123456789101112131415161718192021222324252627282930313233343536373839404142434445464748495051525354555657585960616263646566676869707172737475767778798081828384858687888990919293949596979899100101102103104105106107108109110111112113114115116117118119120121122123124125126127128129130131132133134135136137138139140141142143144145146147148149150151152153154155156157158159160161162163164165166167168169170171172173174175176177178179180181182183184185186187188189190191192193194195196197198199200201202203204205206207208209210211212213214215216217218219220221222223224225226227228229230231232233234235236237238239240241242243244245246247248249250251252253254255256257258259260261262263264265266267268269270271272273274275276277278279280281282283284285286287288289290291292293294295296297298299300301302303304305306307308309310311312313314315316317318319320321322323324325326327328329330331332333334335336337338339340341342343344345346347348349350351352353354355356357358359360361362363364365366367368369370371372373374375376377378379380381382383384385386387388389390391392393394395396397398399400401402403404405406407408409410411412413414415416417418419420421422423424425426427428429430431432433434435436437438439440441442443444445446447448449450451452453454455456457458459460461462463464465466467468469470471472473474475476477478479480481482483484485486487488489490491492493494495496497498499500501502503504505506507508509510511512513514515516517518519520521522523524525526527528529530531532533534535536537538539540541542543544545546547548549550551552553554555556557558559560561562563564565566567568569570571572573574575576577578579580581582583584585586587588589590591592593594595596597598599600601602603604605606607608609610611612613614615616617618619620621622623624625626627628629630631632633634635636637638639640641642643644645646647648649650651652653654655656657658659660661662663664665666667668669670671672673674675676677678679680681682683684685686687688689690691692693694695696697698699700701702703704705706707708709710711712713 |
- Encore dans le XVIIe siècle, les savants et les artistes
- de toute l'Europe avaient été si étroitement unis par un
- lien idéal commun, que leur coopération était à peine
- influencée par les événements politiques. L'usage
- général de la langue latine fortifiait encore cette
- communauté.
- Aujourd'hui nous regardons vers cette situation
- comme vers un paradis perdu. Les passions nationaliste
- sont détruit la communauté des esprits et la langue latine
- qui jadis unissait tous est morte. Les savants étant
- devenus les représentants les plus forts des traditions
- nationales ont perdu leur communauté.
- Nous observons de nos jours ce fait frappant, que les
- hommes politiques, les hommes de la vie pratique sont
- devenus les représentants de la pensée internationale. Ce
- sont eux qui ont créé la Société des Nations.
- MES PREMIÈRES IMPRESSIONS DES U. S. A.
- Une interview pour le Nieuwe Rotterdamsche Courant
- Parue le 7 juillet 1921 dans le Berliner Tageblatt.
- Je dois tenir ma promesse de dire quelques mots sur
- mes impressions de ce pays. Ce n'est pas pour moi chose
- aisée. Car il n'est pas facile de jouer le rôle d'un
- observateur objectif, quand on a été accueilli comme je
- l'ai été en Amérique avec tant d'affection et d'honneurs
- exorbitants. D'abord quelques mots sur ce point
- particulier.
- Le culte personnel est toujours à mes yeux quelque
- peu injustifié. Sans doute la nature répartit ses dons
- d'une manière fort différente entre ses enfants. Dieu
- merci, il y en a aussi beaucoup de bien doués et je suis
- fermement convaincu que la plupart d'entre eux mènent
- une existence paisible et inaperçue. Il ne me paraît pas
- juste, et même pas de bon goût qu'un petit nombre de
- ceux-ci soient admirés sans mesure, en leur imputant des
- forces surhumaines d'esprit et de caractère. C'est
- précisément mon cas et il y a un contraste grotesque
- entre les capacités et les pouvoirs que les hommes
- m'attribuent et ce que je suis et ce que je puis en réalité.
- La conscience de ce fait étrange serait insupportable,
- si elle ne comportait pas une seule belle consolation :
- c'est un indice réjouissant pour notre époque, qui passe
- pour matérialiste, qu'elle fasse des héros de simples
- mortels, dont les objectifs appartiennent exclusivement
- au domaine intellectuel et moral. Ceci prouve que la
- science et la justice passent, pour une grande partie de
- l'humanité, au-dessus de la fortune et de la puissance.
- D'après ce que j'ai vu, cette manière de voir idéaliste
- paraît régner dans une proportion particulièrement
- forte dans ce pays d'Amérique que l'on accuse
- spécialement d'être imbu de matérialisme. Après cette
- digression, j'arrive à mon sujet, en espérant qu'on
- n'accordera pas à mes modestes observations plus de
- poids qu'elles ne méritent.
- Ce qui frappe tout d'abord d'étonnement le visiteur,
- c'est la supériorité de ce pays au point de vue de la
- technique et de l'organisation. Les objets d'usage
- journalier sont plus solides qu'en Europe ; les maisons
- sont organisées d'une manière incomparablement plus
- pratique : tout est disposé de manière à épargner l'effort
- humain. La main-d'oeuvre est chère, parce que le pays
- est peu peuplé, eu égard à ses ressources naturelles.
- C'est ce prix élevé de la main-d'oeuvre qui a poussé au
- développement prodigieux des moyens et des méthodes
- de travail techniques. Que l'on réfléchisse, par contraste,
- à la Chine ou à l'Inde surpeuplées, où le bon marché de
- la main-d'oeuvre a empêché tout développement des
- moyens mécaniques ! L'Europe se trouve dans une
- situation intermédiaire. Une fois que la machine s'est
- suffisamment développée, elle devient finalement
- meilleur marché que la main-d'oeuvre humaine, même
- si celle-ci était déjà bon marché. C'est à cela que
- doivent songer les fascistes d'Europe qui, pour des
- raisons de politique à courtes vues, interviennent pour
- l'accroissement de la densité de la population dans leur
- pays. Sans doute cette impression contraste avec
- l'étroitesse d'esprit dont font preuve les États-Unis en
- se renfermant sur eux-mêmes et en empêchant les
- importations par des droits prohibitifs... Mais on ne
- peut pas exiger d'un visiteur sans arrière-pensée, qu'il
- se rompe par trop la tête et du reste, finalement, il n'est
- pas absolument sûr qu'à toute question puisse
- correspondre une réponse raisonnable.
- Le deuxième point qui surprend le visiteur, c'est la
- position joyeuse et positive en face de l'existence ; le
- rire sur les photographies est le symbole d'une des
- forces principales de l'Américain. Il est affable,
- convaincu de sa valeur, optimiste et ne porte envie à
- personne. L'Européen éprouve de l'agrément et aucune
- contrariété dans ses rapports avec les Américains.
- Au contraire, l'Européen critique et réfléchit
- davantage, est moins cordial et moins serviable, plus
- isolé ; il se montre toujours plus difficile pour ses
- distractions comme pour ses lectures ; il est le plus
- souvent plus ou moins pessimiste, par comparaison avec
- l'Américain.
- Les commodités de l'existence, le confort jouent en
- Amérique un grand rôle ; on leur sacrifie le repos, la
- tranquillité d'esprit, la sécurité. L'Américain vit
- davantage pour un but, pour l'avenir, que l'Européen ;
- pour lui la vie est toujours le " devenir " et jamais
- l' " être " : à ce point de vue, il est encore plus
- différent du Russe et de l'Asiatique que l'Européen.
- Mais il y a un autre point par lequel l'Américain
- ressemble davantage à l'Asiatique que l'Européen : il
- est moins individualiste que ce dernier, si on le
- considère, non plus au point de vue économique, mais
- au point de vue psychologique.
- On entend davantage prononcer " Nous " que
- " Je ". Ceci veut dire que les usages et les conventions
- sont plus puissants et que la conception de la vie des
- individus, ainsi que leur position au point de vue du
- goût et de la morale est bien plus uniforme qu'en
- Europe. C'est à cette circonstance en grande partie que
- l'Amérique doit sa supériorité économique sur l'Europe.
- Ici, il se forme plus facilement une coopération sans
- autant de flottements et une division du travail plus
- efficaces qu'en Europe, aussi bien dans l'industrie que
- dans l'Université ou que dans les oeuvres de
- bienfaisance privées. Cette organisation sociale doit
- provenir, en partie, de la tradition anglaise.
- Chose qui paraît incompatible avec ces réflexions,
- c'est que, par comparaison aux conditions européennes,
- la sphère d'action de l'État est relativement petite.
- L'Européen s'étonne que le télégraphe, le téléphone, les
- chemins de fer, les écoles soient pour la plus grande
- part entre les mains de sociétés privées ; c'est la plus
- grande importance de la position sociale de l'individu
- qui permet cet état de choses. C'est également cette
- position qui fait que la répartition extrêmement
- disproportionnée de la fortune n'entraîne pas
- d'insupportables difficultés. Les gens aisés ont le
- sentiment de leur responsabilité sociale bien plus
- développé qu'en Europe. Ils considèrent comme tout
- naturel l'obligation pour eux de mettre une grande
- partie de leurs biens et souvent aussi de leur activité au
- service de la communauté ; d'ailleurs l'opinion
- publique, fort puissante, l'exige catégoriquement. C'est
- ainsi qu'il arrive que les fonctions les plus importantes
- intéressant la civilisation puissent être laissées à
- l'initiative privée et que, dans ce pays, le rôle de I'État
- soit relativement très limité.
- Le prestige de l'autorité de l'État a certainement
- beaucoup baissé, du fait de la loi de prohibition ; rien
- n'est plus dangereux, en effet, pour ce prestige, comme
- pour celui de la loi, que lorsqu'il promulgue des lois
- dont il n'est pas capable d'assurer l'exécution. C'est le
- secret de Polichinelle, que l'accroissement menaçant de
- la criminalité est en relation étroite avec cette loi de
- prohibition en Amérique.
- A mon avis, cette loi contribue à l'affaiblissement de
- l'État encore à un autre point de vue. Le cabaret est un
- endroit qui fournit aux gens l'occasion d'échanger leurs
- idées et leurs opinions sur les événements publics. Si
- cette occasion, comme il m'a semblé dans ce pays, leur
- fait défaut, la presse, contrôlée en grande partie par des
- groupements intéressés, exerce une influence exagérée
- sur l'opinion publique.
- Ici, la surestimation de l'argent est encore plus
- grande qu'en Europe, mais elle me parait en
- décroissance. Certainement. l'idée qu'une grosse fortune
- n'est pas la condition nécessaire d'une existence
- heureuse et prospère l'emporte de plus en plus.
- Au point de vue artistique, j'ai admiré sincèrement le
- bon goût extrême qui se manifeste dans les constructions
- modernes et dans les objets d'usage journalier : par
- contre je trouve que les arts plastiques et la musique ont
- peu de répercussion dans l'âme du peuple, par
- comparaison avec les pays européens.
- J'éprouve une haute admiration pour les productions
- des établissements de recherches scientifiques. On a le
- tort, chez nous, d'attribuer la supériorité croissante des
- travaux de recherche américains exclusivement à la plus
- grande richesse : il ne faut pas oublier que le
- dévouement, la patience, l'esprit de camaraderie, le
- penchant à la coopération jouent, dans ces résultats, un
- rôle important.
- Et, pour terminer, encore une remarque. Les
- États-Unis sont aujourd'hui la nation du monde la plus
- puissamment avancée au point de vue des progrès de la
- technique ; son influence sur l'organisation des
- relations internationales est tout simplement
- incalculable. Mais l'Amérique est grande, et ses
- habitants n'ont pas jusqu'à présent apporté beaucoup
- d'intérêt aux grands problèmes internationaux, à la tête
- desquels se trouve aujourd'hui celui du désarmement.
- Il faut qu'il en soit autrement, même dans le propre
- intérêt des Américains. La dernière guerre a montré
- qu'il n'y a plus de séparation des continents, mais que
- les sorts de tous les pays sont aujourd'hui étroitement
- entrelacés. Il faut que ce pays parvienne à se convaincre
- que ses habitants portent une lourde responsabilité dans
- le domaine de la politique internationale. Le rôle
- d'observateur inactif n'est pas digne de ce pays ; S'il
- persistait, il deviendrait, à la longue, néfaste pour tous.
- Je n'ai jamais rencontré, de la part du beau sexe, un
- refus aussi énergique contre toute approche : ou du
- moins, si le cas s'est produit, ce n'était sûrement pas de
- la part d'un aussi grand nombre de représentants de ce
- sexe à la fois.
- Mais n'ont-elles pas raison, ces vigilantes citoyennes ?
- Doit-on laisser venir à soi un homme qui dévore les
- capitalistes coriaces avec le même appétit et le même
- plaisir que celui avec lequel le Minotaure, autrefois,
- dévorait les tendres vierges grecques, un homme qui a
- le mauvais goût de repousser toute guerre, à l'exception
- de la guerre inévitable avec sa propre femme ? Écoutez
- donc vos bonnes femmes prudentes et patriotiques et
- songez que le Capitole de la puissante Rome a été jadis,
- lui aussi, sauvé par les caquetages de ses oie fidèles.
- Combien singulière est notre situation, de nous
- autres mortels. Chacun de nous n'est sur la terre que
- pour une courte visite ; il ignore pourquoi, mais il
- croit maintes fois le sentir. Sans réfléchir davantage, on
- connaît un point de vue de la vie journalière ; on est là
- pour les autres hommes, tout d'abord pour ceux dont le
- sourire et le bien-être sont la condition entière de notre
- propre bonheur, mais aussi pour la multitude des
- inconnus, au sort desquels nous enchaîne un lien de
- sympathie. Voici à quoi je pense chaque jour fort
- souvent : ma vie extérieure et intérieure dépend du
- travail de mes contemporains et de celui de mes
- ancêtres et je dois m'efforcer de leur fournir la même
- proportion de ce que j'ai reçu et que je reçois encore.
- J'ai besoin de mener une vie simple et j'ai souvent
- péniblement conscience que je demande au travail de
- mes semblables plus qu'il n'est nécessaire. J'ai le
- sentiment que les différences de classe sociale ne sont
- pas justifiées et, en fin de compte, reposent sur la
- violence, mais je crois aussi qu'une vie modeste est
- bonne pour chacun, pour le corps et pour l'esprit.
- Je ne crois point, au sens philosophique du terme, la
- liberté de l'homme. Chacun agit non seulement sous
- une contrainte extérieure, mais aussi d'après une
- nécessité intérieure. Le mot de Schopenhauer : " Sans
- doute un homme peut faire ce qu'il veut, mais ne peut
- pas vouloir ce qu'il veut " m'a vivement pénétré depuis
- ma jeunesse ; dans les spectacles et les épreuves de la
- dureté de l'existence, il a toujours été pour moi une
- consolation et une source inépuisable de tolérance.
- Avoir conscience de cela contribue à adoucir d'une
- manière bienfaisante le sentiment de responsabilité si
- aisément déprimant et fait que nous ne nous prenons
- pas trop au sérieux, nous-même ni les autres ; on est
- conduit ainsi à une conception de la vie, qui en
- particulier laisse une place à l'humour.
- Se préoccuper du sens ou du but de sa propre
- existence et de celle des autres créatures m'a toujours
- paru, au point de vue objectif, dépourvu de toute
- signification. Et pourtant, d'autre part tout homme a
- certains idéals, qui lui servent de guides pour l'effort et
- le jugement. Dans ce sens, le bien-être et le bonheur ne
- m'ont jamais apparu comme le but absolu (j'appelle
- même cette base de la morale l'idéal des pourceaux).
- Les idéals qui ont illuminé ma route et m'ont rempli
- sans cesse d'un vaillant courage ont été le bien, la
- beauté et la vérité. Sans le sentiment d'être en harmonie
- avec ceux qui partagent mes convictions, sans la
- poursuite de l'objectif, éternellement insaisissable, dans
- le domaine de l'art et de la recherche scientifique, la
- vie m'aurait paru absolument vide. Les buts banaux que
- poursuit l'effort humain, la possession de biens, le
- succès extérieur, le luxe, m'ont toujours, depuis mes
- jeunes années, paru méprisables.
- En opposition caractéristique avec mon sens ardent
- de justice et de devoir sociaux, j'ai toujours éprouvé
- l'absence prononcée du besoin de me rapprocher des
- hommes et des sociétés humaines. Je suis un véritable
- cheval qui veut tirer seul ; je ne me suis jamais donné
- de tout coeur ni à l'État, ni au sol natal, ni au cercle des
- amis, ni même à la famille des tout proches ; au
- contraire, j'ai toujours ressenti à l'égard de ces liaisons
- le sentiment inlassable d'être un étranger et le besoin de
- solitude ; ces sentiments ne font que croître avec les
- années. On éprouve vivement, mais sans regret, la
- limite de l'entente et de l'harmonie avec le prochain.
- Sans doute un homme de ce caractère perd ainsi une
- partie de sa candeur et de son insouciance, mais il y
- gagne une large indépendance à l'égard des opinions,
- habitudes et jugements de ses semblables ; il ne sera
- pas tenté de chercher à établir son équilibre sur des
- bases aussi branlantes.
- Mon idéal politique est l'idéal démocratique. Chacun
- doit être respecté dans sa personnalité et nul ne doit
- être idolâtré. C'est une véritable ironie du sort que mes
- contemporains m'aient voué beaucoup trop de
- vénération et d'admiration, sans que ce soit ma faute ou
- que je l'aie mérité ; cela peut provenir du désir,
- irréalisable chez beaucoup, de comprendre les quelques
- idées que j'ai trouvées, grâce à mes faibles forces, au
- cours d'une lutte sans arrêt. Je sais fort bien que, pour
- réaliser une organisation quelconque, il est
- indispensable qu'un seul pense, dispose et porte en gros
- la responsabilité. Mais il ne faut pas que ceux qui sont
- gouvernés soient contraints, ils doivent pouvoir choisir
- le chef. Je suis convaincu qu'un système autocratique de
- coercition ne peut manquer de dégénérer en peu de
- temps : en effet, la coercition attire toujours des
- hommes de moralité diminuée et je suis également
- convaincu que, de fait, les tyrans de génie ont comme
- successeurs des coquins. C'est pour cette raison que j'ai
- toujours été l'ardent adversaire de systèmes politiques
- analogues à ceux que nous voyons fonctionner
- actuellement en Russie et en Italie. La cause du
- discrédit qui environne aujourd'hui en Europe la forme
- démocratique ne doit pas être attribuée à l'idée
- fondamentale de ce régime politique, mais au défaut de
- stabilité des têtes du gouvernement et au caractère
- impersonnel du mode de scrutin. Je crois que, les
- États-Unis de l'Amérique du Nord ont trouvé, à ce
- point de vue, la véritable voie ; ils ont un président
- responsable, élu pour un laps de temps assez long,
- pourvu d'assez d'autorité pour porter effectivement la
- responsabilité. Par contre, dans notre système
- gouvernemental, j'apprécie fort la sollicitude étendue
- pour l'individu en cas de maladie et de besoin. Pour
- moi, l'élément précieux dans les rouages de l'humanité,
- ce n'est pas l'État, c'est l'individu, créateur et sensible,
- la personnalité ; c'est elle seule qui crée le noble et le
- sublime, tandis que la masse reste stupide de pensée et
- bornée de sentiments.
- Ce sujet m'amène à parler de la pire des créations,
- celle des masses armées, du régime militaire, que je
- hais ! Je méprise profondément celui qui peut, avec
- plaisir, marcher, en rangs et formations, derrière une
- musique : ce ne peut être que par erreur qu'il a reçu un
- cerveau ; une moelle épinière lui suffirait amplement.
- On devrait, aussi rapidement que possible, faire
- disparaître cette honte de la civilisation. L'héroïsme sur
- commandement, les voies de fait stupides, le fâcheux
- esprit de nationalisme, combien je hais tout cela !
- combien la guerre me paraît ignoble et méprisable !
- J'aimerais mieux me laisser couper en morceaux que de
- participer à un acte aussi misérable. En dépit de tout, je
- pense tant de bien de l'humanité que je suis persuadé
- que ce revenant aurait depuis longtemps disparu si le
- bon sens des peuples n'était pas systématiquement
- corrompu, au moyen de l'école et de la presse, par les
- intéressés du monde politique et du monde des affaires.
- La plus belle chose que nous puissions éprouver,
- c'est le côté mystérieux de la vie. C'est le sentiment
- profond qui se trouve au berceau de l'art et de la
- science véritables. Celui qui ne peut plus éprouver ni
- étonnement ni surprise est pour ainsi dire mort ; ses
- yeux sont éteints. L'impression du mystérieux, même
- mêlée de crainte, a créé aussi la religion. Savoir qu'il
- existe quelque chose qui nous est impénétrable,
- connaître les manifestations de l'entendement le plus
- profond et de la beauté la plus éclatante, qui ne sont
- accessibles à notre raison que dans leurs formes les plus
- primitives, cette connaissance et ce sentiment, voilà ce
- qui constitue la vraie dévotion en ce sens, et seulement
- en ce sens, je compte parmi les hommes les plus
- profondément religieux. Je ne puis pas me faire
- l'illusion d'un Dieu qui récompense et qui punisse
- l'objet de sa création, qui surtout exerce sa volonté de
- la manière que nous l'exerçons sur nous-même. Je ne
- veux pas et ne puis pas non plus me figurer un individu
- qui survive à sa mort corporelle : que des âmes faibles,
- par peur ou par égoïsme ridicule, se nourrissent de
- pareilles idées ! il me suffit d'éprouver le sentiment du
- mystère de l'éternité de la vie, d'avoir la conscience et
- le pressentiment de la construction admirable de tout ce
- qui est, de lutter activement pour saisir une parcelle, si
- minime soit-elle, de la raison qui se manifeste dans la
- nature.
- Quel est le sens de notre existence, quel est le sens de
- l'existence de tous les êtres vivants en général ? Savoir
- répondre à cette question, c'est avoir des sentiments
- religieux. Tu me demandes : cela a-t-il donc un sens de
- poser cette question ? Je réponds : quiconque a le
- sentiment que sa propre vie et celle de ses semblables
- sont dépourvues de sens est non seulement malheureux,
- mais est à peine capable de vivre.
- La vraie valeur d'un homme se détermine en
- examinant dans quelle mesure et dans quel sens il est
- parvenu à se libérer du Moi.
- Il est juste, en principe, que l'on doive témoigner le
- plus d'affection à ceux qui ont contribué davantage à
- ennoblir les hommes et l'existence humaine. Mais si
- l'on demande en outre quelle sorte d'hommes ils sont,
- on se heurte à de grandes difficultés. En ce qui
- concerne les chefs politiques, et même les chefs
- religieux, il est le plus souvent fort difficile de savoir
- s'ils ont fait plus de bien que de mal. Je crois par
- conséquent, très sincèrement, que c'est rendre le
- meilleur service aux hommes que de les occuper à de
- nobles choses et par là, indirecte nient, les ennoblir.
- Ceci s'applique en première ligne aux maîtres de l'art,
- mais aussi, après eux, aux savants. Il est exact que ce ne
- sont pas les résultats de leurs recherches qui
- ennoblissent et enrichissent moralement les hommes
- mais bien leur effort vers la compréhension, le travail
- intellectuel productif et réceptif. Ce serait certainement
- peu juste aussi, si l'on voulait juger la valeur du
- Talmud d'après ses résultats intellectuels.
- Je suis fermement convaincu que toutes les richesses
- du monde ne sauraient pousser l'humanité plus avant,
- même si elles se trouvaient dans les mains d'un homme
- aussi dévoué que possible au développement de
- l'humanité. Seul, l'exemple de personnalités grandes et
- pures peut conduire aux nobles conceptions et aux
- nobles actions. L'argent n'appelle que l'égoïsme et
- pousse toujours irrésistiblement à en faire mauvais
- usage.
- Peut-on se représenter Moïse, Jésus ou Gandhi armés
- de la bourse de Carnegie ?
- Si nous réfléchissons à notre existence et à nos
- efforts, nous remarquons bien vite que toutes nos
- actions et nos désirs sont liés à l'existence des autres
- hommes. Nous remarquons que selon toute notre
- nature nous sommes semblables aux animaux qui vivent
- en commun. Nous mangeons des aliments produits par
- d'autres hommes, nous portons des vêtements fabriqués
- par d'autres, nous habitons des maisons bâties par
- autrui. La plus grande part de ce que nous savons et
- croyons nous a été communiquée par d'autres hommes
- au moyen d'une langue que d'autres ont créée. Notre
- faculté de penser serait, sans la langue, bien chétive,
- comparable à celle des animaux supérieurs, en sorte
- qu'il nous faut avouer que ce que nous possédons en
- première ligne avant les animaux, nous le devons à
- notre manière de vivre en communauté. L'individu,
- laissé seul depuis sa naissance, resterait, dans ses
- pensées et ses sentiments, l'homme primitif semblable
- aux animaux, dans une mesure qu'il nous est difficile
- de nous représenter. Ce qu'est et ce que représente
- l'individu, il ne l'est pas tellement en tant que créature
- individuelle, mais en tant que membre d'une grande
- société humaine qui conduit son être matériel et moral
- depuis la naissance jusqu'à la mort.
- La valeur d'un homme pour sa communauté dépend
- avant tout de la mesure dans laquelle ses sentiments, ses
- pensées, ses actes sont appliqués au développement de
- l'existence des autres hommes.
- Nous avons l'habitude de désigner un homme comme
- bon ou mauvais selon sa situation à ce point de vue. Au
- premier abord, les qualités sociales d'un homme
- semblent seules devoir déterminer le jugement que
- nous portons sur lui.
- Et, cependant, une telle conception ne serait pas
- exacte. On reconnaît aisément que tous les biens
- matériels, intellectuels et moraux que nous recevons de
- la société nous viennent, au cours d'innombrables
- générations, d'individualités créatrices. C'est un
- individu qui a trouvé d'un seul coup l'usage du feu, un
- individu qui a trouvé la culture des plantes nourricières,
- un individu qui a trouvé la machine à vapeur.
- Il n'y a que l'individu isolé qui puisse penser et par
- conséquent, créer de nouvelles valeurs pour la société,
- même établir de nouvelles règles morales, d'après quoi
- la société se perfectionne. Sans personnalités créatrices
- pensant et jugeant indépendamment, le développement
- de la société dans le sens du progrès est aussi peu
- imaginable que le développement de la personnalité
- individuelle sans le corps nourricier de la société.
- Une société saine est donc liée aussi bien à
- l'indépendance des individus qu'à leur liaison sociale
- intime. On a dit avec beaucoup de raison que la
- civilisation greco-européano-américaine, en particulier
- la floraison de culture de la Renaissance italienne qui a
- remplacé la stagnation du moyen âge en Europe, repose
- surtout sur la libération et l'isolement relatif de
- l'individu.
- Considérons maintenant notre époque. Quel est l'état
- de la société, de la personnalité ? Par rapport aux temps
- anciens, la population des pays civilisés est extrêmement
- dense ; l'Europe héberge à peu près trois fois autant
- d'hommes qu'il y a cent ans. Mais le nombre des
- tempéraments de chef a diminué hors de proportion. Il
- n'y a qu'un petit nombre d'hommes qui par leurs
- facultés créatrices sont connus des masses comme des
- personnalités. L'organisation a, dans une certaine
- mesure, remplacé les natures de chef, surtout dans le
- domaine de la technique, mais aussi, à un degré très
- sensible, dans le domaine scientifique.
- La pénurie d'individualités se fait remarquer d'une
- façon particulièrement sensible dans le domaine
- artistique. La peinture et la musique ont nettement
- dégénéré et éveillent beaucoup moins des échos dans le
- peuple. En politique il manque non seulement des chefs,
- mais l'indépendance intellectuelle et le sentiment du
- droit ont profondément baissé dans la bourgeoisie.
- L'organisation démocratique et parlementaire, qui
- repose sur cette indépendance, a été ébranlée dans bien
- des pays ; des dictatures sont nées ; elles sont
- supportées parce que le sentiment de la dignité et du
- droit de la personnalité n'est plus suffisamment vivant.
- Les journaux d'un pays peuvent, en deux semaines,
- porter la foule, peu capable de discernement, à un tel
- état d'exaspération et d'excitation que les hommes sont
- prêts à s'habiller en soldats pour tuer et se faire tuer en
- vue de permettre à des intéressés quelconques de
- réaliser leurs buts indignes. Le service militaire
- obligatoire me paraît être le symptôme 1e plus honteux
- du manque de dignité personnelle dont notre humanité
- civilisée souffre aujourd'hui. Corrélativement il ne
- manque pas d'augures pour prophétiser la chute
- prochaine de notre civilisation. Je ne compte pas au
- nombre de ces pessimistes ; je crois au contraire à un
- avenir meilleur. Je voudrais expliquer brièvement ce
- ferme espoir.
- A mon avis, la décadence des conditions actuelles
- résulte du fait que le développement de l'économie et
- de la technique a gravement exacerbé la lutte pour
- l'existence, en sorte que le libre développement des
- individus a subi de dures atteintes. Mais les progrès de
- la technique exigent de l'individu, pour satisfaire aux
- besoins de la totalité, de moins en moins de travail. La
- répartition dirigée du travail deviendra de plus en plus
- une nécessité impérative et cette répartition conduira à
- la sécurité matérielle des individus. Mais cette sécurité,
- avec les loisirs et les forces qui resteront disponibles
- pour l'individu, peut être favorable au développement
- de la personnalité. De cette manière la société peut de
- nouveau s'assainir et nous voulons espérer que les
- historiens futurs présenteront les manifestations
- sociales maladives de notre temps comme des maladies
- infantiles d'une humanité aux puissantes aspirations,
- provoquées par une allure trop rapide des progrès de la
- civilisation.
- Que l'on soit appelé à rendre compte publiquement
- de tout ce qu'on a dit, serait-ce même par plaisanterie,
- ou bien dans un moment d'expansion, de gaieté ou de
- dépit, cela est peut-être fâcheux, bien que ce ne soit
- raisonnable et naturel que jusqu'à un certain point.
- Mais si l'on est obligé de rendre compte publiquement
- de ce que d'autres ont dit pour vous, sans qu'on puisse
- s'en défendre, on est dans une situation qui appelle la
- pitié. " Mais qui est donc dans une telle situation ? "
- demanderas-tu. C'est ce qui arrive à quiconque possède
- assez de popularité pour recevoir la visite des
- interviewers. Tu ris sans me croire, mais j'ai assez
- d'expérience de l'affaire et je vais te l'expliquer.
- Représente-toi ceci : un beau matin, un reporter
- vient te trouver et te demande aimablement de lui dire
- quelque chose sur ton ami N... Au premier moment tu
- éprouves quelque irritation devant une pareille
- prétention ; mais tu t'aperçois bien vite qu'il n'y a
- aucun moyen de l'esquiver. Car, si tu refuses de donner
- le renseignement, le reporter écrira : " J'ai demandé à
- quelqu'un qui passe pour le meilleur ami de N... de me
- parler de lui ; mais celui-ci s'est prudemment récusé.
- Au lecteur de tirer lui-même les conclusions
- inévitables. " Il n y a donc pas moyen d'éluder la
- réponse et tu donnes le renseignement suivant :
- M. N... est un caractère gai et franc, aimé de tous
- ses amis. Il sait prendre le bon côté de chaque situation.
- Il est extrêmement actif et entreprenant ; toute sa
- puissance de travail est absorbée par sa profession. Il
- aime sa famille et met à la disposition de sa femme tout
- ce qu'il possède...
- Le reporter écrit : M. N... ne prend rien au sérieux
- et a le don de savoir se faire aimer du grand public,
- d'autant plus qu'il est toujours d'un naturel souriant et
- égrillard. Il est à tel point l'esclave de sa profession
- qu'il ne lui arrive jamais de réfléchir à des questions
- qui ne lui sont pas personnelles ou de se livrer à
- quelque occupation intellectuelle étrangère à sa
- profession. Il gâte sa femme sans mesure et satisfait, en
- serviteur aveugle, à tous ses désirs...
- Un véritable reporter mettrait encore plus de
- piment ; mais pour toi et ton ami N... c'est
- probablement suffisant. Le lendemain matin, N... lit les
- lignes précédentes et celles qui les suivent et, quels que
- soient son bon coeur et son enjouement, son courroux
- envers toi ne connaît pas de bornes. L'offense qui lui
- est faite t'affecte profondément en raison de ton
- penchant pour lui.
- Eh bien que fais-tu, mon cher, dans ce cas ? Si tu
- l'as trouvé, communique-le moi tout de suite, afin que
- je puisse rapidement copier ta méthode.
- Voir de ses propres yeux, sentir et juger sans se
- soumettre à la suggestion de la mode du jour, pouvoir
- exprimer ce qu'on voit et ce qu'on ressent en une
- phrase concise ou dans un mot artistiquement cuisiné,
- n'est-ce pas magnifique ? Alors, est-ce vraiment
- nécessaire de vous féliciter par-dessus le marché ?
- Si je vous envoie d'ici mon salut, Écoliers Japonais,
- c'est que j'en ai particulièrement le droit. En effet, j'ai
- visité ce beau pays du Japon, j'ai vu ses villes, ses
- maisons, ses montagnes et ses forêts, ainsi que les
- garçons japonais qui y vivent, et qui y puisent l'amour
- de leur pays natal. Sur ma table, il y a toujours un gros
- livre plein de dessins en couleurs qui proviennent des
- enfants japonais.
- Et maintenant, quand vous recevrez de si loin mon
- salut, vous penserez que c'est seulement notre temps
- qui a fait que les hommes des différentes nations
- s'occupent les uns des autres dans un esprit amical et
- bienveillant et se comprennent mutuellement tandis
- qu'antérieurement les peuples s'ignoraient, et même se
- craignaient et se haïssaient. Puisse l'entente fraternelle
- des peuples gagner toujours en profondeur C'est dans
- ce sens que moi, l'ancien, je vous salue de fort loin,
- jeunes écoliers japonais, avec l'espoir que votre
- génération fera un jour rougir la mienne.
- Les pays de langue allemande sont menacés d'un
- danger, sur lequel les initiés doivent appeler
- énergiquement l'attention. La détresse économique due
- aux événements et aux retours politiques n'atteint pas
- tout le monde dans la même mesure ; elle est plus
- particulièrement pénible pour les institutions et les
- personnes dont l'existence matérielle dépend
- directement de l'État et, parmi elles, les instituts
- scientifiques et les savants, sur le travail desquels
- repose en grande partie non seulement la prospérité
- économique, mais aussi le degré élevé de civilisation de
- l'Allemagne et de l'Autriche.
- Pour se rendre un compte exact de toute la gravité
- de la situation, il faut réfléchir à ceci. Aux époques de
- misère, on ne tient compte habituellement que des
- besoins immédiats ; on ne paie que les productions qui
- fournissent directement des valeurs matérielles. Or la
- science, sous peine de s'étioler, ne doit pas viser de buts
- pratiques ; les connaissances et les méthodes qu'elle
- crée ne servent, pour la plupart, qu'indirectement à des
- buts de cette nature, et souvent, seulement pour les
- générations à venir ; si on laisse la science sans
- ressources, on manquera plus tard de ces travailleurs
- intellectuels qui, grâce à leur manière de voir et à leur
- jugement indépendant, sont en mesure d'ouvrir de
- nouvelles voies à l'économie ou de s'adapter à de
- nouvelles situations. Si la recherche scientifique dépérit,
- la vie intellectuelle de la nation s'enlise et par suite bien
- des possibilités de progrès futur s'évanouissent. C'est
- contre ce danger qu'il faut se couvrir : devant
- l'affaiblissement de l'État, résultant de l'évolution de la
- politique extérieure, il appartient aujourd'hui aux
- particuliers, économiquement plus forts, d'intervenir
- pour apporter leur aide, afin que la vie scientifique ne
- se fane pas.
- Des hommes de jugement, se rendant nettement
- compte de ces circonstances, ont mis sur pied des
- institutions qui doivent permettre de soutenir toute la
- recherche scientifique d'Allemagne et d'Autriche.
- Contribuez par votre aide à assurer à ces efforts un
- magnifique succès ! Mon activité dans l'enseignement
- me donne l'occasion de constater avec étonnement que
- les préoccupations économiques ne sont pas encore
- parvenues à étouffer le bon vouloir et l'affection en
- faveur des recherches scientifiques. Au contraire ! Il
- semble que ces secousses pénibles aient encore accru
- l'amour des biens de l'esprit partout, on travaille avec
- une ardeur brûlante, dans des conditions difficiles.
- Prenez bien soin que ce qu'il y a d'étoffe dans le bon
- vouloir et le talent de la jeunesse d'aujourd'hui ne
- sombre pas dans une. lourde perte pour l'ensemble.
- Nombreuses sont les chaires d'enseignement, rares
- sont les maîtres sages et nobles. Les salles de
- conférences sont vastes et nombreuses, mais les jeunes
- gens qui ont sincèrement soif de vérité et de justice
- sont plus rares. La nature délivre à profusion ses
- produits ordinaires, elle est plus parcimonieuse en
- produits délicats.
- Cela, nous le savons tous : pourquoi donc nous
- plaindre ? N'en a-t-il pas toujours été ainsi et cela ne
- restera-t-il pas toujours de même ? Sans doute c'est
- ainsi et on doit prendre ce qui nous vient de la Nature
- tel que cela est. Mais il a en outre un esprit du siècle,
- une manière de voir propre à une génération, qui se
- transmet d'homme à homme et qui donne à une société
- l'empreinte qui la caractérise. Chacun doit travailler,
- pour sa petite part, à changer cet esprit du siècle.
- Comparez l'esprit qui régnait parmi la jeunesse
- académique allemande il y a un siècle avec celui qui y
- règne aujourd'hui : il y avait alors une foi en
- l'amélioration de la société humaine, il y avait la
- considération devant toute opinion honorable, cette
- tolérance pour laquelle nos grands classiques ont vécu
- et lutté. Il y avait un effort vers une plus grande unité
- politique, qui s'appelait alors l'Allemagne. C'était alors
- la jeunesse académique, c'étaient les maîtres
- académiques chez lesquels régnaient ces idéals.
- Aujourd'hui l'effort vers le progrès social, vers la
- tolérance et la liberté de la pensée, vers une plus
- grande unité politique qui chez nous s'appelle
- aujourd'hui l'Europe, existe encore. Mais la jeunesse
- académique n'est plus le soutien des espoirs et des
- idéals du peuple et le corps enseignant académique ne
- l'est pas non plus. Quiconque considère notre temps
- sans passion, d'un coup d'oeil froid, doit le reconnaître.
- Nous nous sommes réunis aujourd'hui pour
- réfléchir sur nous-mêmes. Le motif immédiat de cette
- réunion est " le cas Gumbel. " Cet homme, soutenu par
- l'esprit de justice, a écrit au sujet d'un crime politique
- encore inexpié, avec une ardeur sincère, un grand
- courage et une objectivité exemplaire ; il a, par ses
- livres, rendu un grand service à la société ; il nous est
- donné de voir qu'il est aujourd'hui combattu par la
- corporation des étudiants et en partie par le corps
- enseignant de son Université, qui veulent l'expulser.
- La passion politique ne doit pas aller aussi loin. Je
- suis convaincu que quiconque lit les livres de M.
- Gumbel en toute liberté d'esprit doit avoir à leur égard
- une impression semblable à la mienne. Il nous faut de
- tels hommes si nous voulons parvenir à une
- communauté politique saine. Que chacun juge d'après
- son opinion personnelle en se basant sur ses propres
- lectures et non pas d'après ce que lui disent les autres.
- Si l'on agit ainsi, ce " cas Gumbel ", après un début
- peu glorieux pourra encore avoir de bons résultats.
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