dixit~20171217-150027.txt 36 KB

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  1. Encore dans le XVIIe siècle, les savants et les artistes
  2. de toute l'Europe avaient été si étroitement unis par un
  3. lien idéal commun, que leur coopération était à peine
  4. influencée par les événements politiques. L'usage
  5. général de la langue latine fortifiait encore cette
  6. communauté.
  7. Aujourd'hui nous regardons vers cette situation
  8. comme vers un paradis perdu. Les passions nationaliste
  9. sont détruit la communauté des esprits et la langue latine
  10. qui jadis unissait tous est morte. Les savants étant
  11. devenus les représentants les plus forts des traditions
  12. nationales ont perdu leur communauté.
  13. Nous observons de nos jours ce fait frappant, que les
  14. hommes politiques, les hommes de la vie pratique sont
  15. devenus les représentants de la pensée internationale. Ce
  16. sont eux qui ont créé la Société des Nations.
  17. MES PREMIÈRES IMPRESSIONS DES U. S. A.
  18. Une interview pour le Nieuwe Rotterdamsche Courant
  19. Parue le 7 juillet 1921 dans le Berliner Tageblatt.
  20. Je dois tenir ma promesse de dire quelques mots sur
  21. mes impressions de ce pays. Ce n'est pas pour moi chose
  22. aisée. Car il n'est pas facile de jouer le rôle d'un
  23. observateur objectif, quand on a été accueilli comme je
  24. l'ai été en Amérique avec tant d'affection et d'honneurs
  25. exorbitants. D'abord quelques mots sur ce point
  26. particulier.
  27. Le culte personnel est toujours à mes yeux quelque
  28. peu injustifié. Sans doute la nature répartit ses dons
  29. d'une manière fort différente entre ses enfants. Dieu
  30. merci, il y en a aussi beaucoup de bien doués et je suis
  31. fermement convaincu que la plupart d'entre eux mènent
  32. une existence paisible et inaperçue. Il ne me paraît pas
  33. juste, et même pas de bon goût qu'un petit nombre de
  34. ceux-ci soient admirés sans mesure, en leur imputant des
  35. forces surhumaines d'esprit et de caractère. C'est
  36. précisément mon cas et il y a un contraste grotesque
  37. entre les capacités et les pouvoirs que les hommes
  38. m'attribuent et ce que je suis et ce que je puis en réalité.
  39. La conscience de ce fait étrange serait insupportable,
  40. si elle ne comportait pas une seule belle consolation :
  41. c'est un indice réjouissant pour notre époque, qui passe
  42. pour matérialiste, qu'elle fasse des héros de simples
  43. mortels, dont les objectifs appartiennent exclusivement
  44. au domaine intellectuel et moral. Ceci prouve que la
  45. science et la justice passent, pour une grande partie de
  46. l'humanité, au-dessus de la fortune et de la puissance.
  47. D'après ce que j'ai vu, cette manière de voir idéaliste
  48. paraît régner dans une proportion particulièrement
  49. forte dans ce pays d'Amérique que l'on accuse
  50. spécialement d'être imbu de matérialisme. Après cette
  51. digression, j'arrive à mon sujet, en espérant qu'on
  52. n'accordera pas à mes modestes observations plus de
  53. poids qu'elles ne méritent.
  54. Ce qui frappe tout d'abord d'étonnement le visiteur,
  55. c'est la supériorité de ce pays au point de vue de la
  56. technique et de l'organisation. Les objets d'usage
  57. journalier sont plus solides qu'en Europe ; les maisons
  58. sont organisées d'une manière incomparablement plus
  59. pratique : tout est disposé de manière à épargner l'effort
  60. humain. La main-d'oeuvre est chère, parce que le pays
  61. est peu peuplé, eu égard à ses ressources naturelles.
  62. C'est ce prix élevé de la main-d'oeuvre qui a poussé au
  63. développement prodigieux des moyens et des méthodes
  64. de travail techniques. Que l'on réfléchisse, par contraste,
  65. à la Chine ou à l'Inde surpeuplées, où le bon marché de
  66. la main-d'oeuvre a empêché tout développement des
  67. moyens mécaniques ! L'Europe se trouve dans une
  68. situation intermédiaire. Une fois que la machine s'est
  69. suffisamment développée, elle devient finalement
  70. meilleur marché que la main-d'oeuvre humaine, même
  71. si celle-ci était déjà bon marché. C'est à cela que
  72. doivent songer les fascistes d'Europe qui, pour des
  73. raisons de politique à courtes vues, interviennent pour
  74. l'accroissement de la densité de la population dans leur
  75. pays. Sans doute cette impression contraste avec
  76. l'étroitesse d'esprit dont font preuve les États-Unis en
  77. se renfermant sur eux-mêmes et en empêchant les
  78. importations par des droits prohibitifs... Mais on ne
  79. peut pas exiger d'un visiteur sans arrière-pensée, qu'il
  80. se rompe par trop la tête et du reste, finalement, il n'est
  81. pas absolument sûr qu'à toute question puisse
  82. correspondre une réponse raisonnable.
  83. Le deuxième point qui surprend le visiteur, c'est la
  84. position joyeuse et positive en face de l'existence ; le
  85. rire sur les photographies est le symbole d'une des
  86. forces principales de l'Américain. Il est affable,
  87. convaincu de sa valeur, optimiste et ne porte envie à
  88. personne. L'Européen éprouve de l'agrément et aucune
  89. contrariété dans ses rapports avec les Américains.
  90. Au contraire, l'Européen critique et réfléchit
  91. davantage, est moins cordial et moins serviable, plus
  92. isolé ; il se montre toujours plus difficile pour ses
  93. distractions comme pour ses lectures ; il est le plus
  94. souvent plus ou moins pessimiste, par comparaison avec
  95. l'Américain.
  96. Les commodités de l'existence, le confort jouent en
  97. Amérique un grand rôle ; on leur sacrifie le repos, la
  98. tranquillité d'esprit, la sécurité. L'Américain vit
  99. davantage pour un but, pour l'avenir, que l'Européen ;
  100. pour lui la vie est toujours le " devenir " et jamais
  101. l' " être " : à ce point de vue, il est encore plus
  102. différent du Russe et de l'Asiatique que l'Européen.
  103. Mais il y a un autre point par lequel l'Américain
  104. ressemble davantage à l'Asiatique que l'Européen : il
  105. est moins individualiste que ce dernier, si on le
  106. considère, non plus au point de vue économique, mais
  107. au point de vue psychologique.
  108. On entend davantage prononcer " Nous " que
  109. " Je ". Ceci veut dire que les usages et les conventions
  110. sont plus puissants et que la conception de la vie des
  111. individus, ainsi que leur position au point de vue du
  112. goût et de la morale est bien plus uniforme qu'en
  113. Europe. C'est à cette circonstance en grande partie que
  114. l'Amérique doit sa supériorité économique sur l'Europe.
  115. Ici, il se forme plus facilement une coopération sans
  116. autant de flottements et une division du travail plus
  117. efficaces qu'en Europe, aussi bien dans l'industrie que
  118. dans l'Université ou que dans les oeuvres de
  119. bienfaisance privées. Cette organisation sociale doit
  120. provenir, en partie, de la tradition anglaise.
  121. Chose qui paraît incompatible avec ces réflexions,
  122. c'est que, par comparaison aux conditions européennes,
  123. la sphère d'action de l'État est relativement petite.
  124. L'Européen s'étonne que le télégraphe, le téléphone, les
  125. chemins de fer, les écoles soient pour la plus grande
  126. part entre les mains de sociétés privées ; c'est la plus
  127. grande importance de la position sociale de l'individu
  128. qui permet cet état de choses. C'est également cette
  129. position qui fait que la répartition extrêmement
  130. disproportionnée de la fortune n'entraîne pas
  131. d'insupportables difficultés. Les gens aisés ont le
  132. sentiment de leur responsabilité sociale bien plus
  133. développé qu'en Europe. Ils considèrent comme tout
  134. naturel l'obligation pour eux de mettre une grande
  135. partie de leurs biens et souvent aussi de leur activité au
  136. service de la communauté ; d'ailleurs l'opinion
  137. publique, fort puissante, l'exige catégoriquement. C'est
  138. ainsi qu'il arrive que les fonctions les plus importantes
  139. intéressant la civilisation puissent être laissées à
  140. l'initiative privée et que, dans ce pays, le rôle de I'État
  141. soit relativement très limité.
  142. Le prestige de l'autorité de l'État a certainement
  143. beaucoup baissé, du fait de la loi de prohibition ; rien
  144. n'est plus dangereux, en effet, pour ce prestige, comme
  145. pour celui de la loi, que lorsqu'il promulgue des lois
  146. dont il n'est pas capable d'assurer l'exécution. C'est le
  147. secret de Polichinelle, que l'accroissement menaçant de
  148. la criminalité est en relation étroite avec cette loi de
  149. prohibition en Amérique.
  150. A mon avis, cette loi contribue à l'affaiblissement de
  151. l'État encore à un autre point de vue. Le cabaret est un
  152. endroit qui fournit aux gens l'occasion d'échanger leurs
  153. idées et leurs opinions sur les événements publics. Si
  154. cette occasion, comme il m'a semblé dans ce pays, leur
  155. fait défaut, la presse, contrôlée en grande partie par des
  156. groupements intéressés, exerce une influence exagérée
  157. sur l'opinion publique.
  158. Ici, la surestimation de l'argent est encore plus
  159. grande qu'en Europe, mais elle me parait en
  160. décroissance. Certainement. l'idée qu'une grosse fortune
  161. n'est pas la condition nécessaire d'une existence
  162. heureuse et prospère l'emporte de plus en plus.
  163. Au point de vue artistique, j'ai admiré sincèrement le
  164. bon goût extrême qui se manifeste dans les constructions
  165. modernes et dans les objets d'usage journalier : par
  166. contre je trouve que les arts plastiques et la musique ont
  167. peu de répercussion dans l'âme du peuple, par
  168. comparaison avec les pays européens.
  169. J'éprouve une haute admiration pour les productions
  170. des établissements de recherches scientifiques. On a le
  171. tort, chez nous, d'attribuer la supériorité croissante des
  172. travaux de recherche américains exclusivement à la plus
  173. grande richesse : il ne faut pas oublier que le
  174. dévouement, la patience, l'esprit de camaraderie, le
  175. penchant à la coopération jouent, dans ces résultats, un
  176. rôle important.
  177. Et, pour terminer, encore une remarque. Les
  178. États-Unis sont aujourd'hui la nation du monde la plus
  179. puissamment avancée au point de vue des progrès de la
  180. technique ; son influence sur l'organisation des
  181. relations internationales est tout simplement
  182. incalculable. Mais l'Amérique est grande, et ses
  183. habitants n'ont pas jusqu'à présent apporté beaucoup
  184. d'intérêt aux grands problèmes internationaux, à la tête
  185. desquels se trouve aujourd'hui celui du désarmement.
  186. Il faut qu'il en soit autrement, même dans le propre
  187. intérêt des Américains. La dernière guerre a montré
  188. qu'il n'y a plus de séparation des continents, mais que
  189. les sorts de tous les pays sont aujourd'hui étroitement
  190. entrelacés. Il faut que ce pays parvienne à se convaincre
  191. que ses habitants portent une lourde responsabilité dans
  192. le domaine de la politique internationale. Le rôle
  193. d'observateur inactif n'est pas digne de ce pays ; S'il
  194. persistait, il deviendrait, à la longue, néfaste pour tous.
  195. Je n'ai jamais rencontré, de la part du beau sexe, un
  196. refus aussi énergique contre toute approche : ou du
  197. moins, si le cas s'est produit, ce n'était sûrement pas de
  198. la part d'un aussi grand nombre de représentants de ce
  199. sexe à la fois.
  200. Mais n'ont-elles pas raison, ces vigilantes citoyennes ?
  201. Doit-on laisser venir à soi un homme qui dévore les
  202. capitalistes coriaces avec le même appétit et le même
  203. plaisir que celui avec lequel le Minotaure, autrefois,
  204. dévorait les tendres vierges grecques, un homme qui a
  205. le mauvais goût de repousser toute guerre, à l'exception
  206. de la guerre inévitable avec sa propre femme ? Écoutez
  207. donc vos bonnes femmes prudentes et patriotiques et
  208. songez que le Capitole de la puissante Rome a été jadis,
  209. lui aussi, sauvé par les caquetages de ses oie fidèles.
  210. Combien singulière est notre situation, de nous
  211. autres mortels. Chacun de nous n'est sur la terre que
  212. pour une courte visite ; il ignore pourquoi, mais il
  213. croit maintes fois le sentir. Sans réfléchir davantage, on
  214. connaît un point de vue de la vie journalière ; on est là
  215. pour les autres hommes, tout d'abord pour ceux dont le
  216. sourire et le bien-être sont la condition entière de notre
  217. propre bonheur, mais aussi pour la multitude des
  218. inconnus, au sort desquels nous enchaîne un lien de
  219. sympathie. Voici à quoi je pense chaque jour fort
  220. souvent : ma vie extérieure et intérieure dépend du
  221. travail de mes contemporains et de celui de mes
  222. ancêtres et je dois m'efforcer de leur fournir la même
  223. proportion de ce que j'ai reçu et que je reçois encore.
  224. J'ai besoin de mener une vie simple et j'ai souvent
  225. péniblement conscience que je demande au travail de
  226. mes semblables plus qu'il n'est nécessaire. J'ai le
  227. sentiment que les différences de classe sociale ne sont
  228. pas justifiées et, en fin de compte, reposent sur la
  229. violence, mais je crois aussi qu'une vie modeste est
  230. bonne pour chacun, pour le corps et pour l'esprit.
  231. Je ne crois point, au sens philosophique du terme, la
  232. liberté de l'homme. Chacun agit non seulement sous
  233. une contrainte extérieure, mais aussi d'après une
  234. nécessité intérieure. Le mot de Schopenhauer : " Sans
  235. doute un homme peut faire ce qu'il veut, mais ne peut
  236. pas vouloir ce qu'il veut " m'a vivement pénétré depuis
  237. ma jeunesse ; dans les spectacles et les épreuves de la
  238. dureté de l'existence, il a toujours été pour moi une
  239. consolation et une source inépuisable de tolérance.
  240. Avoir conscience de cela contribue à adoucir d'une
  241. manière bienfaisante le sentiment de responsabilité si
  242. aisément déprimant et fait que nous ne nous prenons
  243. pas trop au sérieux, nous-même ni les autres ; on est
  244. conduit ainsi à une conception de la vie, qui en
  245. particulier laisse une place à l'humour.
  246. Se préoccuper du sens ou du but de sa propre
  247. existence et de celle des autres créatures m'a toujours
  248. paru, au point de vue objectif, dépourvu de toute
  249. signification. Et pourtant, d'autre part tout homme a
  250. certains idéals, qui lui servent de guides pour l'effort et
  251. le jugement. Dans ce sens, le bien-être et le bonheur ne
  252. m'ont jamais apparu comme le but absolu (j'appelle
  253. même cette base de la morale l'idéal des pourceaux).
  254. Les idéals qui ont illuminé ma route et m'ont rempli
  255. sans cesse d'un vaillant courage ont été le bien, la
  256. beauté et la vérité. Sans le sentiment d'être en harmonie
  257. avec ceux qui partagent mes convictions, sans la
  258. poursuite de l'objectif, éternellement insaisissable, dans
  259. le domaine de l'art et de la recherche scientifique, la
  260. vie m'aurait paru absolument vide. Les buts banaux que
  261. poursuit l'effort humain, la possession de biens, le
  262. succès extérieur, le luxe, m'ont toujours, depuis mes
  263. jeunes années, paru méprisables.
  264. En opposition caractéristique avec mon sens ardent
  265. de justice et de devoir sociaux, j'ai toujours éprouvé
  266. l'absence prononcée du besoin de me rapprocher des
  267. hommes et des sociétés humaines. Je suis un véritable
  268. cheval qui veut tirer seul ; je ne me suis jamais donné
  269. de tout coeur ni à l'État, ni au sol natal, ni au cercle des
  270. amis, ni même à la famille des tout proches ; au
  271. contraire, j'ai toujours ressenti à l'égard de ces liaisons
  272. le sentiment inlassable d'être un étranger et le besoin de
  273. solitude ; ces sentiments ne font que croître avec les
  274. années. On éprouve vivement, mais sans regret, la
  275. limite de l'entente et de l'harmonie avec le prochain.
  276. Sans doute un homme de ce caractère perd ainsi une
  277. partie de sa candeur et de son insouciance, mais il y
  278. gagne une large indépendance à l'égard des opinions,
  279. habitudes et jugements de ses semblables ; il ne sera
  280. pas tenté de chercher à établir son équilibre sur des
  281. bases aussi branlantes.
  282. Mon idéal politique est l'idéal démocratique. Chacun
  283. doit être respecté dans sa personnalité et nul ne doit
  284. être idolâtré. C'est une véritable ironie du sort que mes
  285. contemporains m'aient voué beaucoup trop de
  286. vénération et d'admiration, sans que ce soit ma faute ou
  287. que je l'aie mérité ; cela peut provenir du désir,
  288. irréalisable chez beaucoup, de comprendre les quelques
  289. idées que j'ai trouvées, grâce à mes faibles forces, au
  290. cours d'une lutte sans arrêt. Je sais fort bien que, pour
  291. réaliser une organisation quelconque, il est
  292. indispensable qu'un seul pense, dispose et porte en gros
  293. la responsabilité. Mais il ne faut pas que ceux qui sont
  294. gouvernés soient contraints, ils doivent pouvoir choisir
  295. le chef. Je suis convaincu qu'un système autocratique de
  296. coercition ne peut manquer de dégénérer en peu de
  297. temps : en effet, la coercition attire toujours des
  298. hommes de moralité diminuée et je suis également
  299. convaincu que, de fait, les tyrans de génie ont comme
  300. successeurs des coquins. C'est pour cette raison que j'ai
  301. toujours été l'ardent adversaire de systèmes politiques
  302. analogues à ceux que nous voyons fonctionner
  303. actuellement en Russie et en Italie. La cause du
  304. discrédit qui environne aujourd'hui en Europe la forme
  305. démocratique ne doit pas être attribuée à l'idée
  306. fondamentale de ce régime politique, mais au défaut de
  307. stabilité des têtes du gouvernement et au caractère
  308. impersonnel du mode de scrutin. Je crois que, les
  309. États-Unis de l'Amérique du Nord ont trouvé, à ce
  310. point de vue, la véritable voie ; ils ont un président
  311. responsable, élu pour un laps de temps assez long,
  312. pourvu d'assez d'autorité pour porter effectivement la
  313. responsabilité. Par contre, dans notre système
  314. gouvernemental, j'apprécie fort la sollicitude étendue
  315. pour l'individu en cas de maladie et de besoin. Pour
  316. moi, l'élément précieux dans les rouages de l'humanité,
  317. ce n'est pas l'État, c'est l'individu, créateur et sensible,
  318. la personnalité ; c'est elle seule qui crée le noble et le
  319. sublime, tandis que la masse reste stupide de pensée et
  320. bornée de sentiments.
  321. Ce sujet m'amène à parler de la pire des créations,
  322. celle des masses armées, du régime militaire, que je
  323. hais ! Je méprise profondément celui qui peut, avec
  324. plaisir, marcher, en rangs et formations, derrière une
  325. musique : ce ne peut être que par erreur qu'il a reçu un
  326. cerveau ; une moelle épinière lui suffirait amplement.
  327. On devrait, aussi rapidement que possible, faire
  328. disparaître cette honte de la civilisation. L'héroïsme sur
  329. commandement, les voies de fait stupides, le fâcheux
  330. esprit de nationalisme, combien je hais tout cela !
  331. combien la guerre me paraît ignoble et méprisable !
  332. J'aimerais mieux me laisser couper en morceaux que de
  333. participer à un acte aussi misérable. En dépit de tout, je
  334. pense tant de bien de l'humanité que je suis persuadé
  335. que ce revenant aurait depuis longtemps disparu si le
  336. bon sens des peuples n'était pas systématiquement
  337. corrompu, au moyen de l'école et de la presse, par les
  338. intéressés du monde politique et du monde des affaires.
  339. La plus belle chose que nous puissions éprouver,
  340. c'est le côté mystérieux de la vie. C'est le sentiment
  341. profond qui se trouve au berceau de l'art et de la
  342. science véritables. Celui qui ne peut plus éprouver ni
  343. étonnement ni surprise est pour ainsi dire mort ; ses
  344. yeux sont éteints. L'impression du mystérieux, même
  345. mêlée de crainte, a créé aussi la religion. Savoir qu'il
  346. existe quelque chose qui nous est impénétrable,
  347. connaître les manifestations de l'entendement le plus
  348. profond et de la beauté la plus éclatante, qui ne sont
  349. accessibles à notre raison que dans leurs formes les plus
  350. primitives, cette connaissance et ce sentiment, voilà ce
  351. qui constitue la vraie dévotion en ce sens, et seulement
  352. en ce sens, je compte parmi les hommes les plus
  353. profondément religieux. Je ne puis pas me faire
  354. l'illusion d'un Dieu qui récompense et qui punisse
  355. l'objet de sa création, qui surtout exerce sa volonté de
  356. la manière que nous l'exerçons sur nous-même. Je ne
  357. veux pas et ne puis pas non plus me figurer un individu
  358. qui survive à sa mort corporelle : que des âmes faibles,
  359. par peur ou par égoïsme ridicule, se nourrissent de
  360. pareilles idées ! il me suffit d'éprouver le sentiment du
  361. mystère de l'éternité de la vie, d'avoir la conscience et
  362. le pressentiment de la construction admirable de tout ce
  363. qui est, de lutter activement pour saisir une parcelle, si
  364. minime soit-elle, de la raison qui se manifeste dans la
  365. nature.
  366. Quel est le sens de notre existence, quel est le sens de
  367. l'existence de tous les êtres vivants en général ? Savoir
  368. répondre à cette question, c'est avoir des sentiments
  369. religieux. Tu me demandes : cela a-t-il donc un sens de
  370. poser cette question ? Je réponds : quiconque a le
  371. sentiment que sa propre vie et celle de ses semblables
  372. sont dépourvues de sens est non seulement malheureux,
  373. mais est à peine capable de vivre.
  374. La vraie valeur d'un homme se détermine en
  375. examinant dans quelle mesure et dans quel sens il est
  376. parvenu à se libérer du Moi.
  377. Il est juste, en principe, que l'on doive témoigner le
  378. plus d'affection à ceux qui ont contribué davantage à
  379. ennoblir les hommes et l'existence humaine. Mais si
  380. l'on demande en outre quelle sorte d'hommes ils sont,
  381. on se heurte à de grandes difficultés. En ce qui
  382. concerne les chefs politiques, et même les chefs
  383. religieux, il est le plus souvent fort difficile de savoir
  384. s'ils ont fait plus de bien que de mal. Je crois par
  385. conséquent, très sincèrement, que c'est rendre le
  386. meilleur service aux hommes que de les occuper à de
  387. nobles choses et par là, indirecte nient, les ennoblir.
  388. Ceci s'applique en première ligne aux maîtres de l'art,
  389. mais aussi, après eux, aux savants. Il est exact que ce ne
  390. sont pas les résultats de leurs recherches qui
  391. ennoblissent et enrichissent moralement les hommes
  392. mais bien leur effort vers la compréhension, le travail
  393. intellectuel productif et réceptif. Ce serait certainement
  394. peu juste aussi, si l'on voulait juger la valeur du
  395. Talmud d'après ses résultats intellectuels.
  396. Je suis fermement convaincu que toutes les richesses
  397. du monde ne sauraient pousser l'humanité plus avant,
  398. même si elles se trouvaient dans les mains d'un homme
  399. aussi dévoué que possible au développement de
  400. l'humanité. Seul, l'exemple de personnalités grandes et
  401. pures peut conduire aux nobles conceptions et aux
  402. nobles actions. L'argent n'appelle que l'égoïsme et
  403. pousse toujours irrésistiblement à en faire mauvais
  404. usage.
  405. Peut-on se représenter Moïse, Jésus ou Gandhi armés
  406. de la bourse de Carnegie ?
  407. Si nous réfléchissons à notre existence et à nos
  408. efforts, nous remarquons bien vite que toutes nos
  409. actions et nos désirs sont liés à l'existence des autres
  410. hommes. Nous remarquons que selon toute notre
  411. nature nous sommes semblables aux animaux qui vivent
  412. en commun. Nous mangeons des aliments produits par
  413. d'autres hommes, nous portons des vêtements fabriqués
  414. par d'autres, nous habitons des maisons bâties par
  415. autrui. La plus grande part de ce que nous savons et
  416. croyons nous a été communiquée par d'autres hommes
  417. au moyen d'une langue que d'autres ont créée. Notre
  418. faculté de penser serait, sans la langue, bien chétive,
  419. comparable à celle des animaux supérieurs, en sorte
  420. qu'il nous faut avouer que ce que nous possédons en
  421. première ligne avant les animaux, nous le devons à
  422. notre manière de vivre en communauté. L'individu,
  423. laissé seul depuis sa naissance, resterait, dans ses
  424. pensées et ses sentiments, l'homme primitif semblable
  425. aux animaux, dans une mesure qu'il nous est difficile
  426. de nous représenter. Ce qu'est et ce que représente
  427. l'individu, il ne l'est pas tellement en tant que créature
  428. individuelle, mais en tant que membre d'une grande
  429. société humaine qui conduit son être matériel et moral
  430. depuis la naissance jusqu'à la mort.
  431. La valeur d'un homme pour sa communauté dépend
  432. avant tout de la mesure dans laquelle ses sentiments, ses
  433. pensées, ses actes sont appliqués au développement de
  434. l'existence des autres hommes.
  435. Nous avons l'habitude de désigner un homme comme
  436. bon ou mauvais selon sa situation à ce point de vue. Au
  437. premier abord, les qualités sociales d'un homme
  438. semblent seules devoir déterminer le jugement que
  439. nous portons sur lui.
  440. Et, cependant, une telle conception ne serait pas
  441. exacte. On reconnaît aisément que tous les biens
  442. matériels, intellectuels et moraux que nous recevons de
  443. la société nous viennent, au cours d'innombrables
  444. générations, d'individualités créatrices. C'est un
  445. individu qui a trouvé d'un seul coup l'usage du feu, un
  446. individu qui a trouvé la culture des plantes nourricières,
  447. un individu qui a trouvé la machine à vapeur.
  448. Il n'y a que l'individu isolé qui puisse penser et par
  449. conséquent, créer de nouvelles valeurs pour la société,
  450. même établir de nouvelles règles morales, d'après quoi
  451. la société se perfectionne. Sans personnalités créatrices
  452. pensant et jugeant indépendamment, le développement
  453. de la société dans le sens du progrès est aussi peu
  454. imaginable que le développement de la personnalité
  455. individuelle sans le corps nourricier de la société.
  456. Une société saine est donc liée aussi bien à
  457. l'indépendance des individus qu'à leur liaison sociale
  458. intime. On a dit avec beaucoup de raison que la
  459. civilisation greco-européano-américaine, en particulier
  460. la floraison de culture de la Renaissance italienne qui a
  461. remplacé la stagnation du moyen âge en Europe, repose
  462. surtout sur la libération et l'isolement relatif de
  463. l'individu.
  464. Considérons maintenant notre époque. Quel est l'état
  465. de la société, de la personnalité ? Par rapport aux temps
  466. anciens, la population des pays civilisés est extrêmement
  467. dense ; l'Europe héberge à peu près trois fois autant
  468. d'hommes qu'il y a cent ans. Mais le nombre des
  469. tempéraments de chef a diminué hors de proportion. Il
  470. n'y a qu'un petit nombre d'hommes qui par leurs
  471. facultés créatrices sont connus des masses comme des
  472. personnalités. L'organisation a, dans une certaine
  473. mesure, remplacé les natures de chef, surtout dans le
  474. domaine de la technique, mais aussi, à un degré très
  475. sensible, dans le domaine scientifique.
  476. La pénurie d'individualités se fait remarquer d'une
  477. façon particulièrement sensible dans le domaine
  478. artistique. La peinture et la musique ont nettement
  479. dégénéré et éveillent beaucoup moins des échos dans le
  480. peuple. En politique il manque non seulement des chefs,
  481. mais l'indépendance intellectuelle et le sentiment du
  482. droit ont profondément baissé dans la bourgeoisie.
  483. L'organisation démocratique et parlementaire, qui
  484. repose sur cette indépendance, a été ébranlée dans bien
  485. des pays ; des dictatures sont nées ; elles sont
  486. supportées parce que le sentiment de la dignité et du
  487. droit de la personnalité n'est plus suffisamment vivant.
  488. Les journaux d'un pays peuvent, en deux semaines,
  489. porter la foule, peu capable de discernement, à un tel
  490. état d'exaspération et d'excitation que les hommes sont
  491. prêts à s'habiller en soldats pour tuer et se faire tuer en
  492. vue de permettre à des intéressés quelconques de
  493. réaliser leurs buts indignes. Le service militaire
  494. obligatoire me paraît être le symptôme 1e plus honteux
  495. du manque de dignité personnelle dont notre humanité
  496. civilisée souffre aujourd'hui. Corrélativement il ne
  497. manque pas d'augures pour prophétiser la chute
  498. prochaine de notre civilisation. Je ne compte pas au
  499. nombre de ces pessimistes ; je crois au contraire à un
  500. avenir meilleur. Je voudrais expliquer brièvement ce
  501. ferme espoir.
  502. A mon avis, la décadence des conditions actuelles
  503. résulte du fait que le développement de l'économie et
  504. de la technique a gravement exacerbé la lutte pour
  505. l'existence, en sorte que le libre développement des
  506. individus a subi de dures atteintes. Mais les progrès de
  507. la technique exigent de l'individu, pour satisfaire aux
  508. besoins de la totalité, de moins en moins de travail. La
  509. répartition dirigée du travail deviendra de plus en plus
  510. une nécessité impérative et cette répartition conduira à
  511. la sécurité matérielle des individus. Mais cette sécurité,
  512. avec les loisirs et les forces qui resteront disponibles
  513. pour l'individu, peut être favorable au développement
  514. de la personnalité. De cette manière la société peut de
  515. nouveau s'assainir et nous voulons espérer que les
  516. historiens futurs présenteront les manifestations
  517. sociales maladives de notre temps comme des maladies
  518. infantiles d'une humanité aux puissantes aspirations,
  519. provoquées par une allure trop rapide des progrès de la
  520. civilisation.
  521. Que l'on soit appelé à rendre compte publiquement
  522. de tout ce qu'on a dit, serait-ce même par plaisanterie,
  523. ou bien dans un moment d'expansion, de gaieté ou de
  524. dépit, cela est peut-être fâcheux, bien que ce ne soit
  525. raisonnable et naturel que jusqu'à un certain point.
  526. Mais si l'on est obligé de rendre compte publiquement
  527. de ce que d'autres ont dit pour vous, sans qu'on puisse
  528. s'en défendre, on est dans une situation qui appelle la
  529. pitié. " Mais qui est donc dans une telle situation ? "
  530. demanderas-tu. C'est ce qui arrive à quiconque possède
  531. assez de popularité pour recevoir la visite des
  532. interviewers. Tu ris sans me croire, mais j'ai assez
  533. d'expérience de l'affaire et je vais te l'expliquer.
  534. Représente-toi ceci : un beau matin, un reporter
  535. vient te trouver et te demande aimablement de lui dire
  536. quelque chose sur ton ami N... Au premier moment tu
  537. éprouves quelque irritation devant une pareille
  538. prétention ; mais tu t'aperçois bien vite qu'il n'y a
  539. aucun moyen de l'esquiver. Car, si tu refuses de donner
  540. le renseignement, le reporter écrira : " J'ai demandé à
  541. quelqu'un qui passe pour le meilleur ami de N... de me
  542. parler de lui ; mais celui-ci s'est prudemment récusé.
  543. Au lecteur de tirer lui-même les conclusions
  544. inévitables. " Il n y a donc pas moyen d'éluder la
  545. réponse et tu donnes le renseignement suivant :
  546. M. N... est un caractère gai et franc, aimé de tous
  547. ses amis. Il sait prendre le bon côté de chaque situation.
  548. Il est extrêmement actif et entreprenant ; toute sa
  549. puissance de travail est absorbée par sa profession. Il
  550. aime sa famille et met à la disposition de sa femme tout
  551. ce qu'il possède...
  552. Le reporter écrit : M. N... ne prend rien au sérieux
  553. et a le don de savoir se faire aimer du grand public,
  554. d'autant plus qu'il est toujours d'un naturel souriant et
  555. égrillard. Il est à tel point l'esclave de sa profession
  556. qu'il ne lui arrive jamais de réfléchir à des questions
  557. qui ne lui sont pas personnelles ou de se livrer à
  558. quelque occupation intellectuelle étrangère à sa
  559. profession. Il gâte sa femme sans mesure et satisfait, en
  560. serviteur aveugle, à tous ses désirs...
  561. Un véritable reporter mettrait encore plus de
  562. piment ; mais pour toi et ton ami N... c'est
  563. probablement suffisant. Le lendemain matin, N... lit les
  564. lignes précédentes et celles qui les suivent et, quels que
  565. soient son bon coeur et son enjouement, son courroux
  566. envers toi ne connaît pas de bornes. L'offense qui lui
  567. est faite t'affecte profondément en raison de ton
  568. penchant pour lui.
  569. Eh bien que fais-tu, mon cher, dans ce cas ? Si tu
  570. l'as trouvé, communique-le moi tout de suite, afin que
  571. je puisse rapidement copier ta méthode.
  572. Voir de ses propres yeux, sentir et juger sans se
  573. soumettre à la suggestion de la mode du jour, pouvoir
  574. exprimer ce qu'on voit et ce qu'on ressent en une
  575. phrase concise ou dans un mot artistiquement cuisiné,
  576. n'est-ce pas magnifique ? Alors, est-ce vraiment
  577. nécessaire de vous féliciter par-dessus le marché ?
  578. Si je vous envoie d'ici mon salut, Écoliers Japonais,
  579. c'est que j'en ai particulièrement le droit. En effet, j'ai
  580. visité ce beau pays du Japon, j'ai vu ses villes, ses
  581. maisons, ses montagnes et ses forêts, ainsi que les
  582. garçons japonais qui y vivent, et qui y puisent l'amour
  583. de leur pays natal. Sur ma table, il y a toujours un gros
  584. livre plein de dessins en couleurs qui proviennent des
  585. enfants japonais.
  586. Et maintenant, quand vous recevrez de si loin mon
  587. salut, vous penserez que c'est seulement notre temps
  588. qui a fait que les hommes des différentes nations
  589. s'occupent les uns des autres dans un esprit amical et
  590. bienveillant et se comprennent mutuellement tandis
  591. qu'antérieurement les peuples s'ignoraient, et même se
  592. craignaient et se haïssaient. Puisse l'entente fraternelle
  593. des peuples gagner toujours en profondeur C'est dans
  594. ce sens que moi, l'ancien, je vous salue de fort loin,
  595. jeunes écoliers japonais, avec l'espoir que votre
  596. génération fera un jour rougir la mienne.
  597. Les pays de langue allemande sont menacés d'un
  598. danger, sur lequel les initiés doivent appeler
  599. énergiquement l'attention. La détresse économique due
  600. aux événements et aux retours politiques n'atteint pas
  601. tout le monde dans la même mesure ; elle est plus
  602. particulièrement pénible pour les institutions et les
  603. personnes dont l'existence matérielle dépend
  604. directement de l'État et, parmi elles, les instituts
  605. scientifiques et les savants, sur le travail desquels
  606. repose en grande partie non seulement la prospérité
  607. économique, mais aussi le degré élevé de civilisation de
  608. l'Allemagne et de l'Autriche.
  609. Pour se rendre un compte exact de toute la gravité
  610. de la situation, il faut réfléchir à ceci. Aux époques de
  611. misère, on ne tient compte habituellement que des
  612. besoins immédiats ; on ne paie que les productions qui
  613. fournissent directement des valeurs matérielles. Or la
  614. science, sous peine de s'étioler, ne doit pas viser de buts
  615. pratiques ; les connaissances et les méthodes qu'elle
  616. crée ne servent, pour la plupart, qu'indirectement à des
  617. buts de cette nature, et souvent, seulement pour les
  618. générations à venir ; si on laisse la science sans
  619. ressources, on manquera plus tard de ces travailleurs
  620. intellectuels qui, grâce à leur manière de voir et à leur
  621. jugement indépendant, sont en mesure d'ouvrir de
  622. nouvelles voies à l'économie ou de s'adapter à de
  623. nouvelles situations. Si la recherche scientifique dépérit,
  624. la vie intellectuelle de la nation s'enlise et par suite bien
  625. des possibilités de progrès futur s'évanouissent. C'est
  626. contre ce danger qu'il faut se couvrir : devant
  627. l'affaiblissement de l'État, résultant de l'évolution de la
  628. politique extérieure, il appartient aujourd'hui aux
  629. particuliers, économiquement plus forts, d'intervenir
  630. pour apporter leur aide, afin que la vie scientifique ne
  631. se fane pas.
  632. Des hommes de jugement, se rendant nettement
  633. compte de ces circonstances, ont mis sur pied des
  634. institutions qui doivent permettre de soutenir toute la
  635. recherche scientifique d'Allemagne et d'Autriche.
  636. Contribuez par votre aide à assurer à ces efforts un
  637. magnifique succès ! Mon activité dans l'enseignement
  638. me donne l'occasion de constater avec étonnement que
  639. les préoccupations économiques ne sont pas encore
  640. parvenues à étouffer le bon vouloir et l'affection en
  641. faveur des recherches scientifiques. Au contraire ! Il
  642. semble que ces secousses pénibles aient encore accru
  643. l'amour des biens de l'esprit partout, on travaille avec
  644. une ardeur brûlante, dans des conditions difficiles.
  645. Prenez bien soin que ce qu'il y a d'étoffe dans le bon
  646. vouloir et le talent de la jeunesse d'aujourd'hui ne
  647. sombre pas dans une. lourde perte pour l'ensemble.
  648. Nombreuses sont les chaires d'enseignement, rares
  649. sont les maîtres sages et nobles. Les salles de
  650. conférences sont vastes et nombreuses, mais les jeunes
  651. gens qui ont sincèrement soif de vérité et de justice
  652. sont plus rares. La nature délivre à profusion ses
  653. produits ordinaires, elle est plus parcimonieuse en
  654. produits délicats.
  655. Cela, nous le savons tous : pourquoi donc nous
  656. plaindre ? N'en a-t-il pas toujours été ainsi et cela ne
  657. restera-t-il pas toujours de même ? Sans doute c'est
  658. ainsi et on doit prendre ce qui nous vient de la Nature
  659. tel que cela est. Mais il a en outre un esprit du siècle,
  660. une manière de voir propre à une génération, qui se
  661. transmet d'homme à homme et qui donne à une société
  662. l'empreinte qui la caractérise. Chacun doit travailler,
  663. pour sa petite part, à changer cet esprit du siècle.
  664. Comparez l'esprit qui régnait parmi la jeunesse
  665. académique allemande il y a un siècle avec celui qui y
  666. règne aujourd'hui : il y avait alors une foi en
  667. l'amélioration de la société humaine, il y avait la
  668. considération devant toute opinion honorable, cette
  669. tolérance pour laquelle nos grands classiques ont vécu
  670. et lutté. Il y avait un effort vers une plus grande unité
  671. politique, qui s'appelait alors l'Allemagne. C'était alors
  672. la jeunesse académique, c'étaient les maîtres
  673. académiques chez lesquels régnaient ces idéals.
  674. Aujourd'hui l'effort vers le progrès social, vers la
  675. tolérance et la liberté de la pensée, vers une plus
  676. grande unité politique qui chez nous s'appelle
  677. aujourd'hui l'Europe, existe encore. Mais la jeunesse
  678. académique n'est plus le soutien des espoirs et des
  679. idéals du peuple et le corps enseignant académique ne
  680. l'est pas non plus. Quiconque considère notre temps
  681. sans passion, d'un coup d'oeil froid, doit le reconnaître.
  682. Nous nous sommes réunis aujourd'hui pour
  683. réfléchir sur nous-mêmes. Le motif immédiat de cette
  684. réunion est " le cas Gumbel. " Cet homme, soutenu par
  685. l'esprit de justice, a écrit au sujet d'un crime politique
  686. encore inexpié, avec une ardeur sincère, un grand
  687. courage et une objectivité exemplaire ; il a, par ses
  688. livres, rendu un grand service à la société ; il nous est
  689. donné de voir qu'il est aujourd'hui combattu par la
  690. corporation des étudiants et en partie par le corps
  691. enseignant de son Université, qui veulent l'expulser.
  692. La passion politique ne doit pas aller aussi loin. Je
  693. suis convaincu que quiconque lit les livres de M.
  694. Gumbel en toute liberté d'esprit doit avoir à leur égard
  695. une impression semblable à la mienne. Il nous faut de
  696. tels hommes si nous voulons parvenir à une
  697. communauté politique saine. Que chacun juge d'après
  698. son opinion personnelle en se basant sur ses propres
  699. lectures et non pas d'après ce que lui disent les autres.
  700. Si l'on agit ainsi, ce " cas Gumbel ", après un début
  701. peu glorieux pourra encore avoir de bons résultats.