril 1933. A l'Académie de Sciences de Prusse.J'ai appris d'une source tout à fait sûre, que l'Académie des Sciences a parlé, dans une déclaration officielle, d'une " participation d'Albert Einstein à la campagne menée en France et en Amérique contre les soi-disant atrocités allemandes ". Je déclare par la présente que je n'ai jamais participé à une campagne de ce genre, et je dois ajouter que je n'ai jamais vu nulle part, en général, de manifestation de cette nature. En tout et pour tout, on s'est contenté de reproduire et de commenter les dispositions et manifestations officielles des membres responsables du gouvernement allemand, ainsi que le programme concernant la ruine des juifs allemands dans le domaine économique. Les déclarations que j'ai remises à la presse visent ma démission de l'Académie et mon intention de renoncer à mes droits de citoyen prussien ; j'ai donné comme raison que je ne veux pas vivre dans un pays dans lequel il n'est pas assuré aux individus l'égalité des droits devant la loi, ainsi que la liberté de parole et d'enseignement. En outre, j'ai expliqué l'état actuel de l'Allemagnecomme un état d'aberration mentale des masses et j'ai dit aussi quelque chose sur les causes de cette maladie. Dans un écrit que j'ai remis, aux fins de propagande, à la Ligue internationale pour la lutte contre l'antisémitisme et qui n'était point du tout destiné à la presse, j'ai demandé à tous les gens sensés et restés encore fidèles aux idéals d'une civilisation menacée, de s'appliquer énergiquement à éviter que cette psychose des masses qui se manifeste d'une manière si terrible en Allemagne ne s'étende pas davantage. Il aurait été facile à l'Académie de se procurer le texte exact de mes déclarations avant de s'exprimer à mon égard comme elle l'a fait. La presse allemande a reproduit mes explications d'une façon tendancieuse, mais il n'est pas possible d'attendre autre chose d'une presse muselée comme elle l'est actuellement. Je me déclare responsable du moindre mot que j'ai publié. Mais, d'autre part j'attends de l'Académie, puisqu'elle s'est déjà associée à ma diffamation devant le public allemand, qu'elle porte ma déclaration à la connaissance de ses membres, ainsi que du public allemand devant lequel j'ai été calomnié.DEUX RÉPONSES DE L'ACADÉMIE DE PRUSSE Berlin, le 7 avril 1933. L'Académie des Sciences de Prusse à M. le professeur Albert Einstein, à Leiden, aux bons soins de M. le professeur Ehrenfest. Comme secrétaire actuellement en exercice de l'Académie de Prusse, je vous accuse réception de votre communication datée du 28 mars, par laquelle vous avez remis votre démission de membre de cette Académie. Dans la séance plénière du 30 mars 1933, l'Académie a pris connaissance de votre départ. Si l'Académie regrette très profondément ce dénouement, ce regret porte au fond sur le fait qu'un homme, de la plus haute valeur scientifique, à qui une longue activité parmi des Allemands, une longue participation à nos travaux auraient dû inculquer la manière d'être et de penser allemande, s'est rallié maintenant, à l'étranger, à un milieu qui s'emploie, certainement en partie par méconnaissance desconditions et des événements réels, à répandre de faux jugements et des soupçons sans fondement pour faire du tort à notre peuple allemand. D'un homme qui a pendant si longtemps appartenu à notre Académie, nous aurions assurément attendu que, sans tenir compte de sa propre position politique, il se fût mis du côté de ceux qui, dans les temps que nous traversons, ont défendu notre peuple contre la marée montante de la calomnie. Combien, dans ces temps de suspicions en partie monstrueuses, en partie risibles, votre témoignage en faveur du peuple allemand aurait précisément agi puissamment à l'étranger ! Qu'au lieu de cela, votre témoignage ait pu être utilisé par ceux-là mêmes qui, non content d'être les ennemis et les désapprobateurs du gouvernement allemand, sont aussi ceux du peuple allemand, cela a été vraiment pour nous une dure et douloureuse désillusion ; elle nous aurait, selon toute vraisemblance obligé à nous séparer de vous, même si votre démission ne nous était pas parvenue. Avec nos profonds respects. (signé) von FICKER.11 avril 1933. L'Académie des Sciences, fait observer que sa déclaration du 1er avril 1933 n'est pas fondée uniquement sur les dires des journaux allemands, mais principalement sur ceux des journaux étrangers, en particulier français et belges, auxquels M. Einstein n'a pas contredit ; de plus, elle a pris connaissance, entre autres, de la déclaration de ce dernier à la Ligue contre l'antisémitisme dont le texte littéral a été largement répandu et dans laquelle il s'attaque au retour de l'Allemagne à la barbarie des premiers âges. D'ailleurs l'Académie constate que M. Einstein, qui d'après sa propre déclaration n'a pris aucune part aux campagnes menées à l'étranger n'a rien fait non plus pour s'opposer aux diffamations et suspicions, comme, de l'avis de l'Académie, sa qualité de membre depuis de longues années lui en faisait un devoir. Au contraire, M. Einstein a fait, et cela à l'étranger, des déclarations dont devaient nécessairement tirer profit et abuser, à titre de déclarations d'un homme de réputation mondiale, tous les milieux qui se posent en ennemis et désapprobateurs non seulement du gouvernement allemand, mais du peuple allemand tout entier.Pour l'Académie des Sciences de Prusse, (signé) H. von Ficker, E. Heymann secrétaires perpétuels RÉPONSE D'ALBERT EINSTEIN Le Coq-Sur-Mer (Belgique), le 12 avril 1933. A l'Académie des Sciences de Prusse, Berlin. Je reçois votre lettre du 7 avril courant et je regrette extrêmement l'état d'esprit qu'elle révèle. En ce qui concerne les faits, je n'ai que ceci à répondre : Votre affirmation sur mon attitude n'est, au fond, qu'une autre forme de votre déclaration déjà publiée, dans laquelle vous m'avez accusé d'avoir participé à des campagnes mensongères contre le peuple allemand. J'ai déjà indiqué dans ma dernière lettre que cette affirmation était une calomnie. Vous avez fait, en outre, observer qu'un témoignage de ma part en faveur dupeuple allemand aurait eu une action puissante à l'étranger. A cela je dois répondre qu'un témoignage de la nature de celui que vous exigez de moi équivaudrait à une négation de toutes les idées de justice et de liberté en faveur desquelles j'ai lutté pendant toute ma vie. Un tel témoignage n'aurait pas été, comme vous le dites, un témoignage en faveur du peuple allemand ; au contraire, il n'aurait pu que favoriser ceux qui cherchent à écarter ces idées et ces principes qui ont valu au peuple allemand une place d'honneur dans la civilisation mondiale. Par un tel témoignage, dans les circonstances actuelles, j'aurais contribué, bien que seulement indirectement, à la dégradation des moeurs et à l'anéantissement de toutes les valeurs de culture actuelles. C'est justement pour cette raison que je me suis senti contraint de me séparer de l'Académie et votre lettre ne fait que me prouver combien j'ai eu raison de le faire. J'ai réfléchi sérieusement, à tous les points de vue, à cette demande extraordinairement importante, touchant plus d'une chose qui me tient à coeur. Le résultat de mes réflexions a été que je n'ai pas le droit de participer personnellement à cette manifestation si importante, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, je suis encore citoyen allemand, et ensecond lieu, je suis juif. En ce qui concerne le premier point, je dois ajouter que j'ai pris une part active au fonctionnement de certaines institutions allemandes et que j'ai toujours été traité en Allemagne en personne de confiance. Pour pénibles que soient mes regrets de voir des choses aussi vilaines se passer en Allemagne, et pour durement que je doive condamner les égarements terribles qui s'y produisent avec l'approbation du gouvernement actuel, je ne puis personnellement collaborer à une organisation qui émane de personnalités officielles d'un gouvernement étranger. Afin que vous puissiez porter un jugement concluant, je vous prie de vous représenter un citoyen français placé dans un cas analogue, c'est-à-dire mettant en oeuvre, avec d'éminents hommes d'État allemands, une protestation contre les agissements du gouvernement français. Bien que vous jugiez la protestation comme entièrement fondée de fait, vous considéreriez probablement la manière d'agir de votre concitoyen comme un acte de trahison. Lorsque Zola, au moment de l'affaire Dreyfus, s'est vu incité à quitter la France, il n'aurait certainement pas pris part à une protestation de personnalités officielles allemandes, bien qu'il l'eût, de fait, approuvée. Il se serait contenté de rougir pour ses compatriotes.En second lieu, cela donne incomparablement p1us de valeur à une protestation contre les injustices et les violences, si elle émane entièrement de personnalités dont la participation est exclusivement basée sur les sentiments d'humanité et d'amour de la justice. Ceci n'est pas le cas d'un homme comme moi, pour un Juif qui considère les autres Juifs comme ses frères. Pour lui, le tort qui est fait aux Juifs est comme un tort fait à lui-même. Il ne doit pas prendre parti lui-même dans une affaire où il est directement intéressé, mais attendre le jugement des personnes qui n'y ont aucun intérêt direct. Telles sont mes raisons. Mais je puis bien encore ajouter que j'ai toujours honoré et admiré le développement élevé du sentiment de la justice qui constitue un des plus beaux traits traditionnels du peuple français. CINQUIÈME PARTIE : CONTRIBUTIONS A LA SCIENCEPRINCIPES DE LA PHYSIQUE THÉORIQUE Discours de réception à l'Académie des Sciences de Prusse en 1914. Einstein devint membre de l'Académie prussienne en 1913. En 1933, après l'avènement du régime hitlérien, il démissionna de l'Académie. Paru dans Proceedings of the Prussian Academy of Sciences, 1914. Mes chers Collègues, Veuillez tout d'abord accepter mes profonds remerciements pour m'avoir procuré le plus grand bienfait que puisse recevoir un homme comme moi. En m'appelant à votre Académie, vous m'avez permis de me consacrer entièrement aux études scientifiques sans être entravé par l'agitation et les soucis d'une profession pratique. Je vous prie d'être convaincus de mes sentiments de gratitude et de l'assiduité de mes efforts, même si leurs fruits ne vous paraissent que médiocres. Permettez-moi d'ajouter, à ce propos, quelques remarques générales au sujet de la position que le domaine de mes travaux, la physique théorique, occupepar rapport à la physique expérimentale. Un mathématicien de mes amis me disait récemment, à moitié en plaisantant : " Certes, le mathématicien sait bien quelque chose, mais, il est vrai, précisément pas ce qu'on lui demande au moment donné. " Dans beaucoup de cas, le physicien théoricien consulté par le physicien expérimental se trouve dans une situation pareille. D'où vient ce manque caractéristique de capacité d'adaptation ? La méthode du théoricien a pour conséquence le besoin de prendre comme base des hypothèses générales, ce qu'on appelle les principes, desquels il peut déduire des conséquences. Son activité se divise donc en deux parties : il doit d'abord rechercher les principes, et ensuite développer les conséquences qui en découlent. Pour l'exécution de la seconde de ces missions, l'école le munit de l'outillage voulu. Si, par conséquent, la première de ses tâches est déjà résolue dans un certain domaine, ou pour un certain complexe de relations, il ne manquera pas de réussir, en y consacrant la persévérance et l'intelligence suffisantes. Mais la première partie, c'est-à-dire l'établissement des principes qui doivent servir de base à la déduction est d'un caractère tout différent. Ici il n'y a plus deméthode, systématique applicable, qui puisse s'apprendre et qui soit susceptible de conduire au but. Le chercheur doit plutôt, en écoutant les secrets de la nature, découvrir ces principes généraux en tâchant de formuler nettement les traits généraux qui relient les plus complexes des faits d'expérience. Ceci fait, il s'ensuit le développement des conséquences, qui livre souvent des relations insoupçonnées et celles-ci conduisent bien au-delà du domaine des faits pour lequel on a établi les principes. Mais tant que les principes qui peuvent servir de base à la déduction ne sont pas trouvés, le théoricien n'a rien à faire, de prime abord, des faits individuels de l'expérience : il n'est même pas en état d'entreprendre quelque chose avec des lois plus générales déterminées empiriquement ; son état de détresse à l'égard des résultats particuliers de la recherche empirique ne prendra fin que lorsque les principes qu'il peut utiliser comme base de ses déductions se seront ouverts à lui. C'est dans une situation de ce genre que se trouve actuellement la théorie à l'égard des lois du rayonnement thermique et du mouvement moléculaire aux basses températures. Il y a une quinzaine d'annéeson ne doutait pas encore qu'en se basant sur la mécanique de Galilée et de Newton appliquée aux mouvements moléculaires et sur la théorie du champ électromagnétique de Maxwell, on ne pût établir une représentation correcte des propriétés électriques, optiques et thermiques des corps. A ce moment Planck a montré que pour établir une loi de rayonnement thermique concordant avec l'expérience, il faut utiliser une méthode de calcul dont l'incompatibilité avec les principes de la mécanique classique devint de plus en plus évidente. Grâce à cette méthode, Planck a introduit notamment dans la physique ce qu'on a appelé l'hypothèse des quanta, qui depuis a été l'objet de vérifications brillantes. Avec cette hypothèse des quanta, il a renversé la mécanique classique, pour le cas où des masses suffisamment petites se déplacent avec des vitesses atteignant des valeurs assez faibles et des accélérations suffisamment grandes, en sorte qu'aujourd'hui nous ne pouvons plus considérer valables les lois du mouvement de Galilée et de Newton qu'en tant que lois limites. Cependant, malgré les efforts les plus tenaces des théoriciens, on n'a pas pu jusqu'à présent, parvenir à remplacer les principes de la mécanique par d'autres qui correspondent à la loi du rayonnement thermique de Planck, ou à l'hypothèse desquanta. Bien qu'il n'existe plus aucun doute que nous avons ramené la chaleur au mouvement moléculaire, nous devons avouer néanmoins aujourd'hui que nous nous trouvons devant les lois fondamentales de ce mouvement dans la même situation que les astronomes d'avant Newton devant les mouvements des planètes. Je viens de faire allusion à un ensemble de faits dans l'étude théorique desquels les principes font défaut. Il peut se présenter également le cas où des principes nettement formulés conduisent à des conséquences qui sortent totalement ou presque totalement des limites du domaine des faits actuellement accessibles à notre expérience. Il peut se faire, dans ce cas, qu'un travail de recherches empiriques de longues années soit nécessaire pour savoir si les principes correspondent à la théorie de la réalité. La théorie de la relativité nous en offre un exemple. L'analyse des idées fondamentales de temps et d'espace nous a montré que le théorème de la constance de la vitesse de la lumière dans le vide, qui se déduit de l'optique des corps en mouvement, ne nous contraint nullement à accepter la théorie d'un éther immobile. On est plutôt conduit à une théorie générale qui tientcompte de la circonstance que, dans les expériences exécutées sur la terre, nous ne notons jamais rien du mouvement de translation terrestre. On fait usage, en ce cas, du principe de relativité qui dit : les lois naturelles ne changent pas de forme, quand on passe du système de coordonnées initial (reconnu correct) à un nouveau, conçu comme animé d'un mouvement de translation uniforme par rapport à lui. Cette théorie a déjà reçu de l'expérience des vérifications notables et a conduit, en liaison avec les ensembles de faits apportés, à une simplification de la représentation théorique. Mais, d'autre part, au point de vue théorique, cette théorie ne donne pas entière satisfaction, parce que le principe de relativité ci-dessus formulé donne la préférence au mouvement uniforme. S'il est vrai qu'en partant du point de vue physique on ne peut attribuer un sens absolu au mouvement uniforme, la question de savoir si cette affirmation ne doit pas s'étendre également aux mouvements non uniformes se pose tout naturellement. Il a été prouvé que si l'on prend comme base le principe de relativité dans ce sens élargi, on obtient une extension bien caractérisée de la théorie de relativité et l'on est conduit ainsi à une théorie générale de la gravitation, renfermant la dynamique. Mais, pourle moment, il manque les faits qui nous permettraient de fournir la justification de l'introduction du principe de base. Nous avons établi que la physique inductive pose des questions à la physique déductive et réciproquement et que la réponse à ces questions exige la tentions de tous les efforts : puisse-t-on bientôt réussir, grâce à la collaboration, à obtenir des progrès définitifs. Quelle variété de construction présente le temple de la Science ! Combien différents sont les hommes qui le fréquentent, ainsi que les forces morales qui les y ont conduits ! Plus d'un s'occupe de science avec la joie de sentir ses facultés intellectuelles supérieures : pour lui la science est le sport qui lui convient, qui doit lui permettre de vivre d'une façon intense et de satisfaire son ambition. On y en trouve aussi beaucoup qui, uniquement dans un but utilitaire, veulent apporter ici leur offrande au bouillonnement du cerveau. Qu'un ange de Dieu vienne à passer et chasse du Temple les hommes appartenant à ces deux catégories, l'édifice serait vide d'une manière inquiétante s'il n'y restait encore des hommes d'autrefois et du temps présent : dans ce nombre compte notre Planck et c'est pour cela que nous l'aimons. Je sais bien que nous venons, ainsi d'un coeur léger, de chasser du Temple bien des hommes qui en ont bâtiune grande partie, peut-être la plus grande : pour beaucoup, la décision à prendre aurait probablement paru amère à notre ange du ciel. Mais une seule chose me parait certaine : s'il n'y avait eu que des hommes de la catégorie qu'on vient de chasser, le temple n'aurait pas pu s'élever, pas plus que des plantes grimpantes ne peuvent, à elles seules, faire croître une forêt. Vraiment, à ces hommes, une place quelconque de l'activité humaine suffit : ce seront les circonstances extérieures qui décideront s'ils seront ingénieurs, officiers, commerçants ou savants. Mais tournons maintenant nos regards vers ceux qui ont trouvé grâce devant l'ange : ici nous voyons, pour la plupart, des individus singuliers, fermés, isolés qui, malgré ces points communs, se ressemblent au fond moins entre eux que ceux qui ont été expulsés. Quelle est l'impulsion qui les a conduits au Temple ? La réponse n'est pas aisée et ne peut certainement pas s'appliquer identiquement à tous. Tout d'abord, avec Schopenhauer, je crois qu'un des mobiles les plus puissants qui poussent vers l'art et la science est le désir de s'évader de la vie de chaque jour avec sa grossièreté pénible et son vide désespérant, d'échapper aux chaînes des désirs individuels éternellement changeants ; il pousse les êtres aux cordes sensibles hors de l'existence personnelle, enles attirant vers le monde de la contemplation et à l'entendement objectifs ; ce mobile est comparable au désir ardent qui attire irrésistiblement les citadins hors de leur milieu bruyant et confus vers les régions paisibles des hautes montagnes, où le regard glisse au loin à travers le calme et la pureté de l'atmosphère et caresse de calmes contours qui paraissent créés pour l'éternité. Mais, à ce mobile, pour ainsi dire, négatif, s'en ajoute un autre, positif. L'homme cherche, d'une manière qui lui soit adéquate, à se façonner une image du monde, claire et simple, et à triompher ainsi du monde de l'existence en s'efforçant de le remplacer, dans une certaine mesure, par cette image. C'est ainsi qu'agissent, chacun à sa manière, le peintre, le poète, le philosophe spéculatif, le naturaliste. De cette image et de sa conformation, il fait le centre de gravité de sa vie sentimentale en vue d'y chercher le calme et la solidité qui lui échappent dans le cercle trop étroit de son existence personnelle et tourbillonnante. Parmi toutes ces images possibles du monde, quelle est la position occupée par celle que crée le physicien théoricien ? Cette image comporte les exigences les plussévères au sujet de la rigueur et de l'exactitude de représentation des rapports réciproques, comme, seule, l'utilisation du langage mathématique peut le procurer. Mais, en revanche, le physicien doit se résigner à cela d'autant plus catégoriquement qu'il est obligé de se contenter de représenter les phénomènes les plus simples de tous, ceux que l'on peut rendre abordables à nos sens, tandis que tous les phénomènes plus complexes ne peuvent pas être reconstitués par l'esprit humain avec cette précision et cet esprit de suite subtils et réclamés par le physicien théoricien. L'extrême netteté, clarté, certitude, ne s'obtiennent qu'aux dépens de l'intégralité. Mais quel attrait peut donc avoir le fait de saisir exactement une portion aussi petite de la nature, en laissant de côté, avec timidité et sans courage, tout ce qui est plus compliqué et plus délicat ? Le résultat d'un effort aussi résigné mérite-t-il ce nom plein de fierté, l' " Image du Monde " ? Oui ! je crois que ce nom est mérité, car les lois générales, qui servent de base aux constructions de la pensée du physicien théoricien, ont la prétention d'être valables pour tous les événements naturels. En se basant sur elles et en se servant exclusivement de déductions rigoureusement logiques on devrait parvenir à donnerune image exacte, c'est-à-dire une théorie des phénomènes naturels, y compris, ceux de la vie, si ce processus de déduction ne dépassait pas de loin la capacité du cerveau humain. Ce n'est donc pas entièrement et par principe que l'on renonce à l'intégralité de l'image physique du monde. La mission la plus haute du physicien est donc la recherche de ces lois élémentaires les plus générales, desquelles on part pour atteindre, par simple déduction, l'image du monde. Aucun chemin logique ne mène à ces lois élémentaires : seule, l'intuition s'appuyant sur le sentiment de l'expérience y conduit. Cette incertitude de la méthode à suivre pourrait faire croire qu'il serait possible d'établir à volonté un grand nombre de systèmes de physique théorique de valeur équivalente : en principe aussi, cette opinion est certainement fondée. Mais le développement de la question a montré que, de toutes les constructions imaginables, une seule, pour le moment, s'est manifestée comme absolument supérieure à toutes les autres. Aucun de ceux qui ont approfondi réellement le sujet ne saurait nier que le monde des observations détermine pratiquement, sans ambiguïté, le système théorique et que néanmoins aucune voie logique ne conduit des observations aux principes de lathéorie : c'est ce que Leibnitz a si heureusement appelé l'harmonie " préétablie ". C'est précisément de ne pas tenir suffisamment compte de cette circonstance que les physiciens ont fait un lourd reproche à maint théoricien de la connaissance. C'est là aussi que me paraissent se trouver les racines de la polémique d'il y a quelques années entre Mach et Planck. Le désir ardent d'une vision de cette harmonie " préétablie " est la source de la persévérance et de la patience inépuisables avec laquelle nous voyons Planck s'adonner aux problèmes les plus généraux de notre science sans se laisser détourner par des buts plus aisément saisissables et plus profitables. J'ai souvent entendu dire que des confrères attribuaient cette manière d'agir à une énergie et discipline extraordinaires ; je crois qu'ils ont tout à fait tort. L'état sentimental qui rend apte à de pareilles actions ressemble à celui des religieux ou des amants : l'effort journalier ne provient pas d'une préméditation ou d'un programme, mais d'un besoin immédiat. Je vois ici notre cher Planck qui rit en lui-même de l'usage enfantin que je fais de la lanterne de Diogène. Notre sympathie pour lui n'a pas besoin de s'appuyer sur des raisons fragiles. Puisse l'amour de la science embellirsa vie également à l'avenir et le conduire à la solution du problème actuellement le plus important de la physique qu'il a lui-même posé et qu'il a développé puissamment : puisse-t-il réussir à unir la théorie des quanta à l'électrodynamique et à la mécanique, en un système constituant logiquement un tout. QU'EST-CE QUE LA THÉORIE DE LA RELATIVITÉ ? Écrit à la demande de The London Times. Paru le 28 novembre 1919. Je réponds bien volontiers à la demande de votre collaborateur d'écrire pour le Times quelque chose sur la relativité. Car, après la rupture des relations internationales, auparavant actives, entre les savants, cette occasion est pour moi la bienvenue puisqu'elle me permet d'exprimer aux physiciens et astronomes anglais mes sentiments de joie et de reconnaissance. Selon les grandes et fières traditions du travail scientifique dans votre pays, des savants de premier ordre ont consacré beaucoup de temps et de peine, et vos instituts scientifiques ont mis en oeuvre de puissants moyensmatériels pour soumettre au contrôle la conséquence d'une théorie qui avait été mise au point et publiée dans le pays de vos ennemis pendant la guerre. Bien qu'il s'agisse, dans la recherche du champ de gravitation du soleil sur les rayons lumineux, d'une circonstance purement objective, j'ai le vif désir d'exprimer à mes confrères anglais ma gratitude personnelle pour leurs travaux, car sans eux il ne m'aurait peut-être plus été donné de voir la vérification de la conséquence la plus importante de ma théorie. En physique, on peut distinguer des théories de natures différentes. La plupart sont des théories constructives : au moyen d'un système de formules relativement simple placé à la base, elles cherchent à construire une image de phénomènes plus complexes. C'est ainsi que la théorie cinétique des gaz cherche à ramener les phénomènes mécaniques, thermiques et de diffusion à des mouvements de molécules, c'est-à-dire à construire en partant de l'hypothèse du mouvement moléculaire. Lorsqu'on dit qu'on a réussi à saisir un groupe de phénomènes naturels, cela signifie toujours que l'on a trouvé une théorie constructive qui embrasse les phénomènes en question.Mais à côté de cette classe importante de théories, il y en a une deuxième, que j'appellerai les théories à principes, qui, au lieu de la méthode synthétique, emploie la méthode analytique. Ici, le point de départ et la base ne sont pas constitués par des éléments de construction hypothétique, mais par des propriétés générales trouvées empiriquement, des phénomènes naturels, principes d'où découlent ensuite des critères mathématiquement formulés, auxquelles les phénomènes particuliers ou leurs images théoriques doivent satisfaire. C'est ainsi que la thermodynamique essaie, en partant de ce résultat général d'expérience que le mouvement perpétuel est impossible, de déterminer, par la voie analytique, les relations auxquelles les phénomènes particuliers doivent satisfaire. Les théories constructives possèdent, outre la capacité d'adaptation et l'évidence, l'avantage d'être complètes : l'avantage des théories de principe est la perfection et la sûreté des fondements. La théorie de la relativité appartient à la deuxième catégorie. Pour saisir son essence, on doit d'abord par conséquent apprendre à connaître les principes sur lesquels elle repose. Mais, avant de les examiner, jedois faire remarquer que la théorie de la relativité ressemble à un monument à deux étages, qui sont la théorie de relativité restreinte et celle de la relativité généralisée. La première, sur laquelle repose la seconde, concerne tous les phénomènes physiques à l'exception de la gravitation ; la théorie de la relativité généralisée donne la loi de la gravitation et les relations de celle-ci avec les autres forces naturelles. Depuis l'Antiquité grecque il est bien connu que pour décrire le mouvement d'un corps, il faut faire appel au mouvement d'un autre corps, auquel se rapporte le mouvement du premier. On rapporte le mouvement d'une voiture au sol, le mouvement d'une planète à la totalité des étoiles fixes visibles. En physique, les corps auxquels on rapporte, en ce qui concerne l'espace, les phénomènes, sont désignés sous le nom de systèmes de coordonnées. Par exemple, on ne peut formuler les lois de la mécanique de Galilée et de Newton, qu'en utilisant un système de coordonnées. Mais, pour que les lois de la mécanique soient valables, on ne peut pas choisir à volonté l'état de mouvement du système de coordonnées (il doit être sans rotation et sans accélération). Un système decoordonnées admissible en mécanique s'appelle " un système d'inertie ". Mais l'état de mouvement d'un système d'inertie n'est pas, selon la mécanique, déterminé sans ambiguïté par la nature. Il faut plutôt dire : un système de coordonnées qui se déplace en ligne droite et d'un mouvement uniforme par rapport à un système d'inertie est également un système d'inertie. Par " principe de relativité restreinte " on entend l'extension de la proposition ci-dessus à n'importe quel phénomène naturel : toute loi générale de la nature, valable pour un système de coordonnées K, doit être valable sans modifications pour un système de coordonnées K, animé d'un mouvement de translation uniforme par rapport à K. Le deuxième principe sur lequel repose la théorie de la relativité restreinte est " le principe de la constance de la vitesse de la lumière dans le vide ". Ce principe dit : la lumière a toujours, dans le vide, une vitesse de propagation déterminée (indépendante de l'état de mouvement et de la source lumineuse). La confiance que le physicien accorde à ce principe est due au succès de l'électrodynamique de Lorentz et Maxwell. Les deux principes ci-dessus sont puissamment étayéspar l'expérience, mais ne paraissent pas, logiquement, être compatibles. La théorie de la relativité restreinte est parvenue finalement à réaliser cette union logique en modifiant la cinématique, c'est-à-dire la doctrine des lois concernant l'espace et le temps (en partant du point de vue physique). Elle a montré ceci : dire que deux événements sont simultanés n'a de signification que par rapport à un système de coordonnées et il devint évident que la forme des mètres et la marche des horloges durent dépendre de leur état de mouvement par rapport au système de coordonnées. Mais l'ancienne physique, comprenant les lois de Galilée et de Newton, ne s'adaptait pas à cette cinématique relativiste dont il vient d'être question. De cette dernière, découlaient des conditions mathématiques générales auxquelles les lois naturelles devaient correspondre si les deux principes généraux en question étaient vrais. La physique devait s'adapter à ceux-ci. En particulier on est parvenu à une nouvelle loi du mouvement pour les points matériels (se déplaçant rapidement), qui s'est vérifiée parfaitement bien sur les particules chargées électriquement. Le résultat le plus important de la théorie de relativité restreinte visait les masses inertes d'un système decorps. Il a été montré que l'inertie d'un système doit dépendre de sa contenance en énergie, et l'on est parvenu pour ainsi dire à la conception que des masses inertes ne sont pas autre chose que de l'énergie latente. Le principe de la conservation de la masse a perdu son autonomie et s'est confondu avec celui de la conservation de l'énergie. La théorie de la relativité restreinte, qui n'était pas autre chose que le prolongement systématique de l'électrodynamique de Maxwell et Lorentz, a ouvert des voies nouvelles, en dépassant ses limites. L'indépendance des lois physiques par rapport à l'état de mouvement du système de coordonnées devait-elle se limiter aux mouvements uniformes de translation des systèmes de coordonnées les uns par rapport aux autres ? Qu'a donc à faire la nature avec les systèmes de coordonnées introduits par nous et leur état de mouvement ? Même s'il est nécessaire, pour décrire la nature, d'employer un système de coordonnées choisi à notre gré, le choix de son état de mouvement ne devait du moins subir aucune limitation, les lois devaient être absolument indépendantes de ce choix (principe de relativité généralisée). L'application de ce principe de relativité généralisée est facile à saisir par uneexpérience connue depuis longtemps, d'après laquelle la pesanteur et l'inertie d'un corps ont régies par la même constante (égalité des masses pesantes et inertes). Qu'on imagine par exemple un système de coordonnées animé d'un mouvement de rotation uniforme, relativement à un système d'inertie au sens de Newton. Les forces centrifuges qui interviennent, relatives à ce système, doivent être conçues, au sens de la doctrine de Newton, comme des effets de l'inertie. Mais ces forces centrifuges sont, exactement comme les forces de la pesanteur, proportionnelles à la masse des corps. Ne serait-il pas possible, dans des circonstances, de concevoir le système de coordonnées comme immobile et les forces centrifuges comme des forces de gravitation ? Il est aisé de le concevoir, mais la mécanique classique s'y oppose. Cette considération faite en passant nous laisse pressentir qu'une théorie de la relativité généralisée doit nous fournir les lois de gravitation, et la poursuite logique de l'idée a justifié cet espoir. Mais le chemin a été plus dur qu'on ne devait la croire parce qu'il exigeait l'abandon de la géométrie d'Euclide. Ce qui signifie les lois d'après lesquelles les corps solides doivent se disposer dans l'espace ne concordent pasexactement avec les lois spatiales que la géométrie euclidienne prescrit. C'est ce qu'on veut dire quand on parle de la " courbure de l'espace ". Les concepts fondamentaux, " la droite ", " le plan ", etc., perdent ainsi leur signification exacte en physique. Dans la théorie de la relativité généralisée, la doctrine de l'espace et du temps, la cinématique, ne joue plus le rôle d'un fondement indépendant du reste de la physique. La manière de se comporter des corps et la marche des horloges dépendent plutôt des champs de gravitation, qui eux-mêmes sont produits à leur tour par la matière. La nouvelle théorie de la gravitation s'écarte notablement, au point de vue des principes, de la théorie de Newton ; mais ses résultats pratiques concordent de si près avec ceux de cette théorie qu'il est difficile de trouver des preuves de différence qui soient accessibles à l'expérience. Voici celles qu'on a trouvées jusqu'à présent : 1° La rotation des ellipses des orbites planétaires autour du soleil (constatée chez Mercure) ;2° La courbure des rayons lumineux par les champs de gravitation (constatée par les photographies anglaises d'éclipses solaires) ; 3° Un déplacement vers le rouge des raies spectrales de la lumière que nous envoient les étoiles de masse importante. L'attrait principal de la théorie est qu'elle constitue un tout logique. Si une seule de ses conséquences se montrait inexacte, il faudrait l'abandonner ; toute modification paraît impossible sans ébranler tout l'édifice. Mais personne ne doit penser que la grande création de Newton peut réellement être évincée par cette théorie ou telle autre. Ses idées grandes et nettes conserveront toujours dans l'avenir leur importance éminente, et c'est sur elles que nous aurons fondé toutes nos spéculations modernes sur la nature du monde. Remarque : les observations de votre journal concernant ma personne et les circonstances de ma vie témoignent en partie de la joyeuse imagination de l'auteur de l'article. Voici encore une sorted'application du principe de relativité pour divertir le lecteur : que je sois aujourd'hui appelé en Allemagne " savant allemand " et en Angleterre " juif suisse ", il n'en est pas moins vrai que si j'étais un jour en situation d'être la " bête noire ", je serais inversement pour les Allemands un " juif suisse " et pour les Anglais un " savant allemand ". AU SUJET DE LA THÉORIE DE LA RELATIVITÉ Lecture faite au King's College de Londres en 1921. Parue dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Il m'est tout particulièrement agréable aujourd'hui de pouvoir parler dans la capitale du pays d'où sont parties, pour se répandre dans le monde, les idées fondamentales les plus importantes de la physique théorique. Je pense en disant cela, à la théorie du mouvement des masses et de la gravitation dont Newton nous a dotés, et à l'idée du champ électromagnétique grâce à laquelle Faraday et Maxwell ont donné une nouvelle base à la physique. On peut bien dire que lathéorie de la relativité a fourni une sorte de conclusion au monument sublime de la pensée qu'ont érigé Maxwell et Lorentz, en s'efforçant d'étendre la physique du champ à tous les phénomènes, la gravitation y comprise. Si je considère l'objet propre de la théorie de la relativité, je tiens à faire ressortir que cette théorie n'est pas d'origine spéculative, mais que sa découverte est due complètement et uniquement au désir d'adapter aussi bien que possible 1a théorie physique aux faits observés. Il ne s'agit nullement d'un acte révolutionnaire, mais de l'évolution naturelle d'une ligne suivie depuis des siècles. Ce n'est pas à la légère qu'on a abandonné certaines idées, considérées jusque-là comme fondamentales, sur l'espace, le temps et le mouvement ; cet abandon a été imposé uniquement par l'observation de certains faits. La loi de la constante de la vitesse de la lumière dans l'espace vide, corroborée par le développement de l'électrodynamique et de l'optique, jointe à l'égalité de droits de tous les systèmes d'inertie (principe de la relativité restreinte), si nettement mise en évidence en particulier par la célèbre expérience de Michelson, aconduit tout d'abord à l'idée que le concept de temps devait être relatif puisque chaque système d'inertie devait avoir son temps particulier. La progression de cette idée a fait ressortir qu'auparavant on n'avait pas considéré avec une netteté suffisante la relation réciproque entre les actes vécus immédiats d'une part, et les coordonnées et le temps de l'autre. De fait un des traits essentiels de la théorie de la relativité, c'est quelle s'est efforcée d'élaborer plus nettement les relations des concepts généraux avec les faits de l'expérience ; elle a maintenu le principe que la justification d'un concept physique repose exclusivement sur sa relation claire et univoque avec ces faits. D'après la théorie de la relativité restreinte, les coordonnées d'espace et le temps ont encore un caractère absolu dans la mesure où ils sont directement mesurables par des corps et des horloges rigides. Mais ils sont relatifs dans la mesure où ils dépendent de l'état de mouvement du système d'inertie choisi. Le continuum à quatre dimensions constitué par la réunion de l'espace et du temps comporte, d'après la théorie de la relativité restreinte, ce même caractère absolu que possédait, d'après la théorie antérieure, l'espace aussi bien que le temps, chacun séparément (Minkowski). Del'interprétation des coordonnées et du temps en tant que résultat de mesures, on tire ensuite l'influence du mouvement (relatif au système de coordonnées) sur la forme des corps et sur la marche des horloges, ainsi que l'équivalence de l'énergie et de la masse inerte. La théorie de la relativité généralisée doit sa création, en première ligne, à l'égalité numérique, constatée par l'expérience, de la masse inerte et de la masse pesante des corps, fait fondamental auquel la mécanique classique n'avait donné aucune interprétation. On parvient à cette interprétation en étendant le principe de relativité aux systèmes de coordonnées ayant une accélération relative les uns par rapport aux autres. L'introduction de systèmes de coordonnées possédant une accélération relative par rapport aux systèmes d'inertie conduit nécessairement à l'apparition de champs de gravitation relatifs à ces derniers. Il en résulte par conséquent que la théorie de relativité générale fondée sur l'égalité de l'inertie et de la pesanteur donne naissance à une théorie du champ de gravitation. L'introduction de systèmes de coordonnées animés d'un mouvement accéléré l'un par rapport à l'autre enqualité de systèmes de coordonnées équivalents, comme parait les rendre nécessaires l'identité de l'inertie et de la pesanteur, conduit, en liaison avec les résultats de la théorie de relativité restreinte, à la conséquence suivante : les lois spatiales des corps solides, en présence des champs de gravitation, ne répondent pas aux règles de la géométrie d'Euclide. On arrive à un résultat analogue en ce qui concerne la marche des horloges. De là résulte la nécessité d'une généralisation nouvelle de la théorie de l'espace et du temps, parce que, maintenant, l'interprétation directe des coordonnées de l'espace et du temps par des résultats de mesures exécutables au moyen de mètres et d'horloges ne tient plus. Cette généralisation de la métrique, qui, grâce aux travaux de Gauss et de Riemann, existait déjà dans un domaine purement mathématique, est basée essentiellement sur le fait que la métrique de la théorie de relativité restreinte pour les petits domaines peut prétendre être encore valable dans le cas général. L'évolution que nous venons d'exposer ôte aux coordonnées espace-temps toute réalité indépendante. Le réel métrique n'est donné, maintenant, que par la liaison de ces coordonnées avec ces grandeurs mathématiques qui décrivent le champ de gravitation.L'évolution dans le domaine de la pensée de la théorie de la relativité généralisée a une autre racine. Comme Ernst Mach l'a déjà fait ressortir expressément, il y a dans la théorie de Newton le point suivant, qui ne donne pas satisfaction. Si l'on considère le mouvement non pas au point de vue causal mais au point de vue purement descriptif, il n'y a pas d'autre mouvement que le mouvement relatif des choses les unes par rapport aux autres. Mais l'accélération qui apparaît dans les équations du mouvement de Newton n'est pas concevable en partant de l'idée du mouvement relatif ; elle a obligé Newton à imaginer un espace physique par rapport auquel devrait exister une accélération. Cette idée d'un espace absolu introduite ad hoc est, à vrai dire correcte logiquement, mais ne paraît pas satisfaisante. On a cherché par suite à modifier les équations de la mécanique de telle manière que l'inertie des corps soit ramenée à un mouvement relatif non pas par rapport à l'espace absolu, mais par rapport à la totalité des autres corps pondérables. Étant donné l'état des connaissances d'alors, sa tentative devait échouer. D'avoir posé ce problème parait tout à fait rationnel. Cette évolution de la pensée s'impose, vis-à-vis de lathéorie de la relativité générale, avec une intensité puissamment renforcée, car, d'après cette théorie, les propriétés physiques de l'espace sont influencées par la matière pondérable. Je suis convaincu que la théorie de la relativité, générale ne peut résoudre ce problème qu'en considérant le monde comme un espace fermé. Les résultats mathématiques de la théorie conduisent obligatoirement à cette conception, si l'on admet que la densité moyenne de la matière pondérable dans le monde possède une valeur finie, quoi que petite. On sait généralement que les courants liquides ont tendance, à se courber en lignes serpentines, au lieu de suivre la ligne de plus grande pente du terrain. En outre, c'est un fait bien connu des géographes que les cours d'eau de l'hémisphère Nord ont tendance à éroderde préférence leur rive droite, tandis que c'est le contraire pour l'hémisphère Sud (loi de Beer). Il existe de nombreux travaux de recherche qui ont essayé d'expliquer ces phénomènes et je ne suis pas certain que ce que je vais vous dire soit nouveau pour l'homme compétent ; de toute façon, certaines parties des considérations qui suivent sont connues. Cependant, comme je n'ai encore trouvé personne qui ait complètement expliqué les relations de cause à effet dans le phénomène en question, je crois bon de les présenter brièvement ici, en me plaçant purement au point de vue qualitatif. Tout d'abord, il est clair que l'érosion doit être d'autant plus forte que la vitesse du courant est plus grande par rapport, directement, à la rive considérée, c'est-à-dire que la chute de vitesse du courant jusqu'à zéro est plus rapide au point de la paroi liquide considéré. Ceci s'applique à tous les cas, que l'érosion soit due à un effet mécanique ou à des facteurs physico-chimiques (dissolution des corpuscules du terrain). Il faut donc porter notre attention sur les circonstances pouvant influencer la rapidité de perte de vitesse le long de la paroi.Dans les deux cas, le défaut de symétrie concernant la chute de vitesse à examiner repose indirectement sur la formation d'un phénomène de circulation, sur lequel nous porterons tout d'abord notre attention. Je commencerai par une petite expérience, que chacun peut reproduire aisément. Prenons une tasse à fond plat contenant une infusion de thé avec quelques petits brins de thé au fond ; ces brins reposent sur le fond parce qu'ils sont un peu plus denses que le liquide. Donnons au liquide, avec une cuillère, un mouvement de rotation : nous verrons aussitôt les petites feuilles de thé se rassembler au centre du fond de la tasse. Voici comment cela s'explique : la rotation du liquide donne naissance à une force centrifuge qui agit sur lui. Si le liquide tournait comme un corps rigide, cette force ne provoquerait, par elle-même, aucune modification du courant liquide ; mais dans le voisinage de la paroi de la tasse, le liquide se trouve retenu par le frottement, en sorte que, dans cette région, il tourne avec une vitesse angulaire moindre que celle dont il est animé en d'autres points, situés plus à l'intérieur. En particulier la vitesse angulaire du mouvement de rotation et par suite la force centrifuge dans le voisinage du fond est pluspetite que dans les régions au-dessus. Ceci aura pour conséquence qu'il s'établira une circulation du liquide du type représenté figure 1 et que cette circulation ira croissant jusqu'à ce que, sous l'effet du frottement de la paroi du fond, elle devienne stationnaire. Les brins de thé, entraînés par le mouvement de circulation vers le centre du fond de la tasse, servent à démonter ce mouvement. Il en est de même dans un cours d'eau présentant une courbure (figure 2). Dans toutes les sections du cours d'eau où le courant se trouve courber, une force centrifuge entre en action dans le sens de l'extérieur de la courbure (de A vers B). Mais cette force est plus petite dans le voisinage du fond où la vitesse de l'eau est réduite par le frottement que plus haut ; il en résulte un mouvement circulatoire de la nature de celui indiqué sur la figure. Mais là où ne se trouve aucune courbure du cours d'eau, il se forme aussi, sous l'influence du mouvement de rotation de la terre, un mouvement circulatoire analogue à celui de la figure 2, mais de plus faible importance. La rotation terrestre exerce une force de Coriolis dirigée perpendiculairement à la direction du courant, dont la composante horizontale dirigée vers la droite est égale à 2 g v sin j par unitéde masse liquide, g étant la vitesse du courant, v la vitesse de rotation de la terre et j la latitude géographique. Comme le frottement du fond diminue cette force d'autant qu'on se rapproche de ce dernier, cette force produit aussi un mouvement circulatoire de la nature de celui représenté figure 2. Après ces considérations préliminaires, revenons à la question de répartition de la vitesse dans la section du cours d'eau, qui détermine l'érosion. Dans ce but, il nous faut d'abord nous représenter comment la répartition de vitesse (turbulence) arrive à s'établir dans un courant et à s'y maintenir. Si l'eau calme d'un courant était subitement mise en mouvement par l'intervention d'une impulsion dynamique accélératrice et uniformément répartie, la répartition de la vitesse sur l'étendue de la section commencerait par être uniforme. Ce ne serait que peu à peu sous l'action de frottement de la paroi que naîtrait une nouvelle répartition allant en augmentant progressivement depuis les parois jusque vers l'intérieur de la section du courant. La perturbation de la répartition stationnaire (grossièrement, en moyenne) de vitesse sur la section ne peut s'installer de nouveau que lentement. Voici comme l'hydrodynamique représente le phénomène del'installation de cette répartition stationnaire de vitesse. Avec la répartition méthodique du courant (courant potentiel), tous les filaments tourbillonnants sont concentrés le long de la paroi. Ils se détachent et se déplacent lentement vers l'intérieur de la section du filet liquide, en se répartissant sur une couche d'épaisseur croissante. De ce fait, la décroissance de vitesse le long de la paroi diminue lentement. Sous l'action du frottement intérieur du liquide, les filaments tourbillonnants à l'intérieur de la section du filet liquide s'évanouissent lentement et sont remplacés par d'autres qui se forment de nouveau le long de la paroi. Il s'établit ainsi une répartition de vitesse quasi stationnaire. Ce qui est essentiel pour nous, c'est que le raccordement de l'état de répartition de vitesse à l'état de répartition stationnaire soit un phénomène lent. C'est là-dessus que repose le fait que des causes relativement minimes, mais agissant constamment, peuvent influencer dans une mesure déjà considérable la répartition de la vitesse sur l'étendue de la section. Examinons maintenant quelle sorte d'influence le mouvement circulatoire représenté figure 2, provoqué par une courbure du cours d'eau ou par la force deCoriolis, doit exercer sur la répartition de la vitesse de la section liquide. Les particules liquides se mouvant le plus rapidement s'écarteront davantage des parois et par conséquent se trouveront dans la partie supérieure au-dessus du centre du fond ; ces parties liquides les plus rapides sont poussées par le mouvement circulatoire vers la paroi de droite, tandis qu'inversement la paroi de gauche reçoit de l'eau provenant de la région du fond et animée d'une vitesse relativement faible. C'est pour cela que l'érosion doit être plus forte sur le côté droit (cas de la figure 2) que sur le côté gauche. Il faut bien comprendre que cette explication repose essentiellement sur ceci : le mouvement circulatoire lent de l'eau exerce une influence importante sur la répartition de vitesse, parce que le phénomène du rétablissement d'équilibre qui s'oppose à cette conséquence du mouvement circulatoire est un phénomène lent, dû au frottement intérieur. Nous avons ainsi établi la cause de la formation des méandres. Mais il y a aussi certaines particularités qui s'expliquent sans peine. L'érosion doit être relativement grande non seulement sur la paroi de droite mais aussi sur la partie droite du fond, en sorte qu'un profil de la forme indiquée figure 3 a tendance à se former.En outre l'eau en surface est fournie par la paroi de gauche et par conséquent se meut moins rapidement (surtout du côté gauche) que l'eau des couches inférieures ; ce fait a été effectivement observé. De plus, il faut considérer que le mouvement circulatoire possède de l'inertie ; par suite, la circulation n'atteindra son maximum qu'en arrière du point de plus grande courbure, et naturellement aussi le défaut de symétrie de l'érosion. Il doit donc se produire, dans la marche de la formation de l'érosion, une précession des ondes des méandres dans le sens du courant. Enfin, le mouvement circulatoire sera supprimé par le frottement d'autant plus lentement que la section liquide sera plus grande et, par conséquent, l'onde des méandres croîtra avec cette section. LA MÉCANIQUE DE NEWTON ET SON INFLUENCE SUR L'ÉVOLUTION DE LA PHYSIQUE THÉORIQUE A l'occasion du deux-centième anniversaire de la mort d'Isaac Newton. Paru dans le volume 15 du périodiqueallemand Die Naturwissenschaften en 1927. Il y a ces jours-ci deux cents ans que Newton a fermé les yeux. Il nous faut donc évoquer la mémoire de cet esprit lumineux : comme ne l'a jamais fait aucun autre avant ou après lui, il a montré le chemin à la pensée, à l'étude et à la formation pratique de l'Occident. Il n'a pas été seulement le créateur génial de méthodes directrices particulières, il a aussi dominé d'une manière unique les éléments empiriques connus de son temps et son esprit s'est montré étonnamment ingénieux dans le détail, dans le domaine de l'argumentation mathématique et physique. Pour toutes ces raisons il est digne de notre haute vénération. Mais cette noble figure a encore plus d'importance que celle qui tient à sa propre maîtrise, du fait que le sort l'a placée à un tournant du développement de l'esprit humain. Pour nous en rendre compte nettement, nous devons nous représenter qu'il n'existait, avant Newton, aucun système bien défini de causalité physique qui pût reproduire les traits plus profonds du monde de l'expérience. Sans doute les grands matérialistes de l'Antiquité grecque avaient exigé que tous les faits concernant lamatière devaient se ramener à une suite, rigoureusement réglée par des lois, de mouvements d'atomes, sans aucune intervention, en tant que cause indépendante, de la volonté d'êtres vivants. Sans doute Descartes avait repris à sa manière ce postulat. Mais celui-ci restait à l'état de désir audacieux, d'idéal problématique d'une école philosophique. Il n'existait pas, avant Newton, de résultats fondés sur des faits, qui auraient pu s'appuyer sur la confiance en l'existence d'une causalité physique parfaite. Le but poursuivi par Newton a été de répondre à la question suivante : y a-t-il une règle simple d'après laquelle on peut calculer intégralement le mouvement des corps célestes de notre système planétaire, si l'état de mouvement de tous ces corps à un moment donné est connu ? On se trouvait en présence des lois empiriques de Kepler sur le mouvement planétaire, tirées des observations de Tycho-Brahé qui exigeaient une explication. [Chacun sait aujourd'hui le travail de bénédictin qui a été nécessaire pour déduire ces lois des courbes d'orbites déterminées empiriquement; mais fort peu se rendent compte de la méthode géniale suivant laquelle Kepler a déterminé les orbites réelles d'après les directions apparentes, c'est-à-dire observées de laterre.] Sans doute ces lois répondaient complètement à la question de savoir comment les planètes se meuvent autour du soleil (forme elliptique de l'orbite, égalité des aires balayées dans des temps égaux, relation entre les demis grands axes et les durées de parcours). Mais ces règles ne satisfont pas à la condition nécessaire de causalité. Elles sont trois, logiquement indépendantes l'une de l'autre, qui permettent de constater le défaut de toute corrélation interne. La troisième loi ne peut pas s'appliquer, d'emblée, numériquement, à tout autre corps central que le soleil (il n'existe, par exemple, aucune relation entre la durée de parcours d'une planète autour du soleil et celle d'un satellite autour de sa planète). Mais le point le plus important, le voici : ces lois se rapportent au mouvement en tant qu'ensemble, et non pas à la manière suivant laquelle l'état de mouvement d'un système à un moment donné découle de l'état du mouvement qui l'a précédé immédiatement : dans notre langage moderne, nous dirons que ce sont des lois intégrales et non pas des lois différentielles. La loi différentielle est cette forme qui, seule, satisfait pleinement à la condition de causalité du physicien moderne. Avoir eu la conception nette de la loi différentielle, tel est un des plus grands actes del'entendement qu'a réalisés Newton. Pour cela, non seulement l'intervention de la pensée était nécessaire, mais il fallait aussi pouvoir disposer d'un mode mathématique de formules, qui existait, il est vrai, dans les rudiments, mais qui devait recevoir une forme systématique ; Newton a trouvé également cette forme dans le calcul différentiel et le calcul intégral. On peut, à propos, laisser sans la discuter la question de savoir si Leibnitz est arrivé à ces mêmes procédés mathématiques indépendamment de Newton, ou non : en tout cas, ils étaient pour ce dernier une nécessité car eux seuls pouvaient donner à la pensée de Newton un moyen d'expression. Galilée avait déjà fait un pas important sur la voie de la connaissance de la loi du mouvement. C'est lui qui a trouvé la loi d'inertie et celle de la chute libre des corps dans le champ de gravitation de la terre : une masse (plus exactement, un point matériel), non influencée par d'autres masses, se meut en ligne droite et d'un mouvement uniforme ; dans le champ de la pesanteur, la vitesse verticale d'un corps libre croît proportionnellement au temps. Aujourd'hui, il peut nous sembler que des connaissances de Galilée à la loi du mouvement de Newton on n'a progressé que bienpeu. Il faut cependant remarquer que les deux propositions ci-dessus concernent, d'après leur forme, le mouvement d'un ensemble, tandis que la loi du mouvement de Newton donne une réponse à la question suivante : comment se manifeste l'état de mouvement d'un point matériel, dans un temps infiniment court, sous l'influence d'une force extérieure ? C'est seulement en passant à l'observation du phénomène pendant un temps infiniment court (loi différentielle) que Newton est parvenu à établir des formules s'appliquant à des mouvements quelconques. L'idée de force, il l'emprunte à la statique qui était déjà bien développée. Il ne peut établir la liaison de la force et de l'accélération qu'en introduisant le nouveau concept de masse, qui, on peut le dire, d'une manière curieuse est étayé d'une définition qui ne l'est que d'apparence. Aujourd'hui, nous sommes tellement accoutumés à la formation d'idées qui correspondent à des quotients différentiels que nous ne pouvons plus évaluer quelle forte puissance d'abstraction il a fallu pour parvenir, par une double dérivation, à la loi différentielle générale du mouvement et en outre fallait-il encore inventer le concept de masse. Mais cela ne suffisait nullement pour obtenir une loicausale des phénomènes de mouvement. Car l'équation du mouvement ne déterminait le mouvement que lorsque la force était donnée. Newton avait bien eu l'idée, probablement incité par les lois du mouvement des planètes, que la force agissant sur une masse est déterminée par la position de toutes les masses se trouvant à une distance suffisamment petite de la masse en question. C'est seulement quand cette relation fut connue, que l'on eut une conception causale complète des phénomènes de mouvement. Tout le monde sait comment Newton, en partant des lois du mouvement planétaire de Kepler, a résolu la tâche pour la gravitation et a ainsi découvert l'identité des forces motrices agissant sur les astres et de la pesanteur. C'est uniquement l'association de la loi de mouvement et de loi d'attraction qui constitue cet admirable monument de la pensée, lequel permet de calculer, en partant de l'état d'un système régnant à un instant donné, les états antérieurs et postérieurs, pour autant que les phénomènes ont lieu uniquement sous l'effet des forces de gravitation. Ce qui fait que le système newtonien constitue un système logique et harmonieux, c'est que toutes les causes d'accélération des masses d'un système agissent seulement sur ces masses elles-mêmes.S'appuyant sur la base qui vient d'être esquissée, Newton est parvenu à expliquer les mouvements des planètes, des satellites, des comètes jusque dans les plus minces détails ainsi que le flux et le reflux, le mouvement de précession de la terre, tout un travail de déduction d'une grandeur unique. Ce qui dû aussi produire un effet admirable, c'était la constatation que la cause des mouvements des corps célestes est identique à la pesanteur, ce phénomène si familier dont nous faisons l'expérience journalière. L'importance des travaux de Newton n'a pas résidé seulement dans le fait d'avoir créé une base utilisable et logiquement satisfaisante pour la mécanique proprement dite, mais ils ont constitué jusqu'à la fin du XIXe siècle le programme de tout savant s'occupant de recherches dans le domaine de la physique théorique. Tout événement d'ordre physique devait être ramené aux masses, qui sont soumises à la loi du mouvement de Newton. Seule, la loi des forces devait être développée, adaptée au genre des faits. Newton lui-même a essayé de faire une application de ce programme à l'optique, quand il a supposé que la lumière était composée de corpuscules inertes. La théorie de l'optique ondulatoire s'est servie aussi de la loi du mouvement de Newton,après que celle-ci, a été appliquée à des masses distribuées d'une manière continue. C'est uniquement sur les équations du mouvement de Newton que s'est appuyée la théorie cinétique de la chaleur, qui non seulement a préparé les esprits à la connaissance de la loi de la conservation de l'énergie, mais a aussi fourni une théorie des gaz qui a été vérifiée dans ses moindres points, ainsi qu'une conception approfondie de la nature du deuxième principe de la thermodynamique. La théorie de l'électricité et du magnétisme s'est également développée, dans les temps modernes, entièrement sous la direction des idées fondamentales newtoniennes (substance électrique et magnétique, forces agissant à distance). Et même le changement radical apporté par Faraday et Maxwell à l'électrodynamique et à l'optique, qui a constitué le premier grand progrès de principe des bases de la physique théorique depuis Newton s'est accompli encore totalement sous la direction des idées de Newton. Maxwell, Boltzmann, lord Kelvin ne se sont pas lassés de rapporter les champs électromagnétiques et leurs actions dynamiques réciproques à des phénomènes mécaniques de masses hypothétiques réparties d'une manière continuent. Mais, sous l'influence de la stérilité, ou du moins du manque de fécondité, de ces efforts, il s'est produitprogressivement, depuis la fin du XIXe siècle, un revirement des manières de voir fondamentales ; la physique théorique est sortie du cadre newtonien qui pendant près de deux siècles avait servi de guide intellectuel à la science et lui avait fourni un long appui. Les principes fondamentaux de Newton étaient si satisfaisants au point de vue de la logique que les faits d'expérience durent donner l'impulsion vers un nouvel essor. Avant de traiter cette question, je dois souligner que Newton lui-même connaissait les côtés faibles inhérents à son monument de la pensée mieux que les générations de savants qui l'ont suivi ; cette circonstance m'a toujours rempli d'admiration et de vénération, c'est pourquoi je voudrais m'étendre quelque peu là-dessus. I. Bien qu'on remarque partout les efforts de Newton pour présenter son système comme nécessairement conditionné par l'expérience et pour y introduire le moins possible de concepts qui ne puissent se rapporter directement aux objets de l'expérience, il a néanmoins posé le principe de l'espace et du temps absolus. On lui en a fait souvent, de notre temps, un reproche. Mais, précisément sur ce point, Newton estparticulièrement conséquent avec lui-même. Il avait reconnu que les grandeurs géométriques observables (distances des points matériels entre eux) et leur course dans le temps ne caractérisent pas complètement les mouvements au point de vue physique. Il prouve cette déduction par la célèbre expérience du seau. Il existe, par conséquent, en dehors des masses et de leurs distances variables dans le temps, encore quelque chose qui est déterminant pour les événements : ce " quelque chose " il le conçoit comme le rapport à " l'espace absolu ". Il reconnaît que l'espace doit posséder une sorte de réalité physique, si ses lois de mouvement doivent avoir un sens, une réalité de la même nature que les points matériels et leurs distances. Cette connaissance nette démontre également la sagesse de Newton et l'existence d'un côté faible de sa théorie ; car la construction logique de celle-ci serait certainement plus satisfaisante sans ce concept vague : dans ce cas, on ne trouverait dans la loi que des objets (points matériels, distances) dont la relation avec les perceptions est parfaitement nette. II. L'introduction de forces directes, agissant à distance instantanément, pour représenter les effets degravitation, ne correspond pas au caractère de la plupart des phénomènes qui nous sont connus par l'expérience de chaque jour. A cette objection Newton répond en indiquant que sa loi de l'action réciproque de la pesanteur n'est pas destinée à être une explication définitive, mais une règle induite de l'expérience. III. La théorie de Newton n'a fourni aucune explication du fait extrêmement remarquable que poids et inertie d'un corps sont déterminés par la même grandeur (la masse). La singularité de ce fait n'a pas non plus échappé à Newton. Aucun de ces trois points ne constitue une objection logique contre, la théorie : ce ne sont, dans une certaine mesure, que des désirs non satisfaits de l'esprit scientifique luttant pour pénétrer totalement et dans un concept unitaire les faits de la nature. La théorie du mouvement de Newton, prise comme programme de toute la physique théorique, a reçu son premier ébranlement de la théorie de l'électricité de Maxwell. On a constaté que les actions réciproques exercées entre les corps par des corps électriques et magnétiques ne se font pas par des forces agissant àdistance instantanément, mais sont le fait de phénomènes qui se transportent dans l'espace à une vitesse déterminée. Il s'est établi, à côté du point matériel et de son mouvement d'après la conception de Faraday, une nouvelle sorte d'objets physiques réels, à savoir le " champ ". On a d'abord cherché à concevoir ce nouveau concept, en s'appuyant sur les conceptions mécaniques, comme un état (de mouvement ou de contrainte) mécanique d'un milieu hypothétique (l'éther) qui remplirait l'espace. Mais comme, en dépit d'efforts persévérants, cette interprétation mécanique n'a pu aboutir, on s'est habitué peu à peu à concevoir le " champ électromagnétique " comme la dernière clef de voûte irréductible de la réalité physique. Nous sommes redevables à H. Hertz d'avoir dégagé, en connaissance de cause, l'idée de champ de tout accessoire tiré du fond des concepts de la mécanique, à H. A. Lorentz de l'avoir dégagée d'un support matériel ; d'après cette dernière idée ne figurait plus, comme support du champ, que l'espace vide de la physique (ou éther) qui, déjà dans la mécanique de Newton, n'avait pas été dépouillé de toutes fonctions physiques. Une fois cette évolution terminée, personne ne crut plus aux forces directes instantanées agissant à distance, pas même dans le domaine de la gravitation, bien qu'aucune théorie duchamp de cette dernière n'eût été indiscutablement tracée, par manque de faits suffisants connus. Le développement de la théorie du champ électromagnétique fit également, après l'abandon de l'hypothèse des forces à distance de Newton, qu'on essaya d'expliquer par l'électromagnétisme la loi newtonienne du mouvement ou de la remplacer par une loi plus exacte, basée sur la théorie du champ. Même si ces tentatives n'obtinrent pas un succès complet, les idées fondamentales de la mécanique cessèrent d'être considérées comme la pierre fondamentale de la construction de l'image du monde physique. La théorie de Lorentz-Maxwell conduisit nécessairement à la théorie de la relativité restreinte qui, pour abolir l'idée de simultanéité absolue, exclut l'existence des forces agissant à distance. D'après cette théorie, la masse n'est pas une grandeur immuable, mais elle dépend de la teneur en énergie (et même lui est équivalente). Elle a montré que la loi du mouvement de Newton ne doit être conçue que comme une loi limite applicable aux petites vitesses et a mis à sa place une nouvelle loi du mouvement dans laquelle la vitesse de la lumière dans le vide intervient comme vitesse limite.Enfin le dernier pas dans l'évolution du programme de la théorie du champ a été franchi par la relativité généralisée. Quantitativement, elle ne modifie que fort peu la théorie de Newton mais qualitativement elle lui apporte des changements d'autant plus profonds. Inertie, gravitation et comportement métrique des corps et des horloges ont été ramenés à une qualité unitaire du champ, et ce champ lui-même a été donné comme dépendant des corps (généralisation de la loi de gravitation de Newton ou de la loi du champ lui correspondant, comme Poisson l'avait formulé). Par là, l'espace et le temps se trouvaient dépouillés, non pas de leur réalité, mais bien de leur caractère d'absolu causal (influençant l'absolu, mais non influencé par lui) que Newton avait dû leur attribuer pour pouvoir énoncer les lois alors connues. La loi d'inertie généralisée joue le rôle de la loi du mouvement de Newton. Cette brève explication suffit à faire ressortir comment les éléments de la théorie de Newton sont passés dans la théorie de la relativité généralisée, grâce à quoi les trois points défectueux signalés ci-dessus ont pu disparaître. Il semble que, dans le cadre de cette dernière théorie, la loi du mouvement peut être tirée de la loi du champ correspondant à la loi des forces de Newton. Ce n'estqu'une fois ce but atteint qu'il peut être question d'une pure théorie du champ. La mécanique de Newton a encore ouvert la voie à la théorie du champ dans un sens plus formel. L'application de la mécanique de Newton aux masses qui se distribuent d'une manière continue a conduit nécessairement à la découverte et à l'emploi des équations aux dérivées partielles, grâce auxquelles seulement la théorie du champ a pu trouver une expression adéquate. A ce point de vue formel, la conception de Newton de la loi différentielle est le premier pas décisif du développement suivant. Toute l'évolution de nos idées sur les faits naturels dont il a été question jusqu'ici, pourrait être conçue comme un perfectionnement organique de la pensée de Newton. Mais pendant que la mise sur pied de la théorie du champ battait son plein, des faits de rayonnement thermique, de spectres, de radioactivité, etc., dévoilaient une limite de possibilité d'utilisation de toute la théorie qui, aujourd'hui encore nous paraît presque infranchissable en dépit des succès gigantesques obtenus dans le détail. Non sans des arguments de poids, beaucoup de physiciens ont déclaré qu'à l'égard de cesfaits, non seulement la loi différentielle, mais la loi de causalité même (jusqu'à présent le dernier postulat fondamental de toute la science naturelle) a fait faillite. On a même nié la possibilité d'une construction d'espace-temps qui puisse s'adapter univoquement aux lois physiques. De prime abord il ne paraît guère possible de déduire d'une théorie du champ, opérant au moyen d'équations différentielles, qu'un système mécanique ne soit capable en permanence que de valeurs d'énergie ou d'états discrets, comme l'expérience le démontre. Sans doute la méthode de De Broglie et Schroedinger qui, dans un certain sens, a le caractère d'une théorie du champ, ne déduit, en se basant sur des équations différentielles, I'existence que d'états discrets, ce qui concorde, d'une manière surprenante avec les faits d'expérience ; mais cette méthode doit renoncer à une localisation des particules, matérielles et aux lois rigoureusement causales. Qui oserait trancher aujourd'hui la question de savoir si la loi causale et la loi différentielle, ces dernières prémices de la théorie newtonienne, doivent être définitivement abandonnées ? AU SUJET DE LA VÉRITÉ SCIENTIFIQUERéponses aux questions d'un écolier japonais. Publié dans Gelegentliches en 1929, qui est parue en édition limitée à l'occasion du cinquantième anniversaire d'Einstein. I. Il n'est déjà pas facile de définir clairement le terme " vérité scientifique " : ainsi, le sens du mot " vérité " est différent selon qu'il s'agit des faits psychologiques, d'une proposition mathématique ou d'une théorie de science naturelle. Je ne puis du tout me faire une idée claire de ce que l'on entend par " vérité religieuse ". II. La recherche scientifique peut diminuer la superstition en encourageant le raisonnement et l'exploration causale. Il est certain qu'à la base de tout travail scientifique un peu plus délicat on trouve une conviction, analogue au sentiment religieux, que le monde est fondé sur la raison et peut-être compris. III. Cette conviction liée à un sentiment profond d'une raison supérieure, qui se manifeste dans le monde de l'expérience, constitue pour moi l'idée de Dieu ; en langage courant, on peut donc l'appeler " panthéiste "(Spinoza). IV. Je ne puis considérer les traditions confessionnelles qu'aux points de vue historique et psychologique : je n'ai point d'autres rapports avec elles. C'est précisément aux époques troublées et angoissantes comme la nôtre, où il est difficile de trouver de la joie auprès des hommes et dans le cours des événements humains, qu'il est particulièrement consolant d'évoquer le souvenir d'un homme aussi grand, aussi serein que Kepler. Il vivait à une époque où l'existence de lois générales pour les phénomènes naturels n'était nullement établie avec certitude. Combien grande devait être sa foi en ces lois pour qu'elle pût lui donner la force de consacrer des dizaines d'années d'un travail patient et difficile, dansl'isolement, sans aucun appui, étant peu compris par ses contemporains, à la recherche empirique du mouvement des planètes et des lois mathématiques de ce mouvement ! Si nous voulons honorer dignement sa mémoire, nous devons considérer son problème et examiner aussi clairement que possible les étapes de sa solution. Copernic avait attiré l'attention des meilleurs esprits sur le fait qu'on pouvait avoir la notion la plus claire des mouvements apparents des planètes en considérant ces mouvements comme des révolutions autour du soleil supposé immobile. Si le mouvement d'une planète était un mouvement circulaire uniforme autour du soleil comme centre, il aurait été relativement facile de trouver quel devait être l'aspect de ces mouvements vus de la terre. Mais comme ils se manifestaient par des phénomènes bien plus compliqués, la tâche était beaucoup plus difficile. Il convenait de déterminer ces mouvements d'abord empiriquement d'après les observations de Tycho-Brahé sur les planètes. C'est seulement ensuite qu'on pouvait songer à trouver les lois générales auxquelles ces mouvements satisfont. Pour saisir combien était delà difficile la tâche dedéterminer le mouvement réel de rotation, il faut bien comprendre ce qui suit. On ne voit jamais où se trouve réellement une planète à un moment déterminé ; on voit seulement dans quelle direction elle est aperçue de la terre, qui, elle-même décrit une courbe de nature inconnue, autour du soleil. Les difficultés paraissent donc insurmontables. Kepler a dû trouver un moyen de mettre de l'ordre dans ce chaos. Tout d'abord il a reconnu que la première recherche à faire était de déterminer le mouvement de la terre. Ceci aurait été tout simplement impossible s'il n'y avait eu que le soleil, la terre et les étoiles fixes, sans aucune autre planète. On ne pourrait dans ce cas déterminer empiriquement autre chose que la variation, au cours de l'année, de la direction de la ligne droite Terre-Soleil (mouvement apparent du soleil par rapport aux étoiles fixes). On pouvait ainsi apprendre que toutes ces directions se trouvaient dans un plan fixe par rapport aux étoiles fixes, du moins autant que le permettait la précision possible des observations à cette époque, c'est-à-dire sans télescope. Il fallait aussi déterminer, de cette façon, comment la ligne Terre-Soleil tourne autour du soleil et on constatait que la vitesse angulaire de ce mouvement semodifie régulièrement au cours de l'année. Mais cela ne pouvait encore aider beaucoup puisqu'on ignorait encore la variation annuelle de la distance de la terre au soleil. C'est seulement moment où l'on aurait connu les modifications annuelles de cette distance que l'on aurait pu tracer la véritable trajectoire de la terre et savoir comment elle la parcourait. Kepler trouva un moyen admirable de sortir de ce dilemme. Tout d'abord il résultait des observations solaires que la vitesse du parcours apparent du soleil sur l'arrière-fond des étoiles fixes était différente aux diverses époques de l'année, mais que la vitesse angulaire de ce mouvement était toujours la même à la même époque de l'année astronomique et que par conséquent la vitesse de rotation de la ligne Terre-Soleil, examinée par rapport à la même région des étoiles fixes, avait toujours la même valeur. On pouvait donc admettre que l'orbite de la terre se refermait sur elle-même et que la terre la parcourait tous les ans de la même façon. Ceci n'était nullement évident à priori. Pour les partisans du système de Copernic, il était donc quasi certain que cette explication devait s'appliquer aux orbites des autres planètes.Ceci constituait déjà une amélioration. Mais comment déterminer la véritable forme de l'orbite terrestre ? Admettons, quelque part dans le plan de cette orbite, la présence d'une lanterne puissante M : nous savons qu'elle est fixe, qu'elle constitue par conséquent pour la détermination de l'orbite terrestre une sorte de point fixe de triangulation sur lequel les habitants de la terre peuvent exécuter une visée à toute époque de l'année. Admettons en outre que cette lanterne soit à une plus grande distance du soleil que la terre. Voici comment, à l'aide de cette lanterne, on peut déterminer l'orbite terrestre : Tout d'abord, il y a chaque année un moment où la terre T se trouve exactement sur la ligne reliant le soleil S à la lanterne M ; si à ce moment fait une visée de terre sur la lanterne, la direction ainsi obtenue est aussi la direction SM (soleil-lanterne). Admettons que cette direction soit marquée sur le ciel. Prenons maintenant une autre position de la terre, à un autre moment. Comme de la terre, on peut viser aussi bien le soleil que la lanterne, l'angle en T du triangle STM est connu. D'autre part, une observation directe du soleil donne la direction ST et auparavant on a déterminé une fois pour toutes la direction SM sur le fond des étoilesfixes. On connaît aussi l'angle en S . En choisissant à volonté une base SM , on peut donc tracer sur le papier le triangle STM . Que l'on fasse cette construction plusieurs fois pendant l'année et on obtient chaque fois sur le papier un emplacement pour la terre T par rapport à la base SM définie une fois pour toutes, correspondant à une date donnée. L'orbite terrestre serait ainsi déterminée empiriquement, sa dimension absolue mise à part bien entendu. Mais direz-vous, où Kepler a-t-il pris la lanterne M ? Son génie, aidé en ce cas de la bienveillante nature, la lui a fait trouver. Il y avait, par exemple, la planète Mars, dont on connaissait la révolution annuelle, c'est-à-dire le temps mis par cette planète à faire un tour autour du soleil. Il peut arriver une fois que le soleil, la terre et Mars se trouvent exactement en ligne droite, et cette position de Mars se répète chaque fois au bout d'une, deux, etc., années martiennes, puisque Mars parcourt une trajectoire fermée. A ces moments connus, SM présente toujours la même base, tandis que la terre, se trouve toujours en un point différent de son orbite. Les observations de Mars et du soleil aux dates en question fournissent par conséquent un moyen de déterminer l'orbite terrestre vraie, la planète Marsjouant, à ces moments-là, le rôle de la lanterne fictive de tout à l'heure. C'est ainsi que Kepler a trouvé la vraie forme de l'orbite terrestre ainsi que la manière dont la terre la parcourt nous autres, venus plus tard, Européens, Allemands, ou même Souabes, nous devons l'honorer et l'admirer pour cela. L'orbite terrestre étant ainsi empiriquement déterminée, on connaissait, en vraie grandeur et direction, la ligne ST à tout moment ; il n'était plus alors difficile pour Kepler, en principe, de calculer, d'après les observations des planètes, les orbites et les mouvements de celles-ci : étant donné l'état d'avancement des mathématiques à cette époque, c'était là cependant un travail immense. Restait, maintenant la deuxième partie, non moins difficile, du travail qui a rempli la vie de Kepler. Les orbites étaient connues, empiriquement mais, ces résultats empiriques, il fallait deviner leurs lois. Il fallait d'abord établir une hypothèse sur la nature mathématique de la courbe et la vérifier ensuite au moyen d'énormes calculs dont les données existaient déjà ; si le résultat ne concordait pas, imaginer une autre hypothèse et vérifier à nouveau. Après desrecherches dont vous devinez l'immensité, Kepler a trouvé un résultat concordant : l'orbite est une ellipse dont le soleil occupe un des foyers. Il a trouvé aussi la loi de variation de la vitesse sur l'orbite, d'après laquelle la ligne planète-soleil couvre des surfaces égales en des temps égaux. Enfin Kepler a trouvé aussi que les carrés des durées de révolution sont proportionnels aux troisièmes puissances des grands axes d'ellipses. A l'admiration pour cet homme sublime doit s'ajouter un autre sentiment d'admiration et de vénération, qui s'adresse non plus à un être humain, mais à l'harmonie énigmatique de la nature au milieu de laquelle nous sommes nés. Dès l'Antiquité, les hommes ont imaginé les courbes répondant aux lois les plus simples possibles : parmi elles, à côté de la ligne droite et du cercle, l'ellipse et l'hyperbole. Or nous voyons ces formes réalisées dans les trajectoires suivies par les corps célestes, du moins avec une grande approximation. Il semble que la raison humaine soit tenue de construire tout d'abord, indépendamment, les formes, avant de pouvoir en démontrer l'existence dans la nature. Il ressort étonnamment bien des travauxadmirables auxquels Kepler a consacré sa vie, que la connaissance ne peut pas dériver de l'expérience seule, mais qu'il lui faut la comparaison de ce que l'esprit humain a conçu avec ce qu'il a observé. L'INFLUENCE DE MAXWELL SUR L'ÉVOLUTION DE LA CONCEPTION DE LA RÉALITÉ PHYSIQUE A l'occasion du centième anniversaire de la naissance de Maxwell. Paru en 1931 dans James Clerk Maxwell: A Commemoration Volume, Cambridge University Press. La foi en un monde extérieur indépendant du sujet qui le perçoit se trouve à la base de toute science de la nature. Comme cependant les perceptions des sens ne donnent que des renseignements indirects sur ce monde extérieur, sur ce " réel physique " ce dernier ne peut être saisi par nous que par voie spéculative. Il résulte de là que nous que nos conceptions du réel physique ne peuvent jamais être définitives. Si nous voulons être d'accord d'une manière logique aussi parfaite que possible avec les faits perceptibles, nous devonstoujours être prêts à modifier ces conceptions, autrement dit le fondement axiomatique de la physique. De fait, un coup d'oeil sur l'évolution de la physique nous permet de constater que ce fondement a subi, au cours des temps, de profonds changements. La plus grande modification du fondement axiomatique de la physique ou de notre conception de la structure du réel, depuis la fondation de la physique théorique par Newton, a été provoquée par les recherches de Faraday et de Maxwell sur les phénomènes électromagnétiques. Nous allons essayer maintenant de nous représenter cela plus exactement, en examinant l'évolution qui a précédé ces recherches et celle qui les a suivies. D'après le système de Newton, le réel physique est caractérisé par les concepts d'espace, de temps, de point matériel, de force (équivalent à l'action réciproque entre les points matériels). Les phénomènes physiques doivent, d'après Newton, se comprendre comme des mouvements de points matériels dans l'espace, mouvements régis par des lois. Le point matériel est l'unique représentant du réel, pour autant que ce dernier est variable. Les corps perceptibles ont donnémanifestement naissance à l'idée du point matériel ; on s'est imaginé le point matériel comme l'analogue des corps mobiles auxquels on aurait retiré les caractères de forme, d'étendue, d'orientation dans l'espace toutes les propriétés intrinsèques, en ne conservant que l'inertie et la translation et en introduisant l'idée de force. Ces corps matériels, qui ont provoqué psychologiquement la formation du concept " point matériel ", devaient alors, de leur côté, être conçus comme des systèmes de points matériels. A noter que ce système théorique est, dans son essence, un système atomique et mécanique. Tout fait devait être conçu comme purement mécanique, c'est-à-dire comme de simples mouvements de points matériels soumis à la loi du mouvement de Newton. Le point de ce système théorique le moins satisfaisant (en dehors de la difficulté, à nouveau discutée dans ces derniers temps de l'espace absolu) se rencontrait surtout dans la théorie de la lumière que Newton, conséquent avec lui-même, concevait également comme constituée de points matériels. Mais déjà à cette époque la question suivante brûlait les lèvres : qu'advient-il des points matériels constituant la lumière lorsque celle-ci est absorbée ? Sans compter qu'il est bien peu satisfaisant àl'esprit de considérer des points matériels de nature aussi différente que ceux que l'on doit admettre pour représenter les matières pondérables d'une part et la lumière de l'autre. A cela sont encore venus s'ajouter plus tard les corpuscules électriques, comme troisième sorte de points matériels, avec des propriétés fondamentalement différentes. Enfin la base présentait encore un point faible, c'est qu'il fallait admettre tout à fait hypothétiquement et arbitrairement les forces d'action réciproque déterminant le devenir. Néanmoins cette conception de réel a été fort féconde : comment s'est-il fait que l'on se soit senti incité à l'abandonner ? Pour arriver à donner une forme mathématique à son système, Newton a dû trouver nécessairement l'idée des dérivées et établir les lois du mouvement sous la forme d'équations différentielles totales ; c'est là peut-être le plus grand pas en avant qu'il ait jamais été donné à un homme de faire dans le domaine de la pensée. Pour cela, les équations différentielles partielles n'étaient pas nécessaires et Newton n'en a pas fait un usage méthodique. Mais les équations différentielles partielles étaient indispensables pour formuler la mécanique des corps déformables ; ceci est dû au fait que, dans ces problèmes, le mode et la manière selonlesquels on conçoit ces corps comme formés de points matériels n'ont joué tout d'abord aucun rôle. Mais, si l'équation différentielle partielle s'est présentée comme une servante dans la physique théorique, elle y a pris peu à peu une place dominante. Ceci a commencé au XIXe siècle lorsque, sous la pression des faits d'observation, la théorie ondulatoire de la lumière l'a emporté. On a conçu la lumière dans l'espace vide comme un phénomène de vibration de l'éther et nécessairement il a paru oiseux de considérer ce dernier comme un conglomérat de points matériels. Ici, pour la première fois, l'équation différentielle partielle est apparue comme l'expression naturelle des phénomènes élémentaires de la physique. C'est ainsi que le champ continu est intervenu dans un domaine particulier de la physique théorique, à côté du point matériel comme représentant du réel physique. Ce dualisme n'a pas encore disparu jusqu à présent, si gênant qu'il doive paraître à tout esprit systématique. Mais si l'idée du réel physique avait cessé d'être purement atomique, elle continua d'abord à être purement mécanique ; on essayait toujours d'interpréter chaque fait comme un mouvement de masses inertes etl'on ne pouvait même pas imaginer une autre manière de concevoir. C'est alors que survint le grand bouleversement, auquel resteront liés pour toujours les noms de Faraday, Maxwell et Hertz ; mais c'est Maxwell qui dans cette révolution a eu la part du lion. Il a montré que tout ce qu'on savait, à cette époque, de la lumière et des phénomènes électromagnétiques est représenté par son système double bien connu d'équations différentielles partielles, dans lesquelles le champ électrique et le champ magnétique figurent comme variables dépendantes. Maxwell, à vrai dire, a cherché à donner une base à ces équations ou à les justifier au moyen d'idées de la mécanique. Mais il s'est servi de plusieurs constructions de cette nature les unes à côté des autres et n'en a pris aucune réellement au sérieux, en sorte que seules les équations elles-mêmes ont paru comme l'essentiel et les forces du champ qui y figurent comme des entités élémentaires non susceptibles d'être rapportées à autre chose. Au tournant du siècle, la conception du champ électromagnétique comme entité irréductible s'était déjà imposée d'une manière générale, et les théoriciens les plus sérieux n'accordaient plus confiance à la justification, ou à la possibilité d'un fondementmécanique pour les équations de Maxwell. Bientôt même, tout au contraire, on s'efforça d'expliquer par la théorie du champ, à l'aide de la théorie de Maxwell, les points matériels et leur inertie ; mais ces efforts ne furent pas, finalement, couronnés de succès. Si, négligeant les résultats importants particuliers que les travaux qui ont rempli la vie de Maxwell ont obtenus dans les principaux domaines, de la physique, on porte plus spécialement son attention sur la modification qu'ils ont fait subir à la conception de la nature du réel physique, voici ce qu'on peut dire : avant Maxwell, on s'imaginait le réel physique (en tant que représentant les phénomènes de la nature), comme des points matériels dont les modifications ne consistent qu'en mouvements, réglés par des équations différentielles partielles. Après Maxwell, on a conçu le réel physique comme représenté par des champs continus, non explicables mécaniquement, réglés par des équations différentielles partielles. Cette modification de la conception du réel est le changement le plus profond et le plus fécond que la physique ait subi depuis Newton ; mais il faut avouer aussi que l'on n'est nullement parvenu encore à réaliser définitivement le programme envisagé. Les systèmesphysiques établis depuis, qui ont été couronnés de succès, constituent plutôt des compromis entre les deux programmes et, précisément à cause de leur caractère de compromis, portent la marque du provisoire et du logiquement imparfait, bien que chacun en particulier ait réalisé de grands progrès. Il faut d'abord citer la théorie des électrons de Lorentz, dans laquelle le champ et les corpuscules électriques interviennent conjointement comme des éléments de même valeur dans la conception du réel. Il est venu ensuite la théorie de relativité restreinte et de relativité généralisée qui, bien que basée entièrement sur des considérations de la théorie du champ, n'a pas pu jusqu'à présent éviter l'intervention indépendante des points matériels et les équations différentielles totales. La dernière création, extrêmement féconde, de la physique théorique, la mécanique des quanta, s'écarte absolument, dans son principe, des deux programmes que nous désignerons, pour simplifier, sous le nom de programme de Newton et programme de Maxwell. En effet, les grandeurs qui figurent dans les lois de la nouvelle théorie ne prétendent pas représenter le réelphysique lui-même, mais seulement les probabilités d'intervention du réel physique envisagé. Dirac, à qui nous devons, à mon avis, la présentation la plus parfaite, au point de vue de la logique, de cette théorie, indique avec raison qu'il ne serait pas aisé, par exemple, de décrire un photon théoriquement, de manière à ce que cette description soit absolument concluante et permette de dire si le photon passera ou non par un polarisateur disposé (transversalement) sur son chemin. Néanmoins, j'incline à penser que les physiciens ne se satisferont pas longtemps d'une description indirecte du réel comme celle-ci, même pas si l'on devait parvenir à accommoder d'une façon satisfaisante la théorie au postulat de la relativité généralisée. Dans ce cas, il faudra bien revenir à essayer de réaliser ce programme, qu'il est juste d'appeler programme de Maxwell : la description du réel physique par des champs satisfaisant aux équations différentielles partielles exemptes de singularités. AU SUJET DE LA MÉTHODE DE LA PHYSIQUE THÉORIQUELecture faite à Oxford, le 10 juin 1933. Publiée dans Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Si vous voulez apprendre des physiciens théoriciens quelque chose sur les méthodes qu'ils emploient, je vous propose d'observer le principe suivant : ne pas écouter leurs paroles, mais vous en tenir à leurs actes. Car à celui qui crée, les produits de son imagination paraissent si nécessaires et naturels qu'il ne les considère pas et ne voudrait pas les savoir considérés comme des inventions de la pensée, mais comme des réalités données. Ces paroles paraissent faites pour vous engager à quitter cette conférence ; vous allez vous dire, en effet : Voici un savant qui est lui-même physicien constructeur ; il devrait par conséquent abandonner toute réflexion sur la structure de la science théorique aux théoriciens de la connaissance. Je puis me défendre personnellement contre cette objection en affirmant que j'ai gravi, non pas spontanément, mais à la suite d'une aimable invitation, cette chaire vouée au souvenir d'un homme qui a lutté, sa vie durant, pour l'unité de la connaissance. Mais,objectivement, pour justifier mon effort, je dis qu'il peut être intéressant de savoir ce que pense de sa science un homme qui, durant sa vie entière, a consacré toutes ses forces à en élucider et en perfectionner les principes. La manière dont il voit le passé et le présent du domaine qu'il étudie peut dépendre trop fortement de ce qu'il attend de l'avenir et de ce qu'il aspire à obtenir dans le présent ; mais c'est là le sort de quiconque s'est plongé intensément dans le monde des idées. Il en est de lui comme de l'historien, qui groupe également le devenir effectif (quoique peut-être inconsciemment) autour des idéals qu'il s'est formés lui-même, à l'égard de la société humaine. Nous voulons ici jeter un coup d'oeil rapide sur l'évolution du système théorique et, à ce propos, porter plus spécialement notre première attention sur la relation entre le fond théorique et l'ensemble des faits d'expérience. Il s'agit de l'éternelle opposition des deux éléments inséparables de nos connaissances dans le domaine qui nous occupe, l'empirisme et le raisonnement. Nous honorons l'ancienne Grèce comme le berceau de la science occidentale. Là, pour la première fois, il aété créé un système logique, merveille de la pensée, dont les énoncés se déduisent si clairement les uns des autres que chacune des propositions démontrées ne soulève pas le moindre doute : il s'agit de la géométrie d'Euclide. Cet ouvrage admirable de la raison a donné au cerveau humain la plus grande confiance en ses efforts ultérieurs. Celui qui, dans sa jeunesse, n'a pas éprouvé d'enthousiasme devant cette oeuvre n'est pas né pour faire un savant théoricien. Mais pour être mûr pour une science embrassant la réalité, il fallait une deuxième connaissance fondamentale qui, jusqu'à Kepler et Galilée, n'était pas le bien commun des philosophes. A elle seule, la pensée logique ne peut pas nous fournir de connaissance sur le monde de l'expérience : tout ce que nous connaissons de la réalité vient de l'expérience et aboutit à elle. Des propositions purement logiques sont complètement vides à l'égard de la réalité. C'est grâce à cette connaissance et en particulier parce qu'il a fait pénétrer celle-ci à coups de marteau dans le monde de la science, que Galilée est devenu le père de la physique moderne et surtout des sciences naturelles modernes. Mais alors, si l'expérience est l'alpha et l'oméga detout notre savoir touchant la réalité, quel est donc le rôle de la raison dans la science ? Un système complet de physique théorique se compose d'idées, de lois fondamentales qui doivent être applicables à ces idées, et de propositions conséquentes qui en découlent par déduction logique. Ce sont ces propositions qui doivent correspondre à nos expériences individuelles ; leur déduction logique occupe nécessairement, dans un ouvrage de théorie, presque toutes les pages. Il en est au fond exactement de même dans la géométrie d'Euclide, sauf que là les principes fondamentaux s'appellent des axiomes et qu'il n'y est pas question que les propositions conséquentes doivent à des expériences quelconques. Mais si l'on conçoit la géométrie euclidienne comme la doctrine des possibilités de la position réciproque des corps pratiquement rigides et si, par conséquent, on l'interprète comme une science physique sans faire abstraction de son fond empirique initial, l'identité logique de la géométrie et de la physique théorique est complète.Nous avons donc assigné à la raison et à l'expérience leur place dans le système d'une physique théorique. La raison donne la structure du système : les contenus expérimentaux et leurs relations réciproques doivent, grâce aux propositions conséquentes de la théorie, trouver leur représentation. C'est dans la possibilité d'une telle représentation que se trouvent uniquement la valeur et la justification de tout le système et, en particulier, des concepts et principes qui en constituent la base. D'ailleurs, ces concepts et principes sont des créations libres de l'esprit humain, qui ne se peuvent justifier à priori ni par la nature de l'esprit humain ni même d'une manière quelconque. Les idées et les principes fondamentaux, que l'on ne peut pas logiquement réduire davantage, constituent la partie inévitable, rationnellement insaisissable, de la théorie. L'objet capital de toute théorie est de rendre ces irréductibles éléments fondamentaux aussi simples et aussi peu nombreux que possible, sans être obligé de renoncer à la représentation adéquate de n'importe quelle matière d'expérience. La conception, que je viens d'esquisser, du caractère purement fictif des principes de la théorie, n'était pasdu tout en faveur au XVIIIe et au XIXe siècle. Mais elle gagne de plus en plus de terrain, du fait que la distance entre les concepts et les lois fondamentales d'une part et les conséquences à mettre en relation avec nos expériences d'autre part augmente de plus en plus, au fur et à mesure que la construction logique s'unifie davantage, c'est-à-dire que l'on peut asseoir tout l'édifice sur moins d'éléments conceptuels logiquement indépendants les uns des autres. Newton, le premier créateur d'un système étendu et puissant de physique théorique, croyait encore, à ce propos, que les idées et les lois fondamentales de son système devaient découler de l'expérience. C'est probablement dans ce sens qu'il faut interpréter son " hypotheses no fingo ". En fait, à cette époque, les idées d'espace et de temps ne paraissaient comporter rien de problématique. Les concepts de masse, d'inertie, de force et leurs relations interdépendantes paraissaient empruntés directement à l'expérience. Une fois cette base admise, l'expression de la force de gravitation découle, en effet, de l'expérience et on pouvait s'attendre qu'il en fût de même des autres forces. Par ce que Newton a formulé, nous voyonsnéanmoins que l'idée de l'espace absolu, qui renferme celle du repos absolu, lui causait des inquiétudes ; il était convaincu du fait que rien dans l'expérience ne paraissait correspondre à ce dernier concept. Il ressentait aussi de l'inquiétude au sujet de l'introduction des actions à distance. Mais le succès pratique prodigieux de sa doctrine peut l'avoir empêché, lui et les physiciens du XVIIIe et du XIXe siècle, de se rendre compte du caractère fictif des principes de son système. Tout au contraire, la plupart des savants de cette époque qui étudiaient la nature étaient pénétrés de l'idée que les concepts et les lois fondamentales de la physique ne sont pas, au point de vue de la logique, des créations de l'esprit humain, mais qu'elles ont pu être déduites des expériences par " abstraction", c'est-à-dire par une voie logique. A proprement parler, c'est seulement la théorie de la relativité généralisée qui a permis de reconnaître nettement la fausseté de cette conception : en effet, cette théorie a montré que l'on pouvait, avec des fondements s'écartant beaucoup de ceux de Newton, être d'accord, d'une manière même plus satisfaisante et plus complète que ne le permettaient les principes newtoniens, avec le domaine des faitsd'expérience corrélatifs. Mais, en laissant de côté la question de supériorité, le caractère fictif des principes devient tout à fait évident, du fait que l'on peut présenter deux principes essentiellement différents qui concordent dans une large mesure avec l'expérience ; cela prouve en tout cas que toute tentative de déduire logiquement d'expériences élémentaires les idées et lois fondamentales de la mécanique est vouée à l'échec. Même s'il est vrai que le fondement axiomatique de la physique théorique ne découle pas de l'expérience et doit au contraire être créé librement, subsiste-t-il un espoir de trouver le bon chemin ? ou, à plus forte raison, ce bon chemin n'existe-t-il pas seulement dans notre imagination ? Et surtout devons-nous espérer trouver dans l'expérience un guide sûr, s'il y a des théories (comme la mécanique classique) qui donnent largement raison à l'expérience, sans saisir le fond de la question ? A cela je réponds en toute assurance que la voie correcte, à mon avis, existe et que nous pouvons la trouver. D'après notre expérience jusqu'à ce jour, nous avons le droit d'être convaincus que la nature est la réalisation de tout ce qu'on peut imaginer de plus simple mathématiquement. Je suis persuadé que la construction purement mathématique nous permet dedécouvrir ces concepts ainsi que ces principes les reliant entre elles, qui nous livrent la clef de la compréhension des phénomènes naturels. Les concepts mathématiques utilisables peuvent être suggérés par l'expérience, mais non pas en être déduits en aucun cas. L'expérience reste naturellement l'unique critérium de la possibilité d'utilisation d'une construction mathématique pour la physique ; mais c'est dans la mathématique que se trouve le principe véritablement créateur. A un certain point de vue, je tiens aussi pour vrai que la pensée pure est capable de saisir la réalité, comme les anciens y ont songé. Pour justifier cette confiance, je me trouve obligé de me servir de concepts mathématiques. Le monde physique est représenté par un continuum à quatre dimensions. Si je prends dans celui-ci une métrique de Riemann et que je recherche les lois les plus simples auxquelles une telle métrique peut satisfaire, j'arrive à la théorie relativiste de gravitation de l'espace vide. Si dans cet espace je prends un champ de vecteurs ou le champ de tenseurs antisymétrique qui en dérive et que je cherche les lois les plus simples auxquelles ce champ peut satisfaire, j'aboutis aux équations de l'espace vide de Maxwell.Une fois parvenus là, il nous manque encore une théorie concernant les portions d'espace dans lesquelles la densité électrique ne disparaît pas. De Broglie a eu l'intuition de l'existence d'un champ d'ondes qui a servi à expliquer certaines propriétés quantistes de la matière. Dirac a trouvé, avec ses " spineurs ", des valeurs du champ d'une nature nouvelle, desquelles des équations très simples permettent de déduire dans une large mesure les propriétés des électrons. Or j'ai trouvé, avec mon collaborateur, que ces spineurs constituent un cas particulier d'une sorte de champ d'un type nouveau, lié mathématiquement au système à quatre dimensions, que nous avons appelé " semi-vecteurs ". Les équations les plus simples auxquelles ces semi-vecteurs peuvent être soumis permettent de comprendre l'existence de deux particules élémentaires, de masses pondérables différentes et de charges égales, mais de signes contraires. Après les vecteurs que l'on connaît, ces semi-vecteurs sont les éléments mathématiques du champ les plus simples, qui soient possibles dans un continuum métrique à quatre dimensions et il semble qu'ils puissent caractériser tout naturellement les propriétés essentielles des particules électriques élémentaires.Il est essentiel, pour notre manière d'envisager la question, que toutes ces structures ainsi que leur enchaînement par les lois fondamentales puissent s'obtenir d'après le principe de recherche de concepts mathématiques les plus simples et de leurs liaisons. C'est sur la limitation des natures de champ simples existant mathématiquement et des équations simples qui sont possibles entre eux, que le théoricien fonde l'espoir de saisir le réel dans toute sa profondeur. Le point le plus difficile d'une théorie des champs de cette nature réside pour le moment dans la compréhension de la structure atomique de la matière et de l'énergie. La théorie, dans ses principes, n'est à vrai dire, pas atomique en tant qu'elle opère exclusivement avec des fonctions continues de l'espace, contrairement à ce que fait la mécanique classique dont l'élément le plus important, le point matériel, donne déjà raison à la structure atomique de la matière. La théorie moderne des quanta, sous sa forme caractérisée par les noms de De Broglie, Schroedinger, Dirac, celle qui opère avec des fonctions continues, a triomphé de cette difficulté grâce à une interprétationaudacieuse que Max Born, le premier, a exprimée clairement ; les fonctions d'espace qui interviennent dans les équations n'ont pas la prétention d'être un modèle mathématique des formations atomiques ; elles doivent seulement déterminer par le calcul les probabilités qu'il y a de trouver des formations de cette nature dans le cas d'une mesure en un emplacement donné ou bien dans un certain état de mouvement. Logiquement cette conception est irrécusable et a eu des résultats importants. Malheureusement elle oblige à utiliser un continuum dont le nombre des dimensions n'est pas celui de l'espace tel que l'a envisagé la physique jusqu'à maintenant (à savoir quatre), mais croît d'une manière illimitée avec le nombre des molécules constituant le système considéré. Je ne puis m'empêcher d'avouer que je n'accorde à cette interprétation qu'une signification provisoire. Je crois encore à la possibilité d'un modèle de la réalité, c'est-à-dire d'une théorie qui présente les choses elles-mêmes et non pas seulement la probabilité de leur apparition. D'autre part, il me paraît certain que nous devons, dans un modèle théorique, abandonner l'idée d'une localisation complète des molécules. Il me semble quec'est là ce qui demeure du résultat de la relation d'indétermination de Heisenberg. On peut fort bien concevoir un théorique atomique au sens propre (et non pas d'après une simple interprétation), sans localisation des molécules dans un modèle mathématique. Par exemple, pour être d'accord avec le caractère atomique de l'électricité, il suffit que les équations du champ conduisent à la conséquence suivante : une portion d'espace (à trois dimensions), à la limite de laquelle la densité électrique disparaît partout, contient toujours une charge totale électrique de valeur entière. Dans une théorie du continuum, le caractère atomique des expressions d'intégrales pourrait, par conséquent, s'exprimer d'une manière satisfaisante sans localisation des formations constituant la structure atomique. Ce n'est que si l'on avait réussi à établir une pareille représentation de la structure atomique que je considérerais comme résolu le problème des quanta. Le raisonnement scientifique est le perfectionnement de la pensée pré-scientifique. Comme, dans cette dernière, l'idée d'espace joue déjà un rôle fondamental, nous devons commencer par étudier cette idée telle qu'elle était avant la science. Il y a deux manières de considérer les idées : elles sont, l'une et l'autre, indispensables pour comprendre. La première est la méthode analytique logique ; elle répond à la question : comment les idées et les jugements dépendent-ils les uns des autres ? En y répondant, nous nous trouvons sur un terrain relativement sûr ; c'est la sécurité qui nous inspire tant de respect pour la mathématique. Mais cette sécurité s'achète au prix d'un contenu sans fond. Les concepts n'obtiennent un fond intérieur que s'ils sont liés si indirectement que ce soit, avec les expériences des sens. Mais cette liaison ne peut se découvrir par aucune recherche logique, elle peut seulement être l'objet d'un acte vital ; et cependant c'est précisément cette union qui détermine la valeur de connaissance des systèmes de concepts. Prenons un exemple : supposons qu'un archéologue d'une civilisation future trouve un manuel de géométrie d'Euclide sans figures. Il démêlera bien comment, dansles théorèmes sont utilisés les mots de point, droite, plan ; il se rendra compte aussi de la manière dont ces théorèmes se déduisent les uns des autres et pourra même établir de nouveaux théorèmes selon les règles connues. Mais la formation des théorèmes restera pour lui un vain jeu de mots, tant qu'il ne " pourra pas se figurer quelque chose " sous les mots point, droite, plan, etc. C'est seulement quand il le pourra, que la géométrie contiendra pour lui un fond propre. Il en sera de même avec la mécanique analytique et en général avec les présentations des sciences logico-déductives. Qu'entend-on par " pouvoir se figurer quelque chose " sous les mots de point, droite, intersections, etc. ? Cela signifie que l'on se représente le contenu d'expériences susceptibles d'être vécues auquel correspondent ces mots. Ce problème en dehors de la logique constitue le problème de l'existence réelle, que l'archéologue ne pourra résoudre que par l'intuition, en classant et examinant ses expériences pour voir s'il peut y découvrir quelque chose qui corresponde à ces mots primitifs de la théorie et aux axiomes pour lesquels ils ont été établis. Ce n'est que dans ce sens que l'on peut rationnellement poser la question del'existence d'une chose représentée abstraitement. Avec les concepts préscientifiques de notre pensée, nous nous trouvons, à l'égard de la question de la réalité, à peu près dans la même situation que l'archéologue. Nous avons pour ainsi dire oublié quels sont les traits du monde de l'expérience qui nous ont conduit à la formation de ces idées et nous éprouvons de grandes difficultés à nous représenter le monde des perceptions vitales sans lunettes de l'interprétation abstraite dont nous avons la vieille habitude. Il y a, en outre, la difficulté que notre langue doit se servir de mots qui sont indissolublement liés avec ces idées primitives. Tels sont les obstacles qui nous barrent la route quand nous voulons exposer la réalité de l'idée pré-scientifique d'espace. Avant de nous attaquer au problème de l'espace, faisons tout d'abord une déclaration sur les idées en général : les idées se rapportent aux expériences des sens, mais elles ne peuvent jamais en découler logiquement. Pour cette raison, je n'ai jamais pu saisir la question de l'a priori au sens de Kant. Dans les questions de réalité, il ne peut jamais s'agir que d'une chose, c'est de rechercher les caractères du complexedes expériences des sens auxquelles se rapportent les idées. En ce qui concerne l'idée d'espace, celle de l'objet corporel paraît devoir la précéder. On a souvent exposé la constitution des complexes et des impressions des sens qui peut avoir donné naissance à cette idée. La correspondance de certaines impressions du toucher et de la vue, la possibilité de suite continue dans le temps et de répétition des sensations (toucher, vision) au moment où l'on veut, constituent certaines de ces caractéristiques. Si l'on est arrivé, à l'aide d'expériences aussi nettes, à l'idée de l'objet corporel (laquelle idée ne suppose nullement la relation de l'espace et du temps), la nécessité de créer par la pensée des relations réciproques entre des objets corporels de cette nature doit obligatoirement donner naissance aux idées qui correspondent à leurs relations d'espace. Deux corps peuvent se toucher ou être séparés : dans ce dernier cas, on peut, sans les modifier en rien, placer entre eux un troisième corps ; dans le premier cas, c'est impossible. Ces relations d'espace sont manifestement réelles, au même titre que les corps eux-mêmes. Si deux corps sont équivalents pour combler un intervalle de ce genre, ils sont également équivalents pourremplir un autre intervalle. L'intervalle est donc indépendant du choix spécial du corps destiné à le combler ; et ceci s'applique d'une manière générale aux relations d'espace. Il est évident que cette indépendance, qui est une condition préalable de l'utilité de la formation d'idées purement géométriques, n'est pas une nécessité a priori . Il me semble que c'est surtout cette idée de l'intervalle, détachée du choix spécial du corps destiné à le remplir, qui est le point de départ de l'idée d'espace. D'après ces brèves remarques, le développement de l'idée d'espace, considéré au point de vue de l'expérience des sens, paraît pouvoir se représenter par le schéma suivant : objet corporel - relations de position des objets corporels - intervalle - espace. Dans cette manière de considérer les choses, l'espace apparaît comme quelque chose de réel au même titre que les objets corporels. Il est clair que dans le monde des idées en dehors de la science, l'idée d'espace a bien existé comme concept d'une chose réelle ; mais la mathématique d'Euclide ne connaissait pas cette idée comme telle, elle se tirait d'affaire en se servant exclusivement des idées d'objet,des relations entre les objets, exclusivement comme auxiliaires. Le point, le plan, la droite, la distance sont des objets corporels idéalisés. Toutes les relations de position sont ramenées à des relations de contact (intersections de droites, de plans, positions de points sur des droites, etc). Dans ce concept, l'espace en tant que continuum n'apparaît pas. C'est Descartes qui le premier a introduit ce concept en décrivant le point-espace au moyen de ses coordonnées ; c'est seulement ici que nous voyons apparaître les formes géométriques, pour ainsi dire comme portions de l'espace infini, conçu comme continuum à trois dimensions. La grande supériorité de la théorie cartésienne de l'espace ne réside pas seulement dans le fait d'avoir mis l'analyse au service de la géométrie. A mon avis, le point capital est le suivant : la géométrie des Grecs donne la préférence à certaines formes (droite, plan) ; d'autres, par exemple, l'ellipse, ne lui sont accessibles que parce qu'elle les construit ou les définit à l'aide de formes comme le point, la droite et le plan. Dans la doctrine cartésienne, au contraire, toutes les surfaces, par exemple, sont en principe équivalentes, sans que la préférence soit délibérément accordée à la formelinéaire dans l'édifice géométrique. Dans la mesure où la géométrie est considérée comme la doctrine des lois de la position réciproque des corps pratiquement rigides, cette science doit être regardée comme la branche la plus ancienne de la physique. Elle a pu éclore, comme on l'a déjà fait remarquer, sans l'idée d'espace en tant qu'espace, puisqu'elle a pu se contenter des formes idéales, des corps, point, droite, plan, distance. Par contre, la physique de Newton avait nécessairement besoin de l'espace en tant qu'ensemble dans le sens de Descartes. Car les concepts de point matériel, de distance entre les points matériels (variable avec le temps) ne suffisaient pas à la dynamique. Dans les équations de mouvement de Newton, l'idée d'accélération en particulier joue un rôle fondamental, qui ne peut pas être défini uniquement par les distances entre les points, variables avec le temps. L'accélération de Newton ne peut être conçue ou définie que comme accélération par rapport à l'ensemble spatial. A la réalité géométrique du concept d'espace, vient donc s'ajouter une nouvelle fonction de l'espace, qui détermine l'inertie. Quand Newton a déclaré que l'espace était absolu, il visait selon toute vraisemblance, cette signification réelle del'espace qui, pour lui, comportait la nécessité d'attribuer à son espace un état de mouvement bien défini qui de toute façon ne paraît pas entièrement déterminé par les phénomènes de la mécanique. D'ailleurs cet espace était conçu comme absolu à un autre point de vue : son effet de détermination de l'inertie était considéré comme indépendant, c'est-à-dire ne subissant aucune influence de circonstances physiques quelconques : il agissait sur les masses, mais inversement rien n'agissait sur lui. Et, cependant, dans la conscience des physiciens, l'espace, jusqu'à ces derniers temps, restait exclusivement comme un récipient passif de tous les événements, sans y avoir lui-même aucune participation. Il a fallu l'apparition de la théorie ondulatoire de la lumière et de celle du champ électromagnétique de Maxwell et Faraday pour faire prendre aux idées une nouvelle tournure. Il devint alors manifeste qu'il y a, dans l'espace exempt d'objets, des états se propageant par ondulations ainsi que des champs localisés, qui peuvent exercer des actions dynamiques sur les masses électriques ou sur les pôles magnétiques qui s'y trouvent. Mais comme il paraissait aux physiciens du XIXe siècle absolument absurde d'attribuer à l'espacelui-même des fonctions ou des états physiques, ils se sont construit un milieu qui pénétrerait tout l'espace, l'éther, sur le modèle de la matière pondérable et qui serait le support des phénomènes électromagnétiques et par conséquent aussi des phénomènes lumineux. On s'est imaginé tout d'abord les états de ce milieu, qui devaient être les champs électromagnétiques, comme mécaniques, à la manière des déformations élastiques des corps solides. Mais le développement de cette théorie mécanique de l'éther ne se prêta pas entièrement à de bons résultats, en sorte qu'on s'habitua lentement à renoncer à interpréter d'une façon plus précise la nature des champs de l'éther. C'est ainsi que l'éther se transforma en une matière dont la seule fonction consistait à servir de support à des champs électriques qu'on ne pouvait analyser davantage. L'image était par conséquent la suivante : l'éther remplit l'espace et dans l'éther voguent les corpuscules matériels, c'est-à-dire les atomes de la matière pondérable. Car la structure atomique de celle-ci était, au tournant du siècle, déjà devenue un résultat sûrement acquis. Comme l'action réciproque des corps devait s'effectuer par les champs, il devait y avoir encoreaussi dans l'éther un champ de gravitation, mais la loi de ce champ n'avait pris à cette époque aucune forme nette : on ne considérait l'éther que comme le siège de toutes les actions dynamiques se faisant sentir au loin à travers l'espace. A partir du moment où l'on eut reconnu que les masses électriques en mouvement produisaient un champ magnétique, dont l'énergie fournissait un modèle pour l'inertie, l'inertie apparut aussi comme une action du champ localisé dans l'éther. Mais c'étaient, avant tout, les propriétés mécaniques de l'éther qui comportaient de l'obscurité, et c'est alors que survint la grande découverte de H. A. Lorentz. Tous les phénomènes d'électromagnétisme connus jusqu'alors reposaient sur deux hypothèses : l'éther est rigidement lié à l'espace, c'est-à-dire, somme toute, ne peut pas se mouvoir ; l'électricité est rigidement liée aux particules élémentaires en mouvement. On peut aujourd'hui énoncer comme il suit la découverte de Lorentz : l'espace physique et l'éther ne sont que deux expressions différentes d'une seule et même chose ; les champs sont des états physiques de l'espace. En effet, si l'on n'attribue à l'éther aucun état particulier de mouvement, il ne parait y avoir aucune raison de la faire figurer à côté de l'espace comme une entité denature spéciale. Mais cette manière de voir était encore loin de la pensée des physiciens : car, après comme avant, ils considéraient l'espace comme quelque chose de rigide, d'homogène, qui n'était susceptible d'aucun changement, d'aucun état. Seul, le génie de Riemann, isolé et incompris, pénétra, vers le milieu du siècle dernier jusqu'à la conception d'une nouvelle idée d'espace ; d'après celle-ci, on déniait à l'espace sa rigidité et on reconnaissait comme possible sa participation aux événements physiques. Cette création de la pensée, due à Riemann, est d'autant plus digne d'admiration qu'elle était antérieure à la théorie du champ électrique de Faraday et Maxwell. Ensuite arriva la théorie de relativité restreinte qui reconnaissait l'équivalence physique de tous les systèmes inertiques, ce qui démontrait, en liaison avec l'électrodynamique ou avec la loi de la propagation de la lumière, l'indissolubilité de l'espace et du temps. Jusque-là, on admettait implicitement que le continuum à quatre dimensions, dans le monde des faits, peut se décomposer d'une manière objective en temps et espace, c'est-à-dire que le " Maintenant ", dans ce monde des faits, comporte une signification absolue. Au moment où la relativité avait reconnu la simultanéité, espace et temps s'étaient fondus en un seul continuum indivisible,de même qu'auparavant les trois dimensions de l'espace s'étaient fondues en un continuum de ce genre. L'espace physique s'est ainsi complété en devenant un espace à quatre dimensions qui comprend aussi la dimension temps. L'espace à quatre dimensions de la théorie de la relativité restreinte est aussi rigide et absolu que l'espace de Newton. La théorie de la relativité est un superbe exemple du caractère fondamental du développement moderne de la théorie. C'est que les hypothèses de départ deviennent de plus en plus abstraites, de plus en plus distantes des expériences. Mais pour cela on se rapproche davantage du but scientifique par excellence, qui est d'embrasser, par déduction logique, au moyen du minimum d'hypothèses ou d'axiomes, un maximum de contenus d'expérience. De cette manière, la voie de la pensée qui, partant des axiomes, conduit aux contenus d'expérience ou aux conséquences vérifiables, devient de plus en plus longue et subtile. De plus en plus, le théoricien est forcé, dans la recherche des théories, à se laisser conduire par des points de vue formels, purement mathématiques, parce que l'expérience de l'expérimentateur au point de vue physique ne peut pas l'élever jusqu'à ces domaines de la plus hauteabstraction. A la place de la méthode plutôt inductive de la science, telle qu'elle correspond à l'état de jeunesse de celle-ci, on voit apparaître la déduction qui tâtonne. Mais un tel édifice théorique doit être extrêmement perfectionné jusque dans les moindres détails, pour pouvoir conduire à des conséquences qui puissent se comparer à l'expérience. Sans aucun doute, ici encore, le fait d'expérience est le guide tout-puissant ; mais son verdict n'est applicable qu'en se basant sur un travail de réflexion puissant et délicat, qui a d'abord établi la liaison difficile entre les axiomes de conséquences vérifiables. Et le théoricien doit exécuter ce travail de géant avec la claire conscience qu'il est peut-être appelé à ne faire que préparer l'arrêt de mort de sa théorie. On ne doit pas blâmer, en le traitant de fantaisiste, le théoricien qui entreprend cette étude ; mais il faut, au contraire, approuver sa fantaisie, car il n'y a point pour lui, somme toute, d'autre chemin pour parvenir au but : ce n'est pas, en tout cas, une fantaisie dénuée de plan, mais une recherche exécutée en vue des possibilités logiquement les plus simples et de leurs conséquences. Cet appel à la bienveillance était nécessaire pour mieux disposer l'auditeur ou le lecteur à suivre avec intérêt l'enchaînement des idées ci-après, c'est-à-dire le cours des idées qui a conduit de lathéorie de la relativité restreinte à la théorie de la relativité généralisée et de là au dernier échelon de cette théorie, la théorie du champ unitaire. Dans cette exposition, il m'est absolument impossible d'éviter complètement l'usage des symboles mathématiques. Commençons par la relativité restreinte. Celle-ci encore est basée directement sur une loi empirique, celle de la constance de la vitesse de la lumière. Soit P un point dans le vide, P' un point dont la distance à P , ds , est infiniment petite. Admettons qu'une émission lumineuse parte de P au temps et arrive à P' au temps t + dt . On a alors : ds 2=c 2 dt 2. Soient dx 1, dx 2, dx 3 les projections orthogonales de ds ; si l'on introduit la coordonnée imaginaire de temps : Ö-1 ct = x 4 , la loi ci-dessus de la constance de la propagation de la lumière prend la forme : ds 2 = dx 1 2 + dx 2 2+ dx 3 2 + dx 4 2 = 0 Comme cette formule exprime un comportement réel, on doit attribuer à ds une signification réelle,même dans le cas où les points voisins du continuum à quatre dimensions sont choisis de telle manière que le ds correspondant ne disparaisse pas. Ceci s'exprime à peu près de la façon suivante : l'espace à quatre dimensions (avec la coordonnée imaginaire de temps) de la théorie de relativité restreinte possède une métrique euclidienne. Voici comment il s'explique que cette métrique soit euclidienne. Introduire une telle métrique dans un continuum à trois dimensions revient tout à fait à poser les axiomes de la géométrie d'Euclide. En ce cas l'équation de la définition de la métrique n'est pas autre chose que le théorème de Pythagore appliqué aux différentielles des coordonnées. Dans la théorie de la relativité restreinte, il est permis de faire subir aux coordonnées (au moyen d'une transformation) des modifications d'une nature telle que la valeur ds 2 (invariant fondamental) s'exprime aussi, dans les nouvelles différentielles de coordonnées, par la somme des carrés : ces transformations s'appellent transformations de Lorentz. La méthode heuristique employée par la théorie dela relativité restreinte est caractérisée par la proposition suivante : pour exprimer des lois naturelles, on ne doit admettre que des équations dont la forme ne varie pas quand on modifie les coordonnées au moyen d'une transformation de Lorentz. (Covariance des équations par rapport aux transformations de Lorentz). C'est grâce à cette méthode que l'on a connu la liaison inévitable de l'impulsion et de l'énergie, des intensités de champ magnétiques et électriques, des forces électrostatiques et électrodynamiques, de la masse inerte et de l'énergie : de ce fait, le nombre des notions indépendantes et des équations fondamentales de la physique s'est trouvé diminué. Cette méthode a dépassé ses propres limites : est-il vrai que les équations exprimant les lois naturelles ne soient covariantes que par rapport aux transformations de Lorentz et non pas vis-à-vis d'autres transformations ? Or, ainsi posée, la question n'a à proprement parler aucun sens, car tout système d'équations peut s'exprimer avec les coordonnées générales. Il faut la poser ainsi : les lois naturelles sont-elles ainsi faites que le choix de coordonnées particulières quelconques ne leur fait pas subir desimplification essentielle ? Soit dit seulement en passant, notre axiome, basé sur l'expérience, de l'identité des masses inertes et pesantes, facilite la réponse affirmative à cette question. Si l'on élève au rang de principe l'équivalence d'aptitude de tous les systèmes de coordonnées à permettre de formuler les lois de la nature, on arrive à la théorie de la relativité généralisée, à la condition de maintenir le principe de la constance de la vitesse de la lumière ou l'hypothèse de la signification objective de la métrique euclidienne, du moins pour des portions infiniment petites de l'espace à quatre dimensions. Cela veut dire que, pour des portions finies de l'espace, on suppose l'existence (au sens physique du terme) d'une métrique générale de Riemann à la formule ds 2=å g mn dx m dx n mn dans laquelle la sommation porte sur toutes les combinaisons d'indices de 1,1 à 4,4Par un seul point, d'ailleurs tout à fait essentiel, la structure d'un espace de ce genre diffère de l'espace euclidien : les coefficients g mn sont provisoirement des fonctions quelconques des coordonnées x 1 ˆx 4 et la structure de l'espace n'est réellement déterminée que lorsque ces fonctions g mn sont effectivement connues. On peut dire encore : en elle-même la structure d'un tel espace est complètement indéterminée, elle ne devient déterminée que lorsqu'on indique les trois auxquelles satisfait le champ métrique des g mn. C'est ainsi que, par des raisons d'ordre physique, se maintint la conviction que le champ métrique fût en même temps le champ de gravitation. Comme le champ de gravitation est déterminé par la configuration de masses et varie avec celle-ci, la structure géométrique de cet espace dépend aussi de facteurs tenant à la physique. D'après cette théorie, l'espace n'est plus absolu (exactement comme Riemann l'avait pressenti), mais sa structure dépend d'influences physiques. La géométrie (physique) n'est plus une science isolée, refermée sur elle-même, comme la géométrie d'Euclide. Le problème de la gravitation a été ainsi réduit à unproblème mathématique : il faut chercher les équations de condition les plus simples qui soient covariantes à l'égard de transformations quelconques de coordonnées. C'est un problème bien délimité, qui du moins peut se résoudre. Je ne dirai rien ici de la vérification de cette théorie par l'expérience, mais je veux montrer tout de suite pourquoi la théorie n'a pas pu se déclarer définitivement satisfaite du résultat. Sans doute la gravitation a été ramenée à la structure de l'espace ; mais, en dehors du champ de gravitation, il y a encore le champ électromagnétique ; il a fallu tout d'abord introduire ce dernier dans la théorie comme une formation indépendante de la gravitation. Dans l'équation de condition pour le champ, on a dû introduire les termes supplémentaires qui correspondent à l'existence du champ électromagnétique. Mais l'esprit théoricien ne saurait supposer l'idée qu'il y ait deux structures de l'espace indépendantes l'une de l'autre, l'une de gravitation métrique, l'autre électromagnétique. La conviction s'impose que ces deux sortes de champ doivent correspondre à une structure unitaire de l'espace.Or la " théorie du champ unitaire " qui se présente comme une extension, mathématiquement indépendante, de la théorie de la relativité généralisée, cherche à répondre à ce dernier postulat. Formellement, le problème doit se poser ainsi : existe-t-il une théorie de continuum dans laquelle, à côté de la métrique, intervient un nouvel élément de structure qui forme un tout unique avec la métrique ? S'il en est ainsi, quelles sont les lois du champ les plus simples auxquelles un continuum de cette nature peut être soumis ? Et, finalement, ces lois du champ peuvent-elles convenir pour représenter les propriétés du champ de gravitation et du champ électromagnétique ? A cela vient encore s'ajouter la question de savoir si l'on peut concevoir les corpuscules (électrons et protons) comme des emplacements de champs particulièrement denses, dont les mouvements sont déterminés par les équations du champ. En attendant, il n'y a qu'une réponse aux trois premières questions : la structure d'espace fondamentale se décrit comme il suit et s'applique à un espace d'un nombre de dimension quelconque. L'espace a une métrique de Riemann : ceci signifie que dans l'entourage infinitésimal de chaque point P , la géométrie euclidienne est applicable. Il existe parconséquent pour l'entourage de chaque point P un système local cartésien de coordonnées par rapport auquel se calcule la métrique conformément au théorème de Pythagore. Si nous supposons que nous portons la longueur sur les axes positifs de ce système local, nous avons le " n-èdre local " orthogonal et il y a aussi un n-èdre local en chaque autre point P' de l'espace. Si, partant des points P ou P' , on trace un élément de ligne (PG ou P'G' ), on peut, au moyen du n-èdre local correspondant, partant de ses coordonnées locales, calculer, par le théorème de Pythagore, la valeur de chacun de ces éléments de lignes. Par conséquent, parler de l'égalité numérique des éléments de lignes PG et P'G' a un sens bien déterminé. Or il est essentiel d'observer que les n-èdres orthogonaux locaux ne sont pas complètement déterminés par la métrique, car on peut choisir encore tout à fait librement l'orientation des n-èdres locaux individuels sans que cela modifie le résultat de calcul des valeurs des éléments de lignes d'après le théorème de Pythagore. Il découle de là que, dans un espace dont la structure existe exclusivement dans une métrique de Riemann, deux éléments de lignes PG et P'G' peuvent bien se comparer entre eux quant à leur grandeur, maisnon pas quant à leur direction : en particulier, déclarer que les deux éléments sont parallèles entre eux n'a aucun sens. A ce point de vue, l'espace métrique pur (de Riemann) est plus pauvre en structure que celui d'Euclide. Comme nous sommes à la recherche d'un espace plus riche en structure que celui de Riemann, il est aisé d'enrichir ce dernier de la structure de la relation de direction, ou du parallélisme. A chaque direction passant par P , faisons par conséquent correspondre une direction déterminée passant par P' , avec une relation réciproque univoque. Ces deux directions rapportées l'une à l'autre, nous les appelons parallèles. A ce rapport de parallélisme faisons en outre remplir la condition de conservation des angles : soient PG et PR deux directions passant par P, P'G' et P'R' les directions parallèles correspondantes passant par P' ; alors les angles RPG et R'P'G' (mesurables dans le système local selon la théorie euclidienne) sont égaux entre eux. De cette manière, la structure d'espace prise pour base est complètement définie. Sa description mathématique la plus simple se fait comme il suit :nous faisons passer par le point donné P un n-èdre local orthogonal d'orientation déterminée choisie à notre gré. En tout autre point P' de l'espace, nous orientons le n-èdre local, de telle manière que ses axes soient parallèles aux axes correspondants au point P . De cette manière, avec la structure d'espace donnée et l'orientation librement choisie du n-èdre passant par un seul point P , tous les n-èdres sont complètement déterminés. Imaginons maintenant dans l'espace P un système de coordonnées de Gauss quelconque et sur ce système, en chaque point, projetons l'axe du n-èdre en question. L'ensemble de ces n 2 composants décrit complètement la structure d'espace. Cette structure d'espace se trouve, pour ainsi, comprise entre la structure de Riemann et celle d'Euclide. Contrairement à ce qui se passe avec la première, on y trouve la ligne droite, c'est-à-dire une ligne dont tous les éléments sont parallèles l'un à l'autre deux à deux. La théorie que nous venons de définir se distingue de la géométrie euclidienne par la non-existence du parallélogramme. Si par les extrémités P et G d'une droite PG , on fait passer deux droites égales et parallèles PP' et GG' , P'G' n'est, en général, ni égal ni parallèle à PG .Le problème mathématique déjà résolu jusqu'à présent est maintenant celui-ci : quelles sont les conditions les plus simples auxquelles on peut soumettre une structure d'espace de la nature décrite ? La question principale à étudier est encore celle-ci : dans quelle mesure les champs et les formes élémentaires physiques peuvent-ils se représenter par des solutions exemptes de toute singularité des équations répondant à cette question ? NOTES SUR L'ORIGINE DE LA THÉORIE DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALISÉE Mein Weltbild, Amsterdam: Querido Verlag, 1934. Je réponds bien volontiers à la demande qui m'a été faite de donner quelques renseignements historiques sur mon propre travail scientifique. Ce n'est pas que je surestime indûment l'importance de mon effort : mais écrire l'histoire du travail des autres suppose que l'on fouille dans la pensée d'autrui, ce qui est plutôt le fait de personnalités exercées aux travaux historiques tandis que donner des explications sur ses propres penséesantérieures paraît incomparablement plus aisé ; on se trouve ici dans une situation infiniment plus favorable et on ne doit pas, par modestie, laisser échapper cette occasion. Quand, avec la théorie de la relativité restreinte, l'équivalence de tous les systèmes dits systèmes d'inertie pour formuler les lois de la nature a été obtenue (1905), la question s'est posée presque spontanément de savoir s'il n'y avait pas une équivalence plus étendue des systèmes de coordonnées. Autrement dit, si l'on ne peut attribuer à l'idée de vitesse qu'un sens relatif, doit-on néanmoins s'obstiner à considérer l'accélération comme un concept absolu ? En partant du point de vue purement cinématique, on ne pouvait certes pas douter de la relativité de mouvements quelconques, mais physiquement, une importance spéciale paraissait devoir être attribuée au système d'inertie et cette signification privilégiée faisait paraître artificielle l'utilisation des systèmes de coordonnées se mouvant autrement. Sans doute j'avais connaissance de la conception de Mach d'après laquelle il paraissait raisonnable desupposer que la résistance d'inertie ne s'opposât pas à une accélération en soi mais à une accélération à l'égard des masses des autres corps présents dans le monde. Cette idée exerçait sur mon esprit une sorte de fascination, mais ne m'offrait pas de principe utilisable pour une théorie nouvelle. Je fis pour la première fois un pas en avant vers la solution du problème quand j'essayai de traiter la loi de gravitation dans le cadre de la théorie de la relativité restreinte. Comme la plupart des auteurs de cette époque, j'essayai d'établir une loi du champ pour la gravitation, car l'introduction d'une action immédiate à distance n'était plus possible, en raison de la suppression de l'idée de simultanéité absolue, ou du moins ne l'était plus d'une manière naturelle quelconque. Bien entendu le plus simple était de maintenir le potentiel scalaire de gravitation de Laplace, et de compléter l'équation de Poisson, de la manière facile à concevoir, par un terme différencié par rapport au temps, de telle sorte que satisfaction fût donnée à la loi de relativité restreinte. Il fallait aussi adapter à cette théorie la loi de mouvement du point matériel dans le champ de gravitation : pour cela, la voie à suivre était moins nettement indiquée parce quela masse inerte d'un corps pouvait dépendre du potentiel de gravitation ; il fallait même s'y attendre, en raison du théorème de l'inertie de l'énergie. Mais de telles recherches me conduisirent à un résultat qui me rendit méfiant au plus haut point. D'après la mécanique classique, l'accélération verticale d'un corps dans le champ de pesanteur vertical est indépendante de la composante horizontale de la vitesse. En liaison avec cela, l'accélération verticale d'un système mécanique, ou de son centre de gravité, dans ce champ de pesanteur, se produit indépendamment de son énergie cinétique interne. Mais, d'après la théorie à l'étude, il n'était pas question de l'indépendance de l'accélération de chute par rapport à la vitesse horizontale ou à l'énergie interne d'un système. Ceci ne cadrait pas avec l'ancienne expérience, à savoir que les corps dans un champ de gravitation subissent tous la même accélération. Cet axiome, qui peut se formuler aussi comme celui de l'égalité des masses inertes et des masses pesantes, m'apparut alors dans sa signification profonde. Je fus extrêmement surpris de son existence et je me doutai qu'il devait renfermer la clef permettant de comprendre plus àfond l'inertie et la gravitation. Bien qu'ignorant le résultat des belles expériences d'Eötvös (que, si je me souviens bien, je n'ai connu que plus tard) je ne doutai pas sérieusement de la forte validité de cet axiome. C'est alors que je rejetai comme inadéquate la tentative, dont j'ai parlé plus haut, de traiter le problème de la gravitation dans le cadre de la relativité restreinte. Ce cadre ne s'accordait manifestement pas avec la propriété la plus fondamentale de gravitation. L'axiome de l'égalité des masses inertes et pesantes pouvait maintenant se formuler d'une manière très expressive comme ceci : dans un champ de gravitation homogène tous les mouvements se produisent, comme en l'absence d'un champ de gravitation, par rapport à un système de coordonnées animé d'une accélération uniforme. Si ce principe était valable pour n'importe quel phénomène (principe d'équivalence), c'était une preuve que le principe de relativité devait s'étendre à des systèmes de coordonnées en mouvement relatif non uniforme, si l'on voulait aboutir à une théorie de gravitation sans contrainte gênante. Ces réflexions m'occupèrent de 1908 à 1911 et j'essayai d'en tirer certaines conséquences spéciales dont je ne parlerai pas ici. La seule chose importante tout d'abord, c'étaitd'avoir reconnu que l'on ne pouvait parvenir à une théorie rationnelle de la gravitation qu'en étendant le principe de relativité. Il convenait par conséquent d'établir une théorie dont les équations conserveraient leur forme, même avec des transformations non linéaires de coordonnées. Or je ne savais pas à ce moment-là si cela devait s'appliquer à des transformations absolument quelconques (continues), ou bien seulement à certaines. Je vis bientôt qu'avec l'admission, exigée par le principe d'équivalence, des transformations linéaires, l'interprétation simplement physique des coordonnées devait disparaître, c'est-à-dire qu'on ne pouvait plus exiger que les différences de coordonnées représentent les résultats immédiats de mesures exécutées au moyen de mètres ou d'horloges idéals. Cette constatation m'importuna fort, car je ne pouvais plus comprendre ce qu'alors les coordonnées devaient, somme toute, signifier dans la physique. Je ne parvins à résoudre ce dilemme que vers 1912, et cela d'après les considérations suivantes : Il fallait bien cependant trouver une nouvellemanière de formuler la loi d'inertie qui, au cas où manquerait " un champ de gravitation effectif dans l'emploi d'un système d'inertie ", se transformait comme système de coordonnées dans la définition galiléenne du principe de l'inertie. Cette dernière dit : un point matériel, sur lequel n'agit aucune force, est représenté dans le système à quatre dimensions par une ligne droite, c'est-à-dire par conséquent par la ligne la plus courte ou, plus justement, par une ligne extrémale. Ce concept suppose l'idée de longueur d'un élément de ligne, c'est-à-dire une métrique. Dans la théorie de la relativité restreinte, cette métrique était, comme Minkowski l'avait montré, une métrique quasi euclidienne, en ce sens que le carré de la " longueur " ds de l'élément de ligne était une fonction quadratique déterminée des différentielles des coordonnées. Or si l'on introduit, par une transformation non linéaire, d'autres coordonnées, ds 2 reste une fonction homogène des différentielles de coordonnées (g mn) ne sont plus constants ; ce sont des fonctions des coordonnées. En langage mathématique on dira : l'espace physique (à quatre dimensions) possède une métrique de Riemann. Les lignes extrémales, de cette métrique, qui ont une affinité avec le temps, donnent laloi de mouvement d'un point matériel qui ne subit, en dehors des forces de gravitation, l'action d'aucune force. Les coefficients g mn de cette métrique décrivaient, en même temps, par rapport au système de coordonnées choisi, le champ de gravitation. On avait ainsi trouvé une énonciation naturelle du principe d'équivalence, dont l'extension à des champs de gravitation quelconques constituait une hypothèse absolument naturelle. Voici donc quelle était la solution du dilemme ci-dessus : ce ne sont pas les différentielles des coordonnées, c'est seulement la métrique de Riemann, qui leur est rapportée, à qui est attachée une signification physique. On possédait ainsi un principe utilisable pour la théorie de relativité généralisée. Mais il restait encore deux problèmes à résoudre : I. Lorsque une loi du champ est exprimée selon la théorie de relativité restreinte, comment doit-on la transférer au cas d'une métrique de Riemann ? II. Comment, énoncer les lois différentielles qui déterminent la métrique même (c'est-à-dire les g mn deRiemann ? J'ai travaillé à ces questions de 1912 à 1914 avec mon ami Grossmann. Nous avons trouvé que les procédés mathématiques pour résoudre le problème I se trouvaient tout prêts dans le calcul différentiel infinitésimal de Ricci et Levi-Civita. Quant au problème II, on avait manifestement besoin pour le résoudre, des formes différentielles invariantes de second ordre des g mn. Nous nous aperçûmes bientôt que celles-ci se trouvaient déjà établies (tenseur de courbure) par Riemann. Deux ans avant la publication de la théorie de relativité générale nous avions déjà pris en considération les équations correctes de la gravitation, mais nous ne pouvions pas envisager leur utilisation au point de vue de la physique. Je croyais savoir, au contraire, qu'elles ne pouvaient être d'accord avec l'expérience. A ce sujet, je croyais encore pouvoir montrer, en me basant sur des considérations générales, qu'une loi de gravitation invariante relative aux transformations de coordonnées choisies à volonté, ne saurait s'unir au principe de causalité. Telles étaient les erreurs de mon esprit qui me coûtèrent deux années de travail très dur jusqu'à ce qu'enfin, vers la fin de 1915,je m'aperçus de ces erreurs et que je découvris le rattachement aux faits de l'expérience astronomique, après que, tout penaud, je fus revenu à la courbure de Riemann. Éclairé par les connaissances déjà amassées, le but heureusement atteint apparaît presque comme évident et tout étudiant intelligent le saisit sans peine. Mais ces recherches, pleines de pressentiments, poursuivies dans l'ombre, durant des années, accompagnées d'un ardent désir de toucher le but avec leurs alternatives de confiance et de lassitude, se terminant finalement par la brusque apparition de la clarté, tout cela ne peut être vraiment connu que par celui-là même qui l'a éprouvé.