-intro- The Project Gutenberg EBook of Le Tour du Monde en 80 Jours, by Jules Verne This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Le Tour du Monde en 80 Jours Author: Jules Verne Posting Date: October 5, 2013 [EBook #800] Release Date: January, 1997 Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS *** Produced by ebooksgratuits -intro- Jules Verne LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS (1873) Table des mati�res I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT R�CIPROQUEMENT L'UN COMME MA�TRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE II O� PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL III O� S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER � PHILEAS FOGG IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARA�T SUR LA PLACE DE LONDRES VI DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME VII QUI T�MOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILIT� DES PASSEPORTS EN MATI�RE DE POLICE VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-�TRE QU'IL NE CONVIENDRAIT IX O� LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG X O� PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN �TRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE XI O� PHILEAS FOGG ACH�TE UNE MONTURE � UN PRIX FABULEUX XII O� PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT � TRAVERS LES FOR�TS DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALL�E DU GANGE SANS M�ME SONGER � LA VOIR XV O� LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALL�GE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES XVI O� FIX N'A PAS L'AIR DE CONNA�TRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE XVII O� IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERS�E DE SINGAPORE � HONG-KONG XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON C�T�, VA � SES AFFAIRES XIX O� PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INT�R�T � SON MA�TRE, ET CE QUI S'ENSUIT XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG XXI O� LE PATRON DE LA �_Tankad�re_� RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES XXII O� PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, M�ME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE D�MESUR�MENT XXIV PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERS�E DE L'OC�AN PACIFIQUE XXV O� L'ON DONNE UN L�GER APER�U DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES � L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR � FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON XXIX O� IL SERA FAIT LE R�CIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR XXXI DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TR�S S�RIEUSEMENT LES INT�R�TS DE PHILEAS FOGG XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE XXXIII O� PHILEAS FOGG SE MONTRE � LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES XXXIV QUI PROCURE � PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-�TRE IN�DIT XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS R�P�TER DEUX FOIS L'ORDRE QUE SON MA�TRE LUI DONNE XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCH� XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUV� QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGN� � FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT R�CIPROQUEMENT L'UN COMME MA�TRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE En l'ann�e 1872, la maison portant le num�ro 7 de Saville-row, Burlington Gardens--maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814--, �tait habit�e par Phileas Fogg, esq., l'un des membres les plus singuliers et les plus remarqu�s du Reform-Club de Londres, bien qu'il sembl�t prendre � t�che de ne rien faire qui p�t attirer l'attention. � l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succ�dait donc ce Phileas Fogg, personnage �nigmatique, dont on ne savait rien, sinon que c'�tait un fort galant homme et l'un des plus beaux gentlemen de la haute soci�t� anglaise. On disait qu'il ressemblait � Byron--par la t�te, car il �tait irr�prochable quant aux pieds--, mais un Byron � moustaches et � favoris, un Byron impassible, qui aurait v�cu mille ans sans vieillir. Anglais, � coup s�r, Phileas Fogg n'�tait peut-�tre pas Londonner. On ne l'avait jamais vu ni � la Bourse, ni � la Banque, ni dans aucun des comptoirs de la Cit�. Ni les bassins ni les docks de Londres n'avaient jamais re�u un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun comit� d'administration. Son nom n'avait jamais retenti dans un coll�ge d'avocats, ni au Temple, ni � Lincoln's-inn, ni � Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni � la Cour du chancelier, ni au Banc de la Reine, ni � l'�chiquier, ni en Cour eccl�siastique. Il n'�tait ni industriel, ni n�gociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de l'_Institution royale de la Grande-Bretagne_, ni de l'_Institution de Londres_, ni de l'_Institution des Artisans_, ni de l'_Institution Russell_, ni de l'_Institution litt�raire de l'Ouest_, ni de l'_Institution du Droit_, ni de cette _Institution des Arts et des Sciences r�unis_, qui est plac�e sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majest�. Il n'appartenait enfin � aucune des nombreuses soci�t�s qui pullulent dans la capitale de l'Angleterre, depuis la _Soci�t� de l'Armonica_ jusqu'� la _Soci�t� entomologique_, fond�e principalement dans le but de d�truire les insectes nuisibles. Phileas Fogg �tait membre du Reform-Club, et voil� tout. � qui s'�tonnerait de ce qu'un gentleman aussi myst�rieux compt�t parmi les membres de cette honorable association, on r�pondra qu'il passa sur la recommandation de MM. Baring fr�res, chez lesquels il avait un cr�dit ouvert. De l� une certaine �surface�, due � ce que ses ch�ques �taient r�guli�rement pay�s � vue par le d�bit de son compte courant invariablement cr�diteur. Ce Phileas Fogg �tait-il riche? Incontestablement. Mais comment il avait fait fortune, c'est ce que les mieux inform�s ne pouvaient dire, et Mr. Fogg �tait le dernier auquel il conv�nt de s'adresser pour l'apprendre. En tout cas, il n'�tait prodigue de rien, mais non avare, car partout o� il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou g�n�reuse, il l'apportait silencieusement et m�me anonymement. En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi peu que possible, et semblait d'autant plus myst�rieux qu'il �tait silencieux. Cependant sa vie �tait � jour, mais ce qu'il faisait �tait si math�matiquement toujours la m�me chose, que l'imagination, m�contente, cherchait au-del�. Avait-il voyag�? C'�tait probable, car personne ne poss�dait mieux que lui la carte du monde. Il n'�tait endroit si recul� dont il ne par�t avoir une connaissance sp�ciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs perdus ou �gar�s; il indiquait les vraies probabilit�s, et ses paroles s'�taient trouv�es souvent comme inspir�es par une seconde vue, tant l'�v�nement finissait toujours par les justifier. C'�tait un homme qui avait d� voyager partout,--en esprit, tout au moins. Ce qui �tait certain toutefois, c'est que, depuis de longues ann�es, Phileas Fogg n'avait pas quitt� Londres. Ceux qui avaient l'honneur de le conna�tre un peu plus que les autres attestaient que--si ce n'est sur ce chemin direct qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club--personne ne pouvait pr�tendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps �tait de lire les journaux et de jouer au whist. � ce jeu du silence, si bien appropri� � sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante � son budget de charit�. D'ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait �videmment pour jouer, non pour gagner. Le jeu �tait pour lui un combat, une lutte contre une difficult�, mais une lutte sans mouvement, sans d�placement, sans fatigue, et cela allait � son caract�re. On ne connaissait � Phileas Fogg ni femme ni enfants,--ce qui peut arriver aux gens les plus honn�tes,--ni parents ni amis,--ce qui est plus rare en v�rit�. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville-row, o� personne ne p�n�trait. De son int�rieur, jamais il n'�tait question. Un seul domestique suffisait � le servir. D�jeunant, d�nant au club � des heures chronom�triquement d�termin�es, dans la m�me salle, � la m�me table, ne traitant point ses coll�gues, n'invitant aucun �tranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, � minuit pr�cis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club tient � la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en passait dix � son domicile, soit qu'il dorm�t, soit qu'il s'occup�t de sa toilette. S'il se promenait, c'�tait invariablement, d'un pas �gal, dans la salle d'entr�e parquet�e en marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s'arrondit un d�me � vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge. S'il d�nait ou d�jeunait, c'�taient les cuisines, le garde-manger, l'office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient � sa table leurs succulentes r�serves; c'�taient les domestiques du club, graves personnages en habit noir, chauss�s de souliers � semelles de molleton, qui le servaient dans une porcelaine sp�ciale et sur un admirable linge en toile de Saxe; c'�taient les cristaux � moule perdu du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret m�lang� de cannelle, de capillaire et de cinnamome; c'�tait enfin la glace du club--glace venue � grands frais des lacs d'Am�rique--qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant �tat de fra�cheur. Si vivre dans ces conditions, c'est �tre un excentrique, il faut convenir que l'excentricit� a du bon! La maison de Saville-row, sans �tre somptueuse, se recommandait par un extr�me confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du locataire, le service s'y r�duisait � peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualit�, une r�gularit� extraordinaires. Ce jour-l� m�me, 2 octobre, Phileas Fogg avait donn� son cong� � James Forster--ce gar�on s'�tant rendu coupable de lui avoir apport� pour sa barbe de l'eau � quatre-vingt-quatre degr�s Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six--, et il attendait son successeur, qui devait se pr�senter entre onze heures et onze heures et demie. Phileas Fogg, carr�ment assis dans son fauteuil, les deux pieds rapproch�s comme ceux d'un soldat � la parade, les mains appuy�es sur les genoux, le corps droit, la t�te haute, regardait marcher l'aiguille de la pendule,--appareil compliqu� qui indiquait les heures, les minutes, les secondes, les jours, les quanti�mes et l'ann�e. � onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club. En ce moment, on frappa � la porte du petit salon dans lequel se tenait Phileas Fogg. James Forster, le cong�di�, apparut. �Le nouveau domestique�, dit-il. Un gar�on �g� d'une trentaine d'ann�es se montra et salua. �Vous �tes Fran�ais et vous vous nommez John? lui demanda Phileas Fogg. --Jean, n'en d�plaise � monsieur, r�pondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui m'est rest�, et que justifiait mon aptitude naturelle � me tirer d'affaire. Je crois �tre un honn�te gar�on, monsieur, mais, pour �tre franc, j'ai fait plusieurs m�tiers. J'ai �t� chanteur ambulant, �cuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme L�otard, et dansant sur la corde comme Blondin; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j'�tais sergent de pompiers, � Paris. J'ai m�me dans mon dossier des incendies remarquables. Mais voil� cinq ans que j'ai quitt� la France et que, voulant go�ter de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant appris que M. Phileas Fogg �tait l'homme le plus exact et le plus s�dentaire du Royaume-Uni, je me suis pr�sent� chez monsieur avec l'esp�rance d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'� ce nom de Passepartout... --Passepartout me convient, r�pondit le gentleman. Vous m'�tes recommand�. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions? --Oui, monsieur. --Bien. Quelle heure avez-vous? --Onze heures vingt-deux, r�pondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gousset une �norme montre d'argent. --Vous retardez, dit Mr. Fogg. --Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible. --Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater l'�cart. Donc, � partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous �tes � mon service.� Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le pla�a sur sa t�te avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter une parole. Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une premi�re fois: c'�tait son nouveau ma�tre qui sortait; puis une seconde fois: c'�tait son pr�d�cesseur, James Forster, qui s'en allait � son tour. Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row. II O� PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL �Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord, j'ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau ma�tre!� Il convient de dire ici que les �bonshommes� de Mme Tussaud sont des figures de cire, fort visit�es � Londres, et auxquelles il ne manque vraiment que la parole. Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas Fogg, Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examin� son futur ma�tre. C'�tait un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble et belle, haut de taille, que ne d�parait pas un l�ger embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes, figure plut�t p�le que color�e, dents magnifiques. Il paraissait poss�der au plus haut degr� ce que les physionomistes appellent �le repos dans l'action�, facult� commune � tous ceux qui font plus de besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupi�re immobile, c'�tait le type achev� de ces Anglais � sang-froid qui se rencontrent assez fr�quemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l'attitude un peu acad�mique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman donnait l'id�e d'un �tre bien �quilibr� dans toutes ses parties, justement pond�r�, aussi parfait qu'un chronom�tre de Leroy ou de Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas Fogg �tait l'exactitude personnifi�e, ce qui se voyait clairement � �l'expression de ses pieds et de ses mains�, car chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les membres eux-m�mes sont des organes expressifs des passions. Phileas Fogg �tait de ces gens math�matiquement exacts, qui, jamais press�s et toujours pr�ts, sont �conomes de leurs pas et de leurs mouvements. Il ne faisait pas une enjamb�e de trop, allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu �mu ni troubl�. C'�tait l'homme le moins h�t� du monde, mais il arrivait toujours � temps. Toutefois, on comprendra qu'il v�c�t seul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne se frottait � personne. Quant � Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait � Londres le m�tier de valet de chambre, il avait cherch� vainement un ma�tre auquel il p�t s'attacher. Passepartout n'�tait point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les �paules hautes, le nez au vent, le regard assur�, l'oeil sec, ne sont que d'impudents dr�les. Non. Passepartout �tait un brave gar�on, de physionomie aimable, aux l�vres un peu saillantes, toujours pr�tes � go�ter ou � caresser, un �tre doux et serviable, avec une de ces bonnes t�tes rondes que l'on aime � voir sur les �paules d'un ami. Il avait les yeux bleus, le teint anim�, la figure assez grasse pour qu'il p�t lui-m�me voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte, une musculature vigoureuse, et il poss�dait une force hercul�enne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement d�velopp�e. Ses cheveux bruns �taient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquit� connaissaient dix-huit fa�ons d'arranger la chevelure de Minerve, Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne: trois coups de d�m�loir, et il �tait coiff�. De dire si le caract�re expansif de ce gar�on s'accorderait avec celui de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus �l�mentaire ne permet pas. Passepartout serait-il ce domestique fonci�rement exact qu'il fallait � son ma�tre? On ne le verrait qu'� l'user. Apr�s avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le m�thodisme anglais et la froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le sort l'avait mal servi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons. Dans toutes, on �tait fantasque, in�gal, coureur d'aventures ou coureur de pays,--ce qui ne pouvait plus convenir � Passepartout. Son dernier ma�tre, le jeune Lord Longsferry, membre du Parlement, apr�s avoir pass� ses nuits dans les �oysters-rooms� d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les �paules des policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son ma�tre, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal re�ues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un personnage dont l'existence �tait si r�guli�re, qui ne d�couchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas m�me un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se pr�senta et fut admis dans les circonstances que l'on sait. Passepartout--onze heures et demie �tant sonn�es--se trouvait donc seul dans la maison de Saville-row. Aussit�t il en commen�a l'inspection. Il la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rang�e, s�v�re, puritaine, bien organis�e pour le service, lui plut. Elle lui fit l'effet d'une belle coquille de colima�on, mais d'une coquille �clair�e et chauff�e au gaz, car l'hydrog�ne carbur� y suffisait � tous les besoins de lumi�re et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au second �tage, la chambre qui lui �tait destin�e. Elle lui convint. Des timbres �lectriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communication avec les appartements de l'entresol et du premier �tage. Sur la chemin�e, une pendule �lectrique correspondait avec la pendule de la chambre � coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au m�me instant, la m�me seconde. �Cela me va, cela me va!� se dit Passepartout. Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affich�e au-dessus de la pendule. C'�tait le programme du service quotidien. Il comprenait--depuis huit heures du matin, heure r�glementaire � laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu'� onze heures et demie, heure � laquelle il quittait sa maison pour aller d�jeuner au Reform-Club--tous les d�tails du service, le th� et les r�ties de huit heures vingt-trois, l'eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin � minuit--heure � laquelle se couchait le m�thodique gentleman--, tout �tait not�, pr�vu, r�gularis�. Passepartout se fit une joie de m�diter ce programme et d'en graver les divers articles dans son esprit. Quant � la garde-robe de monsieur, elle �tait fort bien mont�e et merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un num�ro d'ordre reproduit sur un registre d'entr�e et de sortie, indiquant la date � laquelle, suivant la saison, ces v�tements devaient �tre tour � tour port�s. M�me r�glementation pour les chaussures. En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait �tre le temple du d�sordre � l'�poque de l'illustre mais dissip� Sheridan--, ameublement confortable, annon�ant une belle aisance. Pas de biblioth�que, pas de livres, qui eussent �t� sans utilit� pour Mr. Fogg, puisque le Reform-Club mettait � sa disposition deux biblioth�ques, l'une consacr�e aux lettres, l'autre au droit et � la politique. Dans la chambre � coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction d�fendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y d�notait les habitudes les plus pacifiques. Apr�s avoir examin� cette demeure en d�tail, Passepartout se frotta les mains, sa large figure s'�panouit, et il r�p�ta joyeusement: �Cela me va! voil� mon affaire! Nous nous entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi! Un homme casanier et r�gulier! Une v�ritable m�canique! Eh bien, je ne suis pas f�ch� de servir une m�canique!� III O� S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER � PHILEAS FOGG Phileas Fogg avait quitt� sa maison de Saville-row � onze heures et demie, et, apr�s avoir plac� cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste �difice, �lev� dans Pall-Mall, qui n'a pas co�t� moins de trois millions � b�tir. Phileas Fogg se rendit aussit�t � la salle � manger, dont les neuf fen�tres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres d�j� dor�s par l'automne. L�, il prit place � la table habituelle o� son couvert l'attendait. Son d�jeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson bouilli relev� d'une �reading sauce� de premier choix, d'un roastbeef �carlate agr�ment� de condiments �mushroom�, d'un g�teau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester,--le tout arros� de quelques tasses de cet excellent th�, sp�cialement recueilli pour l'office du Reform-Club. � midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand salon, somptueuse pi�ce, orn�e de peintures richement encadr�es. L�, un domestique lui remit le _Times_ non coup�, dont Phileas Fogg op�ra le laborieux d�pliage avec une s�ret� de main qui d�notait une grande habitude de cette difficile op�ration. La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusqu'� trois heures quarante-cinq, et celle du Standard--qui lui succ�da--dura jusqu'au d�ner. Ce repas s'accomplit dans les m�mes conditions que le d�jeuner, avec adjonction de �royal british sauce�. � six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et s'absorba dans la lecture du _Morning Chronicle_. Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur entr�e et s'approchaient de la chemin�e, o� br�lait un feu de houille. C'�taient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enrag�s joueurs de whist: l'ing�nieur Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banque d'Angleterre,--personnages riches et consid�r�s, m�me dans ce club qui compte parmi ses membres les sommit�s de l'industrie et de la finance. �Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, o� en est cette affaire de vol? --Eh bien, r�pondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent. --J'esp�re, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont �t� envoy�s en Am�rique et en Europe, dans tous les principaux ports d'embarquement et de d�barquement, et il sera difficile � ce monsieur de leur �chapper. --Mais on a donc le signalement du voleur? demanda Andrew Stuart. --D'abord, ce n'est pas un voleur, r�pondit s�rieusement Gauthier Ralph. --Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs)? --Non, r�pondit Gauthier Ralph. --C'est donc un industriel? dit John Sullivan. --Le _Morning Chronicle_ assure que c'est un gentleman.� Celui qui fit cette r�ponse n'�tait autre que Phileas Fogg, dont la t�te �mergeait alors du flot de papier amass� autour de lui. En m�me temps, Phileas Fogg salua ses coll�gues, qui lui rendirent son salut. Le fait dont il �tait question, que les divers journaux du Royaume-Uni discutaient avec ardeur, s'�tait accompli trois jours auparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes, formant l'�norme somme de cinquante-cinq mille livres, avait �t� prise sur la tablette du caissier principal de la Banque d'Angleterre. � qui s'�tonnait qu'un tel vol e�t pu s'accomplir aussi facilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait � r�pondre qu'� ce moment m�me, le caissier s'occupait d'enregistrer une recette de trois shillings six pence, et qu'on ne saurait avoir l'oeil � tout. Mais il convient de faire observer ici--ce qui rend le fait plus explicable--que cet admirable �tablissement de �Bank of England� para�t se soucier extr�mement de la dignit� du public. Point de gardes, point d'invalides, point de grillages! L'or, l'argent, les billets sont expos�s librement et pour ainsi dire � la merci du premier venu. On ne saurait mettre en suspicion l'honorabilit� d'un passant quelconque. Un des meilleurs observateurs des usages anglais raconte m�me ceci: Dans une des salles de la Banque o� il se trouvait un jour, il eut la curiosit� de voir de plus pr�s un lingot d'or pesant sept � huit livres, qui se trouvait expos� sur la tablette du caissier; il prit ce lingot, l'examina, le passa � son voisin, celui-ci � un autre, si bien que le lingot, de main en main, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur, et ne revint qu'une demi-heure apr�s reprendre sa place, sans que le caissier e�t seulement lev� la t�te. Mais, le 29 septembre, les choses ne se pass�rent pas tout � fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge, pos�e au-dessus du �drawing-office�, sonna � cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu'� passer cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes. Le vol bien et d�ment reconnu, des agents, des �d�tectives�, choisis parmi les plus habiles, furent envoy�s dans les principaux ports, � Liverpool, � Glasgow, au Havre, � Suez, � Brindisi, � New York, etc., avec promesse, en cas de succ�s, d'une prime de deux mille livres (50 000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouv�e. En attendant les renseignements que devait fournir l'enqu�te imm�diatement commenc�e, ces inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous les voyageurs en arriv�e ou en partance. Or, pr�cis�ment, ainsi que le disait le _Morning Chronicle_, on avait lieu de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie d'aucune des soci�t�s de voleurs d'Angleterre. Pendant cette journ�e du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes mani�res, l'air distingu�, avait �t� remarqu�, qui allait et venait dans la salle des paiements, th��tre du vol. L'enqu�te avait permis de refaire assez exactement le signalement de ce gentleman, signalement qui fut aussit�t adress� � tous les d�tectives du Royaume-Uni et du continent quelques bons esprits--et Gauthier Ralph �tait du nombre--se croyaient donc fond�s � esp�rer que le voleur n'�chapperait pas. Comme on le pense, ce fait �tait � l'ordre du jour � Londres et dans toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilit�s du succ�s de la police m�tropolitaine. On ne s'�tonnera donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la m�me question, d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux. L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du r�sultat des recherches, estimant que la prime offerte devrait singuli�rement aiguiser le z�le et l'intelligence des agents. Mais son coll�gue, Andrew Stuart, �tait loin de partager cette confiance. La discussion continua donc entre les gentlemen, qui s'�taient assis � une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation interrompue reprenait de plus belle. �Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d'�tre un habile homme! --Allons donc! r�pondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il puisse se r�fugier. --Par exemple! --O� voulez-vous qu'il aille? --Je n'en sais rien, r�pondit Andrew Stuart, mais, apr�s tout, la terre est assez vaste. --Elle l'�tait autrefois...�, dit � mi-voix Phileas Fogg. Puis: �� vous de couper, monsieur�, ajouta-t-il en pr�sentant les cartes � Thomas Flanagan. La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bient�t Andrew Stuart la reprenait, disant: �Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminu�, par hasard? --Sans doute, r�pondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La terre a diminu�, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides. --Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur! --� vous de jouer, monsieur Stuart!� dit Phileas Fogg. Mais l'incr�dule Stuart n'�tait pas convaincu, et, la partie achev�e: �Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouv� l� une mani�re plaisante de dire que la terre a diminu�! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois mois... --En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg. --En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a �t� ouverte sur le �Great-Indian peninsular railway�, et voici le calcul �tabli par le _Morning Chronicle_: De Londres � Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots: 7 jours. De Suez � Bombay, paquebot: 13 jours. De Bombay � Calcutta, railway: 3 jours. De Calcutta � Hong-Kong (Chine), paquebot: 13 jours. De Hong-Kong � Yokohama (Japon), paquebot: 6 jours. De Yokohama � San Francisco, paquebot: 22 jours. De San Francisco New York, rail-road: 7 jours. De New York � Londres, paquebot et railway: 9 jours. Total: 80 jours. --Oui, quatre-vingts jours! s'�cria, Andrew Stuart, qui par inattention, coupa une carte ma�tresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les d�raillements, etc. --Tout compris, r�pondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist. --M�me si les Indous ou les Indiens enl�vent les rails! s'�cria Andrew Stuart, s'ils arr�tent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs! --Tout compris�, r�pondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta: �Deux atouts ma�tres.� Andrew Stuart, � qui c'�tait le tour de �faire�, ramassa les cartes en disant: �Th�oriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique... --Dans la pratique aussi, monsieur Stuart. --Je voudrais bien vous y voir. --Il ne tient qu'� vous. Partons ensemble. --Le Ciel m'en pr�serve! s'�cria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible. --Tr�s possible, au contraire, r�pondit Mr. Fogg. --Eh bien, faites-le donc! --Le tour du monde en quatre-vingts jours? --Oui. --Je le veux bien. --Quand? --Tout de suite. --C'est de la folie! s'�cria Andrew Stuart, qui commen�ait � se vexer de l'insistance de son partenaire. Tenez! jouons plut�t. --Refaites alors, r�pondit Phileas Fogg, car il y a maldonne.� Andrew Stuart reprit les cartes d'une main f�brile; puis, tout � coup, les posant sur la table: �Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres!... --Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n'est pas s�rieux. --Quand je dis: je parie, r�pondit Andrew Stuart, c'est toujours s�rieux. --Soit!� dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses coll�gues: �J'ai vingt mille livres (500 000 F) d�pos�es chez Baring fr�res. Je les risquerai volontiers... --Vingt mille livres! s'�cria John Sullivan. Vingt mille livres qu'un retard impr�vu peut vous faire perdre! --L'impr�vu n'existe pas, r�pondit simplement Phileas Fogg. --Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est calcul� que comme un minimum de temps! --Un minimum bien employ� suffit � tout. --Mais pour ne pas le d�passer, il faut sauter math�matiquement des railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer! --Je sauterai math�matiquement. --C'est une plaisanterie! --Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose aussi s�rieuse qu'un pari, r�pondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous? --Nous acceptons, r�pondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, apr�s s'�tre entendus. --Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part � huit heures quarante-cinq. Je le prendrai. --Ce soir m�me? demanda Stuart. --Ce soir m�me, r�pondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je devrai �tre de retour � Londres, dans ce salon m�me du Reform-Club, le samedi 21 d�cembre, � huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres d�pos�es actuellement � mon cr�dit chez Baring fr�res vous appartiendront de fait et de droit, messieurs.--Voici un ch�que de pareille somme.� Un proc�s-verbal du pari fut fait et sign� sur-le-champ par les six co-int�ress�s. Phileas Fogg �tait demeur� froid. Il n'avait certainement pas pari� pour gagner, et n'avait engag� ces vingt mille livres--la moiti� de sa fortune--que parce qu'il pr�voyait qu'il pourrait avoir � d�penser l'autre pour mener � bien ce difficile, pour ne pas dire inex�cutable projet. Quant � ses adversaires, eux, ils paraissaient �mus, non pas � cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions. Sept heures sonnaient alors. On offrit � Mr. Fogg de suspendre le whist afin qu'il p�t faire ses pr�paratifs de d�part. �Je suis toujours pr�t!� r�pondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes: �Je retourne carreau, dit-il. � vous de jouer, monsieur Stuart.� IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE � sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, apr�s avoir gagn� une vingtaine de guin�es au whist, prit cong� de ses honorables coll�gues, et quitta le Reform-Club. � sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa maison et rentrait chez lui. Passepartout, qui avait consciencieusement �tudi� son programme, fut assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude, appara�tre � cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne devait rentrer qu'� minuit pr�cis. Phileas Fogg �tait tout d'abord mont� � sa chambre, puis il appela: �Passepartout.� Passepartout ne r�pondit pas. Cet appel ne pouvait s'adresser � lui. Ce n'�tait pas l'heure. �Passepartout�, reprit Mr. Fogg sans �lever la voix davantage. Passepartout se montra. �C'est la deuxi�me fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg. --Mais il n'est pas minuit, r�pondit Passepartout, sa montre � la main. --Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais.� Une sorte de grimace s'�baucha sur la ronde face du Fran�ais. Il �tait �vident qu'il avait mal entendu. �Monsieur se d�place? demanda-t-il. --Oui, r�pondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde.� Passepartout, l'oeil d�mesur�ment ouvert, la paupi�re et le sourcil sur�lev�s, les bras d�tendus, le corps affaiss�, pr�sentait alors tous les sympt�mes de l'�tonnement pouss� jusqu'� la stupeur. �Le tour du monde! murmura-t-il. --En quatre-vingts jours, r�pondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n'avons pas un instant � perdre. --Mais les malles?... dit Passepartout, qui balan�ait inconsciemment sa t�te de droite et de gauche. --Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous ach�terons en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de bonnes chaussures. D'ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez.� Passepartout aurait voulu r�pondre. Il ne put. Il quitta la chambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une phrase assez vulgaire de son pays: �Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-l�! Moi qui voulais rester tranquille!...� Et, machinalement, il fit ses pr�paratifs de d�part. Le tour du monde en quatre-vingts jours! Avait-il affaire � un fou? Non... C'�tait une plaisanterie? On allait � Douvres, bien. � Calais, soit. Apr�s tout, cela ne pouvait notablement contrarier le brave gar�on, qui, depuis cinq ans, n'avait pas foul� le sol de la patrie. Peut-�tre m�me irait-on jusqu'� Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale. Mais, certainement, un gentleman aussi m�nager de ses pas s'arr�terait l�... Oui, sans doute, mais il n'en �tait pas moins vrai qu'il partait, qu'il se d�pla�ait, ce gentleman, si casanier jusqu'alors! � huit heures, Passepartout avait pr�par� le modeste sac qui contenait sa garde-robe et celle de son ma�tre; puis, l'esprit encore troubl�, il quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg. Mr. Fogg �tait pr�t. Il portait sous son bras le _Bradshaw's continental railway steam transit and general guide_, qui devait lui fournir toutes les indications n�cessaires � son voyage. Il prit le sac des mains de Passepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays. �Vous n'avez rien oubli�? demanda-t-il. --Rien, monsieur. --Mon mackintosh et ma couverture? --Les voici. --Bien, prenez ce sac.� Mr. Fogg remit le sac � Passepartout. �Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000 F).� Le sac faillit s'�chapper des mains de Passepartout, comme si les vingt mille livres eussent �t� en or et pes� consid�rablement. Le ma�tre et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut ferm�e � double tour. Une station de voitures se trouvait � l'extr�mit� de Saville-row. Phileas Fogg et son domestique mont�rent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, � laquelle aboutit un des embranchements du South-Eastern-railway. � huit heures vingt, le cab s'arr�ta devant la grille de la gare. Passepartout sauta � terre. Son ma�tre le suivit et paya le cocher. En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant � la main, pieds nus dans la boue, coiff�e d'un chapeau d�penaill� auquel pendait une plume lamentable, un ch�le en loques sur ses haillons, s'approcha de Mr. Fogg et lui demanda l'aum�ne. Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guin�es qu'il venait de gagner au whist, et, les pr�sentant � la mendiante: �Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir rencontr�e!� Puis il passa. Passepartout eut comme une sensation d'humidit� autour de la prunelle. Son ma�tre avait fait un pas dans son coeur. Mr. Fogg et lui entr�rent aussit�t dans la grande salle de la gare. L�, Phileas Fogg donna � Passepartout l'ordre de prendre deux billets de premi�re classe pour Paris. Puis, se retournant, il aper�ut ses cinq coll�gues du Reform-Club. �Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas appos�s sur un passeport que j'emporte � cet effet vous permettront, au retour, de contr�ler mon itin�raire. --Oh! monsieur Fogg, r�pondit poliment Gauthier Ralph, c'est inutile. Nous nous en rapporterons � votre honneur de gentleman! --Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg. --Vous n'oubliez pas que vous devez �tre revenu?... fit observer Andrew Stuart. --Dans quatre-vingts jours, r�pondit Mr. Fogg, le samedi 21 d�cembre 1872, � huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, messieurs.� � huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place dans le m�me compartiment. � huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche. La nuit �tait noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accot� dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait machinalement contre lui le sac aux bank-notes. Mais le train n'avait pas d�pass� Sydenham, que Passepartout poussait un v�ritable cri de d�sespoir! �Qu'avez-vous? demanda Mr. Fogg. --Il y a... que... dans ma pr�cipitation... mon trouble... j'ai oubli�... --Quoi? --D'�teindre le bec de gaz de ma chambre! --Eh bien, mon gar�on, r�pondit froidement Mr. Fogg, il br�le � votre compte!� V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARA�T SUR LA PLACE DE LONDRES Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait gu�re, sans doute, du grand retentissement qu'allait provoquer son d�part. La nouvelle du pari se r�pandit d'abord dans le Reform-Club, et produisit une v�ritable �motion parmi les membres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette �motion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au public de Londres et de tout le Royaume-Uni. Cette �question du tour du monde� fut comment�e, discut�e, diss�qu�e, avec autant de passion et d'ardeur que s'il se f�t agi d'une nouvelle affaire de l'_Alabama_. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les autres--et ils form�rent bient�t une majorit� consid�rable--se prononc�rent contre lui. Ce tour du monde � accomplir, autrement qu'en th�orie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de communication actuellement en usage, ce n'�tait pas seulement impossible, c'�tait insens�! Le _Times_, le _Standard_, l'_Evening Star_, le _Morning Chronicle_, et vingt autres journaux de grande publicit�, se d�clar�rent contre Mr. Fogg. Seul, le _Daily Telegraph_ le soutint dans une certaine mesure. Phileas Fogg fut g�n�ralement trait� de maniaque, de fou, et ses coll�gues du Reform-Club furent bl�m�s d'avoir tenu ce pari, qui accusait un affaiblissement dans les facult�s mentales de son auteur. Des articles extr�mement passionn�s, mais logiques, parurent sur la question. On sait l'int�r�t que l'on porte en Angleterre � tout ce qui touche � la g�ographie. Aussi n'�tait-il pas un lecteur, � quelque classe qu'il appart�nt, qui ne d�vor�t les colonnes consacr�es au cas de Phileas Fogg. Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux--les femmes principalement--furent pour lui, surtout quand l'_Illustrated London News_ eut publi� son portrait d'apr�s sa photographie d�pos�e aux archives du Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire: �H�! h�! pourquoi pas, apr�s tout? On a vu des choses plus extraordinaires!� C'�taient surtout les lecteurs du _Daily Telegraph_. Mais on sentit bient�t que ce journal lui-m�me commen�ait � faiblir. En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Soci�t� royale de g�ographie. Il traita la question � tous les points de vue, et d�montra clairement la folie de l'entreprise. D'apr�s cet article, tout �tait contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles de la nature. Pour r�ussir dans ce projet, il fallait admettre une concordance miraculeuse des heures de d�part et d'arriv�e, concordance qui n'existait pas, qui ne pouvait pas exister. � la rigueur, et en Europe, o� il s'agit de parcours d'une longueur relativement m�diocre, on peut compter sur l'arriv�e des trains � heure fixe; mais quand ils emploient trois jours � traverser l'Inde, sept jours � traverser les �tats-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les �l�ments d'un tel probl�me? Et les accidents de machine, les d�raillements, les rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges, est-ce que tout n'�tait pas contre Phileas Fogg? Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l'hiver, � la merci des coups de vent ou des brouillards? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes transoc�aniennes �prouvent des retards de deux ou trois jours? Or, il suffisait d'un retard, un seul, pour que la cha�ne de communications f�t irr�parablement bris�e. Si Phileas Fogg manquait, ne f�t-ce que de quelques heures, le d�part d'un paquebot, il serait forc� d'attendre le paquebot suivant, et par cela m�me son voyage �tait compromis irr�vocablement. L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baiss�rent singuli�rement. Pendant les premiers jours qui suivirent le d�part du gentleman, d'importantes affaires s'�taient engag�es sur �l'al�a� de son entreprise. On sait ce qu'est le monde des parieurs en Angleterre, monde plus intelligent, plus relev� que celui des joueurs. Parier est dans le temp�rament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du Reform-Club �tablirent-ils des paris consid�rables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, � une sorte de studbook. On en fit aussi une valeur de bourse, qui fut imm�diatement cot�e sur la place de Londres. On demandait, on offrait du �Phileas Fogg� ferme ou � prime, et il se fit des affaires �normes. Mais cinq jours apr�s son d�part, apr�s l'article du Bulletin de la Soci�t� de g�ographie, les offres commenc�rent � affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par paquets. Pris d'abord � cinq, puis � dix, on ne le prit plus qu'� vingt, � cinquante, � cent! Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale. L'honorable gentleman, clou� sur son fauteuil, e�t donn� sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde, m�me en dix ans! et il paria cinq mille livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en m�me temps que la sottise du projet, on lui en d�montrait l'inutilit�, il se contentait de r�pondre: �Si la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui le premier l'ait faite!� Or, on en �tait l�, les partisans de Phileas Fogg se rar�fiaient de plus en plus; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui; on ne le prenait plus qu'� cent cinquante, � deux cents contre un, quand, sept jours apr�s son d�part, un incident, compl�tement inattendu, fit qu'on ne le prit plus du tout. En effet, pendant cette journ�e, � neuf heures du soir, le directeur de la police m�tropolitaine avait re�u une d�p�che t�l�graphique ainsi con�ue: �Suez � Londres. �Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place. �Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat d'arrestation � Bombay (Inde anglaise). �Fix, d�tective.� L'effet de cette d�p�che fut imm�diat. L'honorable gentleman disparut pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, d�pos�e au Reform-Club avec celles de tous ses coll�gues, fut examin�e. Elle reproduisait trait pour trait l'homme dont le signalement avait �t� fourni par l'enqu�te. On rappela ce que l'existence de Phileas Fogg avait de myst�rieux, son isolement, son d�part subit, et il parut �vident que ce personnage, pr�textant un voyage autour du monde et l'appuyant sur un pari insens�, n'avait eu d'autre but que de d�pister les agents de la police anglaise. VI DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME Voici dans quelles circonstances avait �t� lanc�e cette d�p�che concernant le sieur Phileas Fogg. Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, � Suez, le paquebot _Mongolia_, de la Compagnie p�ninsulaire et orientale, steamer en fer � h�lice et � spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et poss�dant une force nominale de cinq cents chevaux. Le _Mongolia_ faisait r�guli�rement les voyages de Brindisi � Bombay par le canal de Suez. C'�tait un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses r�glementaires, soit dix milles � l'heure entre Brindisi et Suez, et neuf milles cinquante-trois centi�mes entre Suez et Bombay, il les avait toujours d�pass�es. En attendant l'arriv�e du _Mongolia_, deux hommes se promenaient sur le quai au milieu de la foule d'indig�nes et d'�trangers qui affluent dans cette ville, nagu�re une bourgade, � laquelle la grande oeuvre de M. de Lesseps assure un avenir consid�rable. De ces deux hommes, l'un �tait l'agent consulaire du Royaume-Uni, �tabli � Suez, qui--en d�pit des f�cheux pronostics du gouvernement britannique et des sinistres pr�dictions de l'ing�nieur Stephenson--voyait chaque jour des navires anglais traverser ce canal, abr�geant ainsi de moiti� l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap de Bonne-Esp�rance. L'autre �tait un petit homme maigre, de figure assez intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles sourciliers. � travers ses longs cils brillait un oeil tr�s vif, mais dont il savait � volont� �teindre l'ardeur. En ce moment, il donnait certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place. Cet homme se nommait Fix, et c'�tait un de ces �d�tectives� ou agents de police anglais, qui avaient �t� envoy�s dans les divers ports, apr�s le vol commis � la Banque d'Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un d'eux lui semblait suspect, le �filer� en attendant un mandat d'arrestation. Pr�cis�ment, depuis deux jours, Fix avait re�u du directeur de la police m�tropolitaine le signalement de l'auteur pr�sum� du vol. C'�tait celui de ce personnage distingu� et bien mis que l'on avait observ� dans la salle des paiements de la Banque. Le d�tective, tr�s all�ch� �videmment par la forte prime promise en cas de succ�s, attendait donc avec une impatience facile � comprendre l'arriv�e du _Mongolia_. �Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixi�me fois, que ce bateau ne peut tarder? --Non, monsieur Fix, r�pondit le consul. Il a �t� signal� hier au large de Port-Sa�d, et les cent soixante kilom�tres du canal ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vous r�p�te que le _Mongolia_ a toujours gagn� la prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures sur les temps r�glementaires. --Ce paquebot vient directement de Brindisi? demanda Fix. --De Brindisi m�me, o� il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu'il a quitt� samedi � cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut tarder � arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le signalement que vous avez re�u, vous pourrez reconna�tre votre homme, s'il est � bord du _Mongolia_. --Monsieur le consul, r�pondit Fix, ces gens-l�, on les sent plut�t qu'on ne les reconna�t. C'est du flair qu'il faut avoir, et le flair est comme un sens sp�cial auquel concourent l'ou�e, la vue et l'odorat. J'ai arr�t� dans ma vie plus d'un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur soit � bord, je vous r�ponds qu'il ne me glissera pas entre les mains. --Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol important. --Un vol magnifique, r�pondit l'agent enthousiasm�. Cinquante-cinq mille livres! Nous n'avons pas souvent de pareilles aubaines! Les voleurs deviennent mesquins! La race des Sheppard s'�tiole! On se fait pendre maintenant pour quelques shillings! --Monsieur Fix, r�pondit le consul, vous parlez d'une telle fa�on que je vous souhaite vivement de r�ussir; mais, je vous le r�p�te, dans les conditions o� vous �tes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous bien que, d'apr�s le signalement que vous avez re�u, ce voleur ressemble absolument � un honn�te homme. --Monsieur le consul, r�pondit dogmatiquement l'inspecteur de police, les grands voleurs ressemblent toujours � d'honn�tes gens. Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti � prendre, c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arr�ter. Les physionomies honn�tes, ce sont celles-l� qu'il faut d�visager surtout. Travail difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du m�tier, mais de l'art.� On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose d'amour-propre. Cependant le quai s'animait peu � peu. Marins de diverses nationalit�s, commer�ants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arriv�e du paquebot �tait �videmment prochaine. Le temps �tait assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les p�les rayons du soleil. Vers le sud, une jet�e longue de deux mille m�tres s'allongeait comme un bras sur la rade de Suez. � la surface de la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de p�che ou de cabotage, dont quelques-uns ont conserv� dans leurs fa�ons l'�l�gant gabarit de la gal�re antique. Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa profession, d�visageait les passants d'un rapide coup d'oeil. Il �tait alors dix heures et demie. �Mais il n'arrivera pas, ce paquebot! s'�cria-t-il en entendant sonner l'horloge du port. --Il ne peut �tre �loign�, r�pondit le consul. --Combien de temps stationnera-t-il � Suez? demanda Fix. --Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. De Suez � Aden, � l'extr�mit� de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il faut faire provision de combustible. --Et de Suez, ce bateau va directement � Bombay? demanda Fix. --Directement, sans rompre charge. --Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il doit entrer dans son plan de d�barquer � Suez, afin de gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou fran�aises de l'Asie. Il doit bien savoir qu'il ne serait pas en s�ret� dans l'Inde, qui est une terre anglaise. --� moins que ce ne soit un homme tr�s fort, r�pondit le consul. Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieux cach� � Londres qu'il ne le serait � l'�tranger.� Sur cette r�flexion, qui donna fort � r�fl�chir � l'agent, le consul regagna ses bureaux, situ�s � peu de distance. L'inspecteur de police demeura seul, pris d'une impatience nerveuse, avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur devait se trouver � bord du _Mongolia_,--et en v�rit�, si ce coquin avait quitt� l'Angleterre avec l'intention de gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveill�e ou plus difficile � surveiller que celle de l'Atlantique, devait avoir obtenu sa pr�f�rence. Fix ne fut pas longtemps livr� � ses r�flexions. De vifs coups de sifflet annonc�rent l'arriv�e du paquebot. Toute la horde des portefaix et des fellahs se pr�cipita vers le quai dans un tumulte un peu inqui�tant pour les membres et les v�tements des passagers. Une dizaine de canots se d�tach�rent de la rive et all�rent au-devant du _Mongolia_. Bient�t on aper�ut la gigantesque coque du _Mongolia_, passant entre les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait � grand bruit par les tuyaux d'�chappement. Les passagers �taient assez nombreux � bord. Quelques-uns rest�rent sur le spardeck � contempler le panorama pittoresque de la ville; mais la plupart d�barqu�rent dans les canots qui �taient venus accoster le _Mongolia_. Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied � terre. En ce moment, l'un d'eux s'approcha de lui, apr�s avoir vigoureusement repouss� les fellahs qui l'assaillaient de leurs offres de service, et il lui demanda fort poliment s'il pouvait lui indiquer les bureaux de l'agent consulaire anglais. Et en m�me temps ce passager pr�sentait un passeport sur lequel il d�sirait sans doute faire apposer le visa britannique. Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d'un rapide coup d'oeil, il en lut le signalement. Un mouvement involontaire faillit lui �chapper. La feuille trembla dans sa main. Le signalement libell� sur le passeport �tait identique � celui qu'il avait re�u du directeur de la police m�tropolitaine. �Ce passeport n'est pas le v�tre? dit-il au passager. --Non, r�pondit celui-ci, c'est le passeport de mon ma�tre. --Et votre ma�tre? --Il est rest� � bord. --Mais, reprit l'agent, il faut qu'il se pr�sente en personne aux bureaux du consulat afin d'�tablir son identit�. --Quoi! cela est n�cessaire? --Indispensable. --Et o� sont ces bureaux? --L�, au coin de la place, r�pondit l'inspecteur en indiquant une maison �loign�e de deux cents pas. --Alors, je vais aller chercher mon ma�tre, � qui pourtant cela ne plaira gu�re de se d�ranger!� L�-dessus, le passager salua Fix et retourna � bord du steamer. VII QUI T�MOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILIT� DES PASSEPORTS EN MATI�RE DE POLICE L'inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les bureaux du consul. Aussit�t, et sur sa demande pressante, il fut introduit pr�s de ce fonctionnaire. �Monsieur le consul, lui dit-il sans autre pr�ambule, j'ai de fortes pr�somptions de croire que notre homme a pris passage � bord du _Mongolia_.� Et Fix raconta ce qui s'�tait pass� entre ce domestique et lui � propos du passeport. �Bien, monsieur Fix, r�pondit le consul, je ne serais pas f�ch� de voir la figure de ce coquin. Mais peut-�tre ne se pr�sentera-t-il pas � mon bureau, s'il est ce que vous supposez. Un voleur n'aime pas � laisser derri�re lui des traces de son passage, et d'ailleurs la formalit� des passeports n'est plus obligatoire. --Monsieur le consul, r�pondit l'agent, si c'est un homme fort comme on doit le penser, il viendra! --Faire viser son passeport? --Oui. Les passeports ne servent jamais qu'� g�ner les honn�tes gens et � favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que celui-ci sera en r�gle, mais j'esp�re bien que vous ne le viserez pas... --Et pourquoi pas? Si ce passeport est r�gulier, r�pondit le consul, je n'ai pas le droit de refuser mon visa. --Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici cet homme jusqu'� ce que j'aie re�u de Londres un mandat d'arrestation. --Ah! cela, monsieur Fix, c'est votre affaire, r�pondit le consul, mais moi, je ne puis...� Le consul n'acheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait � la porte de son cabinet, et le gar�on de bureau introduisit deux �trangers, dont l'un �tait pr�cis�ment ce domestique qui s'�tait entretenu avec le d�tective. C'�taient, en effet, le ma�tre et le serviteur. Le ma�tre pr�senta son passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer son visa. Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans un coin du cabinet, observait ou plut�t d�vorait l'�tranger des yeux. Quand le consul eut achev� sa lecture: �Vous �tes Phileas Fogg, esquire? demanda-t-il. --Oui, monsieur, r�pondit le gentleman. --Et cet homme est votre domestique? --Oui. Un Fran�ais nomm� Passepartout. --Vous venez de Londres? --Oui. --Et vous allez? --� Bombay. --Bien, monsieur. Vous savez que cette formalit� du visa est inutile, et que nous n'exigeons plus la pr�sentation du passeport? --Je le sais, monsieur, r�pondit Phileas Fogg, mais je d�sire constater par votre visa mon passage � Suez. --Soit, monsieur.� Et le consul, ayant sign� et dat� le passeport, y apposa son cachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, apr�s avoir froidement salu�, il sortit, suivi de son domestique. �Eh bien? demanda l'inspecteur. --Eh bien, r�pondit le consul, il a l'air d'un parfait honn�te homme! --Possible, r�pondit Fix, mais ce n'est point ce dont il s'agit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman ressemble trait pour trait au voleur dont j'ai re�u le signalement? --J'en conviens, mais vous le savez, tous les signalements... --J'en aurai le coeur net, r�pondit Fix. Le domestique me para�t �tre moins ind�chiffrable que le ma�tre. De plus, c'est un Fran�ais, qui ne pourra se retenir de parler. � bient�t, monsieur le consul.� Cela dit, l'agent sortit et se mit � la recherche de Passepartout. Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s'�tait dirig� vers le quai. L�, il donna quelques ordres � son domestique; puis il s'embarqua dans un canot, revint � bord du _Mongolia_ et rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes suivantes: �Quitt� Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir. �Arriv� � Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin. �Quitt� Paris, jeudi, 8 heures 40 matin. �Arriv� par le Mont-Cenis � Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures 35 matin. �Quitt� Turin, vendredi, 7 heures 20 matin. �Arriv� � Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir. �Embarqu� sur le _Mongolia_, samedi, 5 heures soir. �Arriv� � Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin. �Total des heures d�pens�es: 158 1/2, soit en jours: 6 jours 1/2.� Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itin�raire dispos� par colonnes, qui indiquait--depuis le 2 octobre jusqu'au 21 d�cembre--le mois, le quanti�me, le jour, les arriv�es r�glementaires et les arriv�es effectives en chaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay, Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, New York, Liverpool, Londres, et qui permettait de chiffrer le gain obtenu o� la perte �prouv�e � chaque endroit du parcours. Ce m�thodique itin�raire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait toujours s'il �tait en avance ou en retard. Il inscrivit donc, ce jour-l�, mercredi 9 octobre, son arriv�e � Suez, qui, concordant avec l'arriv�e r�glementaire, ne le constituait ni en gain ni en perte. Puis il se fit servir � d�jeuner dans sa cabine. Quant � voir la ville, il n'y pensait m�me pas, �tant de cette race d'Anglais qui font visiter par leur domestique les pays qu'ils traversent. VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-�TRE QU'IL NE CONVIENDRAIT Fix avait en peu d'instants rejoint sur le quai Passepartout, qui fl�nait et regardait, ne se croyant pas, lui, oblig� � ne point voir. �Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l'abordant, votre passeport est-il vis�? --Ah! c'est vous, monsieur, r�pondit le Fran�ais. Bien oblig�. Nous sommes parfaitement en r�gle. --Et vous regardez le pays? --Oui, mais nous allons si vite qu'il me semble que je voyage en r�ve. Et comme cela, nous sommes � Suez? --� Suez. --En �gypte? --En �gypte, parfaitement. --Et en Afrique? --En Afrique. --En Afrique! r�p�ta Passepartout. Je ne peux y croire. Figurez-vous, monsieur, que je m'imaginais ne pas aller plus loin que Paris, et cette fameuse capitale, je l'ai revue tout juste de sept heures vingt du matin � huit heures quarante, entre la gare du Nord et la gare de Lyon, � travers les vitres d'un fiacre et par une pluie battante! Je le regrette! J'aurais aim� � revoir le P�re-Lachaise et le Cirque des Champs-�lys�es! --Vous �tes donc bien press�? demanda l'inspecteur de police. --Moi, non, mais c'est mon ma�tre. � propos, il faut que j'ach�te des chaussettes et des chemises! Nous sommes partis sans malles, avec un sac de nuit seulement. --Je vais vous conduire � un bazar o� vous trouverez tout ce qu'il faut. --Monsieur, r�pondit Passepartout, vous �tes vraiment d'une complaisance!...� Et tous deux se mirent en route. Passepartout causait toujours. �Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau! --Vous avez le temps, r�pondit Fix, il n'est encore que midi!� Passepartout tira sa grosse montre. �Midi, dit-il. Allons donc! il est neuf heures cinquante-deux minutes! --Votre montre retarde, r�pondit Fix. --Ma montre! Une montre de famille, qui vient de mon arri�re-grand-p�re! Elle ne varie pas de cinq minutes par an. C'est un vrai chronom�tre! --Je vois ce que c'est, r�pondit Fix. Vous avez gard� l'heure de Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque pays. --Moi! toucher � ma montre! s'�cria Passepartout, jamais! --Eh bien, elle ne sera plus d'accord avec le soleil. --Tant pis pour le soleil, monsieur! C'est lui qui aura tort!� Et le brave gar�on remit sa montre dans son gousset avec un geste superbe. Quelques instants apr�s, Fix lui disait: �Vous avez donc quitt� Londres pr�cipitamment? --Je le crois bien! Mercredi dernier, � huit heures du soir, contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et trois quarts d'heure apr�s nous �tions partis. --Mais o� va-t-il donc, votre ma�tre? --Toujours devant lui! Il fait le tour du monde! --Le tour du monde? s'�cria Fix. --Oui, en quatre-vingts jours! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je n'en crois rien. Cela n'aurait pas le sens commun. Il y a autre chose. --Ah! c'est un original, ce Mr. Fogg? --Je le crois. --Il est donc riche? --�videmment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes toutes neuves! Et il n'�pargne pas l'argent en route! Tenez! il a promis une prime magnifique au m�canicien du _Mongolia_, si nous arrivons � Bombay avec une belle avance! --Et vous le connaissez depuis longtemps, votre ma�tre? --Moi! r�pondit Passepartout, je suis entr� � son service le jour m�me de notre d�part.� On s'imagine ais�ment l'effet que ces r�ponses devaient produire sur l'esprit d�j� surexcit� de l'inspecteur de police. Ce d�part pr�cipit� de Londres, peu de temps apr�s le vol, cette grosse somme emport�e, cette h�te d'arriver en des pays lointains, ce pr�texte d'un pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses id�es. Il fit encore parler le Fran�ais et acquit la certitude que ce gar�on ne connaissait aucunement son ma�tre, que celui-ci vivait isol� � Londres, qu'on le disait riche sans savoir l'origine de sa fortune, que c'�tait un homme imp�n�trable, etc. Mais, en m�me temps, Fix put tenir pour certain que Phileas Fogg ne d�barquait point � Suez, et qu'il allait r�ellement � Bombay. �Est-ce loin Bombay? demanda Passepartout. --Assez loin, r�pondit l'agent. Il vous faut encore une dizaine de jours de mer. --Et o� prenez-vous Bombay? --Dans l'Inde. --En Asie? --Naturellement. --Diable! C'est que je vais vous dire... il y a une chose qui me tracasse... c'est mon bec! --Quel bec? --Mon bec de gaz que j'ai oubli� d'�teindre et qui br�le � mon compte. Or, j'ai calcul� que j'en avais pour deux shillings par vingt-quatre heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenez que pour peu que le voyage se prolonge...� Fix comprit-il l'affaire du gaz? C'est peu probable. Il n'�coutait plus et prenait un parti. Le Fran�ais et lui �taient arriv�s au bazar. Fix laissa son compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda de ne pas manquer le d�part du _Mongolia_, et il revint en toute h�te aux bureaux de l'agent consulaire. Fix, maintenant que sa conviction �tait faite, avait repris tout son sang-froid. �Monsieur, dit-il au consul, je n'ai plus aucun doute. Je tiens mon homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du monde en quatre-vingts jours. --Alors c'est un malin, r�pondit le consul, et il compte revenir � Londres, apr�s avoir d�pist� toutes les polices des deux continents! --Nous verrons bien, r�pondit Fix. --Mais ne vous trompez-vous pas? demanda encore une fois le consul. --Je ne me trompe pas. --Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu � faire constater par un visa son passage � Suez? --Pourquoi?... je n'en sais rien, monsieur le consul, r�pondit le d�tective, mais �coutez-moi.� Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa conversation avec le domestique dudit Fogg. �En effet, dit le consul, toutes les pr�somptions sont contre cet homme. Et qu'allez-vous faire? --Lancer une d�p�che � Londres avec demande instante de m'adresser un mandat d'arrestation � Bombay, m'embarquer sur le _Mongolia_, filer mon voleur jusqu'aux Indes, et l�, sur cette terre anglaise, l'accoster poliment, mon mandat � la main et la main sur l'�paule.� Ces paroles prononc�es froidement, l'agent prit cong� du consul et se rendit au bureau t�l�graphique. De l�, il lan�a au directeur de la police m�tropolitaine cette d�p�che que l'on conna�t. Un quart d'heure plus tard, Fix, son l�ger bagage � la main, bien muni d'argent, d'ailleurs, s'embarquait � bord du _Mongolia_, et bient�t le rapide steamer filait � toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge. IX O� LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix milles, et le cahier des charges de la Compagnie alloue � ses paquebots un laps de temps de cent trente-huit heures pour la franchir. Le _Mongolia_, dont les feux �taient activement pouss�s, marchait de mani�re � devancer l'arriv�e r�glementaire. La plupart des passagers embarqu�s � Brindisi avaient presque tous l'Inde pour destination. Les uns se rendaient � Bombay, les autres � Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu'un chemin de fer traverse dans toute sa largeur la p�ninsule indienne, il n'est plus n�cessaire de doubler la pointe de Ceylan. Parmi ces passagers du _Mongolia_, on comptait divers fonctionnaires civils et des officiers de tout grade. De ceux-ci, les uns appartenaient � l'arm�e britannique proprement dite, les autres commandaient les troupes indig�nes de cipayes, tous ch�rement appoint�s, m�me � pr�sent que le gouvernement s'est substitu� aux droits et aux charges de l'ancienne Compagnie des Indes: sous-lieutenants � 7 000 F, brigadiers � 60 000, g�n�raux � 100 000[1]. [1] Le traitement des fonctionnaires civils est encore plus �lev�. Les simples assistants, au premier degr� de la hi�rarchie, ont 12 000 francs; les juges, 60 000 F; les pr�sidents de cour, 250 000 F; les gouverneurs, 300 000 F, et le gouverneur g�n�ral, plus de 600 000 F. (Note de l'auteur). On vivait donc bien � bord du _Mongolia_, dans cette soci�t� de fonctionnaires, auxquels se m�laient quelques jeunes Anglais, qui, le million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs de commerce. Le �purser�, l'homme de confiance de la Compagnie, l'�gal du capitaine � bord, faisait somptueusement les choses. Au d�jeuner du matin, au lunch de deux heures, au d�ner de cinq heures et demie, au souper de huit heures, les tables pliaient sous les plats de viande fra�che et les entremets fournis par la boucherie et les offices du paquebot. Les passag�res--il y en avait quelques-unes--changeaient de toilette deux fois par jour. On faisait de la musique, on dansait m�me, quand la mer le permettait. Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise, comme tous ces golfes �troits et longs. Quand le vent soufflait soit de la c�te d'Asie, soit de la c�te d'Afrique, le _Mongolia_, long fuseau � h�lice, pris par le travers, roulait �pouvantablement. Les dames disparaissaient alors; les pianos se taisaient; chants et danses cessaient � la fois. Et pourtant, malgr� la rafale, malgr� la houle, le paquebot, pouss� par sa puissante machine, courait sans retard vers le d�troit de Bab-el-Mandeb. Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps? On pourrait croire que, toujours inquiet et anxieux, il se pr�occupait des changements de vent nuisibles � la marche du navire, des mouvements d�sordonn�s de la houle qui risquaient d'occasionner un accident � la machine, enfin de toutes les avaries possibles qui, en obligeant le _Mongolia_ � rel�cher dans quelque port, auraient compromis son voyage? Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait � ces �ventualit�s, il n'en laissait rien para�tre. C'�tait toujours l'homme impassible, le membre imperturbable du Reform-Club, qu'aucun incident ou accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas plus �mu que les chronom�tres du bord. On le voyait rarement sur le pont. Il s'inqui�tait peu d'observer cette mer Rouge, si f�conde en souvenirs, ce th��tre des premi�res sc�nes historiques de l'humanit�. Il ne venait pas reconna�tre les curieuses villes sem�es sur ses bords, et dont la pittoresque silhouette se d�coupait quelquefois � l'horizon. Il ne r�vait m�me pas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon, Arrien, Arth�midore, Edrisi, ont toujours parl� avec �pouvante, et sur lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir consacr� leur voyage par des sacrifices propitiatoires. Que faisait donc cet original, emprisonn� dans le _Mongolia_? D'abord il faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni roulis ni tangage pussent d�traquer une machine si merveilleusement organis�e. Puis il jouait au whist. Oui! il avait rencontr� des partenaires, aussi enrag�s que lui: un collecteur de taxes qui se rendait � son poste � Goa, un ministre, le r�v�rend D�cimus Smith, retournant � Bombay, et un brigadier g�n�ral de l'arm�e anglaise, qui rejoignait son corps � B�nar�s. Ces trois passagers avaient pour le whist la m�me passion que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures enti�res, non moins silencieusement que lui. Quant � Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur lui. Il occupait une cabine � l'avant et mangeait, lui aussi, consciencieusement. Il faut dire que, d�cid�ment, ce voyage, fait dans ces conditions, ne lui d�plaisait plus. Il en prenait son parti. Bien nourri, bien log�, il voyait du pays et d'ailleurs il s'affirmait � lui-m�me que toute cette fantaisie finirait � Bombay. Le lendemain du d�part de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeant personnage auquel il s'�tait adress� en d�barquant en �gypte. �Je ne me trompe pas, dit-il en l'abordant avec son plus aimable sourire, c'est bien vous, monsieur, qui m'avez si complaisamment servi de guide � Suez? --En effet, r�pondit le d�tective, je vous reconnais! Vous �tes le domestique de cet Anglais original... --Pr�cis�ment, monsieur...? --Fix. --Monsieur Fix, r�pondit Passepartout. Enchant� de vous retrouver � bord. Et o� allez-vous donc? --Mais, ainsi que vous, � Bombay. --C'est au mieux! Est-ce que vous avez d�j� fait ce voyage? --Plusieurs fois, r�pondit Fix. Je suis un agent de la Compagnie p�ninsulaire. --Alors vous connaissez l'Inde? --Mais... oui..., r�pondit Fix, qui ne voulait pas trop s'avancer. --Et c'est curieux, cette Inde-l�? --Tr�s curieux! Des mosqu�es, des minarets, des temples, des fakirs, des pagodes, des tigres, des serpents, des bayad�res! Mais il faut esp�rer que vous aurez le temps de visiter le pays? --Je l'esp�re, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu'il n'est pas permis � un homme sain d'esprit de passer sa vie � sauter d'un paquebot dans un chemin de fer et d'un chemin de fer dans un paquebot, sous pr�texte de faire le tour du monde en quatre-vingts jours! Non. Toute cette gymnastique cessera � Bombay, n'en doutez pas. --Et il se porte bien, Mr. Fogg? demanda Fix du ton le plus naturel. --Tr�s bien, monsieur Fix. Moi aussi, d'ailleurs. Je mange comme un ogre qui serait � jeun. C'est l'air de la mer. --Et votre ma�tre, je ne le vois jamais sur le pont. --Jamais. Il n'est pas curieux. --Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce pr�tendu voyage en quatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secr�te... une mission diplomatique, par exemple! --Ma foi, monsieur Fix, je n'en sais rien, je vous l'avoue, et, au fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir.� Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix caus�rent souvent ensemble. L'inspecteur de police tenait � se lier avec le domestique du sieur Fogg. Cela pouvait le servir � l'occasion. Il lui offrait donc souvent, au bar-room du _Mongolia_, quelques verres de whisky ou de pale-ale, que le brave gar�on acceptait sans c�r�monie et rendait m�me pour ne pas �tre en reste,--trouvant, d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honn�te. Cependant le paquebot s'avan�ait rapidement. Le 13, on eut connaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles ruin�es, au-dessus desquelles se d�tachaient quelques dattiers verdoyants. Au loin, dans les montagnes, se d�veloppaient de vastes champs de caf�iers. Passepartout fut ravi de contempler cette ville c�l�bre, et il trouva m�me qu'avec ces murs circulaires et un fort d�mantel� qui se dessinait comme une anse, elle ressemblait � une �norme demi-tasse. Pendant la nuit suivante, le _Mongolia_ franchit le d�troit de Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, et le lendemain, 14, il faisait escale � Steamer-Point, au nord-ouest de la rade d'Aden. C'est l� qu'il devait se r�approvisionner de combustible. Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des paquebots � de telles distances des centres de production. Rien que pour la Compagnie p�ninsulaire, c'est une d�pense annuelle qui se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet, �tablir des d�p�ts en plusieurs ports, et, dans ces mers �loign�es, le charbon revient � quatre-vingts francs la tonne. Le _Mongolia_ avait encore seize cent cinquante milles � faire avant d'atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures � Steamer-Point, afin de remplir ses soutes. Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune fa�on au programme de Phileas Fogg. Il �tait pr�vu. D'ailleurs le _Mongolia_, au lieu d'arriver � Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. C'�tait un gain de quinze heures. Mr. Fogg et son domestique descendirent � terre. Le gentleman voulait faire viser son passeport. Fix le suivit sans �tre remarqu�. La formalit� du visa accomplie, Phileas Fogg revint � bord reprendre sa partie interrompue. Passepartout, lui, fl�na, suivant sa coutume, au milieu de cette population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d'Arabes, d'Europ�ens, composant les vingt-cinq mille habitants d'Aden. Il admira les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des Indes, et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les ing�nieurs anglais, deux mille ans apr�s les ing�nieurs du roi Salomon. �Tr�s curieux, tr�s curieux! se disait Passepartout en revenant � bord. Je m'aper�ois qu'il n'est pas inutile de voyager, si l'on veut voir du nouveau.� � six heures du soir, le _Mongolia_ battait des branches de son h�lice les eaux de la rade d'Aden et courait bient�t sur la mer des Indes. Il lui �tait accord� cent soixante-huit heures pour accomplir la travers�e entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest. Les voiles vinrent en aide � la vapeur. Le navire, mieux appuy�, roula moins. Les passag�res, en fra�ches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses recommenc�rent. Le voyage s'accomplit donc dans les meilleures conditions. Passepartout �tait enchant� de l'aimable compagnon que le hasard lui avait procur� en la personne de Fix. Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la c�te indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait � bord du _Mongolia_. � l'horizon, un arri�re-plan de collines se profilait harmonieusement sur le fond du ciel. Bient�t, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se d�tach�rent vivement. Le paquebot p�n�tra dans cette rade form�e par les �les Salcette, Colaba, �l�phanta, Butcher, et � quatre heures et demie il accostait les quais de Bombay. Phileas Fogg achevait alors le trente-troisi�me robre de la journ�e, et son partenaire et lui, gr�ce � une manoeuvre audacieuse, ayant fait les treize lev�es, termin�rent cette belle travers�e par un chelem admirable. Le _Mongolia_ ne devait arriver que le 22 octobre � Bombay. Or, il y arrivait le 20. C'�tait donc, depuis son d�part de Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit m�thodiquement sur son itin�raire � la colonne des b�n�fices. X O� PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN �TRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE Personne n'ignore que l'Inde--ce grand triangle renvers� dont la base est au nord et la pointe au sud--comprend une superficie de quatorze cent mille milles carr�s, sur laquelle est in�galement r�pandue une population de cent quatre-vingts millions d'habitants. Le gouvernement britannique exerce une domination r�elle sur une certaine partie de cet immense pays. Il entretient un gouverneur g�n�ral � Calcutta, des gouverneurs � Madras, � Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur � Agra. Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie de sept cent mille milles carr�s et une population de cent � cent dix millions d'habitants. C'est assez dire qu'une notable partie du territoire �chappe encore � l'autorit� de la reine; et, en effet, chez certains rajahs de l'int�rieur, farouches et terribles, l'ind�pendance indoue est encore absolue. Depuis 1756--�poque � laquelle fut fond� le premier �tablissement anglais sur l'emplacement aujourd'hui occup� par la ville de Madras--jusqu'� cette ann�e dans laquelle �clata la grande insurrection des cipayes, la c�l�bre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle s'annexait peu � peu les diverses provinces, achet�es aux rajahs au prix de rentes qu'elle payait peu ou point; elle nommait son gouverneur g�n�ral et tous ses employ�s civils ou militaires; mais maintenant elle n'existe plus, et les possessions anglaises de l'Inde rel�vent directement de la couronne. Aussi l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la p�ninsule tendent � se modifier chaque jour. Autrefois, on y voyageait par tous les antiques moyens de transport, � pied, � cheval, en charrette, en brouette, en palanquin, � dos d'homme, en coach, etc. Maintenant, des steam-boats parcourent � grande vitesse l'Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours, met Bombay � trois jours seulement de Calcutta. Le trac� de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite � travers l'Inde. La distance � vol d'oiseau n'est que de mille � onze cents milles, et des trains, anim�s d'une vitesse moyenne seulement, n'emploieraient pas trois jours � la franchir; mais cette distance est accrue d'un tiers, au moins, par la corde que d�crit le railway en s'�levant jusqu'� Allahabad dans le nord de la p�ninsule. Voici, en somme, le trac� � grands points du �Great Indian peninsular railway�. En quittant l'�le de Bombay, il traverse Salcette, saute sur le continent en face de Tannah, franchit la cha�ne des Gh�tes-Occidentales, court au nord-est jusqu'� Burhampour, sillonne le territoire � peu pr�s ind�pendant du Bundelkund, s'�l�ve jusqu'� Allahabad, s'infl�chit vers l'est, rencontre le Gange � B�nar�s, s'en �carte l�g�rement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la ville fran�aise de Chandernagor, il fait t�te de ligne � Calcutta. C'�tait � quatre heures et demie du soir que les passagers du _Mongolia_ avaient d�barqu� � Bombay, et le train de Calcutta partait � huit heures pr�cises. Mr. Fogg prit donc cong� de ses partenaires, quitta le paquebot, donna � son domestique le d�tail de quelques emplettes � faire, lui recommanda express�ment de se trouver avant huit heures � la gare, et, de son pas r�gulier qui battait la seconde comme le pendule d'une horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports. Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait � rien voir, ni l'h�tel de ville, ni la magnifique biblioth�que, ni les forts, ni les docks, ni le march� au coton, ni les bazars, ni les mosqu�es, ni les synagogues, ni les �glises arm�niennes, ni la splendide pagode de Malebar-Hill, orn�e de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les chefs-d'oeuvre d'�l�phanta, ni ses myst�rieux hypog�es, cach�s au sud-est de la rade, ni les grottes Kanh�rie de l'�le Salcette, ces admirables restes de l'architecture bouddhiste! Non! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit tranquillement � la gare, et l� il se fit servir � d�ner. Entre autres mets, le ma�tre d'h�tel crut devoir lui recommander une certaine gibelotte de �lapin du pays�, dont il lui dit merveille. Phileas Fogg accepta la gibelotte et la go�ta consciencieusement; mais, en d�pit de sa sauce �pic�e, il la trouva d�testable. Il sonna le ma�tre d'h�tel. �Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c'est du lapin, cela? --Oui, mylord, r�pondit effront�ment le dr�le, du lapin des jungles. --Et ce lapin-l� n'a pas miaul� quand on l'a tu�? --Miaul�! Oh! mylord! un lapin! Je vous jure... --Monsieur le ma�tre d'h�tel, reprit froidement Mr. Fogg, ne jurez pas et rappelez-vous ceci: autrefois, dans l'Inde, les chats �taient consid�r�s comme des animaux sacr�s. C'�tait le bon temps. --Pour les chats, mylord? --Et peut-�tre aussi pour les voyageurs!� Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement � d�ner. Quelques instants apr�s Mr. Fogg, l'agent Fix avait, lui aussi, d�barqu� du _Mongolia_ et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit reconna�tre sa qualit� de d�tective, la mission dont il �tait charg�, sa situation vis-�-vis de l'auteur pr�sum� du vol. Avait-on re�u de Londres un mandat d'arr�t?... On n'avait rien re�u. Et, en effet, le mandat, parti apr�s Fogg, ne pouvait �tre encore arriv�. Fix resta fort d�contenanc�. Il voulut obtenir du directeur un ordre d'arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L'affaire regardait l'administration m�tropolitaine, et celle-ci seule pouvait l�galement d�livrer un mandat. Cette s�v�rit� de principes, cette observance rigoureuse de la l�galit� est parfaitement explicable avec les moeurs anglaises, qui, en mati�re de libert� individuelle, n'admettent aucun arbitraire. Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se r�signer � attendre son mandat. Mais il r�solut de ne point perdre de vue son imp�n�trable coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait � Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n'y s�journ�t, et, on le sait, c'�tait aussi la conviction de Passepartout,--ce qui laisserait au mandat d'arr�t le temps d'arriver. Mais depuis les derniers ordres que lui avait donn�s son ma�tre en quittant le _Mongolia_, Passepartout avait bien compris qu'il en serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, qu'il se poursuivrait au moins jusqu'� Calcutta, et peut-�tre plus loin. Et il commen�a � se demander si ce pari de Mr. Fogg n'�tait pas absolument s�rieux, et si la fatalit� ne l'entra�nait pas, lui qui voulait vivre en repos, � accomplir le tour du monde en quatre-vingts jours! En attendant, et apr�s avoir fait acquisition de quelques chemises et chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu d'Europ�ens de toutes nationalit�s, des Persans � bonnets pointus, des Bunhyas � turbans ronds, des Sindes � bonnets carr�s, des Arm�niens en longues robes, des Parsis � mitre noire. C'�tait pr�cis�ment une f�te c�l�br�e par ces Parsis ou Gu�bres, descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les plus civilis�s, les plus intelligents, les plus aust�res des Indous,--race � laquelle appartiennent actuellement les riches n�gociants indig�nes de Bombay. Ce jour-l�, ils c�l�braient une sorte de carnaval religieux, avec processions et divertissements, dans lesquels figuraient des bayad�res v�tues de gazes roses broch�es d'or et d'argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams, dansaient merveilleusement, et avec une d�cence parfaite, d'ailleurs. Si Passepartout regardait ces curieuses c�r�monies, si ses yeux et ses oreilles s'ouvraient d�mesur�ment pour voir et entendre, si son air, sa physionomie �tait bien celle du �booby� le plus neuf qu'on p�t imaginer, il est superflu d'y insister ici. Malheureusement pour lui et pour son ma�tre, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosit� l'entra�na plus loin qu'il ne convenait. En effet, apr�s avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se dirigeait vers la gare, quand, passant devant l'admirable pagode de Malebar-Hill, il eut la malencontreuse id�e d'en visiter l'int�rieur. Il ignorait deux choses: d'abord que l'entr�e de certaines pagodes indoues est formellement interdite aux chr�tiens, et ensuite que les croyants eux-m�mes ne peuvent y p�n�trer sans avoir laiss� leurs chaussures � la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter jusque dans ses plus insignifiants d�tails la religion du pays, punit s�v�rement quiconque en viole les pratiques. Passepartout, entr� l�, sans penser � mal, comme un simple touriste, admirait, � l'int�rieur de Malebar-Hill, ce clinquant �blouissant de l'ornementation brahmanique, quand soudain il fut renvers� sur les dalles sacr�es. Trois pr�tres, le regard plein de fureur, se pr�cipit�rent sur lui, arrach�rent ses souliers et ses chaussettes, et commenc�rent � le rouer de coups, en prof�rant des cris sauvages. Le Fran�ais, vigoureux et agile, se releva vivement. D'un coup de poing et d'un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort emp�tr�s dans leurs longues robes, et, s'�lan�ant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes, il eut bient�t distanc� le troisi�me Indou, qui s'�tait jet� sur ses traces, en ameutant la foule. � huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le d�part du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait � la gare du chemin de fer. Fix �tait l�, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg � la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti fut aussit�t pris de l'accompagner jusqu'� Calcutta et plus loin s'il le fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l'ombre, mais Fix entendit le r�cit de ses aventures, que Passepartout narra en peu de mots � son ma�tre. �J'esp�re que cela ne vous arrivera plus�, r�pondit simplement Phileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train. Le pauvre gar�on, pieds nus et tout d�confit, suivit son ma�tre sans mot dire. Fix allait monter dans un wagon s�par�, quand une pens�e le retint et modifia subitement son projet de d�part. �Non, je reste, se dit-il. Un d�lit commis sur le territoire indien... Je tiens mon homme.� En ce moment, la locomotive lan�a un vigoureux sifflet, et le train disparut dans la nuit. XI O� PHILEAS FOGG ACH�TE UNE MONTURE � UN PRIX FABULEUX Le train �tait parti � l'heure r�glementaire. Il emportait un certain nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et des n�gociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la partie orientale de la p�ninsule. Passepartout occupait le m�me compartiment que son ma�tre. Un troisi�me voyageur se trouvait plac� dans le coin oppos�. C'�tait le brigadier g�n�ral, Sir Francis Cromarty, l'un des partenaires de Mr. Fogg pendant la travers�e de Suez � Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonn�es aupr�s de B�nar�s. Sir Francis Cromarty, grand, blond, �g� de cinquante ans environ, qui s'�tait fort distingu� pendant la derni�re r�volte des cipayes, e�t v�ritablement m�rit� la qualification d'indig�ne. Depuis son jeune �ge, il habitait l'Inde et n'avait fait que de rares apparitions dans son pays natal. C'�tait un homme instruit, qui aurait volontiers donn� des renseignements sur les coutumes, l'histoire, l'organisation du pays indou, si Phileas Fogg e�t �t� homme � les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il d�crivait une circonf�rence. C'�tait un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la m�canique rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures d�pens�es depuis son d�part de Londres, et il se f�t frott� les mains, s'il e�t �t� dans sa nature de faire un mouvement inutile. Sir Francis Cromarty n'�tait pas sans avoir reconnu l'originalit� de son compagnon de route, bien qu'il ne l'e�t �tudi� que les cartes � la main et entre deux robres. Il �tait donc fond� � se demander si un coeur humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une �me sensible aux beaut�s de la nature, aux aspirations morales. Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier g�n�ral avait rencontr�s, aucun n'�tait comparable � ce produit des sciences exactes. Phileas Fogg n'avait point cach� � Sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l'op�rait. Le brigadier g�n�ral ne vit dans ce pari qu'une excentricit� sans but utile et � laquelle manquerait n�cessairement le transire benefaciendo qui doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre gentleman, il passerait �videmment sans �rien faire�, ni pour lui, ni pour les autres. Une heure apr�s avoir quitt� Bombay, le train, franchissant les viaducs, avait travers� l'�le Salcette et courait sur le continent. � la station de Callyan, il laissa sur la droite l'embranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de l'Inde, et il gagna la station de Pauwell. � ce point, il s'engagea dans les montagnes tr�s ramifi�es des Gh�tes-Occidentales, cha�nes � base de trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois �pais. De temps � autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg �changeaient quelques paroles, et, � ce moment, le brigadier g�n�ral, relevant une conversation qui tombait souvent, dit: �Il y a quelques ann�es, monsieur Fogg, vous auriez �prouv� en cet endroit un retard qui e�t probablement compromis votre itin�raire. --Pourquoi cela, Sir Francis? --Parce que le chemin de fer s'arr�tait � la base de ces montagnes, qu'il fallait traverser en palanquin ou � dos de poney jusqu'� la station de Kandallah, situ�e sur le versant oppos�. --Ce retard n'e�t aucunement d�rang� l'�conomie de mon programme, r�pondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir pr�vu l'�ventualit� de certains obstacles. --Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier g�n�ral, vous risquiez d'avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec l'aventure de ce gar�on.� Passepartout, les pieds entortill�s dans sa couverture de voyage, dormait profond�ment et ne r�vait gu�re que l'on parl�t de lui. �Le gouvernement anglais est extr�mement s�v�re et avec raison pour ce genre de d�lit, reprit Sir Francis Cromarty. Il tient par-dessus tout � ce que l'on respecte les coutumes religieuses des Indous, et si votre domestique e�t �t� pris... --Eh bien, s'il e�t �t� pris, Sir Francis, r�pondit Mr. Fogg, il aurait �t� condamn�, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire e�t pu retarder son ma�tre!� Et, l�-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train franchit les Gh�tes, passa � Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il s'�lan�ait � travers un pays relativement plat, form� par le territoire du Khandeish. La campagne, bien cultiv�e, �tait sem�e de bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagode rempla�ait le clocher de l'�glise europ�enne. De nombreux petits cours d'eau, la plupart affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette contr�e fertile. Passepartout, r�veill�, regardait, et ne pouvait croire qu'il traversait le pays des Indous dans un train du �Great peninsular railway�. Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus r�el! La locomotive, dirig�e par le bras d'un m�canicien anglais et chauff�e de houille anglaise, lan�ait sa fum�e sur les plantations de caf�iers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monast�res abandonn�s, et des temples merveilleux qu'enrichissait l'in�puisable ornementation de l'architecture indienne. Puis, d'immenses �tendues de terrain se dessinaient � perte de vue, des jungles o� ne manquaient ni les serpents ni les tigres qu'�pouvantaient les hennissements du train, et enfin des for�ts, fendues par le trac� de la voie, encore hant�es d'�l�phants, qui, d'un oeil pensif, regardaient passer le convoi �chevel�. Pendant cette matin�e, au-del� de la station de Malligaum, les voyageurs travers�rent ce territoire funeste, qui fut si souvent ensanglant� par les sectateurs de la d�esse K�li. Non loin s'�levaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la c�l�bre Aurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb, maintenant simple chef-lieu de l'une des provinces d�tach�es du royaume du Nizam. C'�tait sur cette contr�e que Feringhea, le chef des Thugs, le roi des �trangleurs, exer�ait sa domination. Ces assassins, unis dans une association insaisissable, �tranglaient, en l'honneur de la d�esse de la Mort, des victimes de tout �ge, sans jamais verser de sang, et il fut un temps o� l'on ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement anglais a bien pu emp�cher ces meurtres dans une notable proportion, mais l'�pouvantable association existe toujours et fonctionne encore. � midi et demi, le train s'arr�ta � la station de Burhampour, et Passepartout put s'y procurer � prix d'or une paire de babouches, agr�ment�es de perles fausses, qu'il chaussa avec un sentiment d'�vidente vanit�. Les voyageurs d�jeun�rent rapidement, et repartirent pour la station d'Assurghur, apr�s avoir un instant c�toy� la rive du Tapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, pr�s de Surate. Il est opportun de faire conna�tre quelles pens�es occupaient alors l'esprit de Passepartout. Jusqu'� son arriv�e � Bombay, il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient l�. Mais maintenant, depuis qu'il filait � toute vapeur � travers l'Inde, un revirement s'�tait fait dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les id�es fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au s�rieux les projets de son ma�tre, il croyait � la r�alit� du pari, cons�quemment � ce tour du monde et � ce maximum de temps, qu'il ne fallait pas d�passer. D�j� m�me, il s'inqui�tait des retards possibles, des accidents qui pouvaient survenir en route. Il se sentait comme int�ress� dans cette gageure, et tremblait � la pens�e qu'il avait pu la compromettre la veille par son impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il �tait beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les jours �coul�s, maudissait les haltes du train, l'accusait de lenteur et bl�mait _in petto_ Mr. Fogg de n'avoir pas promis une prime au m�canicien. Il ne savait pas, le brave gar�on, que ce qui �tait possible sur un paquebot ne l'�tait plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est r�glement�e. Vers le soir, on s'engagea dans les d�fil�s des montagnes de Sutpour, qui s�parent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund. Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty, Passepartout, ayant consult� sa montre, r�pondit qu'il �tait trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours r�gl�e sur le m�ridien de Greenwich, qui se trouvait � pr�s de soixante-dix-sept degr�s dans l'ouest, devait retarder et retardait en effet de quatre heures. Sir Francis rectifia donc l'heure donn�e par Passepartout, auquel il fit la m�me observation que celui-ci avait d�j� re�ue de la part de Fix. Il essaya de lui faire comprendre qu'il devait se r�gler sur chaque nouveau m�ridien, et que, puisqu'il marchait constamment vers l'est, c'est-�-dire au-devant du soleil, les jours �taient plus courts d'autant de fois quatre minutes qu'il y avait de degr�s parcourus. Ce fut inutile. Que l'ent�t� gar�on e�t compris ou non l'observation du brigadier g�n�ral, il s'obstina � ne pas avancer sa montre, qu'il maintint invariablement � l'heure de Londres. Innocente manie, d'ailleurs, et qui ne pouvait nuire � personne. � huit heures du matin et � quinze milles en avant de la station de Rothal, le train s'arr�ta au milieu d'une vaste clairi�re, bord�e de quelques bungalows et de cabanes d'ouvriers. Le conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant: �Les voyageurs descendent ici.� Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre � cette halte au milieu d'une for�t de tamarins et de khajours. Passepartout, non moins surpris, s'�lan�a sur la voie et revint presque aussit�t, s'�criant: �Monsieur, plus de chemin de fer! --Que voulez-vous dire? demanda Sir Francis Cromarty. --Je veux dire que le train ne continue pas!� Le brigadier g�n�ral descendit aussit�t de wagon. Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deux s'adress�rent au conducteur: �O� sommes-nous? demanda Sir Francis Cromarty. --Au hameau de Kholby, r�pondit le conducteur. --Nous nous arr�tons ici? --Sans doute. Le chemin de fer n'est point achev�... --Comment! il n'est point achev�? --Non! il y a encore un tron�on d'une cinquantaine de milles � �tablir entre ce point et Allahabad, o� la voie reprend. --Les journaux ont pourtant annonc� l'ouverture compl�te du railway! --Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont tromp�s. --Et vous donnez des billets de Bombay � Calcutta! reprit Sir Francis Cromarty, qui commen�ait � s'�chauffer. --Sans doute, r�pondit le conducteur, mais les voyageurs savent bien qu'ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu'� Allahabad.� Sir Francis Cromarty �tait furieux. Passepartout e�t volontiers assomm� le conducteur, qui n'en pouvait mais. Il n'osait regarder son ma�tre. �Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous le voulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad. --Monsieur Fogg, il s'agit ici d'un retard absolument pr�judiciable � vos int�r�ts? --Non, Sir Francis, cela �tait pr�vu. --Quoi! vous saviez que la voie... --En aucune fa�on, mais je savais qu'un obstacle quelconque surgirait t�t ou tard sur ma route. Or, rien n'est compromis. J'ai deux jours d'avance � sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour Hong-Kong le 25 � midi. Nous ne sommes qu'au 22, et nous arriverons � temps � Calcutta.� Il n'y avait rien � dire � une r�ponse faite avec une si compl�te assurance. Il n'�tait que trop vrai que les travaux du chemin de fer s'arr�taient � ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie d'avancer, et ils avaient pr�matur�ment annonc� l'ach�vement de la ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la voie, et, en descendant du train, ils s'�taient empar�s des v�hicules de toutes sortes que poss�dait la bourgade, palkigharis � quatre roues, charrettes tra�n�es par des z�bus, sortes de boeufs � bosses, chars de voyage ressemblant � des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, apr�s avoir cherch� dans toute la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouv�. �J'irai � pied�, dit Phileas Fogg. Passepartout qui rejoignait alors son ma�tre, fit une grimace significative, en consid�rant ses magnifiques mais insuffisantes babouches. Fort heureusement il avait �t� de son c�t� � la d�couverte, et en h�sitant un peu: �Monsieur, dit-il, je crois que j'ai trouv� un moyen de transport. --Lequel? --Un �l�phant! Un �l�phant qui appartient � un Indien log� � cent pas d'ici. --Allons voir l'�l�phant�, r�pondit Mr. Fogg. Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout arrivaient pr�s d'une hutte qui attenait � un enclos ferm� de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans l'enclos, un �l�phant. Sur leur demande, l'Indien introduisit Mr. Fogg et ses deux compagnons dans l'enclos. L�, ils se trouv�rent en pr�sence d'un animal, � demi domestiqu�, que son propri�taire �levait, non pour en faire une b�te de somme, mais une b�te de combat. Dans ce but, il avait commenc� � modifier le caract�re naturellement doux de l'animal, de fa�on � le conduire graduellement � ce paroxysme de rage appel� �mutsh� dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement peut para�tre impropre � donner un tel r�sultat, mais il n'en est pas moins employ� avec succ�s par les �leveurs. Tr�s heureusement pour Mr. Fogg, l'�l�phant en question venait � peine d'�tre mis � ce r�gime, et le �mutsh� ne s'�tait point encore d�clar�. Kiouni--c'�tait le nom de la b�te--pouvait, comme tous ses cong�n�res, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, � d�faut d'autre monture, Phileas Fogg r�solut de l'employer. Mais les �l�phants sont chers dans l'Inde, o� ils commencent � devenir rares. Les m�les, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont extr�mement recherch�s. Ces animaux ne se reproduisent que rarement, quand ils sont r�duits � l'�tat de domesticit�, de telle sorte qu'on ne peut s'en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils l'objet de soins extr�mes, et lorsque Mr. Fogg demanda � l'Indien s'il voulait lui louer son �l�phant, l'Indien refusa net. Fogg insista et offrit de la b�te un prix excessif, dix livres (250 F) l'heure. Refus. Vingt livres? Refus encore. Quarante livres? Refus toujours. Passepartout bondissait � chaque surench�re. Mais l'Indien ne se laissait pas tenter. La somme �tait belle, cependant. En admettant que l'�l�phant employ�t quinze heures � se rendre � Allahabad, c'�tait six cents livres (15 000 F) qu'il rapporterait � son propri�taire. Phileas Fogg, sans s'animer en aucune fa�on, proposa alors � l'Indien de lui acheter sa b�te et lui en offrit tout d'abord mille livres (25 000 F). L'Indien ne voulait pas vendre! Peut-�tre le dr�le flairait-il une magnifique affaire. Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg � part et l'engagea � r�fl�chir avant d'aller plus loin. Phileas Fogg r�pondit � son compagnon qu'il n'avait pas l'habitude d'agir sans r�flexion, qu'il s'agissait en fin de compte d'un pari de vingt mille livres, que cet �l�phant lui �tait n�cessaire, et que, d�t-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait cet �l�phant. Mr. Fogg revint trouver l'Indien, dont les petits yeux, allum�s par la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n'�tait qu'une question de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50 000 F). Passepartout, si rouge d'ordinaire, �tait p�le d'�motion. � deux mille livres, l'Indien se rendit. �Par mes babouches, s'�cria Passepartout, voil� qui met � un beau prix la viande d'�l�phant!� L'affaire conclue, il ne s'agissait plus que de trouver un guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, � la figure intelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte r�mun�ration, qui ne pouvait que doubler son intelligence. L'�l�phant fut amen� et �quip� sans retard. Le Parsi connaissait parfaitement le m�tier de �mahout� ou cornac. Il couvrit d'une sorte de housse le dos de l'�l�phant et disposa, de chaque c�t� sur ses flancs, deux esp�ces de cacolets assez peu confortables. Phileas Fogg paya l'Indien en bank-notes qui furent extraites du fameux sac. Il semblait vraiment qu'on les tir�t des entrailles de Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit � Sir Francis Cromarty de le transporter � la station d'Allahabad. Le brigadier g�n�ral accepta. Un voyageur de plus n'�tait pas pour fatiguer le gigantesque animal. Des vivres furent achet�es � Kholby. Sir Francis Cromarty prit place dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre. Passepartout se mit � califourchon sur la housse entre son ma�tre et le brigadier g�n�ral. Le Parsi se jucha sur le cou de l'�l�phant, et � neuf heures l'animal, quittant la bourgade, s'enfon�ait par le plus court dans l'�paisse for�t de lataniers. XII O� PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT � TRAVERS LES FOR�TS DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT Le guide, afin d'abr�ger la distance � parcourir, laissa sur sa droite le trac� de la voie dont les travaux �taient en cours d'ex�cution. Ce trac�, tr�s contrari� par les capricieuses ramifications des monts Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait int�r�t � prendre. Le Parsi, tr�s familiaris� avec les routes et sentiers du pays, pr�tendait gagner une vingtaine de milles en coupant � travers la for�t, et on s'en rapporta � lui. Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu'au cou dans leurs cacolets, �taient fort secou�s par le trot raide de l'�l�phant, auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la situation avec le flegme le plus britannique, causant peu d'ailleurs, et se voyant � peine l'un l'autre. Quant � Passepartout, post� sur le dos de la b�te et directement soumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une recommandation de son ma�tre, de tenir sa langue entre ses dents, car elle e�t �t� coup�e net. Le brave gar�on, tant�t lanc� sur le cou de l'�l�phant, tant�t rejet� sur la croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, que l'intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans interrompre un instant son trot r�gulier. Apr�s deux heures de marche, le guide arr�ta l'�l�phant et lui donna une heure de repos. L'animal d�vora des branchages et des arbrisseaux, apr�s s'�tre d'abord d�salt�r� � une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il �tait bris�. Mr. Fogg paraissait �tre aussi dispos que s'il f�t sorti de son lit. �Mais il est donc de fer! dit le brigadier g�n�ral en le regardant avec admiration. --De fer forg��, r�pondit Passepartout, qui s'occupa de pr�parer un d�jeuner sommaire. � midi, le guide donna le signal du d�part. Le pays prit bient�t un aspect tr�s sauvage. Aux grandes for�ts succ�d�rent des taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, h�riss�es de maigres arbrisseaux et sem�es de gros blocs de sy�nites. Toute cette partie du haut Bundelkund, peu fr�quent�e des voyageurs, est habit�e par une population fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles de la religion indoue. La domination des Anglais n'a pu s'�tablir r�guli�rement sur un territoire soumis � l'influence des rajahs, qu'il e�t �t� difficile d'atteindre dans leurs inaccessibles retraites des Vindhias. Plusieurs fois, on aper�ut des bandes d'Indiens farouches, qui faisaient un geste de col�re en voyant passer le rapide quadrup�de. D'ailleurs, le Parsi les �vitait autant que possible, les tenant pour des gens de mauvaise rencontre. On vit peu d'animaux pendant cette journ�e, � peine quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont s'amusait fort Passepartout. Une pens�e au milieu de bien d'autres inqui�tait ce gar�on. Qu'est-ce que Mr. Fogg ferait de l'�l�phant, quand il serait arriv� � la station d'Allahabad? L'emm�nerait-il? Impossible! Le prix du transport ajout� au prix d'acquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on � la libert�? Cette estimable b�te m�ritait bien qu'on e�t des �gards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, � lui, Passepartout, il en serait tr�s embarrass�. Cela ne laissait pas de le pr�occuper. � huit heures du soir, la principale cha�ne des Vindhias avait �t� franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant septentrional, dans un bungalow en ruine. La distance parcourue pendant cette journ�e �tait d'environ vingt-cinq milles, et il en restait autant � faire pour atteindre la station d'Allahabad. La nuit �tait froide. � l'int�rieur du bungalow, le Parsi alluma un feu de branches s�ches, dont la chaleur fut tr�s appr�ci�e. Le souper se composa des provisions achet�es � Kholby. Les voyageurs mang�rent en gens harass�s et moulus. La conversation, qui commen�a par quelques phrases entrecoup�es, se termina bient�t par des ronflements sonores. Le guide veilla pr�s de Kiouni, qui s'endormit debout, appuy� au tronc d'un gros arbre. Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de gu�pards et de panth�res troubl�rent parfois le silence, m�l�s � des ricanements aigus de singes. Mais les carnassiers s'en tinrent � des cris et ne firent aucune d�monstration hostile contre les h�tes du bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agit�, recommen�a en r�ve la culbute de la veille, quant � Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement que s'il e�t �t� dans sa tranquille maison de Saville-row. � six heures du matin, on se remit en marche. Le guide esp�rait arriver � la station d'Allahabad le soir m�me. De cette fa�on, Mr. Fogg ne perdrait qu'une partie des quarante-huit heures �conomis�es depuis le commencement du voyage. On descendit les derni�res rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de Kallenger, situ�e sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il �vitait toujours les lieux habit�s, se sentant plus en s�ret� dans ces campagnes d�sertes, qui marquent les premi�res d�pressions du bassin du grand fleuve. La station d'Allahabad n'�tait pas � douze milles dans le nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains que le pain, �aussi succulents que la cr�me�, disent les voyageurs, furent extr�mement appr�ci�s. � deux heures, le guide entra sous le couvert d'une �paisse for�t, qu'il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il pr�f�rait voyager ainsi � l'abri des bois. En tout cas, il n'avait fait jusqu'alors aucune rencontre f�cheuse, et le voyage semblait devoir s'accomplir sans accident, quand l'�l�phant, donnant quelques signes d'inqui�tude, s'arr�ta soudain. Il �tait quatre heures alors. �Qu'y a-t-il? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la t�te au-dessus de son cacolet. --Je ne sais, mon officier�, r�pondit le Parsi, en pr�tant l'oreille � un murmure confus qui passait sous l'�paisse ramure. Quelques instants apr�s, ce murmure devint plus d�finissable. On e�t dit un concert, encore fort �loign�, de voix humaines et d'instruments de cuivre. Passepartout �tait tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole. Le Parsi sauta � terre, attacha l'�l�phant � un arbre et s'enfon�a au plus �pais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant: �Une procession de brahmanes qui se dirige de ce c�t�. S'il est possible, �vitons d'�tre vus.� Le guide d�tacha l'�l�phant et le conduisit dans un fourr�, en recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied � terre. Lui-m�me se tint pr�t � enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait n�cessaire. Mais il pensa que la troupe des fid�les passerait sans l'apercevoir, car l'�paisseur du feuillage le dissimulait enti�rement. Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des chants monotones se m�laient au son des tambours et des cymbales. Bient�t la t�te de la procession apparut sous les arbres, � une cinquantaine de pas du poste occup� par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils distinguaient ais�ment � travers les branches le curieux personnel de cette c�r�monie religieuse. En premi�re ligne s'avan�aient des pr�tres, coiff�s de mitres et v�tus de longues robes chamarr�es. Ils �taient entour�s d'hommes, de femmes, d'enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie fun�bre, interrompue � intervalles �gaux par des coups de tam-tams et de cymbales. Derri�re eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, tra�n�e par deux couples de z�bus richement capara�onn�s. Cette statue avait quatre bras; le corps colori� d'un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emm�l�s, la langue pendante, les l�vres teintes de henn� et de b�tel. � son cou s'enroulait un collier de t�tes de mort, � ses flancs une ceinture de mains coup�es. Elle se tenait debout sur un g�ant terrass� auquel le chef manquait. Sir Francis Cromarty reconnut cette statue. �La d�esse K�li, murmura-t-il, la d�esse de l'amour et de la mort. --De la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais! dit Passepartout. La vilaine bonne femme!� Le Parsi lui fit signe de se taire. Autour de la statue s'agitait, se d�menait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs, z�br�s de bandes d'ocre, couverts d'incisions cruciales qui laissaient �chapper leur sang goutte � goutte, �nergum�nes stupides qui, dans les grandes c�r�monies indoues, se pr�cipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut. Derri�re eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosit� de leur costume oriental, tra�naient une femme qui se soutenait � peine. Cette femme �tait jeune, blanche comme une Europ�enne. Sa t�te, son cou, ses �paules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils �taient surcharg�s de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lam�e d'or, recouverte d'une mousseline l�g�re, dessinait les contours de sa taille. Derri�re cette jeune femme--contraste violent pour les yeux--, des gardes arm�s de sabres nus pass�s � leur ceinture et de longs pistolets damasquin�s, portaient un cadavre sur un palanquin. C'�tait le corps d'un vieillard, rev�tu de ses opulents habits de rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brod� de perles, la robe tissue de soie et d'or, la ceinture de cachemire diamant�, et ses magnifiques armes de prince indien. Puis des musiciens et une arri�re-garde de fanatiques, dont les cris couvraient parfois l'assourdissant fracas des instruments, fermaient le cort�ge. Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d'un air singuli�rement attrist�, et se tournant vers le guide: �Un sutty!� dit-il. Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses l�vres. La longue procession se d�roula lentement sous les arbres, et bient�t ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la for�t. Peu � peu, les chants s'�teignirent. Il y eut encore quelques �clats de cris lointains, et enfin � tout ce tumulte succ�da un profond silence. Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononc� par Sir Francis Cromarty, et aussit�t que la procession eut disparu: �Qu'est-ce qu'un sutty? demanda-t-il. --Un sutty, monsieur Fogg, r�pondit le brigadier g�n�ral, c'est un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera br�l�e demain aux premi�res heures du jour. --Ah! les gueux! s'�cria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d'indignation. --Et ce cadavre? demanda Mr. Fogg. --C'est celui du prince, son mari, r�pondit le guide, un rajah ind�pendant du Bundelkund. --Comment! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trah�t la moindre �motion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l'Inde, et les Anglais n'ont pu les d�truire? --Dans la plus grande partie de l'Inde, r�pondit Sir Francis Cromarty, ces sacrifices ne s'accomplissent plus, mais nous n'avons aucune influence sur ces contr�es sauvages, et principalement sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias est le th��tre de meurtres et de pillages incessants. --La malheureuse! murmurait Passepartout, br�l�e vive! --Oui, reprit le brigadier g�n�ral, br�l�e, et si elle ne l'�tait pas, vous ne sauriez croire � quelle mis�rable condition elle se verrait r�duite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait � peine de quelques poign�es de riz, on la repousserait, elle serait consid�r�e comme une cr�ature immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que l'amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est r�ellement volontaire, et il faut l'intervention �nergique du gouvernement pour l'emp�cher. Ainsi, il y a quelques ann�es, je r�sidais � Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur l'autorisation de se br�ler avec le corps de son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se r�fugia chez un rajah ind�pendant, et l� elle consomma son sacrifice.� Pendant le r�cit du brigadier g�n�ral, le guide secouait la t�te, et, quand le r�cit fut achev�: �Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n'est pas volontaire, dit-il. --Comment le savez-vous? --C'est une histoire que tout le monde conna�t dans le Bundelkund, r�pondit le guide. --Cependant cette infortun�e ne paraissait faire aucune r�sistance, fit observer Sir Francis Cromarty. --Cela tient � ce qu'on l'a enivr�e de la fum�e du chanvre et de l'opium. --Mais o� la conduit-on? --� la pagode de Pillaji, � deux milles d'ici. L�, elle passera la nuit en attendant l'heure du sacrifice. --Et ce sacrifice aura lieu?... --Demain, d�s la premi�re apparition du jour.� Apr�s cette r�ponse, le guide fit sortir l'�l�phant de l'�pais fourr� et se hissa sur le cou de l'animal. Mais au moment o� il allait l'exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l'arr�ta, et, s'adressant � Sir Francis Cromarty: �Si nous sauvions cette femme? dit-il. --Sauver cette femme, monsieur Fogg!... s'�cria le brigadier g�n�ral. --J'ai encore douze heures d'avance. Je puis les consacrer � cela. --Tiens! Mais vous �tes un homme de coeur! dit Sir Francis Cromarty. --Quelquefois, r�pondit simplement Phileas Fogg, quand j'ai le temps.� XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX Le dessein �tait hardi, h�riss� de difficult�s, impraticable peut-�tre Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa libert�, et par cons�quent la r�ussite de ses projets, mais il n'h�sita pas. Il trouva, d'ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire d�cid�. Quant � Passepartout, il �tait pr�t, on pouvait disposer de lui. L'id�e de son ma�tre l'exaltait. Il sentait un coeur, une �me sous cette enveloppe de glace. Il se prenait � aimer Phileas Fogg. Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l'affaire? Ne serait-il pas port� pour les hindous? � d�faut de son concours, il fallait au moins s'assurer sa neutralit�. Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question. �Mon officier, r�pondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est Parsie. Disposez de moi. --Bien, guide, r�pondit Mr. Fogg. --Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nous risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris. Ainsi, voyez. --C'est vu, r�pondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir? --Je le pense aussi�, r�pondit le guide. Ce brave Indou donna alors quelques d�tails sur la victime. C'�tait une Indienne d'une beaut� c�l�bre, de race parsie, fille de riches n�gociants de Bombay. Elle avait re�u dans cette ville une �ducation absolument anglaise, et � ses mani�res, � son instruction, on l'e�t crue Europ�enne. Elle se nommait Aouda. Orpheline, elle fut mari�e malgr� elle � ce vieux rajah du Bundelkund. Trois mois apr�s, elle devint veuve. Sachant le sort qui l'attendait, elle s'�chappa, fut reprise aussit�t, et les parents du rajah, qui avaient int�r�t � sa mort, la vou�rent � ce supplice auquel il ne semblait pas qu'elle p�t �chapper. Ce r�cit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur g�n�reuse r�solution. Il fut d�cid� que le guide dirigerait l'�l�phant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible. Une demi-heure apr�s, halte fut faite sous un taillis, � cinq cents pas de la pagode, que l'on ne pouvait apercevoir; mais les hurlements des fanatiques se laissaient entendre distinctement. Les moyens de parvenir jusqu'� la victime furent alors discut�s. Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune femme �tait emprisonn�e. Pourrait-on y p�n�trer par une des portes, quand toute la bande serait plong�e dans le sommeil de l'ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille? C'est ce qui ne pourrait �tre d�cid� qu'au moment et au lieu m�mes. Mais ce qui ne fit aucun doute, c'est que l'enl�vement devait s'op�rer cette nuit m�me, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au supplice. � cet instant, aucune intervention humaine n'e�t pu la sauver. Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. D�s que l'ombre se fit, vers six heures du soir, ils r�solurent d'op�rer une reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs s'�teignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaient �tre plong�s dans l'�paisse ivresse du �hang�--opium liquide, m�lang� d'une infusion de chanvre--, et il serait peut-�tre possible de se glisser entre eux jusqu'au temple. Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, s'avan�a sans bruit � travers la for�t. Apr�s dix minutes de reptation sous les ramures, ils arriv�rent au bord d'une petite rivi�re, et l�, � la lueur de torches de fer � la pointe desquelles br�laient des r�sines, ils aper�urent un monceau de bois empil�. C'�tait le b�cher, fait de pr�cieux santal, et d�j� impr�gn� d'une huile parfum�e. � sa partie sup�rieure reposait le corps embaum� du rajah, qui devait �tre br�l� en m�me temps que sa veuve. � cent pas de ce b�cher s'�levait la pagode, dont les minarets per�aient dans l'ombre la cime des arbres. �Venez!� dit le guide � voix basse. Et, redoublant de pr�caution, suivi de ses compagnons, il se glissa silencieusement � travers les grandes herbes. Le silence n'�tait plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches. Bient�t le guide s'arr�ta � l'extr�mit� d'une clairi�re. Quelques r�sines �clairaient la place. Le sol �tait jonch� de groupes de dormeurs, appesantis par l'ivresse. On e�t dit un champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout �tait confondu. Quelques ivrognes r�laient encore �� et l�. � l'arri�re-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se dressait confus�ment. Mais au grand d�sappointement du guide, les gardes des rajahs, �clair�s par des torches fuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu'� l'int�rieur les pr�tres veillaient aussi. Le Parsi ne s'avan�a pas plus loin. Il avait reconnu l'impossibilit� de forcer l'entr�e du temple, et il ramena ses compagnons en arri�re. Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu'ils ne pouvaient rien tenter de ce c�t�. Ils s'arr�t�rent et s'entretinrent � voix basse. �Attendons, dit le brigadier g�n�ral, il n'est que huit heures encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil. --Cela est possible, en effet�, r�pondit le Parsi. Phileas Fogg et ses compagnons s'�tendirent donc au pied d'un arbre et attendirent. Le temps leur parut long! Le guide les quittait parfois et allait observer la lisi�re du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours � la lueur des torches, et une vague lumi�re filtrait � travers les fen�tres de la pagode. On attendit ainsi jusqu'� minuit. La situation ne changea pas. M�me surveillance au-dehors. Il �tait �vident qu'on ne pouvait compter sur l'assoupissement des gardes. L'ivresse du �hang� leur avait �t� probablement �pargn�e. Il fallait donc agir autrement et p�n�trer par une ouverture pratiqu�e aux murailles de la pagode. Restait la question de savoir si les pr�tres veillaient aupr�s de leur victime avec autant de soin que les soldats � la porte du temple. Apr�s une derni�re conversation, le guide se dit pr�t � partir. Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un d�tour assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet. Vers minuit et demi, ils arriv�rent au pied des murs sans avoir rencontr� personne. Aucune surveillance n'avait �t� �tablie de ce c�t�, mais il est vrai de dire que fen�tres et portes manquaient absolument. L� nuit �tait sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait � peine l'horizon, encombr� de gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore l'obscurit�. Mais il ne suffisait pas d'avoir atteint le pied des murailles, il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette op�ration, Phileas Fogg et ses compagnons n'avaient absolument que leurs couteaux de poche. Tr�s heureusement, les parois du temple se composaient d'un m�lange de briques et de bois qui ne pouvait �tre difficile � percer. La premi�re brique une fois enlev�e, les autres viendraient facilement. On se mit � la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi d'un c�t�, Passepartout, de l'autre, travaillaient � desceller les briques, de mani�re � obtenir une ouverture large de deux pieds. Le travail avan�ait, quand un cri se fit entendre � l'int�rieur du temple, et presque aussit�t d'autres cris lui r�pondirent du dehors. Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on surpris? L'�veil �tait-il donn�? La plus vulgaire prudence leur commandait de s'�loigner,--ce qu'ils firent en m�me temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que l'alerte, si c'en �tait une, se f�t dissip�e, et pr�ts, dans ce cas, � reprendre leur op�ration. Mais--contretemps funeste--des gardes se montr�rent au chevet de la pagode, et s'y install�rent de mani�re � emp�cher toute approche. Il serait difficile de d�crire le d�sappointement de ces quatre hommes, arr�t�s dans leur oeuvre. Maintenant qu'ils ne pouvaient plus parvenir jusqu'� la victime, comment la sauveraient-ils? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout �tait hors de lui, et le guide avait quelque peine � le contenir. L'impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments. �N'avons-nous plus qu'� partir? demanda le brigadier g�n�ral � voix basse. --Nous n'avons plus qu'� partir, r�pondit le guide. --Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain � Allahabad avant midi. --Mais qu'esp�rez-vous? r�pondit Sir Francis Cromarty. Dans quelques heures le jour va para�tre, et... --La chance qui nous �chappe peut se repr�senter au moment supr�me.� Le brigadier g�n�ral aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg. Sur quoi comptait donc ce froid Anglais? Voulait-il, au moment du supplice, se pr�cipiter vers la jeune femme et l'arracher ouvertement � ses bourreaux? C'e�t �t� une folie, et comment admettre que cet homme f�t fou � ce point? N�anmoins, Sir Francis Cromarty consentit � attendre jusqu'au d�nouement de cette terrible sc�ne. Toutefois, le guide ne laissa pas ses compagnons � l'endroit o� ils s'�taient r�fugi�s, et il les ramena vers la partie ant�rieure de la clairi�re. L�, abrit�s par un bouquet d'arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis. Cependant Passepartout, juch� sur les premi�res branches d'un arbre, ruminait une id�e qui avait d'abord travers� son esprit comme un �clair, et qui finit par s'incruster dans son cerveau. Il avait commenc� par se dire: �Quelle folie!� et maintenant il r�p�tait: �Pourquoi pas, apr�s tout? C'est une chance, peut-�tre la seule, et avec de tels abrutis!...� En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pens�e, mais il ne tarda pas � se glisser avec la souplesse d'un serpent sur les basses branches de l'arbre dont l'extr�mit� se courbait vers le sol. Les heures s'�coulaient, et bient�t quelques nuances moins sombres annonc�rent l'approche du jour. Cependant l'obscurit� �tait profonde encore. C'�tait le moment. Il se fit comme une r�surrection dans cette foule assoupie. Les groupes s'anim�rent. Des coups de tam-tam retentirent. Chants et cris �clat�rent de nouveau. L'heure �tait venue � laquelle l'infortun�e allait mourir. En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumi�re plus vive s'�chappa de l'int�rieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime, vivement �clair�e, que deux pr�tres tra�naient au-dehors. Il leur sembla m�me que, secouant l'engourdissement de l'ivresse par un supr�me instinct de conservation, la malheureuse tentait d'�chapper � ses bourreaux. Le coeur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert. En ce moment, la foule s'�branla. La jeune femme �tait retomb�e dans cette torpeur provoqu�e par les fum�es du chanvre. Elle passa � travers les fakirs, qui l'escortaient de leurs vocif�rations religieuses. Phileas Fogg et ses compagnons, se m�lant aux derniers rangs de la foule, la suivirent. Deux minutes apr�s, ils arrivaient sur le bord de la rivi�re et s'arr�taient � moins de cinquante pas du b�cher, sur lequel �tait couch� le corps du rajah. Dans la demi-obscurit�, ils virent la victime absolument inerte, �tendue aupr�s du cadavre de son �poux. Puis une torche fut approch�e et le bois impr�gn� d'huile, s'enflamma aussit�t. � ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, qui dans un moment de folie g�n�reuse, s'�lan�ait vers le b�cher... Mais Phileas Fogg les avait d�j� repouss�s, quand la sc�ne changea soudain. Un cri de terreur s'�leva. Toute cette foule se pr�cipita � terre, �pouvant�e. Le vieux rajah n'�tait donc pas mort, qu'on le v�t se redresser tout � coup, comme un fant�me, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre du b�cher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale? Les fakirs, les gardes, les pr�tres, pris d'une terreur subite, �taient l�, face � terre, n'osant lever les yeux et regarder un tel prodige! La victime inanim�e passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et sans qu'elle par�t leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty �taient demeur�s debout. Le Parsi avait courb� la t�te, et Passepartout, sans doute, n'�tait pas moins stup�fi�!... Ce ressuscit� arriva ainsi pr�s de l'endroit o� se tenaient Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, et l�, d'une voix br�ve: �Filons!...� dit-il. C'�tait Passepartout lui-m�me qui s'�tait gliss� vers le b�cher au milieu de la fum�e �paisse! C'�tait Passepartout qui, profitant de l'obscurit� profonde encore, avait arrach� la jeune femme � la mort! C'�tait Passepartout qui, jouant son r�le avec un audacieux bonheur, passait au milieu de l'�pouvante g�n�rale! Un instant apr�s, tous quatre disparaissaient dans le bois, et l'�l�phant les emportait d'un trot rapide. Mais des cris, des clameurs et m�me une balle, per�ant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent que la ruse �tait d�couverte. En effet, sur le b�cher enflamm� se d�tachait alors le corps du vieux rajah. Les pr�tres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu'un enl�vement venait de s'accomplir. Aussit�t ils s'�taient pr�cipit�s dans la for�t. Les gardes les avaient suivis. Une d�charge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la port�e des balles et des fl�ches. XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALL�E DU GANGE SANS M�ME SONGER � LA VOIR Le hardi enl�vement avait r�ussi. Une heure apr�s, Passepartout riait encore de son succ�s. Sir Francis Cromarty avait serr� la main de l'intr�pide gar�on. Son ma�tre lui avait dit: �Bien�, ce qui, dans la bouche de ce gentleman, �quivalait � une haute approbation. � quoi Passepartout avait r�pondu que tout l'honneur de l'affaire appartenait � son ma�tre. Pour lui, il n'avait eu qu'une id�e �dr�le�, et il riait en songeant que, pendant quelques instants, lui, Passepartout, ancien gymnaste, ex-sergent de pompiers, avait �t� le veuf d'une charmante femme, un vieux rajah embaum�! Quant � la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce qui s'�tait pass�. Envelopp�e dans les couvertures de voyage, elle reposait sur l'un des cacolets. Cependant l'�l�phant, guid� avec une extr�me s�ret� par le Parsi, courait rapidement dans la for�t encore obscure. Une heure apr�s avoir quitt� la pagode de Pillaji, il se lan�ait � travers une immense plaine. � sept heures, on fit halte. La jeune femme �tait toujours dans une prostration compl�te. Le guide lui fit boire quelques gorg�es d'eau et de brandy, mais cette influence stup�fiante qui l'accablait devait se prolonger quelque temps encore. Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l'ivresse produite par l'inhalation des vapeurs du chanvre, n'avait aucune inqui�tude sur son compte. Mais si le r�tablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans l'esprit du brigadier g�n�ral, celui-ci se montrait moins rassur� pour l'avenir. Il n'h�sita pas � dire � Phileas Fogg que si Mrs. Aouda restait dans l'Inde, elle retomberait in�vitablement entre les mains de ses bourreaux. Ces �nergum�nes se tenaient dans toute la p�ninsule, et certainement, malgr� la police anglaise, ils sauraient reprendre leur victime, f�t-ce � Madras, � Bombay, � Calcutta. Et Sir Francis Cromarty citait, � l'appui de ce dire, un fait de m�me nature qui s'�tait pass� r�cemment. � son avis, la jeune femme ne serait v�ritablement en s�ret� qu'apr�s avoir quitt� l'Inde. Phileas Fogg r�pondit qu'il tiendrait compte de ces observations et qu'il aviserait. Vers dix heures, le guide annon�ait la station d'Allahabad. L� reprenait la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains franchissent, en moins d'un jour et d'une nuit, la distance qui s�pare Allahabad de Calcutta. Phileas Fogg devait donc arriver � temps pour prendre un paquebot qui ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre, � midi, pour Hong-Kong. La jeune femme fut d�pos�e dans une chambre de la gare. Passepartout fut charg� d'aller acheter pour elle divers objets de toilette, robe, ch�le, fourrures, etc., ce qu'il trouverait. Son ma�tre lui ouvrait un cr�dit illimit�. Passepartout partit aussit�t et courut les rues de la ville. Allahabad, c'est la cit� de Dieu, l'une des plus v�n�r�es de l'Inde, en raison de ce qu'elle est b�tie au confluent de deux fleuves sacr�s, le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent les p�lerins de toute la p�ninsule. On sait d'ailleurs que, suivant les l�gendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel, d'o�, gr�ce � Brahma, il descend sur la terre. Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bient�t vu la ville, autrefois d�fendue par un fort magnifique qui est devenu une prison d'�tat. Plus de commerce, plus d'industrie dans cette cit�, jadis industrielle et commer�ante. Passepartout, qui cherchait vainement un magasin de nouveaut�s, comme s'il e�t �t� dans Regent-street � quelques pas de Farmer et Co., ne trouva que chez un revendeur, vieux juif difficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe en �toffe �cossaise, un vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre qu'il n'h�sita pas � payer soixante-quinze livres (1 875 F). Puis, tout triomphant, il retourna � la gare. Mrs. Aouda commen�ait � revenir � elle. Cette influence � laquelle les pr�tres de Pillaji l'avaient soumise se dissipait peu � peu, et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne. Lorsque le roi-po�te, U�af Uddaul, c�l�bre les charmes de la reine d'Ahm�hnagara, il s'exprime ainsi: �Sa luisante chevelure, r�guli�rement divis�e en deux parts, encadre les contours harmonieux de ses joues d�licates et blanches, brillantes de poli et de fra�cheur. Ses sourcils d'�b�ne ont la forme et la puissance de l'arc de Kama, dieu d'amour, et sous ses longs cils soyeux, dans la pupille noire de ses grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs sacr�s de l'Himalaya les reflets les plus purs de la lumi�re c�leste. Fines, �gales et blanches, ses dents resplendissent entre ses l�vres souriantes, comme des gouttes de ros�e dans le sein mi-clos d'une fleur de grenadier. Ses oreilles mignonnes aux courbes sym�triques, ses mains vermeilles, ses petits pieds bomb�s et tendres comme les bourgeons du lotus, brillent de l'�clat des plus belles perles de Ceylan, des plus beaux diamants de Golconde. Sa mince et souple ceinture, qu'une main suffit � enserrer, rehausse l'�l�gante cambrure de ses reins arrondis et la richesse de son buste o� la jeunesse en fleur �tale ses plus parfaits tr�sors, et, sous les plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir �t� model�e en argent pur de la main divine de Vicvacarma, l'�ternel statuaire.� Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs. Aouda, la veuve du rajah du Bundelkund, �tait une charmante femme dans toute l'acception europ�enne du mot. Elle parlait l'anglais avec une grande puret�, et le guide n'avait point exag�r� en affirmant que cette jeune Parsie avait �t� transform�e par l'�ducation. Cependant le train allait quitter la station d'Allahabad. Le Parsi attendait. Mr. Fogg lui r�gla son salaire au prix convenu, sans le d�passer d'un farthing. Ceci �tonna un peu Passepartout, qui savait tout ce que son ma�tre devait au d�vouement du guide. Le Parsi avait, en effet, risqu� volontairement sa vie dans l'affaire de Pillaji, et si, plus tard, les Indous l'apprenaient, il �chapperait difficilement � leur vengeance. Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d'un �l�phant achet� si cher? Mais Phileas Fogg avait d�j� pris une r�solution � cet �gard. �Parsi, dit-il au guide, tu as �t� serviable et d�vou�. J'ai pay� ton service, mais non ton d�vouement. Veux-tu cet �l�phant? Il est � toi.� Les yeux du guide brill�rent. �C'est une fortune que Votre Honneur me donne! s'�cria-t-il. --Accepte, guide, r�pondit Mr. Fogg, et c'est moi qui serai encore ton d�biteur. --� la bonne heure! s'�cria Passepartout. Prends, ami! Kiouni est un brave et courageux animal!� Et, allant � la b�te, il lui pr�senta quelques morceaux de sucre, disant: �Tiens, Kiouni, tiens, tiens!� L'�l�phant fit entendre quelques grognements de satisfaction. Puis, prenant Passepartout par la ceinture et l'enroulant de sa trompe, il l'enleva jusqu'� la hauteur de sa t�te. Passepartout, nullement effray�, fit une bonne caresse � l'animal, qui le repla�a doucement � terre, et, � la poign�e de trompe de l'honn�te Kiouni, r�pondit une vigoureuse poign�e de main de l'honn�te gar�on. Quelques instants apr�s, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, install�s dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda occupait la meilleure place, couraient � toute vapeur vers B�nar�s. Quatre-vingts milles au plus s�parent cette ville d'Allahabad, et ils furent franchis en deux heures. Pendant ce trajet, la jeune femme revint compl�tement � elle; les vapeurs assoupissantes du hang se dissip�rent. Quel fut son �tonnement de se trouver sur le railway, dans ce compartiment, recouverte de v�tements europ�ens, au milieu de voyageurs qui lui �taient absolument inconnus! Tout d'abord, ses compagnons lui prodigu�rent leurs soins et la ranim�rent avec quelques gouttes de liqueur; puis le brigadier g�n�ral lui raconta son histoire. Il insista sur le d�vouement de Phileas Fogg, qui n'avait pas h�sit� � jouer sa vie pour la sauver, et sur le d�nouement de l'aventure, d� � l'audacieuse imagination de Passepartout. Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout honteux, r�p�tait que ��a n'en valait pas la peine�! Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses l�vres, furent les interpr�tes de sa reconnaissance. Puis, sa pens�e la reportant aux sc�nes du sutty, ses regards revoyant cette terre indienne o� tant de dangers l'attendaient encore, elle fut prise d'un frisson de terreur. Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs. Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, tr�s froidement d'ailleurs, de la conduire � Hong-Kong, o� elle demeurerait jusqu'� ce que cette affaire f�t assoupie. Mrs. Aouda accepta l'offre avec reconnaissance. Pr�cis�ment, � Hong-Kong, r�sidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l'un des principaux n�gociants de cette ville, qui est absolument anglaise, tout en occupant un point de la c�te chinoise. � midi et demi, le train s'arr�tait � la station de B�nar�s. Les l�gendes brahmaniques affirment que cette ville occupe l'emplacement de l'ancienne Casi, qui �tait autrefois suspendue dans l'espace, entre le z�nith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais, � cette �poque plus r�aliste, B�nar�s, Ath�nes de l'Inde au dire des orientalistes, reposait tout prosa�quement sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un aspect absolument d�sol�, sans aucune couleur locale. C'�tait l� que devait s'arr�ter Sir Francis Cromarty. Les troupes qu'il rejoignait campaient � quelques milles au nord de la ville. Le brigadier g�n�ral fit donc ses adieux � Phileas Fogg, lui souhaitant tout le succ�s possible, et exprimant le voeu qu'il recommen��t ce voyage d'une fa�on moins originale, mais plus profitable. Mr. Fogg pressa l�g�rement les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus affectueux. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle devait � Sir Francis Cromarty. Quant � Passepartout, il fut honor� d'une vraie poign�e de main de la part du brigadier g�n�ral. Tout �mu, il se demanda o� et quand il pourrait bien se d�vouer pour lui. Puis on se s�para. � partir de B�nar�s, la voie ferr�e suivait en partie la vall�e du Gange. � travers les vitres du wagon, par un temps assez clair, apparaissait le paysage vari� du B�har, puis des montagnes couvertes de verdure, les champs d'orge, de ma�s et de froment, des rios et des �tangs peupl�s d'alligators verd�tres, des villages bien entretenus, des for�ts encore verdoyantes. Quelques �l�phants, des z�bus � grosse bosse venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacr�, et aussi, malgr� la saison avanc�e et la temp�rature d�j� froide, des bandes d'Indous des deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. Ces fid�les, ennemis acharn�s du bouddhisme, sont sectateurs fervents de la religion brahmanique, qui s'incarne en ces trois personnes: Whisnou, la divinit� solaire, Shiva, la personnification divine des forces naturelles, et Brahma, le ma�tre supr�me des pr�tres et des l�gislateurs. Mais de quel oeil Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils consid�rer cette Inde, maintenant �britannis�e�, lorsque quelque steam-boat passait en hennissant et troublait les eaux consacr�es du Gange, effarouchant les mouettes qui volaient � sa surface, les tortues qui pullulaient sur ses bords, et les d�vots �tendus au long de ses rives! Tout ce panorama d�fila comme un �clair, et souvent un nuage de vapeur blanche en cacha les d�tails. � peine les voyageurs purent-ils entrevoir le fort de Chunar, � vingt milles au sud-est de B�nar�s, ancienne forteresse des rajahs du B�har, Ghazepour et ses importantes fabriques d'eau de rose, le tombeau de Lord Cornwallis qui s'�l�ve sur la rive gauche du Gange, la ville fortifi�e de Buxar, Patna, grande cit� industrielle et commer�ante, o� se tient le principal march� d'opium de l'Inde, Monghir, ville plus qu'europ�enne, anglaise comme Manchester ou Birmingham, renomm�e pour ses fonderies de fer, ses fabriques de taillanderie et d'armes blanches, et dont les hautes chemin�es encrassaient d'une fum�e noire le ciel de Brahma,--un v�ritable coup de poing dans le pays du r�ve! Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des ours, des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa � toute vitesse, et on n'aper�ut plus rien des merveilles du Bengale, ni Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor, ce point fran�ais du territoire indien sur lequel Passepartout e�t �t� fier de voir flotter le drapeau de sa patrie! Enfin, � sept heures du matin, Calcutta �tait atteint. Le paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l'ancre qu'� midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui. D'apr�s son itin�raire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours apr�s avoir quitt� Londres, et il y arrivait au jour fix�. Il n'avait donc ni retard ni avance. Malheureusement, les deux jours gagn�s par lui entre Londres et Bombay avaient �t� perdus, on sait comment, dans cette travers�e de la p�ninsule indienne,--mais il est � supposer que Phileas Fogg ne les regrettait pas. XV O� LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALL�GE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES Le train s'�tait arr�t� en gare. Passepartout descendit le premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne � mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au paquebot de Hong-Kong, afin d'y installer confortablement Mrs. Aouda, qu'il ne voulait pas quitter, tant qu'elle serait en ce pays si dangereux pour elle. Au moment o� Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman s'approcha de lui et dit: �Monsieur Phileas Fogg? --C'est moi. --Cet homme est votre domestique? ajouta le policeman en d�signant Passepartout. --Oui. --Veuillez me suivre tous les deux.� Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui p�t marquer en lui une surprise quelconque. Cet agent �tait un repr�sentant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi est sacr�e. Passepartout, avec ses habitudes fran�aises, voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d'ob�ir. �Cette jeune dame peut nous accompagner? demanda Mr. Fogg. --Elle le peut�, r�pondit le policeman. Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture � quatre roues et � quatre places, attel�e de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ. La voiture traversa d'abord la �ville noire�, aux rues �troites, bord�es de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale et d�guenill�e; puis elle passa � travers la ville europ�enne, �gay�e de maisons de briques, ombrag�e de cocotiers, h�riss�e de m�tures, que parcouraient d�j�, malgr� l'heure matinale, des cavaliers �l�gants et de magnifiques attelages. Le palki-ghari s'arr�ta devant une habitation d'apparence simple, mais qui ne devait pas �tre affect�e aux usages domestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers--on pouvait vraiment leur donner ce nom--, et il les conduisit dans une chambre aux fen�tres grill�es, en leur disant: �C'est � huit heures et demie que vous compara�trez devant le juge Obadiah.� Puis il se retira et ferma la porte. �Allons! nous sommes pris!� s'�cria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise. Mrs. Aouda, s'adressant aussit�t � Mr. Fogg, lui dit d'une voix dont elle cherchait en vain � d�guiser l'�motion: �Monsieur, il faut m'abandonner! C'est pour moi que vous �tes poursuivi! C'est pour m'avoir sauv�e!� Phileas Fogg se contenta de r�pondre que cela n'�tait pas possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty! Inadmissible! Comment les plaignants oseraient-ils se pr�senter? Il y avait m�prise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous les cas, il n'abandonnerait pas la jeune femme, et qu'il la conduirait � Hong-Kong. �Mais le bateau part � midi! fit observer Passepartout. --Avant midi nous serons � bord�, r�pondit simplement l'impassible gentleman. Cela fut affirm� si nettement, que Passepartout ne put s'emp�cher de se dire � lui-m�me: �Parbleu! cela est certain! avant midi nous serons � bord!� Mais il n'�tait pas rassur� du tout. � huit heures et demie, la porte de la chambre s'ouvrit. Le policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine. C'�tait une salle d'audience, et un public assez nombreux, compos� d'Europ�ens et d'indig�nes, en occupait d�j� le pr�toire. Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en face des si�ges r�serv�s au magistrat et au greffier. Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussit�t, suivi du greffier. C'�tait un gros homme tout rond. Il d�crocha une perruque pendue � un clou et s'en coiffa lestement. �La premi�re cause�, dit-il. Mais, portant la main � sa t�te: �H�! ce n'est pas ma perruque! --En effet, monsieur Obadiah, c'est la mienne, r�pondit le greffier. --Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu'un juge puisse rendre une bonne sentence avec la perruque d'un greffier!� L'�change des perruques fut fait. Pendant ces pr�liminaires, Passepartout bouillait d'impatience, car l'aiguille lui paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du pr�toire. �La premi�re cause, reprit alors le juge Obadiah. --Phileas Fogg? dit le greffier Oysterpuf. --Me voici, r�pondit Mr. Fogg. --Passepartout? --Pr�sent! r�pondit Passepartout. --Bien! dit le juge Obadiah. Voil� deux jours, accus�s, que l'on vous guette � tous les trains de Bombay. --Mais de quoi nous accuse-t-on? s'�cria Passepartout, impatient�. --Vous allez le savoir, r�pondit le juge. --Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j'ai droit... --Vous a-t-on manqu� d'�gards? demanda Mr. Obadiah. --Aucunement. --Bien! faites entrer les plaignants.� Sur l'ordre du juge, une porte s'ouvrit, et trois pr�tres indous furent introduits par un huissier. �C'est bien cela! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui voulaient br�ler notre jeune dame!� Les pr�tres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut � haute voix une plainte en sacril�ge, formul�e contre le sieur Phileas Fogg et son domestique, accus�s d'avoir viol� un lieu consacr� par la religion brahmanique. �Vous avez entendu? demanda le juge � Phileas Fogg. --Oui, monsieur, r�pondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j'avoue. --Ah! vous avouez?... --J'avoue et j'attends que ces trois pr�tres avouent � leur tour ce qu'ils voulaient faire � la pagode de Pillaji.� Les pr�tres se regard�rent. Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de l'accus�. �Sans doute! s'�cria imp�tueusement Passepartout, � cette pagode de Pillaji, devant laquelle ils allaient br�ler leur victime!� Nouvelle stup�faction des pr�tres, et profond �tonnement du juge Obadiah. �Quelle victime? demanda-t-il. Br�ler qui! En pleine ville de Bombay? --Bombay? s'�cria Passepartout. --Sans doute. Il ne s'agit pas de la pagode de Pillaji, mais de la pagode de Malebar-Hill, � Bombay. --Et comme pi�ce de conviction, voici les souliers du profanateur, ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau. --Mes souliers!� s'�cria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation. On devine la confusion qui s'�tait op�r�e dans l'esprit du ma�tre et du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils l'avaient oubli�, et c'�tait celui-l� m�me qui les amenait devant le magistrat de Calcutta. En effet, l'agent Fix avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de cette malencontreuse affaire. Retardant son d�part de douze heures, il s'�tait fait le conseil des pr�tres de Malebar-Hill; il leur avait promis des dommages-int�r�ts consid�rables, sachant bien que le gouvernement anglais se montrait tr�s s�v�re pour ce genre de d�lit; puis, par le train suivant, il les avait lanc�s sur les traces du sacril�ge. Mais, par suite du temps employ� � la d�livrance de la jeune veuve, Fix et les Indous arriv�rent � Calcutta avant Phileas Fogg et son domestique, que les magistrats, pr�venus par d�p�che, devaient arr�ter � leur descente du train. Que l'on juge du d�sappointement de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n'�tait point encore arriv� dans la capitale de l'Inde. Il dut croire que son voleur, s'arr�tant � une des stations du Peninsular-railway, s'�tait r�fugi� dans les provinces septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles inqui�tudes, Fix le guetta � la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce matin m�me, il le vit descendre du wagon, en compagnie, il est vrai, d'une jeune femme dont il ne pouvait s'expliquer la pr�sence. Aussit�t il lan�a sur lui un policeman, et voil� comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah. Et si Passepartout e�t �t� moins pr�occup� de son affaire, il aurait aper�u, dans un coin du pr�toire, le d�tective, qui suivait le d�bat avec un int�r�t facile � comprendre,--car � Calcutta, comme � Bombay, comme � Suez, le mandat d'arrestation lui manquait encore! Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l'aveu �chapp� � Passepartout, qui aurait donn� tout ce qu'il poss�dait pour reprendre ses imprudentes paroles. �Les faits sont avou�s? dit le juge. --Avou�s, r�pondit froidement Mr. Fogg. --Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entend prot�ger �galement et rigoureusement toutes les religions des populations de l'Inde, le d�lit �tant avou� par le sieur Passepartout, convaincu d'avoir viol� d'un pied sacril�ge le pav� de la pagode de Malebar-Hill, � Bombay, dans la journ�e du 20 octobre, condamne ledit Passepartout � quinze jours de prison et � une amende de trois cents livres (7 500 F). --Trois cents livres? s'�cria Passepartout, qui n'�tait v�ritablement sensible qu'� l'amende. --Silence! fit l'huissier d'une voix glapissante. --Et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu'il n'est pas mat�riellement prouv� qu'il n'y ait pas connivence entre le domestique et le ma�tre, qu'en tout cas celui-ci doit �tre tenu responsable des gestes d'un serviteur � ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne � huit jours de prison et cent cinquante livres d'amende. Greffier, appelez une autre cause!� Fix, dans son coin, �prouvait une indicible satisfaction. Phileas Fogg retenu huit jours � Calcutta, c'�tait plus qu'il n'en fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver. Passepartout �tait abasourdi. Cette condamnation ruinait son ma�tre. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai badaud, il �tait entr� dans cette maudite pagode! Phileas Fogg, aussi ma�tre de lui que si cette condamnation ne l'e�t pas concern�, n'avait pas m�me fronc� le sourcil. Mais au moment o� le greffier appelait une autre cause, il se leva et dit: �J'offre caution. --C'est votre droit�, r�pondit le juge. Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand il entendit le juge, �attendu la qualit� d'�trangers de Phileas Fogg et de son domestique�, fixer la caution pour chacun d'eux � la somme �norme de mille livres (25 000 F). C'�tait deux mille livres qu'il en co�terait � Mr. Fogg, s'il ne purgeait pas sa condamnation. �Je paie�, dit ce gentleman. Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes qu'il d�posa sur le bureau du greffier. �Cette somme vous sera restitu�e � votre sortie de prison, dit le juge. En attendant, vous �tes libres sous caution. --Venez, dit Phileas Fogg � son domestique. --Mais, au moins, qu'ils rendent les souliers!� s'�cria Passepartout avec un mouvement de rage. On lui rendit ses souliers. �En voil� qui co�tent cher! murmura-t-il. Plus de mille livres chacun! Sans compter qu'ils me g�nent!� Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert son bras � la jeune femme. Fix esp�rait encore que son voleur ne se d�ciderait jamais � abandonner cette somme de deux mille livres et qu'il ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg. Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui mont�rent aussit�t. Fix courut derri�re la voiture, qui s'arr�ta bient�t sur l'un des quais de la ville. � un demi-mille en rade, le _Rangoon_ �tait mouill�, son pavillon de partance hiss� en t�te de m�t. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg �tait en avance d'une heure. Fix le vit descendre de voiture et s'embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le d�tective frappa la terre du pied. �Le gueux! s'�cria-t-il, il part! Deux mille livres sacrifi�es! Prodigue comme un voleur! Ah! je le filerai jusqu'au bout du monde s'il le faut; mais du train dont il va, tout l'argent du vol y aura pass�!� L'inspecteur de police �tait fond� � faire cette r�flexion. En effet, depuis qu'il avait quitt� Londres, tant en frais de voyage qu'en primes, en achat d'�l�phant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait d�j� sem� plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et le tant pour cent de la somme recouvr�e, attribu� aux d�tectives, allait diminuant toujours. XVI O� FIX N'A PAS L'AIR DE CONNA�TRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE Le _Rangoon_, l'un des paquebots que la Compagnie p�ninsulaire et orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, �tait un steamer en fer, � h�lice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix tonnes, et d'une force nominale de quatre cents chevaux. Il �galait le _Mongolia_ en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bien install�e que l'e�t d�sir� Phileas Fogg. Apr�s tout, il ne s'agissait que d'une travers�e de trois mille cinq cents milles, soit de onze � douze jours, et la jeune femme ne se montra pas une difficile passag�re. Pendant les premiers jours de cette travers�e, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui t�moignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l'�coutait, en apparence au moins, avec la plus extr�me froideur, sans qu'une intonation, un geste d�cel�t en lui la plus l�g�re �motion. Il veillait � ce que rien ne manqu�t � la jeune femme. � de certaines heures il venait r�guli�rement, sinon causer, du moins l'�couter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la gr�ce et l'impr�vu d'un automate dont les mouvements auraient �t� combin�s pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu expliqu� l'excentrique personnalit� de son ma�tre. Il lui avait appris quelle gageure entra�nait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri; mais apr�s tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre � ce qu'elle le v�t � travers sa reconnaissance. Mrs. Aouda confirma le r�cit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle �tait, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indig�nes. Plusieurs n�gociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L'un d'eux, Sir James Jejeebhoy, a �t� anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda �tait parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. C'�tait m�me un cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle comptait rejoindre � Hong-Kong. Trouverait-elle pr�s de lui refuge et assistance? Elle ne pouvait l'affirmer. � quoi Mr. Fogg r�pondait qu'elle n'e�t pas � s'inqui�ter, et que tout s'arrangerait math�matiquement! Ce fut son mot. La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux �limpides comme les lacs sacr�s de l'Himalaya�! Mais l'intraitable Fogg, aussi boutonn� que jamais, ne semblait point homme � se jeter dans ce lac. Cette premi�re partie de la travers�e du _Rangoon_ s'accomplit dans des conditions excellentes. Le temps �tait maniable. Toute cette portion de l'immense baie que les marins appellent les �brasses du Bengale� se montra favorable � la marche du paquebot. Le _Rangoon_ eut bient�t connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs. La c�te fut prolong�e d'assez pr�s. Les sauvages Papouas de l'�le ne se montr�rent point. Ce sont des �tres plac�s au dernier degr� de l'�chelle humaine, mais dont on fait � tort des anthropophages. Le d�veloppement panoramique de ces �les �tait superbe. D'immenses for�ts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimos�es, de foug�res arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arri�re se profilait l'�l�gante silhouette des montagnes. Sur la c�te pullulaient par milliers ces pr�cieuses salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherch� dans le C�leste Empire. Mais tout ce spectacle vari�, offert aux regards par le groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s'achemina rapidement vers le d�troit de Malacca, qui devait lui donner acc�s dans les mers de la Chine. Que faisait pendant cette travers�e l'inspecteur Fix, si malencontreusement entra�n� dans un voyage de circumnavigation? Au d�part de Calcutta, apr�s avoir laiss� des instructions pour que le mandat, s'il arrivait enfin, lui f�t adress� � Hong-Kong, il avait pu s'embarquer � bord du _Rangoon_ sans avoir �t� aper�u de Passepartout, et il esp�rait bien dissimuler sa pr�sence jusqu'� l'arriv�e du paquebot. En effet, il lui e�t �t� difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait � bord, sans �veiller les soup�ons de Passepartout, qui devait le croire � Bombay. Mais il fut amen� � renouer connaissance avec l'honn�te gar�on par la logique m�me des circonstances. Comment? On va le voir. Toutes les esp�rances, tous les d�sirs de l'inspecteur de police, �taient maintenant concentr�s sur un unique point du monde, Hong-Kong, car le paquebot s'arr�tait trop peu de temps � Singapore pour qu'il p�t op�rer en cette ville. C'�tait donc � Hong-Kong que l'arrestation du voleur devait se faire, ou le voleur lui �chappait, pour ainsi dire, sans retour. En effet, Hong-Kong �tait encore une terre anglaise, mais la derni�re qui se rencontr�t sur le parcours. Au-del�, la Chine, le Japon, l'Am�rique offraient un refuge � peu pr�s assur� au sieur Fogg. � Hong-Kong, s'il y trouvait enfin le mandat d'arrestation qui courait �videmment apr�s lui, Fix arr�tait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficult�. Mais apr�s Hong-Kong, un simple mandat d'arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte d'extradition. De l� retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour �chapper d�finitivement. Si l'op�ration manquait � Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succ�s. �Donc, se r�p�tait Fix pendant ces longues heures qu'il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera � Hong-Kong, et j'arr�te mon homme, ou il n'y sera pas, et cette fois il faut � tout prix que je retarde son d�part! J'ai �chou� � Bombay, j'ai �chou� � Calcutta! Si je manque mon coup � Hong-Kong, je suis perdu de r�putation! Co�te que co�te, il faut r�ussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est n�cessaire, le d�part de ce maudit Fogg?� En dernier ressort, Fix �tait bien d�cid� � tout avouer � Passepartout, � lui faire conna�tre ce ma�tre qu'il servait et dont il n'�tait certainement pas le complice. Passepartout, �clair� par cette r�v�lation, devant craindre d'�tre compromis, se rangerait sans doute � lui, Fix. Mais enfin c'�tait un moyen hasardeux, qui ne pouvait �tre employ� qu'� d�faut de tout autre. Un mot de Passepartout � son ma�tre e�t suffi � compromettre irr�vocablement l'affaire. L'inspecteur de police �tait donc extr�mement embarrass�, quand la pr�sence de Mrs. Aouda � bord du _Rangoon_, en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives. Quelle �tait cette femme? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg? C'�tait �videmment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la p�ninsule? �tait-ce le hasard qui avait r�uni Phileas Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage � travers l'Inde, au contraire, n'avait-il pas �t� entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne? car elle �tait charmante! Fix l'avait bien vu dans la salle d'audience du tribunal de Calcutta. On comprend � quel point l'agent devait �tre intrigu�. Il se demanda s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel enl�vement. Oui! cela devait �tre! Cette id�e s'incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu'il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme f�t mari�e ou non, il y avait enl�vement, et il �tait possible, � Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu'il ne p�t s'en tirer � prix d'argent. Mais il ne fallait pas attendre l'arriv�e du _Rangoon_ � Hong-Kong. Ce Fogg avait la d�testable habitude de sauter d'un bateau dans un autre, et, avant que l'affaire f�t entam�e, il pouvait �tre d�j� loin. L'important �tait donc de pr�venir les autorit�s anglaises et de signaler le passage du _Rangoon_ avant son d�barquement. Or, rien n'�tait plus facile, puisque le paquebot faisait escale � Singapore, et que Singapore est reli�e � la c�te chinoise par un fil t�l�graphique. Toutefois, avant d'agir et pour op�rer plus s�rement, Fix r�solut d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'�tait pas tr�s difficile de faire parler ce gar�on, et il se d�cida � rompre l'incognito qu'il avait gard� jusqu'alors. Or, il n'y avait pas de temps � perdre. On �tait au 30 octobre, et le lendemain m�me le _Rangoon_ devait rel�cher � Singapore. Donc, ce jour-l�, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans l'intention d'aborder Passepartout �le premier� avec les marques de la plus extr�me surprise. Passepartout se promenait � l'avant, quand l'inspecteur se pr�cipita vers lui, s'�criant: �Vous, sur le _Rangoon_! --Monsieur Fix � bord! r�pondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son compagnon de travers�e du _Mongolia_. Quoi! je vous laisse � Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde? --Non, non, r�pondit Fix, et je compte m'arr�ter � Hong-Kong,--au moins quelques jours. --Ah! dit Passepartout, qui parut un instant �tonn�. Mais comment ne vous ai-je pas aper�u � bord depuis notre d�part de Calcutta? --Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis rest� couch� dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me r�ussit pas aussi bien que l'oc�an Indien. Et votre ma�tre, Mr. Phileas Fogg? --En parfaite sant�, et aussi ponctuel que son itin�raire! Pas un jour de retard! Ah! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous. --Une jeune dame?� r�pondit l'agent, qui avait parfaitement l'air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire. Mais Passepartout l'eut bient�t mis au courant de son histoire. Il raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de l'�l�phant au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty, l'enl�vement d'Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la libert� sous caution. Fix, qui connaissait la derni�re partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d'int�r�t. �Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre ma�tre a l'intention d'emmener cette jeune femme en Europe? --Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la remettre aux soins de l'un de ses parents, riche n�gociant de Hong-Kong.� �Rien � faire!� se dit le d�tective en dissimulant son d�sappointement. �Un verre de gin, monsieur Passepartout? --Volontiers, monsieur Fix. C'est bien le moins que nous buvions � notre rencontre � bord du _Rangoon_!� XVII O� IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERS�E DE SINGAPORE � HONG-KONG Depuis ce jour, Passepartout et le d�tective se rencontr�rent fr�quemment, mais l'agent se tint dans une extr�me r�serve vis-�-vis de son compagnon, et il n'essaya point de le faire parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand salon du _Rangoon_, soit qu'il t�nt compagnie � Mrs. Aouda, soit qu'il jou�t au whist, suivant son invariable habitude. Quant � Passepartout, il s'�tait pris tr�s s�rieusement � m�diter sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son ma�tre. Et, en effet, on e�t �t� �tonn� � moins. Ce gentleman, tr�s aimable, tr�s complaisant � coup s�r, que l'on rencontre d'abord � Suez, qui s'embarque sur le _Mongolia_, qui d�barque � Bombay, o� il dit devoir s�journer, que l'on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivant pas � pas l'itin�raire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu'on y r�fl�ch�t. Il y avait l� une concordance au moins bizarre. � qui en avait ce Fix? Passepartout �tait pr�t a parier ses babouches--il les avait pr�cieusement conserv�es--que le Fix quitterait Hong-Kong en m�me temps qu'eux, et probablement sur le m�me paquebot. Passepartout e�t r�fl�chi pendant un si�cle, qu'il n'aurait jamais devin� de quelle mission l'agent avait �t� charg�. Jamais il n'e�t imagin� que Phileas Fogg f�t �fil��, � la fa�on d'un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication � toute chose, voici comment Passepartout, soudainement illumin�, interpr�ta la pr�sence permanente de Fix, et, vraiment, son interpr�tation �tait fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n'�tait et ne pouvait �tre qu'un agent lanc� sur les traces de Mr. Fogg par ses coll�gues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage s'accomplissait r�guli�rement autour du monde, suivant l'itin�raire convenu. �C'est �vident! c'est �vident! se r�p�tait l'honn�te gar�on, tout fier de sa perspicacit�. C'est un espion que ces gentlemen ont mis � nos trousses! Voil� qui n'est pas digne! Mr. Fogg si probe, si honorable! Le faire �pier par un agent! Ah! messieurs du Reform-Club, cela vous co�tera cher!� Passepartout, enchant� de sa d�couverte, r�solut cependant de n'en rien dire � son ma�tre, craignant que celui-ci ne f�t justement bless� de cette d�fiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix � l'occasion, � mots couverts et sans se compromettre. Le mercredi 30 octobre, dans l'apr�s-midi, le _Rangoon_ embouquait le d�troit de Malacca, qui s�pare la presqu'�le de ce nom des terres de Sumatra. Des �lots montagneux tr�s escarp�s, tr�s pittoresques d�robaient aux passagers la vue de la grande �le. Le lendemain, � quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant gagn� une demi-journ�e sur sa travers�e r�glementaire, rel�chait � Singapore, afin d'y renouveler sa provision de charbon. Phileas Fogg inscrivit cette avance � la colonne des gains, et, cette fois, il descendit � terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifest� le d�sir de se promener pendant quelques heures. Fix, � qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. Quant � Passepartout, qui riait in petto � voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires. L'�le de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les montagnes, c'est-�-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. C'est un parc coup� de belles routes. Un joli �quipage, attel� de ces chevaux �l�gants qui ont �t� import�s de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers � l'�clatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont form�s du bouton m�me de la fleur entrouverte. L�, les buissons de poivriers rempla�aient les haies �pineuses des campagnes europ�ennes; des sagoutiers, de grandes foug�res avec leur ramure superbe, variaient l'aspect de cette r�gion tropicale; des muscadiers au feuillage verni saturaient l'air d'un parfum p�n�trant. Les singes, bandes alertes et grima�antes, ne manquaient pas dans les bois, ni peut-�tre les tigres dans les jungles. � qui s'�tonnerait d'apprendre que dans cette �le, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas d�truits jusqu'au dernier, on r�pondra qu'ils viennent de Malacca, en traversant le d�troit � la nage. Apr�s avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon--qui regardait un peu sans voir--rentr�rent dans la ville, vaste agglom�ration de maisons lourdes et �cras�es, qu'entourent de charmants jardins o� poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde. � dix heures, ils revenaient au paquebot, apr�s avoir �t� suivis, sans s'en douter, par l'inspecteur, qui avait d� lui aussi se mettre en frais d'�quipage. Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave gar�on avait achet� quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, d'un brun fonc� au-dehors, d'un rouge �clatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les l�vres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir � Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de gr�ce. � onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les for�ts abritent les plus beaux tigres de la terre. Treize cents milles environ s�parent Singapore de l'�le de Hong-Kong, petit territoire anglais d�tach� de la c�te chinoise. Phileas Fogg avait int�r�t � les franchir en six jours au plus, afin de prendre � Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l'un des principaux ports du Japon. Le _Rangoon_ �tait fort charg�. De nombreux passagers s'�taient embarqu�s � Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places. Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais tr�s heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il �tait maniable, le capitaine faisait �tablir la voilure. Le Rangoon, gr�� en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidit� s'accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C'est ainsi que l'on prolongea, sur une lame courte et parfois tr�s fatigante, les c�tes d'Annam et de Cochinchine. Mais la faute en �tait plut�t au _Rangoon_ qu'� la mer, et c'est � ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s'en prendre de cette fatigue. En effet, les navires de la Compagnie p�ninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un s�rieux d�faut de construction. Le rapport de leur tirant d'eau en charge avec leur creux a �t� mal calcul�, et, par suite, ils n'offrent qu'une faible r�sistance � la mer. Leur volume, clos, imp�n�trable � l'eau, est insuffisant. Ils sont �noy�s�, pour employer l'expression maritime, et, en cons�quence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jet�s � bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc tr�s inf�rieurs--sinon par le moteur et l'appareil �vaporatoire, du moins par la construction,--aux types des Messageries fran�aises, tels que l'Imp�ratrice et le Cambodge. Tandis que, suivant les calculs des ing�nieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids d'eau �gal � leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie p�ninsulaire, le Golgonda, le Corea, et enfin le _Rangoon_, ne pourraient pas embarquer le sixi�me de leur poids sans couler par le fond. Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes pr�cautions. Il fallait quelquefois mettre � la cape sous petite vapeur. C'�tait une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune fa�on, mais dont Passepartout se montrait extr�mement irrit�. Il accusait alors le capitaine, le m�canicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se m�lent de transporter des voyageurs. Peut-�tre aussi la pens�e de ce bec de gaz qui continuait de br�ler � son compte dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience. �Mais vous �tes donc bien press� d'arriver � Hong-Kong? lui demanda un jour le d�tective. --Tr�s press�! r�pondit Passepartout. --Vous pensez que Mr. Fogg a h�te de prendre le paquebot de Yokohama? --Une h�te effroyable. --Vous croyez donc maintenant � ce singulier voyage autour du monde? --Absolument. Et vous, monsieur Fix? --Moi? je n'y crois pas! --Farceur!� r�pondit Passepartout en clignant de l'oeil. Ce mot laissa l'agent r�veur. Ce qualificatif l'inqui�ta, sans qu'il s�t trop pourquoi. Le Fran�ais l'avait-il devin�? Il ne savait trop que penser. Mais sa qualit� de d�tective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconna�tre? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arri�re-pens�e. Il arriva m�me que le brave gar�on alla plus loin, un autre jour, mais c'�tait plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue. �Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il � son compagnon d'un ton malicieux, est-ce que, une fois arriv�s � Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous y laisser? --Mais, r�pondit Fix assez embarrass�, je ne sais!... Peut-�tre que... --Ah! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie p�ninsulaire ne saurait s'arr�ter en route! Vous n'alliez qu'� Bombay, et vous voici bient�t en Chine! L'Am�rique n'est pas loin, et de l'Am�rique � l'Europe il n'y a qu'un pas!� Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui �tait en veine, lui demanda si ��a lui rapportait beaucoup, ce m�tier-l�?� �Oui et non, r�pondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas � mes frais! --Oh! pour cela, j'en suis s�r!� s'�cria Passepartout, riant de plus belle. La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit � r�fl�chir. Il �tait �videmment devin�. D'une fa�on ou d'une autre, le Fran�ais avait reconnu sa qualit� de d�tective. Mais avait-il pr�venu son ma�tre? Quel r�le jouait-il dans tout ceci? �tait-il complice ou non? L'affaire �tait-elle �vent�e, et par cons�quent manqu�e? L'agent passa l� quelques heures difficiles, tant�t croyant tout perdu, tant�t esp�rant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre. Cependant le calme se r�tablit dans son cerveau, et il r�solut d'agir franchement avec Passepartout. S'il ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arr�ter Fogg � Hong-Kong, et si Fogg se pr�parait � quitter d�finitivement cette fois le territoire anglais, lui, Fix, dirait tout � Passepartout. Ou le domestique �tait le complice de son ma�tre--et celui-ci savait tout, et dans ce cas l'affaire �tait d�finitivement compromise--ou le domestique n'�tait pour rien dans le vol, et alors son int�r�t serait d'abandonner le voleur. Telle �tait donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indiff�rence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans s'inqui�ter des ast�ro�des qui gravitaient autour de lui. Et cependant, dans le voisinage, il y avait--suivant l'expression des astronomes--un astre troublant qui aurait d� produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non! Le charme de Mrs. Aouda n'agissait point, � la grande surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles existaient, eussent �t� plus difficiles � calculer que celles d'Uranus qui l'ont amen� la d�couverte de Neptune. Oui! c'�tait un �tonnement de tous les jours pour Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son ma�tre dans les yeux de la jeune femme! D�cid�ment Phileas Fogg n'avait de coeur que ce qu'il en fallait pour se conduire h�ro�quement, mais amoureusement, non! Quant aux pr�occupations que les chances de ce voyage pouvaient faire na�tre en lui, il n'y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuy� sur la rambarde de l'�engine-room�, il regardait la puissante machine qui s'emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l'h�lice s'affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la col�re du digne gar�on. �Elles ne sont pas assez charg�es, ces soupapes! s'�cria-t-il. On ne marche pas! Voil� bien ces Anglais! Ah! si c'�tait un navire am�ricain, on sauterait peut-�tre, mais on irait plus vite!� XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON C�T�, VA � SES AFFAIRES Pendant les derniers jours de la travers�e, le temps fut assez mauvais. Le vent devint tr�s fort. Fix� dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_, trop instable, roula consid�rablement, et les passagers furent en droit de garder rancune � ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large. Pendant les journ�es du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de temp�te. La bourrasque battit la mer avec v�h�mence. Le _Rangoon_ dut mettre � la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d'h�lice seulement, de mani�re � biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient �t� serr�es, et c'�tait encore trop de ces agr�s qui sifflaient au milieu des rafales. La vitesse du paquebot, on le con�oit, fut notablement diminu�e, et l'on put estimer qu'il arriverait � Hong-Kong avec vingt heures de retard sur l'heure r�glementaire, et plus m�me, si la temp�te ne cessait pas. Phileas Fogg assistait � ce spectacle d'une mer furieuse, qui semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilit�. Son front ne s'assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le d�part du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette temp�te rentr�t dans son programme, qu'elle f�t pr�vue. Mrs. Aouda, qui s'entretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le pass�. Fix, lui, ne voyait pas ces choses du m�me oeil. Bien au contraire. Cette temp�te lui plaisait. Sa satisfaction aurait m�me �t� sans bornes, si le _Rangoon_ e�t �t� oblig� de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg � rester quelques jours � Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il �tait bien un peu malade, mais qu'importe! Il ne comptait pas ses naus�es, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s'�baudissait d'une immense satisfaction. Quant � Passepartout, on devine dans quelle col�re peu dissimul�e il passa ce temps d'�preuve. Jusqu'alors tout avait si bien march�! La terre et l'eau semblaient �tre � la d�votion de son ma�tre. Steamers et railways lui ob�issaient. Le vent et la vapeur s'unissaient pour favoriser son voyage. L'heure des m�comptes avait-elle donc enfin sonn�? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent d� sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette temp�te l'exasp�rait, cette rafale le mettait en fureur, et il e�t volontiers fouett� cette mer d�sob�issante! Pauvre gar�on! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout e�t devin� le secret contentement de Fix, Fix e�t pass� un mauvais quart d'heure. Passepartout, pendant toute la dur�e de la bourrasque, demeura sur le pont du _Rangoon_. Il n'aurait pu rester en bas; il grimpait dans la m�ture; il �tonnait l'�quipage et aidait � tout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s'emp�cher de rire en voyant un gar�on si d�contenanc�. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la temp�te. On le renvoyait alors au barom�tre, qui ne se d�cidait pas � remonter. Passepartout secouait le barom�tre, mais rien n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait l'irresponsable instrument. Enfin la tourmente s'apaisa. L'�tat de la mer se modifia dans la journ�e du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable. Passepartout se rass�r�na avec le temps. Les huniers et les basses voiles purent �tre �tablis, et le _Rangoon_ reprit sa route avec une merveilleuse vitesse. Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signal�e que le 6, � cinq heures du matin. L'itin�raire de Phileas Fogg portait l'arriv�e du paquebot au 5. Or, il n'arrivait que le 6. C'�tait donc vingt-quatre heures de retard, et le d�part pour Yokohama serait n�cessairement manqu�. � six heures, le pilote monta � bord du _Rangoon_ et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire � travers les passes jusqu'au port de Hong-Kong. Passepartout mourait du d�sir d'interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitt� Hong-Kong. Mais il n'osait pas, aimant mieux conserver un peu d'espoir jusqu'au dernier instant. Il avait confi� ses inqui�tudes � Fix, qui--le fin renard--essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une col�re bleue. Mais si Passepartout ne se hasarda pas � interroger le pilote, Mr. Fogg, apr�s avoir consult� son _Bradshaw_, demanda de son air tranquille audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama. �Demain, � la mar�e du matin, r�pondit le pilote. --Ah!� fit Mr. Fogg, sans manifester aucun �tonnement. Passepartout, qui �tait pr�sent, e�t volontiers embrass� le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou. �Quel est le nom de ce steamer? demanda Mr. Fogg. --Le _Carnatic_, r�pondit le pilote. --N'�tait-ce pas hier qu'il devait partir? --Oui, monsieur, mais on a d� r�parer une de ses chaudi�res, et son d�part a �t� remis � demain. --Je vous remercie�, r�pondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du _Rangoon_. Quant � Passepartout, il saisit la main du pilote et l'�treignit vigoureusement en disant: �Vous, pilote, vous �tes un brave homme!� Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses r�ponses lui valurent cette amicale expansion. � un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-p�cheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong. � une heure, le _Rangoon_ �tait � quai, et les passagers d�barquaient. En cette circonstance, le hasard avait singuli�rement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette n�cessit� de r�parer ses chaudi�res, le _Carnatic_ f�t parti � la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient d� attendre pendant huit jours le d�part du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, �tait en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de cons�quences f�cheuses pour le reste du voyage. En effet, le steamer qui fait de Yokohama � San Francisco la travers�e du Pacifique �tait en correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci f�t arriv�. �videmment il y aurait vingt-quatre heures de retard � Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la travers�e du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, � vingt-quatre heures pr�s, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours apr�s avoir quitt� Londres. Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin � cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de ses affaires, c'est-�-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au d�barqu� du bateau, il offrit son bras � la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un h�tel, et ceux-ci lui d�sign�rent l'_H�tel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes apr�s il arrivait � destination. Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla � ce qu'elle ne manqu�t de rien. Puis il dit � Mrs. Aouda qu'il allait imm�diatement se mettre � la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser � Hong-Kong. En m�me temps il donnait � Passepartout l'ordre de demeurer � l'h�tel jusqu'� son retour, afin que la jeune femme n'y rest�t pas seule. Le gentleman se fit conduire � la Bourse. L�, on conna�trait immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commer�ants de la ville. Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le n�gociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s'�tait �tabli en Europe--en Hollande, croyait-on--, ce qui s'expliquait par suite de nombreuses relations qu'il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale. Phileas Fogg revint � l'_H�tel du Club_. Aussit�t il fit demander � Mrs. Aouda la permission de se pr�senter devant elle, et, sans autre pr�ambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh ne r�sidait plus � Hong-Kong, et qu'il habitait vraisemblablement la Hollande. � cela, Mrs. Aouda ne r�pondit rien d'abord. Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants � r�fl�chir. Puis, de sa douce voix: �Que dois-je faire, monsieur Fogg? dit-elle. --C'est tr�s simple, r�pondit le gentleman. Revenir en Europe. --Mais je ne puis abuser... --Vous n'abusez pas, et votre pr�sence ne g�ne en rien mon programme... Passepartout? --Monsieur? r�pondit Passepartout. --Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines.� Passepartout, enchant� de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme, qui �tait fort gracieuse pour lui, quitta aussit�t l'_H�tel du Club_. XIX O� PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INT�R�T � SON MA�TRE, ET CE QUI S'ENSUIT Hong-Kong n'est qu'un �lot, dont le trait� de Nanking, apr�s la guerre de 1842, assura la possession � l'Angleterre. En quelques ann�es, le g�nie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fond� une ville importante et cr�� un port, le port Victoria. Cette �le est situ�e � l'embouchure de la rivi�re de Canton, et soixante milles seulement la s�parent de la cit� portugaise de Macao, b�tie sur l'autre rive. Hong-Kong devait n�cessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois s'op�re par la ville anglaise. Des docks, des h�pitaux, des wharfs, des entrep�ts, une cath�drale gothique, un �government-house�, des rues macadamis�es, tout ferait croire qu'une des cit�s commer�antes des comt�s de Kent ou de Surrey, traversant le sph�ro�de terrestre, est venue ressortir en ce point de la Chine, presque � ses antipodes. Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes � voile, encore en faveur dans le C�leste Empire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais et d'Europ�ens, qui se pressait dans les rues. � peu de choses pr�s, c'�tait encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne gar�on retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une tra�n�e de villes anglaises tout autour du monde. Passepartout arriva au port Victoria. L�, � l'embouchure de la rivi�re de Canton, c'�tait un fourmillement de navires de toutes nations, des anglais, des fran�ais, des am�ricains, des hollandais, b�timents de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et m�me des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombre d'indig�nes v�tus de jaune, tous tr�s avanc�s en �ge. �tant entr� chez un barbier chinois pour se faire raser �� la chinoise�, il apprit par le Figaro de l'endroit, qui parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et qu'� cet �ge ils avaient le privil�ge de porter la couleur jaune, qui est la couleur imp�riale. Passepartout trouva cela fort dr�le, sans trop savoir pourquoi. Sa barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du _Carnatic_, et l� il aper�ut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut point �tonn�. Mais l'inspecteur de police laissait voir sur son visage les marques d'un vif d�sappointement. �Bon! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club!� Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l'air vex� de son compagnon. Or, l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre l'infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il �tait �vident que le mandat courait apr�s lui, et ne pourrait l'atteindre que s'il s�journait quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong �tant la derni�re terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui �chapper d�finitivement, s'il ne parvenait pas � l'y retenir. �Eh bien, monsieur Fix, �tes-vous d�cid� � venir avec nous jusqu'en Am�rique? demanda Passepartout. --Oui, r�pondit Fix les dents serr�es. --Allons donc! s'�cria Passepartout en faisant entendre un retentissant �clat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous s�parer de nous. Venez retenir votre place, venez!� Et tous deux entr�rent au bureau des transports maritimes et arr�t�rent des cabines pour quatre personnes. Mais l'employ� leur fit observer que les r�parations du _Carnatic_ �tant termin�es, le paquebot partirait le soir m�me � huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait �t� annonc�. �Tr�s bien! r�pondit Passepartout, cela arrangera mon ma�tre. Je vais le pr�venir.� � ce moment, Fix prit un parti extr�me. Il r�solut de tout dire � Passepartout. C'�tait le seul moyen peut-�tre qu'il e�t de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours � Hong-Kong. En quittant le bureau, Fix offrit � son compagnon de se rafra�chir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l'invitation de Fix. Une taverne s'ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous deux y entr�rent. C'�tait une vaste salle bien d�cor�e, au fond de laquelle s'�tendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit �taient rang�s un certain nombre de dormeurs. Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tress�. Quelques uns vidaient des pintes de bi�re anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge, bourr�es de petites boulettes d'opium m�lang� d'essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur �nerv� glissait sous la table, et les gar�ons de l'�tablissement, le prenant par les pieds et par la t�te, le portaient sur le lit de camp pr�s d'un confr�re. Une vingtaine de ces ivrognes �taient ainsi rang�s c�te � c�te, dans le dernier degr� d'abrutissement. Fix et Passepartout comprirent qu'ils �taient entr�s dans une tabagie hant�e de ces mis�rables, h�b�t�s, amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui s'appelle l'opium! Tristes millions que ceux-l�, pr�lev�s sur un des plus funestes vices de la nature humaine. Le gouvernement chinois a bien essay� de rem�dier � un tel abus par des lois s�v�res, mais en vain. De la classe riche, � laquelle l'usage de l'opium �tait d'abord formellement r�serv�, cet usage descendit jusqu'aux classes inf�rieures, et les ravages ne purent plus �tre arr�t�s. On fume l'opium partout et toujours dans l'empire du Milieu. Hommes et femmes s'adonnent � cette passion d�plorable, et lorsqu'ils sont accoutum�s � cette inhalation, ils ne peuvent plus s'en passer, � moins d'�prouver d'horribles contractions de l'estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu'� huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans. Or, c'�tait dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, m�me � Hong-Kong, que Fix et Passepartout �taient entr�s avec l'intention de se rafra�chir. Passepartout n'avait pas d'argent, mais il accepta volontiers la �politesse� de son compagnon, quitte � la lui rendre en temps et lieu. On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Fran�ais fit largement honneur, tandis que Fix, plus r�serv�, observait son compagnon avec une extr�me attention. On causa de choses et d'autres, et surtout de cette excellente id�e qu'avait eue Fix de prendre passage sur le _Carnatic_. Et � propos de ce steamer, dont le d�part se trouvait avanc� de quelques heures, Passepartout, les bouteilles �tant vides, se leva, afin d'aller pr�venir son ma�tre. Fix le retint. �Un instant, dit-il. --Que voulez-vous, monsieur Fix? --J'ai � vous parler de choses s�rieuses. --De choses s�rieuses! s'�cria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin rest�es au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. Je n'ai pas le temps aujourd'hui. --Restez, r�pondit Fix. Il s'agit de votre ma�tre!� Passepartout, � ce mot, regarda attentivement son interlocuteur. L'expression du visage de Fix lui parut singuli�re. Il se rassit. �Qu'est-ce donc que vous avez � me dire� demanda-t-il. Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix: �Vous avez devin� qui j'�tais? lui demanda-t-il. --Parbleu! dit Passepartout en souriant. --Alors je vais tout vous avouer... --Maintenant que je sais tout, mon comp�re! Ah! voil� qui n'est pas fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement! --Inutilement! dit Fix. Vous en parlez � votre aise! On voit bien que vous ne connaissez pas l'importance de la somme! --Mais si, je la connais, r�pondit Passepartout. Vingt mille livres! --Cinquante-cinq mille! reprit Fix, en serrant la main du Fran�ais. --Quoi! s'�cria Passepartout, Mr. Fogg aurait os�!... Cinquante-cinq mille livres!... Eh bien! raison de plus pour ne pas perdre un instant, ajouta-t-il en se levant de nouveau. --Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui for�a Passepartout � se rasseoir, apr�s avoir fait apporter un flacon de brandy,--et si je r�ussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) � la condition de m'aider? --Vous aider? s'�cria Passepartout, dont les yeux �taient d�mesur�ment ouverts. --Oui, m'aider � retenir le sieur Fogg pendant quelques jours � Hong-Kong! --Hein! fit Passepartout, que dites-vous l�? Comment! non content de faire suivre mon ma�tre, de suspecter sa loyaut�, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles! J'en suis honteux pour eux! --Ah ��! que voulez-vous dire? demanda Fix. --Je veux dire que c'est de la pure ind�licatesse. Autant d�pouiller Mr. Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche! --Eh! c'est bien � cela que nous comptons arriver! --Mais c'est un guet-apens! s'�cria Passepartout,--qui s'animait alors sous l'influence du brandy que lui servait Fix, et qu'il buvait sans s'en apercevoir,--un guet-apens v�ritable! Des gentlemen! des coll�gues!� Fix commen�ait � ne plus comprendre. �Des coll�gues! s'�cria Passepartout, des membres du Reform-Club! Sachez, monsieur Fix, que mon ma�tre est un honn�te homme, et que, quand il a fait un pari, c'est loyalement qu'il pr�tend le gagner. --Mais qui croyez-vous donc que je sois? demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout. --Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de contr�ler l'itin�raire de mon ma�tre, ce qui est singuli�rement humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps d�j�, j'aie devin� votre qualit�, je me suis bien gard� de la r�v�ler � Mr. Fogg! --Il ne sait rien?... demanda vivement Fix. --Rien�, r�pondit Passepartout en vidant encore une fois son verre. L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il h�sitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire? L'erreur de Passepartout semblait sinc�re, mais elle rendait son projet plus difficile. Il �tait �vident que ce gar�on parlait avec une absolue bonne foi, et qu'il n'�tait point le complice de son ma�tre,--ce que Fix aurait pu craindre. �Eh bien, se dit-il, puisqu'il n'est pas son complice, il m'aidera.� Le d�tective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs, il n'avait plus le temps d'attendre. � tout prix, il fallait arr�ter Fogg � Hong-Kong. ��coutez, dit Fix d'une voix br�ve, �coutez-moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c'est-�-dire un agent des membres du Reform-Club... --Bah! dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard. --Je suis un inspecteur de police, charg� d'une mission par l'administration m�tropolitaine... --Vous... inspecteur de police!... --Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission.� Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra � son compagnon une commission sign�e du directeur de la police centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole. �Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n'est qu'un pr�texte dont vous �tes dupes, vous et ses coll�gues du Reform-Club, car il avait int�r�t � s'assurer votre inconsciente complicit�. --Mais pourquoi?... s'�cria Passepartout. --�coutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille livres a �t� commis � la Banque d'Angleterre par un individu dont le signalement a pu �tre relev�. Or, voici ce signalement, et c'est trait pour trait celui du sieur Fogg. --Allons donc! s'�cria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. Mon ma�tre est le plus honn�te homme du monde! --Qu'en savez-vous? r�pondit Fix. Vous ne le connaissez m�me pas! Vous �tes entr� � son service le jour de son d�part, et il est parti pr�cipitamment sous un pr�texte insens�, sans malles, emportant une grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir que c'est un honn�te homme! --Oui! oui! r�p�tait machinalement le pauvre gar�on. --Voulez-vous donc �tre arr�t� comme son complice?� Passepartout avait pris sa t�te � deux mains. Il n'�tait plus reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme g�n�reux et brave! Et pourtant que de pr�somptions relev�es contre lui! Passepartout essayait de repousser les soup�ons qui se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire � la culpabilit� de son ma�tre. �Enfin, que voulez-vous de moi? dit-il � l'agent de police, en se contenant par un supr�me effort. --Voici, r�pondit Fix. J'ai fil� le sieur Fogg jusqu'ici, mais je n'ai pas encore re�u le mandat d'arrestation, que j'ai demand� � Londres. Il faut donc que vous m'aidiez � retenir � Hong-Kong... --Moi! que je... --Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la Banque d'Angleterre! --Jamais!� r�pondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, sentant sa raison et ses forces lui �chapper � la fois. �Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien m�me tout ce que vous m'avez dit serait vrai... quand mon ma�tre serait le voleur que vous cherchez... ce que je nie... j'ai �t�... je suis � son service... je l'ai vu bon et g�n�reux... le trahir... jamais... non, pour tout l'or du monde... Je suis d'un village o� l'on ne mange pas de ce pain-l�!... --Vous refusez? --Je refuse. --Mettons que je n'ai rien dit, r�pondit Fix, et buvons. --Oui, buvons!� Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse. Fix, comprenant qu'il fallait � tout prix le s�parer de son ma�tre, voulut l'achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes charg�es d'opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta � ses l�vres, l'alluma, respira quelques bouff�es, et retomba, la t�te alourdie sous l'influence du narcotique. �Enfin, dit Fix en voyant Passepartout an�anti, le sieur Fogg ne sera pas pr�venu � temps du d�part du _Carnatic_, et s'il part, du moins partira-t-il sans ce maudit Fran�ais!� Puis il sortit, apr�s avoir pay� la d�pense. XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG Pendant cette sc�ne qui allait peut-�tre compromettre si gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accept� son offre de la conduire jusqu'en Europe, il avait d� songer � tous les d�tails que comporte un aussi long voyage. Qu'un Anglais comme lui f�t le tour du monde un sac � la main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille travers�e dans ces conditions. De l�, n�cessit� d'acheter les v�tements et objets n�cessaires au voyage. Mr. Fogg s'acquitta de sa t�che avec le calme qui le caract�risait, et � toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance: �C'est dans l'int�r�t de mon voyage, c'est dans mon programme�, r�pondait-il invariablement. Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentr�rent � l'h�tel et d�n�rent � la table d'h�te, qui �tait somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatigu�e, remonta dans son appartement, apr�s avoir �� l'anglaise� serr� la main de son imperturbable sauveur. L'honorable gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soir�e dans la lecture du _Times_ et de l'_Illustrated London News_. S'il avait �t� homme � s'�tonner de quelque chose, c'e�t �t� de ne point voir appara�tre son domestique � l'heure du coucher. Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s'en pr�occupa pas autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg. Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son domestique n'�tait pas rentr� � l'h�tel nul n'aurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit pr�venir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin. Il �tait alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_ devait profiter pour sortir des passes, �tait indiqu�e pour neuf heures et demie. Lorsque le palanquin fut arriv� � la porte de l'h�tel, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mont�rent dans ce confortable v�hicule, et les bagages suivirent derri�re sur une brouette. Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai d'embarquement, et l� Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ �tait parti depuis la veille. Mr. Fogg, qui comptait trouver, � la fois, et le paquebot et son domestique, en �tait r�duit � se passer de l'un et de l'autre. Mais aucune marque de d�sappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. Aouda le regardait avec inqui�tude, il se contenta de r�pondre: �C'est un incident, madame, rien de plus.� En ce moment, un personnage qui l'observait avec attention s'approcha de lui. C'�tait l'inspecteur Fix, qui le salua et lui dit: �N'�tes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du _Rangoon_, arriv� hier? --Oui, monsieur, r�pondit froidement Mr. Fogg, mais je n'ai pas l'honneur... --Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique. --Savez-vous o� il est, monsieur? demanda vivement la jeune femme. --Quoi! r�pondit Fix, feignant la surprise, n'est-il pas avec vous? --Non, r�pondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il n'a pas reparu. Se serait-il embarqu� sans nous � bord du _Carnatic_? --Sans vous, madame?... r�pondit l'agent. Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot? --Oui, monsieur. --Moi aussi, madame, et vous me voyez tr�s d�sappoint�. Le _Carnatic_, ayant termin� ses r�parations, a quitt� Hong-Kong douze heures plus t�t sans pr�venir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain d�part!� En pronon�ant ces mots: �huit jours�, Fix sentait son coeur bondir de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours � Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le mandat d'arr�t. Enfin, la chance se d�clarait pour le repr�sentant de la loi. Que l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il re�ut, quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme: �Mais il y a d'autres navires que le _Carnatic_, il me semble, dans le port de Hong-Kong.� Et Mr. Fogg, offrant son bras � Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks � la recherche d'un navire en partance. Fix, abasourdi, suivait. On e�t dit qu'un fil le rattachait � cet homme. Toutefois, la chance sembla v�ritablement abandonner celui qu'elle avait si bien servi jusqu'alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, d�cid�, s'il le fallait, � fr�ter un b�timent pour le transporter � Yokohama; mais il ne vit que des navires en chargement ou en d�chargement, et qui, par cons�quent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit � esp�rer. Cependant Mr. Fogg ne se d�concertait pas, et il allait continuer ses recherches, d�t-il pousser jusqu'� Macao, quand il fut accost� par un marin sur l'avant-port. �Votre Honneur cherche un bateau? lui dit le marin en se d�couvrant. --Vous avez un bateau pr�t � partir demanda Mr. Fogg. --Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n� 43, le meilleur de la flottille. --Il marche bien? --Entre huit et neuf milles, au plus pr�s. Voulez-vous le voir? --Oui. --Votre Honneur sera satisfait. Il s'agit d'une promenade en mer? --Non. D'un voyage. --Un voyage? --Vous chargez-vous de me conduire � Yokohama?� Le marin, � ces mots, demeura les bras ballants, les yeux �carquill�s. �Votre Honneur veut rire? dit-il. --Non! j'ai manqu� le d�part du _Carnatic_, et il faut que je sois le 14, au plus tard, � Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco. --Je le regrette, r�pondit le pilote, mais c'est impossible. --Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux cents livres si j'arrive � temps. --C'est s�rieux? demanda le pilote. --Tr�s s�rieux�, r�pondit Mr. Fogg. Le pilote s'�tait retir� � l'�cart. Il regardait la mer, �videmment combattu entre le d�sir de gagner une somme �norme et la crainte de s'aventurer si loin. Fix �tait dans des transes mortelles. Pendant ce temps, Mr. Fogg s'�tait retourn� vers Mrs. Aouda. �Vous n'aurez pas peur, madame? lui demanda-t-il. --Avec vous, non, monsieur Fogg�, r�pondit la jeune femme. Le pilote s'�tait de nouveau avanc� vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains. �Eh bien, pilote? dit Mr. Fogg. --Eh bien, Votre Honneur, r�pondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-m�me, dans une si longue travers�e sur un bateau de vingt tonneaux � peine, et � cette �poque de l'ann�e. D'ailleurs, nous n'arriverions pas � temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong � Yokohama. --Seize cents seulement, dit Mr. Fogg. --C'est la m�me chose.� Fix respira un bon coup d'air. �Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-�tre moyen de s'arranger autrement.� Fix ne respira plus. �Comment? demanda Phileas Fogg. --En allant � Nagasaki, l'extr�mit� sud du Japon, onze cents milles, ou seulement � Shanga�, � huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette derni�re travers�e, on ne s'�loignerait pas de la c�te chinoise, ce qui serait un grand avantage, d'autant plus que les courants y portent au nord. --Pilote, r�pondit Phileas Fogg, c'est � Yokohama que je dois prendre la malle am�ricaine, et non � Shanga� ou � Nagasaki. --Pourquoi pas? r�pondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale � Yokohama et � Nagasaki, mais son port de d�part est Shanga�. --Vous �tes certain de ce vous dites? --Certain. --Et quand le paquebot quitte-t-il Shanga�? --Le 11, � sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c'est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles � l'heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous s�parent de Shanga�. --Et vous pourriez partir?... --Dans une heure. Le temps d'acheter des vivres et d'appareiller. --Affaire convenue... Vous �tes le patron du bateau? --Oui, John Bunsby, patron de la _Tankad�re_. --Voulez-vous des arrhes? --Si cela ne d�soblige pas Votre Honneur. --Voici deux cents livres � compte... Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter... --Monsieur, r�pondit r�solument Fix, j'allais vous demander cette faveur. --Bien. Dans une demi-heure nous serons � bord. --Mais ce pauvre gar�on... dit Mrs. Aouda, que la disparition de Passepartout pr�occupait extr�mement. --Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire�, r�pondit Phileas Fogg. Et, tandis que Fix, nerveux, fi�vreux, rageant, se rendait au bateau-pilote, tous deux se dirig�rent vers les bureaux de la police de Hong-Kong. L�, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. M�me formalit� fut remplie chez l'agent consulaire fran�ais, et le palanquin, apr�s avoir touch� � l'h�tel, o� les bagages furent pris, ramena les voyageurs � l'avant-port. Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n� 43, son �quipage � bord, ses vivres embarqu�s, �tait pr�t � appareiller. C'�tait une charmante petite go�lette de vingt tonneaux que la _Tankad�re_, bien pinc�e de l'avant, tr�s d�gag�e dans ses fa�ons, tr�s allong�e dans ses lignes d'eau. On e�t dit un yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanis�es, son pont blanc comme de l'ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s'entendait � la tenir en bon �tat. Ses deux m�ts s'inclinaient un peu sur l'arri�re. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, fl�ches, et pouvait gr�er une fortune pour le vent arri�re. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait d�j� gagn� plusieurs prix dans les �matches� de bateaux-pilotes. L'�quipage de la _Tankad�re_ se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes. C'�taient de ces hardis marins qui, par tous les temps, s'aventurent � la recherche des navires, et connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de h�le, le regard vif, la figure �nergique, bien d'aplomb, bien � son affaire, e�t inspir� confiance aux plus craintifs. Phileas Fogg et Mrs. Aouda pass�rent � bord. Fix s'y trouvait d�j�. Par le capot d'arri�re de la go�lette, on descendait dans une chambre carr�e, dont les parois s'�vidaient en forme de cadres, au dessus d'un divan circulaire. Au milieu, une table �clair�e par une lampe de roulis. C'�tait petit, mais propre. �Je regrette de n'avoir pas mieux � vous offrir�, dit Mr. Fogg � Fix, qui s'inclina sans r�pondre. L'inspecteur de police �prouvait comme une sorte d'humiliation � profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg. �� coup s�r, pensait-il, c'est un coquin fort poli, mais c'est un coquin!� � trois heures dix minutes, les voiles furent hiss�es. Le pavillon d'Angleterre battait � la corne de la go�lette. Les passagers �taient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jet�rent un dernier regard sur le quai, afin de voir si Passepartout n'appara�trait pas. Fix n'�tait pas sans appr�hension, car le hasard aurait pu conduire en cet endroit m�me le malheureux gar�on qu'il avait si indignement trait�, et alors une explication e�t �clat�, dont le d�tective ne se f�t pas tir� � son avantage. Mais le Fran�ais ne se montra pas, et, sans doute, l'abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence. Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankad�re_, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s'�lan�a en bondissant sur les flots. XXI O� LE PATRON DE LA �_Tankad�re_� RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES C'�tait une aventureuse exp�dition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout � cette �poque de l'ann�e. Elles sont g�n�ralement mauvaises, ces mers de la Chine, expos�es � des coups de vent terribles, principalement pendant les �quinoxes, et on �tait encore aux premiers jours de novembre. C'e�t �t�, bien �videmment, l'avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu'� Yokohama, puisqu'il �tait pay� tant par jour. Mais son imprudence aurait �t� grande de tenter une telle travers�e dans ces conditions, et c'�tait d�j� faire acte d'audace, sinon de t�m�rit�, que de remonter jusqu'� Shanga�. Mais John Bunsby avait confiance en sa _Tankad�re_, qui s'�levait � la lame comme une mauve, et peut-�tre n'avait-il pas tort. Pendant les derni�res heures de cette journ�e, la _Tankad�re_ navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus pr�s ou vent arri�re, elle se comporta admirablement. �Je n'ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment o� la go�lette donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence possible. --Que Votre Honneur s'en rapporte � moi, r�pondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos fl�ches n'y ajouteraient rien, et ne serviraient qu'� assommer l'embarcation en nuisant � sa marche. --C'est votre m�tier, et non le mien, pilote, et je me fie � vous.� Phileas Fogg, le corps droit, les jambes �cart�es, d'aplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise � l'arri�re, se sentait �mue en contemplant cet oc�an, assombri d�j� par le cr�puscule, qu'elle bravait sur une fr�le embarcation. Au-dessus de sa t�te se d�ployaient les voiles blanches, qui l'emportaient dans l'espace comme de grandes ailes. La go�lette, soulev�e par le vent, semblait voler dans l'air. La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumi�re devait s'�teindre bient�t dans les brumes de l'horizon. Des nuages chassaient de l'est et envahissaient d�j� une partie du ciel. Le pilote avait dispos� ses feux de position,--pr�caution indispensable � prendre dans ces mers tr�s fr�quent�es aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n'y �taient pas rares, et, avec la vitesse dont elle �tait anim�e, la go�lette se f�t bris�e au moindre choc. Fix r�vait � l'avant de l'embarcation. Il se tenait � l'�cart, sachant Fogg d'un naturel peu causeur. D'ailleurs, il lui r�pugnait de parler � cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi � l'avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s'arr�terait pas � Yokohama, qu'il prendrait imm�diatement le paquebot de San Francisco afin d'atteindre l'Am�rique, dont la vaste �tendue lui assurerait l'impunit� avec la s�curit�. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple. Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les �tats-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et travers� les trois quarts du globe, afin de gagner plus s�rement le continent am�ricain, o� il mangerait tranquillement le million de la Banque, apr�s avoir d�pist� la police. Mais une fois sur la terre de l'Union, que ferait Fix? Abandonnerait-il cet homme? Non, cent fois non! et jusqu'� ce qu'il e�t obtenu un acte d'extradition, il ne le quitterait pas d'une semelle. C'�tait son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s'�tait produite: Passepartout n'�tait plus aupr�s de son ma�tre, et surtout, apr�s les confidences de Fix, il �tait important que le ma�tre et le serviteur ne se revissent jamais. Phileas Fogg, lui, n'�tait pas non plus sans songer � son domestique, si singuli�rement disparu. Toutes r�flexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d'un malentendu, le pauvre gar�on ne se f�t embarqu� sur le _Carnatic_, au dernier moment. C'�tait aussi l'opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profond�ment cet honn�te serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu'on le retrouv�t � Yokohama, et, si le _Carnatic_ l'y avait transport�, il serait ais� de le savoir. Vers dix heures, la brise vint � fra�chir. Peut-�tre e�t-il �t� prudent de prendre un ris, mais le pilote, apr�s avoir soigneusement observ� l'�tat du ciel, laissa la voilure telle qu'elle �tait �tablie. D'ailleurs, la _Tankad�re_ portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d'eau, et tout �tait par� � amener rapidement, en cas de grain. � minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix les y avait pr�c�d�s, et s'�tait �tendu sur l'un des cadres. Quant au pilote et � ses hommes, ils demeur�rent toute la nuit sur le pont. Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la go�lette avait fait plus de cent milles. Le loch, souvent jet�, indiquait que la moyenne de sa vitesse �tait entre huit et neuf milles. La _Tankad�re_ avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidit�. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances �taient pour elle. La _Tankad�re_, pendant toute cette journ�e, ne s'�loigna pas sensiblement de la c�te, dont les courants lui �taient favorables. Elle l'avait � cinq milles au plus par sa hanche de b�bord, et cette c�te, irr�guli�rement profil�e, apparaissait parfois � travers quelques �claircies. Le vent venant de terre, la mer �tait moins forte par l� m�me: circonstance heureuse pour la go�lette, car les embarcations d'un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui �les tue�, pour employer l'expression maritime. Vers midi, la brise mollit un peu et h�la le sud-est. Le pilote fit �tablir les fl�ches; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, car le vent fra�chissait � nouveau. Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement r�fractaires au mal de mer, mang�rent avec app�tit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut invit� � partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu'il est aussi n�cessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait � cela quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant,--sur le pouce, il est vrai,--mais enfin il mangea. Toutefois, ce repas termin�, il crut devoir prendre le sieur Fogg � part, et il lui dit: �Monsieur...� Ce �monsieur� lui �corchait les l�vres, et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce �monsieur�! �Monsieur, vous avez �t� fort obligeant en m'offrant passage � votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d'agir aussi largement que vous, j'entends payer ma part... --Ne parlons pas de cela, monsieur, r�pondit Mr. Fogg. --Mais si, je tiens... --Non, monsieur, r�p�ta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de r�plique. Cela entre dans les frais g�n�raux!� Fix s'inclina, il �touffait, et, allant s'�tendre sur l'avant de la go�lette, il ne dit plus un mot de la journ�e. Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit � Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu � Shanga�. Mr. Fogg r�pondit simplement qu'il y comptait. D'ailleurs, tout l'�quipage de la petite go�lette y mettait du z�le. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une �coute qui ne f�t consciencieusement raidie! Pas une voile qui ne f�t vigoureusement �tarqu�e! Pas une embard�e que l'on p�t reprocher � l'homme de barre! On n'e�t pas manoeuvr� plus s�v�rement dans une r�gate du Royal-Yacht-Club. Le soir, le pilote avait relev� au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait esp�rer qu'en arrivant � Yokohama, il n'aurait aucun retard � inscrire � son programme. Ainsi donc, le premier contretemps s�rieux qu'il e�t �prouv� depuis son d�part de Londres ne lui causerait probablement aucun pr�judice. Pendant la nuit, vers les premi�res heures du matin, la _Tankad�re_ entrait franchement dans le d�troit de Fo-Kien, qui s�pare la grande �le Formose de la c�te chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer �tait tr�s dure dans ce d�troit, plein de remous form�s par les contre-courants. La go�lette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint tr�s difficile de se tenir debout sur le pont. Avec le lever du jour, le vent fra�chit encore. Il y avait dans le ciel l'apparence d'un coup de vent. Du reste, le barom�tre annon�ait un changement prochain de l'atmosph�re; sa marche diurne �tait irr�guli�re, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longues houles �qui sentaient la temp�te�. La veille, le soleil s'�tait couch� dans une brume rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de l'oc�an. Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles. � un certain moment, se trouvant pr�s de son passager: �On peut tout dire � Votre Honneur? dit-il � voix basse. --Tout, r�pondit Phileas Fogg. --Eh bien, nous allons avoir un coup de vent. --Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg. --Du sud. Voyez. C'est un typhon qui se pr�pare! --Va pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon c�t�, r�pondit Mr. Fogg. --Si vous le prenez comme cela, r�pliqua le pilote, je n'ai plus rien � dire!� Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. � une �poque moins avanc�e de l'ann�e, le typhon, suivant l'expression d'un c�l�bre m�t�orologiste, se f�t �coul� comme une cascade lumineuse de flammes �lectriques, mais en �quinoxe hiver il �tait � craindre qu'il ne se d�cha�n�t avec violence. Le pilote prit ses pr�cautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la go�lette et amener les vergues sur le pont. Les mots de fl�che furent d�pass�s. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamn�s avec soin. Pas une goutte d'eau ne pouvait, d�s lors, p�n�trer dans la coque de l'embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hiss� en guise de trinquette, de mani�re � maintenir la go�lette vent arri�re. Et on attendit. John Bunsby avait engag� ses passagers � descendre dans la cabine; mais, dans un �troit espace, � peu pr�s priv� d'air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n'avait rien d'agr�able. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-m�me ne consentirent � quitter le pont. Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba � bord. Rien qu'avec son petit morceau de toile, la _Tankad�re_ fut enlev�e comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une id�e exacte, quand il souffle en temp�te. Comparer sa vitesse � la quadruple vitesse d'une locomotive lanc�e � toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la v�rit�. Pendant toute la journ�e, l'embarcation courut ainsi vers le nord, emport�e par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapidit� �gale � la leur. Vingt fois elle faillit �tre coiff�e par une de ces montagnes d'eau qui se dressaient � l'arri�re; mais un adroit coup de barre, donn� par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers �taient quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient philosophiquement. Fix maugr�ait sans doute, mais l'intr�pide Aouda, les yeux fix�s sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu'admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente � ses c�t�s. Quant � Phileas Fogg, il semblait que ce typhon f�t partie de son programme. Jusqu'alors la _Tankad�re_ avait toujours fait route au nord; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, h�la le nord-ouest. La go�lette, pr�tant alors le flanc � la lame, fut effroyablement secou�e. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidit� toutes les parties d'un b�timent sont reli�es entre elles. Avec la nuit, la temp�te s'accentua encore. En voyant l'obscurit� se faire, et avec l'obscurit� s'accro�tre la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inqui�tudes. Il se demanda s'il ne serait pas temps de rel�cher, et il consulta son �quipage. Ses hommes consult�s, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui dit: �Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la c�te. --Je le crois aussi, r�pondit Phileas Fogg. --Ah! fit le pilote, mais lequel? --Je n'en connais qu'un, r�pondit tranquillement Mr. Fogg. --Et c'est!... --Shanga�.� Cette r�ponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans comprendre ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait d'obstination et de t�nacit�. Puis il s'�cria: �Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. � Shanga�!� Et la direction de la _Tankad�re_ fut imperturbablement maintenue vers le nord. Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite go�lette ne chavira pas. Deux fois elle fut engag�e, et tout aurait �t� enlev� � bord, si les saisines eussent manqu�. Mrs. Aouda �tait bris�e, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une fois Mr. Fogg dut se pr�cipiter vers elle pour la prot�ger contre la violence des lames. Le jour reparut. La temp�te se d�cha�nait encore avec une extr�me fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C'�tait une modification favorable, et la _Tankad�re_ fit de nouveau route sur cette mer d�mont�e, dont les lames se heurtaient alors � celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De l� un choc de contre-houles qui e�t �cras� une embarcation moins solidement construite. De temps en temps on apercevait la c�te � travers les brumes d�chir�es, mais pas un navire en vue. La _Tankad�re_ �tait seule � tenir la mer. � midi, il y eut quelques sympt�mes d'accalmie, qui, avec l'abaissement du soleil sur l'horizon, se prononc�rent plus nettement. Le peu de dur�e de la temp�te tenait � sa violence m�me. Les passagers, absolument bris�s, purent manger un peu et prendre quelque repos. La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit r�tablir ses voiles au bas ris. La vitesse de l'embarcation fut consid�rable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la c�te, John Bunsby put affirmer qu'on n'�tait pas � cent milles de Shanga�. Cent milles, et il ne restait plus que cette journ�e pour les faire! C'�tait le soir m�me que Mr. Fogg devait arriver � Shanga�, s'il ne voulait pas manquer le d�part du paquebot de Yokohama. Sans cette temp�te, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n'e�t pas �t� en ce moment � trente milles du port. La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La go�lette se couvrit de toile. Fl�ches, voiles d'�tais, contre-foc, tout portait, et la mer �cumait sous l'�trave. � midi, la _Tankad�re_ n'�tait pas � plus de quarante-cinq milles de Shanga�. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le d�part du paquebot de Yokohama. Les craintes furent vives � bord. On voulait arriver � tout prix. Tous--Phileas Fogg except� sans doute--sentaient leur coeur battre d'impatience. Il fallait que la petite go�lette se maintint dans une moyenne de neuf milles � l'heure, et le vent mollissait toujours! C'�tait une brise irr�guli�re, des bouff�es capricieuses venant de la c�te. Elles passaient, et la mer se d�ridait aussit�t apr�s leur passage. Cependant l'embarcation �tait si l�g�re, ses voiles hautes, d'un fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, � six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu'� la rivi�re de Shanga�, car la ville elle-m�me est situ�e � une distance de douze milles au moins au-dessus de l'embouchure. � sept heures, on �tait encore � trois milles de Shanga�. Un formidable juron s'�chappa des l�vres du pilote... La prime de deux cents livres allait �videmment lui �chapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr. Fogg �tait impassible, et cependant sa fortune enti�re se jouait � ce moment... � ce moment aussi, un long fuseau noir, couronn� d'un panache de fum�e, apparut au ras de l'eau. C'�tait le paquebot am�ricain, qui sortait � l'heure r�glementaire. �Mal�diction! s'�cria John Bunsby, qui repoussa la barre d'un bras d�sesp�r�. --Des signaux!� dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze s'allongeait � l'avant de la _Tankad�re_. Il servait � faire des signaux par les temps de brume. Le canon fut charg� jusqu'� la gueule, mais au moment o� le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumi�re: �Le pavillon en berne�, dit Mr. Fogg. Le pavillon fut amen� � mi-m�t. C'�tait un signal de d�tresse, et l'on pouvait esp�rer que le paquebot am�ricain, l'apercevant, modifierait un instant sa route pour rallier l'embarcation. �Feu!� dit Mr. Fogg. Et la d�tonation du petit canon de bronze �clata dans l'air. XXII O� PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, M�ME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE Le _Carnatic_ ayant quitt� Hong-Kong, le 7 novembre, � six heures et demie du soir, se dirigeait � toute vapeur vers les terres du Japon. Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de l'arri�re restaient inoccup�es. C'�taient celles qui avaient �t� retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg. Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, l'oeil � demi h�b�t�, la d�marche branlante, la t�te �bouriff�e, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s'asseoir sur une drome. Ce passager, c'�tait Passepartout en personne. Voici ce qui �tait arriv�. Quelques instants apr�s que Fix eut quitt� la tabagie, deux gar�ons avaient enlev� Passepartout profond�ment endormi, et l'avaient couch� sur le lit r�serv� aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une id�e fixe, se r�veillait et luttait contre l'action stup�fiante du narcotique. La pens�e du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d'ivrognes, et tr�buchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irr�sistiblement pouss� par une sorte d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un r�ve: �Le _Carnatic_! le _Carnatic_!� Le paquebot �tait l� fumant, pr�t � partir. Passepartout n'avait que quelques pas � faire. Il s'�lan�a sur le pont volant, il franchit la coup�e et tomba inanim� � l'avant, au moment o� le _Carnatic_ larguait ses amarres. Quelques matelots, en gens habitu�s � ces sortes de sc�nes, descendirent le pauvre gar�on dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se r�veilla que le lendemain matin, � cent cinquante milles des terres de la Chine. Voil� donc pourquoi, ce matin-l�, Passepartout se trouvait sur le pont du _Carnatic_, et venait humer � pleine gorg�es les fra�ches brises de la mer. Cet air pur le d�grisa. Il commen�a � rassembler ses id�es et n'y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les sc�nes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc. �Il est �vident, se dit-il, que j'ai �t� abominablement gris�! Que va dire Mr. Fogg? En tout cas, je n'ai pas manqu� le bateau, et c'est le principal.� Puis, songeant � Fix: �Pour celui-l�, se dit-il, j'esp�re bien que nous en sommes d�barrass�s, et qu'il n'a pas os�, apr�s ce qu'il m'a propos�, nous suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un d�tective aux trousses de mon ma�tre, accus� de ce vol commis � la Banque d'Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin!� Passepartout devait-il raconter ces choses � son ma�tre? Convenait-il de lui apprendre le r�le jou� par Fix dans cette affaire? Ne ferait-il pas mieux d'attendre son arriv�e � Londres, pour lui dire qu'un agent de la police m�tropolitaine l'avait fil� autour du monde, et pour en rire avec lui? Oui, sans doute. En tout cas, question � examiner. Le plus press�, c'�tait de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agr�er ses excuses pour cette inqualifiable conduite. Passepartout se leva donc. La mer �tait houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne gar�on, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l'arri�re du navire. Sur le pont, il ne vit personne qui ressembl�t ni � son ma�tre, ni � Mrs. Aouda. �Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couch�e � cette heure. Quant � Mr. Fogg, il aura trouv� quelque joueur de whist, et suivant son habitude...� Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y �tait pas. Passepartout n'avait qu'une chose � faire: c'�tait de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui r�pondit qu'il ne connaissait aucun passager de ce nom. �Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s'agit d'un gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagn� d'une jeune dame... --Nous n'avons pas de jeune dame � bord, r�pondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.� Passepartout consulta la liste... Le nom de son ma�tre n'y figurait pas. Il eut comme un �blouissement. Puis une id�e lui traversa le cerveau. �Ah ��! je suis bien sur le _Carnatic_? s'�cria-t-il. --Oui, r�pondit le purser. --En route pour Yokohama? --Parfaitement.� Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'�tre tromp� de navire! Mais s'il �tait sur le _Carnatic_, il �tait certain que son ma�tre ne s'y trouvait pas. Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'�tait un coup de foudre. Et, soudain, la lumi�re se fit en lui. Il se rappela que l'heure du d�part du _Carnatic_ avait �t� avanc�e, qu'il devait pr�venir son ma�tre, et qu'il ne l'avait pas fait! C'�tait donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqu� ce d�part! Sa faute, oui, mais plus encore celle du tra�tre qui, pour le s�parer de son ma�tre, pour retenir celui-ci � Hong-Kong, l'avait enivr�! Car il comprit enfin la manoeuvre de l'inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, � coup s�r ruin�, son pari perdu, arr�t�, emprisonn� peut-�tre!... Passepartout, � cette pens�e, s'arracha les cheveux. Ah! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel r�glement de comptes! Enfin, apr�s le premier moment d'accablement, Passepartout reprit son sang-froid et �tudia la situation. Elle �tait peu enviable. Le Fran�ais se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver, comment en reviendrait-il? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny! Toutefois, son passage et sa nourriture � bord �taient pay�s d'avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S'il mangea et but pendant cette travers�e, cela ne saurait se d�crire. Il mangea pour son ma�tre, pour Mrs. Aouda et pour lui-m�me. Il mangea comme si le Japon, o� il allait aborder, e�t �t� un pays d�sert, d�pourvu de toute substance comestible. Le 13, � la mar�e du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de Yokohama. Ce point est une rel�che importante du Pacifique, o� font escale tous les steamers employ�s au service de la poste et des voyageurs entre l'Am�rique du Nord, la Chine, le Japon et les �les de la Malaisie. Yokohama est situ�e dans la baie m�me de Yeddo, � peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l'empire japonais, autrefois r�sidence du ta�koun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cit� qu'habite le mikado, empereur eccl�siastique, descendant des dieux. Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, pr�s des jet�es du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant � toutes les nations. Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux � faire que de prendre le hasard pour guide, et d'aller � l'aventure par les rues de la ville. Passepartout se trouva d'abord dans une cit� absolument europ�enne, avec des maisons � basses fa�ades, orn�es de v�randas sous lesquelles se d�veloppaient d'�l�gants p�ristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrep�ts, tout l'espace compris depuis le promontoire du Trait� jusqu'� la rivi�re. L�, comme � Hong-Kong, comme � Calcutta, fourmillait un p�le-m�le de gens de toutes races, Am�ricains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands pr�ts � tout vendre et � tout acheter, au milieu desquels le Fran�ais se trouvait aussi �tranger que s'il e�t �t� jet� au pays des Hottentots. Passepartout avait bien une ressource: c'�tait de se recommander pr�s des agents consulaires fran�ais ou anglais �tablis � Yokohama; mais il lui r�pugnait de raconter son histoire, si intimement m�l�e � celle de son ma�tre, et avant d'en venir l�, il voulait avoir �puis� toutes les autres chances. Donc, apr�s avoir parcouru la partie europ�enne de la ville, sans que le hasard l'e�t en rien servi, il entra dans la partie japonaise, d�cid�, s'il le fallait, � pousser jusqu'� Yeddo. Cette portion indig�ne de Yokohama est appel�e Benten, du nom d'une d�esse de la mer, ador�e sur les �les voisines. L� se voyaient d'admirables all�es de sapins et de c�dres, des portes sacr�es d'une architecture �trange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abrit�s sous le couvert immense et m�lancolique des c�dres s�culaires, des bonzeries au fond desquelles v�g�taient les pr�tres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables o� l'on e�t pu recueillir une moisson d'enfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu'on e�t dit d�coup�s dans quelque paravent indig�ne, et qui se jouaient au milieu de caniches � jambes courtes et de chats jaun�tres, sans queue, tr�s paresseux et tr�s caressants. Dans les rues, ce n'�tait que fourmillement, va-et-vient incessant: bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, � chapeaux pointus incrust�s de laque et portant deux sabres � leur ceinture, soldats v�tus de cotonnades bleues � raies blanches et arm�s de fusil � percussion, hommes d'armes du mikado, ensach�s dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d'autres militaires de toutes conditions,--car, au Japon, la profession de soldat est autant estim�e qu'elle est d�daign�e en Chine. Puis, des fr�res qu�teurs, des p�lerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d'un noir d'�b�ne, t�te grosse, buste long, jambes gr�les, taille peu �lev�e, teint color� depuis les sombres nuances du cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais diff�rent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes � voile, les �norimons� � parois de laque, les �cangos� moelleux, v�ritables liti�res en bambou, on voyait circuler, � petits pas de leur petit pied, chauss� de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvrag�, quelques femmes peu jolies, les yeux brid�s, la poitrine d�prim�e, les dents noircies au go�t du jour, mais portant avec �l�gance le v�tement national, le �kirimon�, sorte de robe de chambre crois�e d'une �charpe de soie, dont la large ceinture s'�panouissait derri�re en un noeud extravagant,--que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunt� aux Japonaises. Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarr�e, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars o� s'entasse tout le clinquant de l'orf�vrerie japonaise, les �restaurations� orn�es de banderoles et de banni�res, dans lesquelles il lui �tait interdit d'entrer, et ces maisons de th� o� se boit � pleine tasse l'eau chaude odorante, avec le �saki�, liqueur tir�e du riz en fermentation, et ces confortables tabagies o� l'on fume un tabac tr�s fin, et non l'opium, dont l'usage est � peu pr�s inconnu au Japon. Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizi�res. L� s'�panouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs derni�res couleurs et leurs derniers parfums, des cam�lias �clatants, port�s non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les indig�nes cultivent plut�t pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequins grima�ants, des tourniquets criards d�fendent contre le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces. Pas de c�dre majestueux qui n'abrit�t quelque grand aigle; pas de saule pleureur qui ne recouvr�t de son feuillage quelque h�ron m�lancoliquement perch� sur une patte; enfin, partout des corneilles, des canards, des �perviers, des oies sauvages, et grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de �Seigneuries�, et qui symbolisent pour eux la long�vit� et le bonheur. En errant ainsi, Passepartout aper�ut quelques violettes entre les herbes: �Bon! dit-il, voil� mon souper.� Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum. �Pas de chance!� pensa-t-il. Certes, l'honn�te gar�on avait, par pr�vision, aussi copieusement d�jeun� qu'il avait pu avant de quitter le _Carnatic_; mais apr�s une journ�e de promenade, il se sentit l'estomac tr�s creux. Il avait bien remarqu� que moutons, ch�vres ou porcs, manquaient absolument aux �talages des bouchers indig�nes, et, comme il savait que c'est un sacril�ge de tuer les boeufs, uniquement r�serv�s aux besoins de l'agriculture, il en avait conclu que la viande �tait rare au Japon. Il ne se trompait pas; mais � d�faut de viande de boucherie, son estomac se f�t fort accommod� des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizi�res. Mais il dut faire contre fortune bon coeur, et remit au lendemain le soin de pourvoir � sa nourriture. La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indig�ne, et il erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les groupes de baladins ex�cuter leurs prestigieux exercices, et les astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur lunette. Puis il revit la rade, �maill�e des feux de p�cheurs, qui attiraient le poisson � la lueur de r�sines enflamm�es. Enfin les rues se d�peupl�rent. � la foule succ�d�rent les rondes des yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au milieu de leur suite, ressemblaient � des ambassadeurs, et Passepartout r�p�tait plaisamment, chaque fois qu'il rencontrait quelque patrouille �blouissante: �Allons, bon! encore une ambassade japonaise qui part pour l'Europe!� XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE D�MESUR�MENT Le lendemain, Passepartout, �reint�, affam�, se dit qu'il fallait manger � tout prix, et que le plus t�t serait le mieux. Il avait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il f�t plut�t mort de faim. C'�tait alors le cas ou jamais, pour ce brave gar�on, d'utiliser la voix forte, sinon m�lodieuse, dont la nature l'avait gratifi�. Il savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il r�solut de les essayer. Les Japonais devaient certainement �tre amateurs de musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales, du tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaient qu'appr�cier les talents d'un virtuose europ�en. Mais peut-�tre �tait-il un peu matin pour organiser un concert, et les dilettanti, inopin�ment r�veill�s, n'auraient peut-�tre pas pay� le chanteur en monnaie � l'effigie du mikado. Passepartout se d�cida donc � attendre quelques heures; mais, tout en cheminant, il fit cette r�flexion qu'il semblerait trop bien v�tu pour un artiste ambulant, et l'id�e lui vint alors d'�changer ses v�tements contre une d�froque plus en harmonie avec sa position. Cet �change devait, d'ailleurs, produire une soulte, qu'il pourrait imm�diatement appliquer � satisfaire son app�tit. Cette r�solution prise, restait � l'ex�cuter. Ce ne fut qu'apr�s de longues recherches que Passepartout d�couvrit un brocanteur indig�ne, auquel il exposa sa demande. L'habit europ�en plut au brocanteur, et bient�t Passepartout sortait affubl� d'une vieille robe japonaise et coiff� d'une sorte de turban � c�tes, d�color� sous l'action du temps. Mais, en retour, quelques pi�cettes d'argent r�sonnaient dans sa poche. �Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval!� Le premier soin de Passepartout, ainsi �japonais��, fut d'entrer dans une �tea-house� de modeste apparence, et l�, d'un reste de volaille et de quelques poign�es de riz, il d�jeuna en homme pour qui le d�ner serait encore un probl�me � r�soudre. �Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restaur�, il s'agit de ne pas perdre la t�te. Je n'ai plus la ressource de vendre cette d�froque contre une autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil, dont je ne garderai qu'un lamentable souvenir!� Passepartout songea alors � visiter les paquebots en partance pour l'Am�rique. Il comptait s'offrir en qualit� de cuisinier ou de domestique, ne demandant pour toute r�tribution que le passage et la nourriture. Une fois � San Francisco, il verrait � se tirer d'affaire. L'important, c'�tait de traverser ces quatre mille sept cents milles du Pacifique qui s'�tendent entre le Japon et le Nouveau Monde. Passepartout, n'�tant point homme � laisser languir une id�e, se dirigea vers le port de Yokohama. Mais � mesure qu'il s'approchait des docks, son projet, qui lui avait paru si simple au moment o� il en avait eu l'id�e, lui semblait de plus en plus inex�cutable. Pourquoi aurait-on besoin d'un cuisinier ou d'un domestique � bord d'un paquebot am�ricain, et quelle confiance inspirerait-il, affubl� de la sorte? Quelles recommandations faire valoir? Quelles r�f�rences indiquer? Comme il r�fl�chissait ainsi, ses regards tomb�rent sur une immense affiche qu'une sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama. Cette affiche �tait ainsi libell�e en anglais: TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE DE L'HONORABLE WILLIAM BATULCAR --- DERNI�RES REPR�SENTATIONS Avant leur d�part pour les �tats-Unis d'Am�rique DES LONGS-NEZ-LONGS-NEZ SOUS L'INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU Grande Attraction! �Les �tats-Unis d'Am�rique! s'�cria Passepartout, voil� justement mon affaire!...� Il suivit l'homme-affiche, et, � sa suite, il rentra bient�t dans la ville japonaise. Un quart d'heure plus tard, il s'arr�tait devant une vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et dont les parois ext�rieures repr�sentaient, sans perspective, mais en couleurs violentes, toute une bande de jongleurs. C'�tait l'�tablissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum am�ricain, directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates, �quilibristes, gymnastes, qui, suivant l'affiche, donnait ses derni�res repr�sentations avant de quitter l'empire du Soleil pour les �tats de l'Union. Passepartout entra sous un p�ristyle qui pr�c�dait la case, et demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne. �Que voulez-vous? dit-il � Passepartout, qu'il prit d'abord pour un indig�ne. --Avez-vous besoin d'un domestique? demanda Passepartout. --Un domestique, s'�cria le Barnum en caressant l'�paisse barbiche grise qui foisonnait sous son menton, j'en ai deux, ob�issants, fid�les, qui ne m'ont jamais quitt�, et qui me servent pour rien, � condition que je les nourrisse... Et les voil�, ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes, sillonn�s de veines grosses comme des cordes de contrebasse. --Ainsi, je ne puis vous �tre bon � rien? --� rien. --Diable! �a m'aurait pourtant fort convenu de partir avec vous. --Ah ��! dit l'honorable Batulcar, vous �tes Japonais comme je suis un singe! Pourquoi donc �tes-vous habill� de la sorte? --On s'habille comme on peut! --Vrai, cela. Vous �tes un Fran�ais, vous? --Oui, un Parisien de Paris. --Alors, vous devez savoir faire des grimaces? --Ma foi, r�pondit Passepartout, vex� de voir sa nationalit� provoquer cette demande, nous autres Fran�ais, nous savons faire des grimaces, c'est vrai, mais pas mieux que les Am�ricains! --Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je peux vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En France, on exhibe des farceurs �trangers, et � l'�tranger, des farceurs fran�ais! --Ah! --Vous �tes vigoureux, d'ailleurs? --Surtout quand je sors de table. --Et vous savez chanter? --Oui, r�pondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans quelques concerts de rue. --Mais savez-vous chanter la t�te en bas, avec une toupie tournante sur la plante du pied gauche, et un sabre en �quilibre sur la plante du pied droit? --Parbleu! r�pondit Passepartout, qui se rappelait les premiers exercices de son jeune �ge. --C'est que, voyez-vous, tout est l�!� r�pondit l'honorable Batulcar. L'engagement fut conclu _hic et nunc_. Enfin, Passepartout avait trouv� une position. Il �tait engag� pour tout faire dans la c�l�bre troupe japonaise. C'�tait peu flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San Francisco. La repr�sentation, annonc�e � grand fracas par l'honorable Batulcar, devait commencer � trois heures, et bient�t les formidables instruments d'un orchestre japonais, tambours et tam-tams, tonnaient � la porte. On comprend bien que Passepartout n'avait pu �tudier un r�le, mais il devait pr�ter l'appui de ses solides �paules dans le grand exercice de la �grappe humaine� ex�cut� par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce �great attraction� de la repr�sentation devait clore la s�rie des exercices. Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case. Europ�ens et indig�nes, Chinois et Japonais, hommes, femmes et enfants, se pr�cipitaient sur les �troites banquettes et dans les loges qui faisaient face � la sc�ne. Les musiciens �taient rentr�s � l'int�rieur, et l'orchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes, fl�tes, tambourins et grosses caisses, op�raient avec fureur. Cette repr�sentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d'acrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers �quilibristes du monde. L'un, arm� de son �ventail et de petits morceaux de papier, ex�cutait l'exercice si gracieux des papillons et des fleurs. Un autre, avec la fum�e odorante de sa pipe, tra�ait rapidement dans l'air une s�rie de mots bleu�tres, qui formaient un compliment � l'adresse de l'assembl�e. Celui-ci jonglait avec des bougies allum�es, qu'il �teignit successivement quand elles pass�rent devant ses l�vres, et qu'il ralluma l'une � l'autre sans interrompre un seul instant sa prestigieuse jonglerie. Celui-l� reproduisit, au moyen de toupies tournantes, les plus invraisemblables combinaisons; sous sa main, ces ronflantes machines semblaient s'animer d'une vie propre dans leur interminable giration; elles couraient sur des tuyaux de pipe, sur des tranchants de sabre, sur des fils de fer, v�ritables cheveux tendus d'un c�t� de la sc�ne � l'autre; elles faisaient le tour de grands vases de cristal, elles gravissaient des �chelles de bambou, elles se dispersaient dans tous les coins, produisant des effets harmoniques d'un �trange caract�re en combinant leurs tonalit�s diverses. Les jongleurs jonglaient avec elles, et elles tournaient dans l'air; ils les lan�aient comme des volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaient toujours; ils les fourraient dans leur poche, et quand ils les retiraient, elles tournaient encore,--jusqu'au moment o� un ressort d�tendu les faisait s'�panouir en gerbes d'artifice! Inutile de d�crire ici les prodigieux exercices des acrobates et gymnastes de la troupe. Les tours de l'�chelle, de la perche, de la boule, des tonneaux, etc. furent ex�cut�s avec une pr�cision remarquable. Mais le principal attrait de la repr�sentation �tait l'exhibition de ces �Longs-Nez�, �tonnants �quilibristes que l'Europe ne conna�t pas encore. Ces Longs-Nez forment une corporation particuli�re plac�e sous l'invocation directe du dieu Tingou. V�tus comme des h�rauts du Moyen �ge, ils portaient une splendide paire d'ailes � leurs �paules. Mais ce qui les distinguait plus sp�cialement, c'�tait ce long nez dont leur face �tait agr�ment�e, et surtout l'usage qu'ils en faisaient. Ces nez n'�taient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six, de dix pieds, les uns droits, les autres courb�s, ceux-ci lisses, ceux-l� verruqueux. Or, c'�tait sur ces appendices, fix�s d'une fa�on solide, que s'op�raient tous leurs exercices d'�quilibre. Une douzaine de ces sectateurs du dieu Tingou se couch�rent sur le dos, et leurs camarades vinrent s'�battre sur leurs nez, dress�s comme des paratonnerres, sautant, voltigeant de celui-ci � celui-l�, et ex�cutant les tours les plus invraisemblables. Pour terminer, on avait sp�cialement annonc� au public la pyramide humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez devaient figurer le �Char de Jaggernaut�. Mais au lieu de former cette pyramide en prenant leurs �paules pour point d'appui, les artistes de l'honorable Batulcar ne devaient s'emmancher que par leur nez. Or, l'un de ceux qui formaient la base du char avait quitt� la troupe, et comme il suffisait d'�tre vigoureux et adroit, Passepartout avait �t� choisi pour le remplacer. Certes, le digne gar�on se sentit tout piteux, quand--triste souvenir de sa jeunesse--il eut endoss� son costume du Moyen �ge, orn� d'ailes multicolores, et qu'un nez de six pieds lui eut �t� appliqu� sur la face! Mais enfin, ce nez, c'�tait son gagne-pain, et il en prit son parti. Passepartout entra en sc�ne, et vint se ranger avec ceux de ses coll�gues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous s'�tendirent � terre, le nez dress� vers le ciel. Une seconde section d'�quilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisi�me s'�tagea au-dessus, puis une quatri�me, et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur pointe, un monument humain s'�leva bient�t jusqu'aux frises du th��tre. Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de l'orchestre �clataient comme autant de tonnerres, quand la pyramide s'�branla, l'�quilibre se rompit, un des nez de la base vint � manquer, et le monument s'�croula comme un ch�teau de cartes... C'�tait la faute � Passepartout qui, abandonnant son poste, franchissant la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant � la galerie de droite, tombait aux pieds d'un spectateur en s'�criant: �Ah! mon ma�tre! mon ma�tre! --Vous? --Moi! --Eh bien! en ce cas, au paquebot, mon gar�on!...� Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l'accompagnait, Passepartout s'�taient pr�cipit�s par les couloirs au-dehors de la case. Mais, l�, ils trouv�rent l'honorable Batulcar, furieux, qui r�clamait des dommages-int�r�ts pour �la casse�. Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui jetant une poign�e de bank-notes. Et, � six heures et demie, au moment o� il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient le pied sur le paquebot am�ricain, suivis de Passepartout, les ailes au dos, et sur la face ce nez de six pieds qu'il n'avait pas encore pu arracher de son visage! XXIV PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERS�E DE L'OC�AN PACIFIQUE Ce qui �tait arriv� en vue de Shanga�, on le comprend. Les signaux faits par la _Tankad�re_ avaient �t� aper�us du paquebot de Yokohama. Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s'�tait dirig� vers la petite go�lette. Quelques instants apr�s, Phileas Fogg, soldant son passage au prix convenu, mettait dans la poche du patron John Bunsby cinq cent cinquante livres (13 750 F). Puis l'honorable gentleman, Mrs. Aouda et Fix �taient mont�s � bord du steamer, qui avait aussit�t fait route pour Nagasaki et Yokohama. Arriv� le matin m�me, 14 novembre, � l'heure r�glementaire, Phileas Fogg, laissant Fix aller � ses affaires, s'�tait rendu � bord du _Carnatic_, et l� il apprenait, � la grande joie de Mrs. Aouda--et peut-�tre � la sienne, mais du moins il n'en laissa rien para�tre--que le Fran�ais Passepartout �tait effectivement arriv� la veille � Yokohama. Phileas Fogg, qui devait repartir le soir m�me pour San Francisco, se mit imm�diatement � la recherche de son domestique. Il s'adressa, mais en vain, aux agents consulaires fran�ais et anglais, et, apr�s avoir inutilement parcouru les rues de Yokohama, il d�sesp�rait de retrouver Passepartout, quand le hasard, ou peut-�tre une sorte de pressentiment, le fit entrer dans la case de l'honorable Batulcar. Il n'e�t certes point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de h�raut; mais celui-ci, dans sa position renvers�e, aper�ut son ma�tre � la galerie. Il ne put retenir un mouvement de son nez. De l� rupture de l'�quilibre, et ce qui s'ensuivit. Voil� ce que Passepartout apprit de la bouche m�me de Mrs. Aouda, qui lui raconta alors comment s'�tait faite cette travers�e de Hong-Kong � Yokohama, en compagnie d'un sieur Fix, sur la go�lette la _Tankad�re_. Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que le moment n'�tait pas venu de dire � son ma�tre ce qui s'�tait pass� entre l'inspecteur de police et lui. Aussi, dans l'histoire que Passepartout fit de ses aventures, il s'accusa et s'excusa seulement d'avoir �t� surpris par l'ivresse de l'opium dans une tabagie de Yokohama. Mr. Fogg �couta froidement ce r�cit, sans r�pondre; puis il ouvrit � son domestique un cr�dit suffisant pour que celui-ci p�t se procurer � bord des habits plus convenables. Et, en effet, une heure ne s'�tait pas �coul�e, que l'honn�te gar�on, ayant coup� son nez et rogn� ses ailes, n'avait plus rien en lui qui rappel�t le sectateur du dieu Tingou. Le paquebot faisant la travers�e de Yokohama � San Francisco appartenait � la Compagnie du �Pacific Mail steam�, et se nommait le _General-Grant_. C'�tait un vaste steamer � roues, jaugeant deux mille cinq cents tonnes, bien am�nag� et dou� d'une grande vitesse. Un �norme balancier s'�levait et s'abaissait successivement au dessus du pont; � l'une de ses extr�mit�s s'articulait la tige d'un piston, et � l'autre celle d'une bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en mouvement circulaire, s'appliquait directement � l'arbre des roues. Le _General-Grant_ �tait gr�� en trois-m�ts go�lette, et il poss�dait une grande surface de voilure, qui aidait puissamment la vapeur. � filer ses douze milles � l'heure, le paquebot ne devait pas employer plus de vingt et un jours pour traverser le Pacifique. Phileas Fogg �tait donc autoris� � croire que, rendu le 2 d�cembre � San Francisco, il serait le 11 � New York et le 20 � Londres,--gagnant ainsi de quelques heures cette date fatale du 21 d�cembre. Les passagers �taient assez nombreux � bord du steamer, des Anglais, beaucoup d'Am�ricains, une v�ritable �migration de coolies pour l'Am�rique, et un certain nombre d'officiers de l'arm�e des Indes, qui utilisaient leur cong� en faisant le tour du monde. Pendant cette travers�e il ne se produisit aucun incident nautique. Le paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuy� par sa forte voilure, roulait peu. L'oc�an Pacifique justifiait assez son nom. Mr. Fogg �tait aussi calme, aussi peu communicatif que d'ordinaire. Sa jeune compagne se sentait de plus en plus attach�e � cet homme par d'autres liens que ceux de la reconnaissance. Cette silencieuse nature, si g�n�reuse en somme, l'impressionnait plus qu'elle ne le croyait, et c'�tait presque � son insu qu'elle se laissait aller � des sentiments dont l'�nigmatique Fogg ne semblait aucunement subir l'influence. En outre, Mrs. Aouda s'int�ressait prodigieusement aux projets du gentleman. Elle s'inqui�tait des contrari�t�s qui pouvaient compromettre le succ�s du voyage. Souvent elle causait avec Passepartout, qui n'�tait point sans lire entre les lignes dans le coeur de Mrs. Aouda. Ce brave gar�on avait, maintenant, � l'�gard de son ma�tre, la foi du charbonnier; il ne tarissait pas en �loges sur l'honn�tet�, la g�n�rosit�, le d�vouement de Phileas Fogg; puis il rassurait Mrs. Aouda sur l'issue du voyage, r�p�tant que le plus difficile �tait fait, que l'on �tait sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon, que l'on retournait aux contr�es civilis�es, et enfin qu'un train de San Francisco � New York et un transatlantique de New York � Londres suffiraient, sans doute, pour achever cet impossible tour du monde dans les d�lais convenus. Neuf jours apr�s avoir quitt� Yokohama, Phileas Fogg avait exactement parcouru la moiti� du globe terrestre. En effet, le _General-Grant_, le 23 novembre, passait au cent quatre-vingti�me m�ridien, celui sur lequel se trouvent, dans l'h�misph�re austral, les antipodes de Londres. Sur quatre-vingts jours mis � sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai, en avait employ� cinquante-deux, et il ne lui en restait plus que vingt-huit � d�penser. Mais il faut remarquer que si le gentleman se trouvait � moiti� route seulement �par la diff�rence des m�ridiens�, il avait en r�alit� accompli plus des deux tiers du parcours total. Quels d�tours forc�s, en effet, de Londres � Aden, d'Aden � Bombay, de Calcutta � Singapore, de Singapore � Yokohama! � suivre circulairement le cinquanti�me parall�le, qui est celui de Londres, la distance n'e�t �t� que de douze mille milles environ, tandis que Phileas Fogg �tait forc�, par les caprices des moyens de locomotion, d'en parcourir vingt-six mille dont il avait fait environ dix-sept mille cinq cents, � cette date du 23 novembre. Mais maintenant la route �tait droite, et Fix n'�tait plus l� pour y accumuler les obstacles! Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout �prouva une grande joie. On se rappelle que l'ent�t� s'�tait obstin� � garder l'heure de Londres � sa fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes les heures des pays qu'il traversait. Or, ce jour-l�, bien qu'il ne l'e�t jamais ni avanc�e ni retard�e, sa montre se trouva d'accord avec les chronom�tres du bord. Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait bien voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s'il e�t �t� pr�sent. �Ce coquin qui me racontait un tas d'histoires sur les m�ridiens, sur le soleil, sur la lune! r�p�tait Passepartout. Hein! ces gens-l�! Si on les �coutait, on ferait de la belle horlogerie! J'�tais bien s�r qu'un jour ou l'autre, le soleil se d�ciderait � se r�gler sur ma montre!...� Passepartout ignorait ceci: c'est que si le cadran de sa montre e�t �t� divis� en vingt-quatre heures comme les horloges italiennes, il n'aurait eu aucun motif de triompher, car les aiguilles de son instrument, quand il �tait neuf heures du matin � bord, auraient indiqu� neuf heures du soir, c'est-�-dire la vingt et uni�me heure depuis minuit,--diff�rence pr�cis�ment �gale � celle qui existe entre Londres et le cent quatre-vingti�me m�ridien. Mais si Fix avait �t� capable d'expliquer cet effet purement physique, Passepartout, sans doute, e�t �t� incapable, sinon de le comprendre, du moins de l'admettre. Et en tout cas, si, par impossible, l'inspecteur de police se f�t inopin�ment montr� � bord en ce moment, il est probable que Passepartout, � bon droit rancunier, e�t trait� avec lui un sujet tout diff�rent et d'une tout autre mani�re. Or, o� �tait Fix en ce moment?... Fix �tait pr�cis�ment � bord du _General-Grant_. En effet, en arrivant � Yokohama, l'agent, abandonnant Mr. Fogg qu'il comptait retrouver dans la journ�e, s'�tait imm�diatement rendu chez le consul anglais. L�, il avait enfin trouv� le mandat, qui, courant apr�s lui depuis Bombay, avait d�j� quarante jours de date,--mandat qui lui avait �t� exp�di� de Hong-Kong par ce m�me _Carnatic_ � bord duquel on le croyait. Qu'on juge du d�sappointement du d�tective! Le mandat devenait inutile! Le sieur Fogg avait quitt� les possessions anglaises! Un acte d'extradition �tait maintenant n�cessaire pour l'arr�ter! �Soit! se dit Fix, apr�s le premier moment de col�re, mon mandat n'est plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin a tout l'air de revenir dans sa patrie, croyant avoir d�pist� la police. Bien. Je le suivrai jusque-l�. Quant � l'argent, Dieu veuille qu'il en reste! Mais en voyages, en primes, en proc�s, en amendes, en �l�phant, en frais de toute sorte, mon homme a d�j� laiss� plus de cinq mille livres sur sa route. Apr�s tout, la Banque est riche!� Son parti pris, il s'embarqua aussit�t sur le _General-Grant_. Il �tait � bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y arriv�rent. � son extr�me surprise, il reconnut Passepartout sous son costume de h�raut. Il se cacha aussit�t dans sa cabine, afin d'�viter une explication qui pouvait tout compromettre,--et, gr�ce au nombre des passagers, il comptait bien n'�tre point aper�u de son ennemi, lorsque ce jour-l� pr�cis�ment il se trouva face � face avec lui sur l'avant du navire. Passepartout sauta � la gorge de Fix, sans autre explication, et, au grand plaisir de certains Am�ricains qui pari�rent imm�diatement pour lui, il administra au malheureux inspecteur une vol�e superbe, qui d�montra la haute sup�riorit� de la boxe fran�aise sur la boxe anglaise. Quand Passepartout eut fini, il se trouva calme et comme soulag�. Fix se releva, en assez mauvais �tat, et, regardant son adversaire, il lui dit froidement: �Est-ce fini? --Oui, pour l'instant. --Alors venez me parler. --Que je... --Dans l'int�r�t de votre ma�tre.� Passepartout, comme subjugu� par ce sang-froid, suivit l'inspecteur de police, et tous deux s'assirent � l'avant du steamer. �Vous m'avez ross�, dit Fix. Bien. � pr�sent, �coutez-moi. Jusqu'ici j'ai �t� l'adversaire de Mr. Fogg, mais maintenant je suis dans son jeu. --Enfin! s'�cria Passepartout, vous le croyez un honn�te homme? --Non, r�pondit froidement Fix, je le crois un coquin... Chut! ne bougez pas et laissez-moi dire. Tant que Mr. Fogg a �t� sur les possessions anglaises, j'ai eu int�r�t � le retenir en attendant un mandat d'arrestation. J'ai tout fait pour cela. J'ai lanc� contre lui les pr�tres de Bombay, je vous ai enivr� � Hong-Kong, je vous ai s�par� de votre ma�tre, je lui ai fait manquer le paquebot de Yokohama...� Passepartout �coutait, les poings ferm�s. �Maintenant, reprit Fix, Mr. Fogg semble retourner en Angleterre? Soit, je le suivrai. Mais, d�sormais, je mettrai � �carter les obstacles de sa route autant de soin et de z�le que j'en ai mis jusqu'ici � les accumuler. Vous le voyez, mon jeu est chang�, et il est chang� parce que mon int�r�t le veut. J'ajoute que votre int�r�t est pareil au mien, car c'est en Angleterre seulement que vous saurez si vous �tes au service d'un criminel ou d'un honn�te homme!� Passepartout avait tr�s attentivement �cout� Fix, et il fut convaincu que Fix parlait avec une enti�re bonne foi. �Sommes-nous amis? demanda Fix. --Amis, non, r�pondit Passepartout. Alli�s, oui, et sous b�n�fice d'inventaire, car, � la moindre apparence de trahison, je vous tords le cou. --Convenu�, dit tranquillement l'inspecteur de police. Onze jours apr�s, le 3 d�cembre, le _General-Grant_ entrait dans la baie de la Porte-d'Or et arrivait � San Francisco. Mr. Fogg n'avait encore ni gagn� ni perdu un seul jour. XXV O� L'ON DONNE UN L�GER APER�U DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING Il �tait sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout prirent pied sur le continent am�ricain,--si toutefois on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils d�barqu�rent. Ces quais, montant et descendant avec la mar�e, facilitent le chargement et le d�chargement des navires. L� s'embossent les clippers de toutes dimensions, les steamers de toutes nationalit�s, et ces steam-boats � plusieurs �tages, qui font le service du Sacramento et de ses affluents. L� s'entassent aussi les produits d'un commerce qui s'�tend au Mexique, au P�rou, au Chili, au Br�sil, � l'Europe, � l'Asie, � toutes les �les de l'oc�an Pacifique. Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre am�ricaine, avait cru devoir op�rer son d�barquement en ex�cutant un saut p�rilleux du plus beau style. Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher �tait vermoulu, il faillit passer au travers. Tout d�contenanc� de la fa�on dont il avait �pris pied� sur le nouveau continent, l'honn�te gar�on poussa un cri formidable, qui fit envoler une innombrable troupe de cormorans et de p�licans, h�tes habituels des quais mobiles. Mr. Fogg, aussit�t d�barqu�, s'informa de l'heure � laquelle partait le premier train pour New York. C'�tait � six heures du soir. Mr. Fogg avait donc une journ�e enti�re � d�penser dans la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui. Passepartout monta sur le si�ge, et le v�hicule, � trois dollars la course, se dirigea vers l'International-Hotel. De la place �lev�e qu'il occupait, Passepartout observait avec curiosit� la grande ville am�ricaine: larges rues, maisons basses bien align�es, �glises et temples d'un gothique anglo-saxon, docks immenses, entrep�ts comme des palais, les uns en bois, les autres en brique; dans les rues, voitures nombreuses, omnibus, �cars� de tramways, et sur les trottoirs encombr�s, non seulement des Am�ricains et des Europ�ens, mais aussi des Chinois et des Indiens,--enfin de quoi composer une population de plus de deux cent mille habitants. Passepartout fut assez surpris de ce qu'il voyait. Il en �tait encore � la cit� l�gendaire de 1849, � la ville des bandits, des incendiaires et des assassins, accourus � la conqu�te des p�pites, immense capharna�m de tous les d�class�s, o� l'on jouait la poudre l'or, un revolver d'une main et un couteau de l'autre. Mais �ce beau temps� �tait pass�. San Francisco pr�sentait l'aspect d'une grande ville commer�ante. La haute tour de l'h�tel de ville, o� veillent les guetteurs, dominait tout cet ensemble de rues et d'avenues, se coupant � angles droits, entre lesquels s'�panouissaient des squares verdoyants, puis une ville chinoise qui semblait avoir �t� import�e du C�leste Empire dans une bo�te � joujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges � la mode des coureurs de placers, plus d'Indiens emplum�s, mais des chapeaux de soie et des habits noirs, que portaient un grand nombre de gentlemen dou�s d'une activit� d�vorante. Certaines rues, entre autres Montgommery-street--le Regent-street de Londres, le boulevard des Italiens de Paris, le Broadway de New York--, �taient bord�es de magasins splendides, qui offraient � leur �talage les produits du monde entier. Lorsque Passepartout arriva � l'International-Hotel, il ne lui semblait pas qu'il e�t quitt� l'Angleterre. Le rez-de-chauss�e de l'h�tel �tait occup� par un immense �bar�, sorte de buffet ouvert gratis � tout passant. Viande s�che, soupe aux hu�tres, biscuit et chester s'y d�bitaient sans que le consommateur e�t � d�lier sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto ou x�r�s, si sa fantaisie le portait � se rafra�chir. Cela parut �tr�s am�ricain� � Passepartout. Le restaurant de l'h�tel �tait confortable. Mr. Fogg et Mrs. Aouda s'install�rent devant une table et furent abondamment servis dans des plats lilliputiens par des N�gres du plus beau noir. Apr�s d�jeuner, Phileas Fogg, accompagn� de Mrs. Aouda, quitta l'h�tel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d'y faire viser son passeport. Sur le trottoir, il trouva son domestique, qui lui demanda si, avant de prendre le chemin de fer du Pacifique, il ne serait pas prudent d'acheter quelques douzaines de carabines Enfield ou de revolvers Colt. Passepartout avait entendu parler de Sioux et de Pawnies, qui arr�tent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr. Fogg r�pondit que c'�tait l� une pr�caution inutile, mais il le laissa libre d'agir comme il lui conviendrait. Puis il se dirigea vers les bureaux de l'agent consulaire. Phileas Fogg n'avait pas fait deux cents pas que, �par le plus grand des hasards�, il rencontrait Fix. L'inspecteur se montra extr�mement surpris. Comment! Mr. Fogg et lui avaient fait ensemble la travers�e du Pacifique, et ils ne s'�taient pas rencontr�s � bord! En tout cas, Fix ne pouvait �tre qu'honor� de revoir le gentleman auquel il devait tant, et, ses affaires le rappelant en Europe, il serait enchant� de poursuivre son voyage en une si agr�able compagnie. Mr. Fogg r�pondit que l'honneur serait pour lui, et Fix--qui tenait � ne point le perdre de vue--lui demanda la permission de visiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco. Ce qui fut accord�. Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix fl�nant par les rues. Ils se trouv�rent bient�t dans Montgommery-street, o� l'affluence du populaire �tait �norme. Sur les trottoirs, au milieu de la chauss�e, sur les rails des tramways, malgr� le passage incessant des coaches et des omnibus, au seuil des boutiques, aux fen�tres de toutes les maisons, et m�me jusque sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches circulaient au milieu des groupes. Des banni�res et des banderoles flottaient au vent. Des cris �clataient de toutes parts. �Hurrah pour Kamerfield! --Hurrah pour Mandiboy!� C'�tait un meeting. Ce fut du moins la pens�e de Fix, et il communiqua son id�e � Mr. Fogg, en ajoutant: �Nous ferons peut-�tre bien, monsieur, de ne point nous m�ler � cette cohue. Il n'y a que de mauvais coups � recevoir. --En effet, r�pondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pour �tre politiques, n'en sont pas moins des coups de poing!� Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin de voir sans �tre pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg et lui prirent place sur le palier sup�rieur d'un escalier que desservait une terrasse, situ�e en contre-haut de Montgommery-street. Devant eux, de l'autre c�t� de la rue, entre le wharf d'un marchand de charbon et le magasin d'un n�gociant en p�trole, se d�veloppait un large bureau en plein vent, vers lequel les divers courants de la foule semblaient converger. Et maintenant, pourquoi ce meeting? � quelle occasion se tenait-il? Phileas Fogg l'ignorait absolument. S'agissait-il de la nomination d'un haut fonctionnaire militaire ou civil, d'un gouverneur d'�tat ou d'un membre du Congr�s? Il �tait permis de le conjecturer, � voir l'animation extraordinaire qui passionnait la ville. En ce moment un mouvement consid�rable se produisit dans la foule. Toutes les mains �taient en l'air. Quelques-unes, solidement ferm�es, semblaient se lever et s'abattre rapidement au milieu des cris,--mani�re �nergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la masse qui refluait. Les banni�res oscillaient, disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la houle se propageaient jusqu'� l'escalier, tandis que toutes les t�tes moutonnaient � la surface comme une mer soudainement remu�e par un grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait � vue d'oeil, et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale. �C'est �videmment un meeting, dit Fix, et la question qui l'a provoqu� doit �tre palpitante. Je ne serais point �tonn� qu'il f�t encore question de l'affaire de l'_Alabama_, bien qu'elle soit r�solue. --Peut-�tre, r�pondit simplement Mr. Fogg. --En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en pr�sence l'un de l'autre, l'honorable Kamerfield et l'honorable Mandiboy.� Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise cette sc�ne tumultueuse, et Fix allait demander � l'un de ses voisins la raison de cette effervescence populaire, quand un mouvement plus accus� se pronon�a. Les hurrahs, agr�ment�s d'injures, redoubl�rent. La hampe des banni�res se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut des voitures arr�t�es, et des omnibus enray�s dans leur course, s'�changeaient force horions. Tout servait de projectiles. Bottes et souliers d�crivaient dans l'air des trajectoires tr�s tendues, et il sembla m�me que quelques revolvers m�laient aux vocif�rations de la foule leurs d�tonations nationales. La cohue se rapprocha de l'escalier et reflua sur les premi�res marches. L'un des partis �tait �videmment repouss�, sans que les simples spectateurs pussent reconna�tre si l'avantage restait � Mandiboy ou � Kamerfield. �Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas � ce que �son homme� re��t un mauvais coup ou se f�t une mauvaise affaire. S'il est question de l'Angleterre dans tout ceci et qu'on nous reconnaisse, nous serons fort compromis dans la bagarre! --Un citoyen anglais...�, r�pondit Phileas Fogg. Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derri�re lui, de cette terrasse qui pr�c�dait l'escalier, partirent des hurlements �pouvantables. On criait: �Hurrah! Hip! Hip! pour Mandiboy!� C'�tait une troupe d'�lecteurs qui arrivait � la rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield. Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouv�rent entre deux feux. Il �tait trop tard pour s'�chapper. Ce torrent d'hommes, arm�s de cannes plomb�es et de casse-t�te, �tait irr�sistible. Phileas Fogg et Fix, en pr�servant la jeune femme, furent horriblement bouscul�s. Mr. Fogg, non moins flegmatique que d'habitude, voulut se d�fendre avec ces armes naturelles que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais, mais inutilement. Un �norme gaillard � barbiche rouge, au teint color�, large d'�paules, qui paraissait �tre le chef de la bande, leva son formidable poing sur Mr. Fogg, et il e�t fort endommag� le gentleman, si Fix, par d�vouement, n'e�t re�u le coup � sa place. Une �norme bosse se d�veloppa instantan�ment sous le chapeau de soie du d�tective, transform� en simple toque. �Yankee! dit Mr. Fogg, en lan�ant � son adversaire un regard de profond m�pris. --Englishman! r�pondit l'autre. --Nous nous retrouverons! --Quand il vous plaira.--Votre nom? --Phileas Fogg. Le v�tre? --Le colonel Stamp W. Proctor.� Puis, cela dit, la mar�e passa. Fix fut renvers� et se releva, les habits d�chir�s, mais sans meurtrissure s�rieuse. Son paletot de voyage s'�tait s�par� en deux parties in�gales, et son pantalon ressemblait � ces culottes dont certains Indiens--affaire de mode--ne se v�tent qu'apr�s en avoir pr�alablement enlev� le fond. Mais, en somme, Mrs. Aouda avait �t� �pargn�e, et, seul, Fix en �tait pour son coup de poing. �Merci, dit Mr. Fogg � l'inspecteur, d�s qu'ils furent hors de la foule. --Il n'y a pas de quoi, r�pondit Fix, mais venez. --O�? --Chez un marchand de confection.� En effet, cette visite �tait opportune. Les habits de Phileas Fogg et de Fix �taient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen se fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy. Une heure apr�s, ils �taient convenablement v�tus et coiff�s. Puis ils revinrent � l'International-Hotel. L�, Passepartout attendait son ma�tre, arm� d'une demi-douzaine de revolvers-poignards � six coups et � inflammation centrale. Quand il aper�ut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s'obscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le r�cit de ce qui s'�tait pass�, Passepartout se rass�r�na. �videmment Fix n'�tait plus un ennemi, c'�tait un alli�. Il tenait sa parole. Le d�ner termin�, un coach fut amen�, qui devait conduire � la gare les voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture, Mr. Fogg dit � Fix: �Vous n'avez pas revu ce colonel Proctor? --Non, r�pondit Fix. --Je reviendrai en Am�rique pour le retrouver, dit froidement Phileas Fogg. Il ne serait pas convenable qu'un citoyen anglais se laiss�t traiter de cette fa�on.� L'inspecteur sourit et ne r�pondit pas. Mais, on le voit, Mr. Fogg �tait de cette race d'Anglais qui, s'ils ne tol�rent pas le duel chez eux, se battent � l'�tranger, quand il s'agit de soutenir leur honneur. � six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et trouvaient le train pr�t � partir. Au moment o� Mr. Fogg allait s'embarquer, il avisa un employ� et le rejoignant: �Mon ami, lui dit-il, n'y a-t-il pas eu quelques troubles aujourd'hui � San Francisco? --C'�tait un meeting, monsieur, r�pondit l'employ�. --Cependant, j'ai cru remarquer une certaine animation dans les rues. --Il s'agissait simplement d'un meeting organis� pour une �lection. --L'�lection d'un g�n�ral en chef, sans doute? demanda Mr. Fogg. --Non, monsieur, d'un juge de paix.� Sur cette r�ponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train partit � toute vapeur. XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE �Ocean to Ocean�--ainsi disent les Am�ricains--, et ces trois mots devraient �tre la d�nomination g�n�rale du �grand trunk�, qui traverse les �tats-Unis d'Am�rique dans leur plus grande largeur. Mais, en r�alit�, le �Pacific rail-road� se divise en deux parties distinctes: �Central Pacific� entre San Francisco et Ogden, et �Union Pacific� entre Ogden et Omaha. L� se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fr�quente avec New York. New York et San Francisco sont donc pr�sentement r�unis par un ruban de m�tal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer franchit une contr�e encore fr�quent�e par les Indiens et les fauves,--vaste �tendue de territoire que les Mormons commenc�rent � coloniser vers 1845, apr�s qu'ils eurent �t� chass�s de l'Illinois. Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six mois pour aller de New York � San Francisco. Maintenant, on met sept jours. C'est en 1862 que, malgr� l'opposition des d�put�s du Sud, qui voulaient une ligne plus m�ridionale, le trac� du rail-road fut arr�t� entre le quarante et uni�me et le quarante-deuxi�me parall�le. Le pr�sident Lincoln, de si regrett�e m�moire, fixa lui-m�me, dans l'�tat de Nebraska, � la ville d'Omaha, la t�te de ligne du nouveau r�seau. Les travaux furent aussit�t commenc�s et poursuivis avec cette activit� am�ricaine, qui n'est ni paperassi�re ni bureaucratique. La rapidit� de la main-d'oeuvre ne devait nuire en aucune fa�on � la bonne ex�cution du chemin. Dans la prairie, on avan�ait � raison d'un mille et demi par jour. Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait � leur surface au fur et � mesure qu'ils �taient pos�s. Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son parcours, dans les �tats de Iowa, du Kansas, du Colorado et de l'Oregon. En quittant Omaha, il longe la rive gauche de Platte-river jusqu'� l'embouchure de la branche du nord, suit la branche du sud, traverse les terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le lac Sal�, arrive � Lake Salt City, la capitale des Mormons, s'enfonce dans la vall�e de la Tuilla, longe le d�sert am�ricain, les monts de C�dar et Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramento jusqu'au Pacifique, sans que ce trac� d�passe en pente cent douze pieds par mille, m�me dans la travers�e des montagnes Rocheuses. Telle �tait cette longue art�re que les trains parcouraient en sept jours, et qui allait permettre � l'honorable Phileas Fogg--il l'esp�rait du moins--de prendre, le 11, � New York, le paquebot de Liverpool. Le wagon occup� par Phileas Fogg �tait une sorte de long omnibus qui reposait sur deux trains form�s de quatre roues chacun, dont la mobilit� permet d'attaquer des courbes de petit rayon. � l'int�rieur, point de compartiments: deux files de si�ges, dispos�s de chaque c�t�, perpendiculairement � l'axe, et entre lesquels �tait r�serv� un passage conduisant aux cabinets de toilette et autres, dont chaque wagon est pourvu. Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler d'une extr�mit� � l'autre du convoi, qui mettait � leur disposition des wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants et des wagons � caf�s. Il n'y manquait que des wagons-th��tres. Mais il y en aura un jour. Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et de journaux, d�bitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands. Les voyageurs �taient partis de la station d'Oakland � six heures du soir. Il faisait d�j� nuit,--une nuit froide, sombre, avec un ciel couvert dont les nuages mena�aient de se r�soudre en neige. Le train ne marchait pas avec une grande rapidit�. En tenant compte des arr�ts, il ne parcourait pas plus de vingt milles � l'heure, vitesse qui devait, cependant, lui permettre de franchir les �tats-Unis dans les temps r�glementaires. On causait peu dans le wagon. D'ailleurs, le sommeil allait bient�t gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait plac� aupr�s de l'inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers �v�nements, leurs relations s'�taient notablement refroidies. Plus de sympathie, plus d'intimit�. Fix n'avait rien chang� � sa mani�re d'�tre, mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extr�me r�serve, pr�t au moindre soup�on � �trangler son ancien ami. Une heure apr�s le d�part du train, la neige tomba--, neige fine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On n'apercevait plus � travers les fen�tres qu'une immense nappe blanche, sur laquelle, en d�roulant ses volutes, la vapeur de la locomotive paraissait gris�tre. � huit heures, un �steward� entra dans le wagon et annon�a aux voyageurs que l'heure du coucher �tait sonn�e. Ce wagon �tait un �sleeping-car�, qui, en quelques minutes, fut transform� en dortoir. Les dossiers des bancs se repli�rent, des couchettes soigneusement paquet�es se d�roul�rent par un syst�me ing�nieux, des cabines furent improvis�es en quelques instants, et chaque voyageur eut bient�t � sa disposition un lit confortable, que d'�pais rideaux d�fendaient contre tout regard indiscret. Les draps �taient blancs, les oreillers moelleux. Il n'y avait plus qu'� se coucher et � dormir--ce que chacun fit, comme s'il se f�t trouv� dans la cabine confortable d'un paquebot--, pendant que le train filait � toute vapeur � travers l'�tat de Californie. Dans cette portion du territoire qui s'�tend entre San Francisco et Sacramento, le sol est peu accident�. Cette partie du chemin de fer, sous le nom de �Central Pacific road�, prit d'abord Sacramento pour point de d�part, et s'avan�a vers l'est � la rencontre de celui qui partait d'Omaha. De San Francisco � la capitale de la Californie, la ligne courait directement au nord-est, en longeant American-river, qui se jette dans la baie de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces deux importantes cit�s furent franchis en six heures, et vers minuit, pendant qu'ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs pass�rent � Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville consid�rable, si�ge de la l�gislature de l'�tat de Californie, ni ses beaux quais, ni ses rues larges, ni ses h�tels splendides, ni ses squares, ni ses temples. En sortant de Sacramento, le train, apr�s avoir d�pass� les stations de Junction, de Roclin, d'Auburn et de Colfax, s'engagea dans le massif de la Sierra Nevada. Il �tait sept heures du matin quand fut travers�e la station de Cisco. Une heure apr�s, le dortoir �tait redevenu un wagon ordinaire et les voyageurs pouvaient � travers les vitres entrevoir les points de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le trac� du train ob�issait aux caprices de la Sierra, ici accroch� aux flancs de la montagne, l� suspendu au-dessus des pr�cipices, �vitant les angles brusques par des courbes audacieuses, s'�lan�ant dans des gorges �troites que l'on devait croire sans issues. La locomotive, �tincelante comme une ch�sse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argent�e, son �chasse-vache�, qui s'�tendait comme un �peron, m�lait ses sifflements et ses mugissements � ceux des torrent et des cascades, et tordait sa fum�e � la noire ramure des sapins. Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le rail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin d'un point � un autre, et ne violentant pas la nature. Vers neuf heures, par la vall�e de Carson, le train p�n�trait dans l'�tat de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. � midi, il quittait Reno, o� les voyageurs eurent vingt minutes pour d�jeuner. Depuis ce point, la voie ferr�e, c�toyant Humboldt-river, s'�leva pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours. Puis elle s'infl�chit vers l'est, et ne devait plus quitter le cours d'eau avant d'avoir atteint les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque � l'extr�mit� orientale de l'�tat du Nevada. Apr�s avoir d�jeun�, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysage vari� qui passait sous leurs yeux,--vastes prairies, montagnes se profilant � l'horizon, �creeks� roulant leurs eaux �cumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue mobile. Ces innombrables arm�es de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des milliers de ces animaux d�filer pendant plusieurs heures, en rangs press�s, au travers du rail-road. La locomotive est alors forc�e de s'arr�ter et d'attendre que la voie soit redevenue libre. Ce fut m�me ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du soir, un troupeau de dix � douze mille t�tes barra le rail-road. La machine, apr�s avoir mod�r� sa vitesse, essaya d'engager son �peron dans le flanc de l'immense colonne, mais elle dut s'arr�ter devant l'imp�n�trable masse. On voyait ces ruminants--ces buffalos, comme les appellent improprement les Am�ricains--marcher ainsi de leur pas tranquille, poussant parfois des beuglements formidables. Ils avaient une taille sup�rieure � celle des taureaux d'Europe, les jambes et la queue courtes, le garrot saillant qui formait une bosse musculaire, les cornes �cart�es � la base, la t�te, le cou et les �paul�s recouverts d'une crini�re � longs poils. Il ne fallait pas songer � arr�ter cette migration. Quand les bisons ont adopt� une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C'est un torrent de chair vivante qu'aucune digue ne saurait contenir. Les voyageurs, dispers�s sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. Mais celui qui devait �tre le plus press� de tous, Phileas Fogg, �tait demeur� � sa place et attendait philosophiquement qu'il pl�t aux buffles de lui livrer passage. Passepartout �tait furieux du retard que causait cette agglom�ration d'animaux. Il e�t voulu d�charger contre eux son arsenal de revolvers. �Quel pays! s'�cria-t-il. De simples boeufs qui arr�tent des trains, et qui s'en vont l�, processionnellement, sans plus se h�ter que s'ils ne g�naient pas la circulation! Pardieu! je voudrais bien savoir si Mr. Fogg avait pr�vu ce contretemps dans son programme! Et ce m�canicien qui n'ose pas lancer sa machine � travers ce b�tail encombrant!� Le m�canicien n'avait point tent� de renverser l'obstacle, et il avait prudemment agi. Il e�t �cras� sans doute les premiers buffles attaqu�s par l'�peron de la locomotive; mais, si puissante qu'elle f�t, la machine e�t �t� arr�t�e bient�t, un d�raillement se serait in�vitablement produit, et le train f�t rest� en d�tresse. Le mieux �tait donc d'attendre patiemment, quitte ensuite � regagner le temps perdu par une acc�l�ration de la marche du train. Le d�fil� des bisons dura trois grandes heures, et la voie ne redevint libre qu'� la nuit tombante. � ce moment, les derniers rangs du troupeau traversaient les rails, tandis que les premiers disparaissaient au-dessous de l'horizon du sud. Il �tait donc huit heures, quand le train franchit les d�fil�s des Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu'il p�n�tra sur le territoire de l'Utah, la r�gion du grand lac Sal�, le curieux pays des Mormons. XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES � L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE Pendant la nuit du 5 au 6 d�cembre, le train courut au sud-est sur un espace de cinquante milles environ; puis il remonta d'autant vers le nord-est, en s'approchant du grand lac Sal�. Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur les passerelles. Le temps �tait froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. Le disque du soleil, �largi par les brumes, apparaissait comme une �norme pi�ce d'or, et Passepartout s'occupait � en calculer la valeur en livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par l'apparition d'un personnage assez �trange. Ce personnage, qui avait pris le train � la station d'Elko, �tait un homme de haute taille, tr�s brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau de chien. On e�t dit un r�v�rend. Il allait d'une extr�mit� du train � l'autre, et, sur la porti�re de chaque wagon, il collait avec des pains � cacheter une notice �crite � la main. Passepartout s'approcha et lut sur une de ces notices que l'honorable �elder� William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa pr�sence sur le train n� 48, ferait, de onze heures � midi, dans le car n� 117, une conf�rence sur le mormonisme--, invitant � l'entendre tous les gentlemen soucieux de s'instruire touchant les myst�res de la religion des �Saints des derniers jours�. �Certes, j'irai�, se dit Passepartout, qui ne connaissait gu�re du mormonisme que ses usages polygames, base de la soci�t� mormone. La nouvelle se r�pandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, all�ch�s par l'app�t de la conf�rence, occupaient � onze heures les banquettes du car n� 117. Passepartout figurait au premier rang des fid�les. Ni son ma�tre ni Fix n'avaient cru devoir se d�ranger. � l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix assez irrit�e, comme s'il e�t �t� contredit d'avance, il s'�cria: �Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son fr�re Hvram est un martyr, et que les pers�cutions du gouvernement de l'Union contre les proph�tes vont faire �galement un martyr de Brigham Young! Qui oserait soutenir le contraire?� Personne ne se hasarda � contredire le missionnaire, dont l'exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute, sa col�re s'expliquait par ce fait que le mormonisme �tait actuellement soumis � de dures �preuves. Et, en effet, le gouvernement des �tats-Unis venait, non sans peine, de r�duire ces fanatiques ind�pendants. Il s'�tait rendu ma�tre de l'Utah, et l'avait soumis aux lois de l'Union, apr�s avoir emprisonn� Brigham Young, accus� de r�bellion et de polygamie. Depuis cette �poque, les disciples du proph�te redoublaient leurs efforts, et, en attendant les actes, ils r�sistaient par la parole aux pr�tentions du Congr�s. On le voit, l'elder William Hitch faisait du pros�lytisme jusqu'en chemin de fer. Et alors il raconta, en passionnant son r�cit par les �clats de sa voix et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme, depuis les temps bibliques: �comment, dans Isra�l, un proph�te mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les l�gua � son fils Morom; comment, bien des si�cles plus tard, une traduction de ce pr�cieux livre, �crit en caract�res �gyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier de l'�tat de Vermont, qui se r�v�la comme proph�te mystique en 1825; comment, enfin, un messager c�leste lui apparut dans une for�t lumineuse et lui remit les annales du Seigneur.� En ce moment, quelques auditeurs, peu int�ress�s par le r�cit r�trospectif du missionnaire, quitt�rent le wagon; mais William Hitch, continuant, raconta �comment Smyth junior, r�unissant son p�re, ses deux fr�res et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers jours--, religion qui, adopt�e non seulement en Am�rique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fid�les des artisans et aussi nombre de gens exer�ant des professions lib�rales; comment une colonie fut fond�e dans l'Ohio; comment un temple fut �lev� au prix de deux cent mille dollars et une ville b�tie � Kirkland; comment Smyth devint un audacieux banquier et re�ut d'un simple montreur de momies un papyrus contenant un r�cit �crit de la main d'Abraham et autres c�l�bres �gyptiens.� Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs s'�claircirent encore, et le public ne se composa plus que d'une vingtaine de personnes. Mais l'elder, sans s'inqui�ter de cette d�sertion, raconta avec d�tail �comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837; comme quoi ses actionnaires ruin�s l'enduisirent de goudron et le roul�rent dans la plume; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honor� que jamais, quelques ann�es apr�s, � Independance, dans le Missouri, et chef d'une communaut� florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples, et qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir dans le Far West am�ricain.� Dix auditeurs �taient encore l�, et parmi eux l'honn�te Passepartout, qui �coutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu'il apprit �comment, apr�s de longues pers�cutions, Smyth reparut dans l'Illinois et fonda en 1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s'�leva jusqu'� vingt-cinq mille �mes; comment Smyth en devint le maire, le juge supr�me et le g�n�ral en chef; comment, en 1843, il posa sa candidature � la pr�sidence des �tats-Unis, et comment enfin, attir� dans un guet-apens, � Carthage, il fut jet� en prison et assassin� par une bande d'hommes masqu�s.� En ce moment, Passepartout �tait absolument seul dans le wagon, et l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela que, deux ans apr�s l'assassinat de Smyth, son successeur, le proph�te inspir�, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s'�tablir aux bords du lac Sal�, et que l�, sur cet admirable territoire, au milieu de cette contr�e fertile, sur le chemin des �migrants qui traversaient l'Utah pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, gr�ce aux principes polygames du mormonisme, prit une extension �norme. �Et voil�, ajouta William Hitch, voil� pourquoi la jalousie du Congr�s s'est exerc�e contre nous! pourquoi les soldats de l'Union ont foul� le sol de l'Utah! pourquoi notre chef, le proph�te Brigham Young, a �t� emprisonn� au m�pris de toute justice! C�derons-nous � la force? Jamais! Chass�s du Vermont, chass�s de l'Illinois, chass�s de l'Ohio, chass�s du Missouri, chass�s de l'Utah, nous retrouverons encore quelque territoire ind�pendant o� nous planterons notre tente... Et vous, mon fid�le, ajouta l'elder en fixant sur son unique auditeur des regards courrouc�s, planterez-vous la v�tre � l'ombre de notre drapeau? --Non�, r�pondit bravement Passepartout, qui s'enfuit � son tour, laissant l'�nergum�ne pr�cher dans le d�sert. Mais pendant cette conf�rence, le train avait march� rapidement, et, vers midi et demi, il touchait � sa pointe nord-ouest le grand lac Sal�. De l�, on pouvait embrasser, sur un vaste p�rim�tre, l'aspect de cette mer int�rieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain d'Am�rique. Lac admirable, encadr� de belles roches sauvages, � larges assises, encro�t�es de sel blanc, superbe nappe d'eau qui couvrait autrefois un espace plus consid�rable; mais avec le temps, ses bords, montant peu � peu, ont r�duit sa superficie en accroissant sa profondeur. Le lac Sal�, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq, est situ� � trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Bien diff�rent du lac Asphaltite, dont la d�pression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est consid�rable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur poids de mati�re solide. Leur pesanteur sp�cifique est de 1 170, celle de l'eau distill�e �tant 1 000. Aussi les poissons n'y peuvent vivre. Ceux qu'y jettent le Jourdain, le Weber et autres creeks, y p�rissent bient�t; mais il n'est pas vrai que la densit� de ses eaux soit telle qu'un homme n'y puisse plonger. Autour du lac, la campagne �tait admirablement cultiv�e, car les Mormons s'entendent aux travaux de la terre: des ranchos et des corrals pour les animaux domestiques, des champs de bl�, de ma�s, de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets d'acacias et d'euphorbes, tel e�t �t� l'aspect de cette contr�e, six mois plus tard; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui le poudrait l�g�rement. � deux heures, les voyageurs descendaient � la station d'Ogden. Le train ne devant repartir qu'� six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre � la Cit� des Saints par le petit embranchement qui se d�tache de la station d'Ogden. Deux heures suffisaient � visiter cette ville absolument am�ricaine et, comme telle, b�tie sur le patron de toutes les villes de l'Union, vastes �chiquiers � longues lignes froides, avec la �tristesse lugubre des angles droits�, suivant l'expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cit� des Saints ne pouvait �chapper � ce besoin de sym�trie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, o� les hommes ne sont certainement pas � la hauteur des institutions, tout se fait �carr�ment�, les villes, les maisons et les sottises. � trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cit�, b�tie entre la rive du Jourdain et les premi�res ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarqu�rent peu ou point d'�glises, mais, comme monuments, la maison du proph�te, la Court-house et l'arsenal; puis, des maisons de brique bleu�tre avec v�randas et galeries, entour�es de jardins, bord�es d'acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d'argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principale rue, o� se tient le march�, s'�levaient quelques h�tels orn�s de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house. Mr. Fogg et ses compagnons ne trouv�rent pas la cit� fort peupl�e. Les rues �taient presque d�sertes,--sauf toutefois la partie du Temple, qu'ils n'atteignirent qu'apr�s avoir travers� plusieurs quartiers entour�s de palissades. Les femmes �taient assez nombreuses, ce qui s'explique par la composition singuli�re des m�nages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l'Utah qui tiennent surtout � �tre �pous�es, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon n'admet point � la possession de ses b�atitudes les c�libataires du sexe f�minin. Ces pauvres cr�atures ne paraissaient ni ais�es ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une jaquette de soie noire ouverte � la taille, sous une capuche ou un ch�le fort modeste. Les autres n'�taient v�tues que d'indienne. Passepartout, lui, en sa qualit� de gar�on convaincu, ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones charg�es de faire � plusieurs le bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon sens, c'�tait le mari qu'il plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d'avoir � guider tant de dames � la fois au travers des vicissitudes de la vie, � les conduire ainsi en troupe jusqu'au paradis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pour l'�ternit� en compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire l'ornement de ce lieu de d�lices. D�cid�ment, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait--peut-�tre s'abusait-il en ceci--que les citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu inqui�tants. Tr�s heureusement, son s�jour dans la Cit� des Saints ne devait pas se prolonger. � quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient � la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons. Le coup de sifflet se fit entendre; mais au moment o� les roues motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commen�aient � imprimer au train quelque vitesse, ces cris: �Arr�tez! arr�tez!� retentirent. On n'arr�te pas un train en marche. Le gentleman qui prof�rait ces cris �tait �videmment un Mormon attard�. Il courait � perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare n'avait ni portes ni barri�res. Il s'�lan�a donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la derni�re voiture, et tomba essouffl� sur une des banquettes du wagon. Passepartout, qui avait suivi avec �motion les incidents de cette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s'int�ressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah n'avait ainsi pris la fuite qu'� la suite d'une sc�ne de m�nage. Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda � lui demander poliment combien il avait de femmes, � lui tout seul,--et � la fa�on dont il venait de d�camper, il lui en supposait une vingtaine au moins. �Une, monsieur! r�pondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et c'�tait assez!� XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR � FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d'Ogden, s'�leva pendant une heure vers le nord, jusqu'� Weber-river, ayant franchi neuf cents milles environ depuis San Francisco. � partir de ce point, il reprit la direction de l'est � travers le massif accident� des monts Wahsatch. C'est dans cette partie du territoire, comprise entre ces montagnes et les montagnes Rocheuses proprement dites, que les ing�nieurs am�ricains ont �t� aux prises avec les plus s�rieuses difficult�s. Aussi, dans ce parcours, la subvention du gouvernement de l'Union s'est-elle �lev�e � quarante-huit mille dollars par mille, tandis qu'elle n'�tait que de seize mille dollars en plaine; mais les ing�nieurs, ainsi qu'il a �t� dit, n'ont pas violent� la nature, ils ont rus� avec elle, tournant les difficult�s, et pour atteindre le grand bassin, un seul tunnel, long de quatorze mille pieds, a �t� perc� dans tout le parcours du rail-road. C'�tait au lac Sal� m�me que le trac� avait atteint jusqu'alors sa plus haute cote d'altitude. Depuis ce point, son profil d�crivait une courbe tr�s allong�e, s'abaissant vers la vall�e du Bitter-creek, pour remonter jusqu'au point de partage des eaux entre l'Atlantique et le Pacifique. Les rios �taient nombreux dans cette montagneuse r�gion. Il fallut franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout �tait devenu plus impatient � mesure qu'il s'approchait du but. Mais Fix, � son tour, aurait voulu �tre d�j� sorti de cette difficile contr�e. Il craignait les retards, il redoutait les accidents, et �tait plus press� que Phileas Fogg lui-m�me de mettre le pied sur la terre anglaise! � dix heures du soir, le train s'arr�tait � la station de Fort-Bridger, qu'il quitta presque aussit�t, et, vingt milles plus loin, il entrait dans l'�tat de Wyoming,--l'ancien Dakota--, en suivant toute la vall�e du Bitter-creek, d'o� s'�coulent une partie des eaux qui forment le syst�me hydrographique du Colorado. Le lendemain, 7 d�cembre, il y eut un quart d'heure d'arr�t � la station de Green-river. La neige avait tomb� pendant la nuit assez abondamment, mais, m�l�e � de la pluie, � demi fondue, elle ne pouvait g�ner la marche du train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pas d'inqui�ter Passepartout, car l'accumulation des neiges, en embourbant les roues des wagons, e�t certainement compromis le voyage. �Aussi, quelle id�e, se disait-il, mon ma�tre a-t-il eue de voyager pendant l'hiver! Ne pouvait-il attendre la belle saison pour augmenter ses chances?� Mais, en ce moment, o� l'honn�te gar�on ne se pr�occupait que de l'�tat du ciel et de l'abaissement de la temp�rature, Mrs. Aouda �prouvait des craintes plus vives, qui provenaient d'une tout autre cause. En effet, quelques voyageurs �taient descendus de leur wagon, et se promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendant le d�part du train. Or, � travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Am�ricain qui s'�tait si grossi�rement comport� � l'�gard de Phileas Fogg pendant le meeting de San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas �tre vue, se rejeta en arri�re. Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle s'�tait attach�e � l'homme qui, si froidement que ce f�t, lui donnait chaque jour les marques du plus absolu d�vouement. Elle ne comprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur, et � ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance, mais, � son insu, il y avait plus que cela. Aussi son coeur se serra-t-il, quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg voulait t�t ou tard demander raison de sa conduite. �videmment, c'�tait le hasard seul qui avait amen� dans ce train le colonel Proctor, mais enfin il y �tait, et il fallait emp�cher � tout prix que Phileas Fogg aper�ut son adversaire. Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d'un moment o� sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la situation. �Ce Proctor est dans le train! s'�cria Fix. Eh bien, rassurez-vous, madame, avant d'avoir affaire au sieur... � Mr. Fogg, il aura affaire � moi! Il me semble que, dans tout ceci, c'est encore moi qui ai re�u les plus graves insultes! --Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, tout colonel qu'il est. --Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera � personne le soin de le venger. Il est homme, il l'a dit, � revenir en Am�rique pour retrouver cet insulteur. Si donc il aper�oit le colonel Proctor, nous ne pourrons emp�cher une rencontre, qui peut amener de d�plorables r�sultats. Il faut donc qu'il ne le voie pas. --Vous avez raison, madame, r�pondit Fix, une rencontre pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retard�, et... --Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du Reform-Club. Dans quatre jours nous serons � New York! Eh bien, si pendant quatre jours mon ma�tre ne quitte pas son wagon, on peut esp�rer que le hasard ne le mettra pas face � face avec ce maudit Am�ricain, que Dieu confonde! Or, nous saurons bien l'emp�cher...� La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s'�tait r�veill�, et regardait la campagne � travers la vitre tachet�e de neige. Mais, plus tard, et sans �tre entendu de son ma�tre ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit � l'inspecteur de police: �Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui? --Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe!� r�pondit simplement Fix, d'un ton qui marquait une implacable volont�. Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps, mais ses convictions � l'endroit de son ma�tre ne faiblirent pas. Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr. Fogg dans ce compartiment pour pr�venir toute rencontre entre le colonel et lui? Cela ne pouvait �tre difficile, le gentleman �tant d'un naturel peu remuant et peu curieux. En tout cas, l'inspecteur de police crut avoir trouv� ce moyen, car, quelques instants plus tard, il disait � Phileas Fogg: �Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que l'on passe ainsi en chemin de fer. --En effet, r�pondit le gentleman, mais elles passent. --� bord des paquebots, reprit l'inspecteur, vous aviez l'habitude de faire votre whist? --Oui, r�pondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Je n'ai ni cartes ni partenaires. --Oh! les cartes, nous trouverons bien � les acheter. On vend de tout dans les wagons am�ricains. Quant aux partenaires, si, par hasard, madame... --Certainement, monsieur, r�pondit vivement la jeune femme, je connais le whist. Cela fait partie de l'�ducation anglaise. --Et moi, reprit Fix, j'ai quelques pr�tentions � bien jouer ce jeu. Or, � nous trois et un mort... --Comme il vous plaira, monsieur�, r�pondit Phileas Fogg, enchant� de reprendre son jeu favori--, m�me en chemin de fer. Passepartout fut d�p�ch� � la recherche du steward, et il revint bient�t avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une tablette recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu commen�a. Mrs. Aouda savait tr�s suffisamment le whist, et elle re�ut m�me quelques compliments du s�v�re Phileas Fogg. Quant � l'inspecteur, il �tait tout simplement de premi�re force, et digne de tenir t�te au gentleman. �Maintenant, se dit Passepartout � lui-m�me, nous le tenons. Il ne bougera plus!� � onze heures du matin, le train avait atteint le point de partage des eaux des deux oc�ans. C'�tait � Passe-Bridger, � une hauteur de sept mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais au-dessus du niveau de la mer, un des plus hauts points touch�s par le profil du trac� dans ce passage � travers les montagnes Rocheuses. Apr�s deux cents milles environ, les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues plaines qui s'�tendent jusqu'� l'Atlantique, et que la nature rendait si propices � l'�tablissement d'une voie ferr�e. Sur le versant du bassin atlantique se d�veloppaient d�j� les premiers rios, affluents ou sous-affluents de North-Platte-river. Tout l'horizon du nord et de l'est �tait couvert par cette immense courtine semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale des Rocky-Mountains, domin�e par le pic de Laramie. Entre cette courbure et la ligne de fer s'�tendaient de vastes plaines, largement arros�es. Sur la droite du rail-road s'�tageaient les premi�res rampes du massif montagneux qui s'arrondit au sud jusqu'aux sources de la rivi�re de l'Arkansas, l'un des grands tributaires du Missouri. � midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck, qui commande cette contr�e. Encore quelques heures, et la travers�e des montagnes Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc esp�rer qu'aucun accident ne signalerait le passage du train � travers cette difficile r�gion. La neige avait cess� de tomber. Le temps se mettait au froid sec. De grands oiseaux, effray�s par la locomotive, s'enfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. C'�tait le d�sert dans son immense nudit�. Apr�s un d�jeuner assez confortable, servi dans le wagon m�me, Mr. Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist, quand de violents coups de sifflet se firent entendre. Le train s'arr�ta. Passepartout mit la t�te � la porti�re et ne vit rien qui motiv�t cet arr�t. Aucune station n'�tait en vue. Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne songe�t � descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta de dire � son domestique: �Voyez donc ce que c'est.� Passepartout s'�lan�a hors du wagon. Une quarantaine de voyageurs avaient d�j� quitt� leurs places, et parmi eux le colonel Stamp W. Proctor. Le train �tait arr�t� devant un signal tourn� au rouge qui fermait la voie. Le m�canicien et le conducteur, �tant descendus, discutaient assez vivement avec un garde-voie, que le chef de gare de Medicine-Bow, la station prochaine, avait envoy� au-devant du train. Des voyageurs s'�taient approch�s et prenaient part � la discussion,--entre autres le susdit colonel Proctor, avec son verbe haut et ses gestes imp�rieux. Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie qui disait: �Non! il n'y a pas moyen de passer! Le pont de Medicine-Bow est �branl� et ne supporterait pas le poids du train.� Ce pont, dont il �tait question, �tait un pont suspendu, jet� sur un rapide, � un mille de l'endroit o� le convoi s'�tait arr�t�. Au dire du garde-voie, il mena�ait ruine, plusieurs des fils �taient rompus, et il �tait impossible d'en risquer le passage. Le garde-voie n'exag�rait donc en aucune fa�on en affirmant qu'on ne pouvait passer. Et d'ailleurs, avec les habitudes d'insouciance des Am�ricains, on peut dire que, quand ils se mettent � �tre prudents, il y aurait folie � ne pas l'�tre. Passepartout, n'osant aller pr�venir son ma�tre, �coutait, les dents serr�es, immobile comme une statue. �Ah ��! s'�cria le colonel Proctor, nous n'allons pas, j'imagine, rester ici � prendre racine dans la neige! --Colonel, r�pondit le conducteur, on a t�l�graphi� � la station d'Omaha pour demander un train, mais il n'est pas probable qu'il arrive � Medicine-Bow avant six heures. --Six heures! s'�cria Passepartout. --Sans doute, r�pondit le conducteur. D'ailleurs, ce temps nous sera n�cessaire pour gagner � pied la station. --� pied! s'�cri�rent tous les voyageurs. --Mais � quelle distance est donc cette station? demanda l'un d'eux au conducteur. --� douze milles, de l'autre c�t� de la rivi�re. --Douze milles dans la neige!� s'�cria Stamp W. Proctor. Le colonel lan�a une bord�e de jurons, s'en prenant � la compagnie, s'en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n'�tait pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait l� un obstacle mat�riel contre lequel �choueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son ma�tre. Au surplus, le d�sappointement �tait g�n�ral parmi les voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient oblig�s � faire une quinzaine de milles � travers la plaine couverte de neige. Aussi �tait-ce un brouhaha, des exclamations, des vocif�rations, qui auraient certainement attir� l'attention de Phileas Fogg, si ce gentleman n'e�t �t� absorb� par son jeu. Cependant Passepartout se trouvait dans la n�cessit� de le pr�venir, et, la t�te basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le m�canicien du train--un vrai Yankee, nomm� Forster--, �levant la voix, dit: �Messieurs, il y aurait peut-�tre moyen de passer. --Sur le pont? r�pondit un voyageur. --Sur le pont. --Avec notre train? demanda le colonel. --Avec notre train.� Passepartout s'�tait arr�t�, et d�vorait les paroles du m�canicien. �Mais le pont menace ruine! reprit le conducteur. --N'importe, r�pondit Forster. Je crois qu'en lan�ant le train avec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer. --Diable!� fit Passepartout. Mais un certain nombre de voyageurs avaient �t� imm�diatement s�duits par la proposition. Elle plaisait particuli�rement au colonel Proctor. Ce cerveau br�l� trouvait la chose tr�s faisable. Il rappela m�me que des ing�nieurs avaient eu l'id�e de passer des rivi�res �sans pont� avec des trains rigides lanc�s � toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les int�ress�s dans la question se rang�rent � l'avis du m�canicien. �Nous avons cinquante chances pour passer, disait l'un. --Soixante, disait l'autre. --Quatre-vingts!... quatre-vingt-dix sur cent!� Passepartout �tait ahuri, quoiqu'il f�t pr�t � tout tenter pour op�rer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop �am�ricaine�. �D'ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple � faire, et ces gens-l� n'y songent m�me pas!...� �Monsieur, dit-il � un des voyageurs, le moyen propos� par le m�canicien me para�t un peu hasard�, mais... --Quatre-vingts chances! r�pondit le voyageur, qui lui tourna le dos. --Je sais bien, r�pondit Passepartout en s'adressant � un autre gentleman, mais une simple r�flexion... --Pas de r�flexion, c'est inutile! r�pondit l'Am�ricain interpell� en haussant les �paules, puisque le m�canicien assure qu'on passera! --Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-�tre plus prudent... --Quoi! prudent! s'�cria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par hasard, fit bondir. � grande vitesse, on vous dit! Comprenez-vous? � grande vitesse! --Je sais... je comprends..., r�p�tait Passepartout, auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus naturel... --Qui? que? quoi? Qu'a-t-il donc celui-l� avec son naturel?...� s'�cria-t-on de toutes parts. Le pauvre gar�on ne savait plus de qui se faire entendre. �Est-ce que vous avez peur? lui demanda le colonel Proctor. --Moi, peur! s'�cria Passepartout. Eh bien, soit! Je montrerai � ces gens-l� qu'un Fran�ais peut �tre aussi am�ricain qu'eux! --En voiture! en voiture! criait le conducteur. --Oui! en voiture, r�p�tait Passepartout, en voiture! Et tout de suite! Mais on ne m'emp�chera pas de penser qu'il e�t �t� plus naturel de nous faire d'abord passer � pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le train ensuite!...� Mais personne n'entendit cette sage r�flexion, et personne n'e�t voulu en reconna�tre la justesse. Les voyageurs �taient r�int�gr�s dans leur wagon. Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s'�tait pass�. Les joueurs �taient tout entiers � leur whist. La locomotive siffla vigoureusement. Le m�canicien, renversant la vapeur, ramena son train en arri�re pendant pr�s d'un mille--, reculant comme un sauteur qui veut prendre son �lan. Puis, � un second coup de sifflet, la marche en avant recommen�a: elle s'acc�l�ra; bient�t la vitesse devint effroyable; on n'entendait plus qu'un seul hennissement sortant de la locomotive; les pistons battaient vingt coups � la seconde; les essieux des roues fumaient dans les bo�tes � graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidit� de cent milles � l'heure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur. Et l'on passa! Et ce fut comme un �clair. On ne vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d'une rive � l'autre, et le m�canicien ne parvint � arr�ter sa machine emport�e qu'� cinq milles au-del� de la station. Mais � peine le train avait-il franchi la rivi�re, que le pont, d�finitivement ruin�, s'ab�mait avec fracas dans le rapide de Medicine-Bow. XXIX O� IL SERA FAIT LE R�CIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION Le soir m�me, le train poursuivait sa route sans obstacles, d�passait le fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et arrivait � la passe d'Evans. En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut point du parcours, soit huit mille quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de l'oc�an. Les voyageurs n'avaient plus qu'� descendre jusqu'� l'Atlantique sur ces plaines sans limites, nivel�es par la nature. L� se trouvait sur le �grand trunk� l'embranchement de Denver-city, la principale ville du Colorado. Ce territoire est riche en mines d'or et d'argent, et plus de cinquante mille habitants y ont d�j� fix� leur demeure. � ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient �t� faits depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatre nuits et quatre jours, selon toute pr�vision, devaient suffire pour atteindre New York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les d�lais r�glementaires. Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le Lodge-pole-creek courait parall�lement � la voie, en suivant la fronti�re rectiligne commune aux �tats du Wyoming et du Colorado. � onze heures, on entrait dans le Nebraska, on passait pr�s du Sedgwick, et l'on touchait � Julesburgh, plac� sur la branche sud de Platte-river. C'est � ce point que se fit l'inauguration de l'Union Pacific Road, le 23 octobre 1867, et dont l'ing�nieur en chef fut le g�n�ral J. M. Dodge. L� s'arr�t�rent les deux puissantes locomotives, remorquant les neuf wagons des invit�s, au nombre desquels figurait le vice-pr�sident, Mr. Thomas C. Durant; l� retentirent les acclamations; l�, les Sioux et les Pawnies donn�rent le spectacle d'une petite guerre indienne; l�, les feux d'artifice �clat�rent; l�, enfin, se publia, au moyen d'une imprimerie portative, le premier num�ro du journal _Railway Pioneer_. Ainsi fut c�l�br�e l'inauguration de ce grand chemin de fer, instrument de progr�s et de civilisation, jet� � travers le d�sert et destin� � relier entre elles des villes et des cit�s qui n'existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre d'Amphion, allait bient�t les faire surgir du sol am�ricain. � huit heures du matin, le fort Mac-Pherson �tait laiss� en arri�re. Trois cent cinquante-sept milles s�parent ce point d'Omaha. La voie ferr�e suivait, sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosit�s de la branche sud de Platte-river. � neuf heures, on arrivait � l'importante ville de North-Platte, b�tie entre ces deux bras du grand cours d'eau, qui se rejoignent autour d'elle pour ne plus former qu'une seule art�re--, affluent consid�rable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri, un peu au-dessus d'Omaha. Le cent-uni�me m�ridien �tait franchi. Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun d'eux ne se plaignait de la longueur de la route--, pas m�me le mort. Fix avait commenc� par gagner quelques guin�es, qu'il �tait en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins passionn� que Mr. Fogg. Pendant cette matin�e, la chance favorisa singuli�rement ce gentleman. Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains. � un certain moment, apr�s avoir combin� un coup audacieux, il se pr�parait � jouer pique, quand, derri�re la banquette, une voix se fit entendre, qui disait: �Moi, je jouerais carreau...� Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix lev�rent la t�te. Le colonel Proctor �tait pr�s d'eux. Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussit�t. �Ah! c'est vous, monsieur l'Anglais, s'�cria le colonel, c'est vous qui voulez jouer pique! --Et qui le joue, r�pondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix de cette couleur. --Eh bien, il me pla�t que ce soit carreau�, r�pliqua le colonel Proctor d'une voix irrit�e. Et il fit un geste pour saisir la carte jou�e, en ajoutant: �Vous n'entendez rien � ce jeu. --Peut-�tre serai-je plus habile � un autre, dit Phileas Fogg, qui se leva. --Il ne tient qu'� vous d'en essayer, fils de John Bull!� r�pliqua le grossier personnage. Mrs. Aouda �tait devenue p�le. Tout son sang lui refluait au coeur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement. Passepartout �tait pr�t � se jeter sur l'Am�ricain, qui regardait son adversaire de l'air le plus insultant. Mais Fix s'�tait lev�, et, allant au colonel Proctor, il lui dit: �Vous oubliez que c'est moi � qui vous avez affaire, monsieur, moi que vous avez, non seulement injuri�, mais frapp�! --Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me regarde seul. En pr�tendant que j'avais tort de jouer pique, le colonel m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra raison. --Quand vous voudrez, et o� vous voudrez, r�pondit l'Am�ricain, et � l'arme qu'il vous plaira!� Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle � son compte. Passepartout voulait jeter le colonel par la porti�re, mais un signe de son ma�tre l'arr�ta. Phileas Fogg quitta le wagon, et l'Am�ricain le suivit sur la passerelle. �Monsieur, dit Mr. Fogg � son adversaire, je suis fort press� de retourner en Europe, et un retard quelconque pr�judicierait beaucoup � mes int�r�ts. --Eh bien! qu'est-ce que cela me fait? r�pondit le colonel Proctor. --Monsieur, reprit tr�s poliment Mr. Fogg, apr�s notre rencontre � San Francisco, j'avais form� le projet de venir vous retrouver en Am�rique, d�s que j'aurais termin� les affaires qui m'appellent sur l'ancien continent. --Vraiment! --Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois? --Pourquoi pas dans six ans? --Je dis six mois, r�pondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous. --Des d�faites, tout cela! s'�cria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou pas. --Soit, r�pondit Mr. Fogg. Vous allez � New York? --Non. --� Chicago? --Non. --� Omaha? --Peu vous importe! Connaissez-vous Plum-Creek? --Non, r�pondit Mr. Fogg. --C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut �changer quelques coups de revolver. --Soit, r�pondit Mr. Fogg. Je m'arr�terai � Plum-Creek. --Et je crois m�me que vous y resterez! ajouta l'Am�ricain avec une insolence sans pareille. --Qui sait, monsieur?� r�pondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que d'habitude. L�, le gentleman commen�a par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les fanfarons n'�taient jamais � craindre. Puis il pria Fix de lui servir de t�moin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait. � onze heures, le sifflet de la locomotive annon�a l'approche de la station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la passerelle. Passepartout l'accompagnait, portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda �tait rest�e dans le wagon, p�le comme une morte. En ce moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel Proctor apparut �galement sur la passerelle, suivi de son t�moin, un Yankee de sa trempe. Mais � l'instant o� les deux adversaires allaient descendre sur la voie, le conducteur accourut et leur cria: �On ne descend pas, messieurs. --Et pourquoi? demanda le colonel. --Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s'arr�te pas. --Mais je dois me battre avec monsieur. --Je le regrette, r�pondit l'employ�, mais nous repartons imm�diatement. Voici la cloche qui sonne!� La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route. �Je suis vraiment d�sol�, messieurs, dit alors le conducteur. En toute autre circonstance, j'aurai pu vous obliger. Mais, apr�s tout, puisque vous n'avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous emp�che de vous battre en route? --Cela ne conviendra peut-�tre pas � monsieur! dit le colonel Proctor d'un air goguenard. --Cela me convient parfaitement�, r�pondit Phileas Fogg. �Allons, d�cid�ment, nous sommes en Am�rique! pensa Passepartout, et le conducteur de train est un gentleman du meilleur monde!� Et ce disant il suivit son ma�tre. Les deux adversaires, leurs t�moins, pr�c�d�s du conducteur, se rendirent, en passant d'un wagon � l'autre, � l'arri�re du train. Le dernier wagon n'�tait occup� que par une dizaine de voyageurs. Le conducteur leur demanda s'ils voulaient bien, pour quelques instants, laisser la place libre � deux gentlemen qui avaient une affaire d'honneur � vider. Comment donc! Mais les voyageurs �taient trop heureux de pouvoir �tre agr�ables aux deux gentlemen, et ils se retir�rent sur les passerelles. Ce wagon, long d'une cinquantaine de pieds, se pr�tait tr�s convenablement � la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher l'un sur l'autre entre les banquettes et s'arquebuser � leur aise. Jamais duel ne fut plus facile � r�gler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, munis chacun de deux revolvers � six coups, entr�rent dans le wagon. Leurs t�moins, rest�s en dehors, les y enferm�rent. Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu... Puis, apr�s un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen. Rien de plus simple en v�rit�. C'�tait m�me si simple, que Fix et Passepartout sentaient leur coeur battre � se briser. On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent. Des d�tonations les accompagn�rent, mais elles ne venaient point du wagon r�serv� aux duellistes. Ces d�tonations se prolongeaient, au contraire, jusqu'� l'avant et sur toute la ligne du train. Des cris de frayeur se faisaient entendre � l'int�rieur du convoi. Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussit�t du wagon et se pr�cipit�rent vers l'avant, o� retentissaient plus bruyamment les d�tonations et les cris. Ils avaient compris que le train �tait attaqu� par une bande de Sioux. Ces hardis Indiens n'en �taient pas � leur coup d'essai, et plus d'une fois d�j� ils avaient arr�t� les convois. Suivant leur habitude, sans attendre l'arr�t du train, s'�lan�ant sur les marchepieds au nombre d'une centaine, ils avaient escalad� les wagons comme fait un clown d'un cheval au galop. Ces Sioux �taient munis de fusils. De l� les d�tonations auxquelles les voyageurs, presque tous arm�s, ripostaient par des coups de revolver. Tout d'abord, les Indiens s'�taient pr�cipit�s sur la machine. Le m�canicien et le chauffeur avaient �t� � demi assomm�s � coups de casse-t�te. Un chef sioux, voulant arr�ter le train, mais ne sachant pas manoeuvrer la manette du r�gulateur, avait largement ouvert l'introduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, emport�e, courait avec une vitesse effroyable. En m�me temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme des singes en fureur sur les imp�riales, ils enfon�aient les porti�res et luttaient corps � corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages, forc� et pill�, les colis �taient pr�cipit�s sur la voie. Cris et coups de feu ne discontinuaient pas. Cependant les voyageurs se d�fendaient avec courage. Certains wagons, barricad�s, soutenaient un si�ge, comme de v�ritables forts ambulants, emport�s avec une rapidit� de cent milles � l'heure. D�s le d�but de l'attaque, Mrs. Aouda s'�tait courageusement comport�e. Le revolver � la main, elle se d�fendait h�ro�quement, tirant � travers les vitres bris�es, lorsque quelque sauvage se pr�sentait � elle. Une vingtaine de Sioux, frapp�s � mort, �taient tomb�s sur la voie, et les roues des wagons �crasaient comme des vers ceux d'entre eux qui glissaient sur les rails du haut des passerelles. Plusieurs voyageurs, gri�vement atteints par les balles ou les casse-t�te, gisaient sur les banquettes. Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait d�j� depuis dix minutes, et ne pouvait que se terminer � l'avantage des Sioux, si le train ne s'arr�tait pas. En effet, la station du fort Kearney n'�tait pas � deux milles de distance. L� se trouvait un poste am�ricain; mais ce poste pass�, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux seraient les ma�tres du train. Le conducteur se battait aux c�t�s de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. En tombant, cet homme s'�cria: �Nous sommes perdus, si le train ne s'arr�te pas avant cinq minutes! --Il s'arr�tera! dit Phileas Fogg, qui voulut s'�lancer hors du wagon. --Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela me regarde!� Phileas Fogg n'eut pas le temps d'arr�ter ce courageux gar�on, qui, ouvrant une porti�re sans �tre vu des Indiens, parvint � se glisser sous le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa t�te, retrouvant son agilit�, sa souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, s'accrochant aux cha�nes, s'aidant du levier des freins et des longerons des ch�ssis, rampant d'une voiture � l'autre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsi l'avant du train. Il n'avait pas �t� vu, il n'avait pu l'�tre. L�, suspendu d'une main entre le wagon des bagages et le tender, de l'autre il d�crocha les cha�nes de s�ret�; mais par suite de la traction op�r�e, il n'aurait jamais pu parvenir � d�visser la barre d'attelage, si une secousse que la machine �prouva n'e�t fait sauter cette barre, et le train, d�tach�, resta peu � peu en arri�re, tandis que la locomotive s'enfuyait avec une nouvelle vitesse. Emport� par la force acquise, le train roula encore pendant quelques minutes, mais les freins furent manoeuvr�s � l'int�rieur des wagons, et le convoi s'arr�ta enfin, � moins de cent pas de la station de Kearney. L�, les soldats du fort, attir�s par les coups de feu, accoururent en h�te. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant l'arr�t complet du train, toute la bande avait d�camp�. Mais quand les voyageurs se compt�rent sur le quai de la station, ils reconnurent que plusieurs manquaient � l'appel, et entre autres le courageux Fran�ais dont le d�vouement venait de les sauver. XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils �t� tu�s dans la lutte? �taient-ils prisonniers des Sioux? On ne pouvait encore le savoir. Les bless�s �taient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun n'�tait atteint mortellement. Un d�s plus gri�vement frapp�, c'�tait le colonel Proctor, qui s'�tait bravement battu, et qu'une balle � l'aine avait renvers�. Il fut transport� � la gare avec d'autres voyageurs, dont l'�tat r�clamait des soins imm�diats. Mrs. Aouda �tait sauve. Phileas Fogg, qui ne s'�tait pas �pargn�, n'avait pas une �gratignure. Fix �tait bless� au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme. Cependant tous les voyageurs avaient quitt� le train. Les roues des wagons �taient tach�es de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient d'informes lambeaux de chair. On voyait � perte de vue sur la plaine blanche de longues tra�n�es rouges. Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du c�t� de Republican-river. Mr. Fogg, les bras crois�s, restait immobile. Il avait une grave d�cision � prendre. Mrs. Aouda, pr�s de lui, le regardait sans prononcer une parole... Il comprit ce regard. Si son serviteur �tait prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour l'arracher aux Indiens?... �Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement � Mrs. Aouda. --Ah! monsieur... monsieur Fogg! s'�cria la jeune femme, en saisissant les mains de son compagnon qu'elle couvrit de larmes. --Vivant! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute!� Par cette r�solution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot � New York. Son pari �tait irr�vocablement perdu. Mais devant cette pens�e: �C'est mon devoir!� il n'avait pas h�sit�. Le capitaine commandant le fort Kearney �tait l�. Ses soldats--une centaine d'hommes environ--s'�taient mis sur la d�fensive pour le cas o� les Sioux auraient dirig� une attaque directe contre la gare. �Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu. --Morts? demanda le capitaine. --Morts ou prisonniers, r�pondit Phileas Fogg. L� est une incertitude qu'il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux? --Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir jusqu'au-del� de l'Arkansas! Je ne saurais abandonner le fort qui m'est confi�. --Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s'agit de la vie de trois hommes. --Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois? --Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez. --Monsieur, r�pondit le capitaine, personne ici n'a � m'apprendre quel est mon devoir. --Soit, dit froidement Phileas Fogg. J'irai seul! --Vous, monsieur! s'�cria Fix, qui s'�tait approch�, aller seul � la poursuite des Indiens! --Voulez-vous donc que je laisse p�rir ce malheureux, � qui tout ce qui est vivant ici doit la vie? J'irai. --Eh bien, non, vous n'irez pas seul! s'�cria le capitaine, �mu malgr� lui. Non! Vous �tes un brave coeur!... Trente hommes de bonne volont�!� ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats. Toute la compagnie s'avan�a en masse. Le capitaine n'eut qu'� choisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent d�sign�s, et un vieux sergent se mit � leur t�te. �Merci, capitaine! dit Mr. Fogg. --Vous me permettrez de vous accompagner? demanda Fix au gentleman. --Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui r�pondit Phileas Fogg. Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez pr�s de Mrs. Aouda. Au cas o� il m'arriverait malheur...� Une p�leur subite envahit la figure de l'inspecteur de police. Se s�parer de l'homme qu'il avait suivi pas � pas et avec tant de persistance! Le laisser s'aventurer ainsi dans ce d�sert! Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoi qu'il en e�t, malgr� ses pr�ventions, en d�pit du combat qui se livrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard calme et franc. �Je resterai�, dit-il. Quelques instants apr�s, Mr. Fogg avait serr� la main de la jeune femme; puis, apr�s lui avoir remis son pr�cieux sac de voyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe. Mais avant de partir, il avait dit aux soldats: �Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les prisonniers!� Il �tait alors midi et quelques minutes. Mrs. Aouda s'�tait retir�e dans une chambre de la gare, et l�, seule, elle attendait, songeant � Phileas Fogg, � cette g�n�rosit� simple et grande, � ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifi� sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sans h�sitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg �tait un h�ros � ses yeux. L'inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait f�brilement sur le quai de la gare. Un moment subjugu�, il redevenait lui-m�me. Fogg parti, il comprenait la sottise qu'il avait faite de le laisser partir. Quoi! cet homme qu'il venait de suivre autour du monde, il avait consenti � s'en s�parer! Sa nature reprenait le dessus, il s'incriminait, il s'accusait, il se traitait comme s'il e�t �t� le directeur de la police m�tropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant d�lit de na�vet�. �J'ai �t� inepte! pensait-il. L'autre lui aura appris qui j'�tais! Il est parti, il ne reviendra pas! O� le reprendre maintenant? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre d'arrestation! D�cid�ment je ne suis qu'une b�te!� Ainsi raisonnait l'inspecteur de police, tandis que les heures s'�coulaient si lentement � son gr�. Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie de tout dire � Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait re�u par la jeune femme. Quel parti prendre? Il �tait tent� de s'en aller � travers les longues plaines blanches, � la poursuite de ce Fogg! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du d�tachement �taient encore imprim�s sur la neige!... Mais bient�t, sous une couche nouvelle, toute empreinte s'effa�a. Alors le d�couragement prit Fix. Il �prouva comme une insurmontable envie d'abandonner la partie. Or, pr�cis�ment, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si f�cond en d�convenues, lui fut offerte. En effet, vers deux heures apr�s midi, pendant que la neige tombait � gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l'est. Une �norme ombre, pr�c�d�e d'une lueur fauve, s'avan�ait lentement, consid�rablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique. Cependant on n'attendait encore aucun train venant de l'est. Les secours r�clam�s par le t�l�graphe ne pouvaient arriver sit�t, et le train d'Omaha � San Francisco ne devait passer que le lendemain.--On fut bient�t fix�. Cette locomotive qui marchait � petite vapeur, en jetant de grands coups de sifflet, c'�tait celle qui, apr�s avoir �t� d�tach�e du train, avait continu� sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le m�canicien inanim�s. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles; puis, le feu avait baiss�, faute de combustible; la vapeur s'�tait d�tendue, et une heure apr�s, ralentissant peu � peu sa marche, la machine s'arr�tait enfin � vingt milles au-del� de la station de Kearney. Ni le m�canicien ni le chauffeur n'avaient succomb�, et, apr�s un �vanouissement assez prolong�, ils �taient revenus � eux. La machine �tait alors arr�t�e. Quand il se vit dans le d�sert, la locomotive seule, n'ayant plus de wagons � sa suite, le m�canicien comprit ce qui s'�tait pass�. Comment la locomotive avait �t� d�tach�e du train, il ne put le deviner, mais il n'�tait pas douteux, pour lui, que le train, rest� en arri�re, se trouv�t en d�tresse. Le m�canicien n'h�sita pas sur ce qu'il devait faire. Continuer la route dans la direction d'Omaha �tait prudent; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-�tre encore, �tait dangereux... N'importe! Des pellet�es de charbon et de bois furent engouffr�es dans le foyer de sa chaudi�re, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures apr�s midi, la machine revenait en arri�re vers la station de Kearney. C'�tait elle qui sifflait dans la brume. Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en t�te du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu. � l'arriv�e de la machine, Mrs. Aouda avait quitt� la gare, et s'adressant au conducteur: �Vous allez partir? lui demanda-t-elle. --� l'instant, madame. --Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons... --Je ne puis interrompre le service, r�pondit le conducteur. Nous avons d�j� trois heures de retard. --Et quand passera l'autre train venant de San Francisco? --Demain soir, madame. --Demain soir! mais il sera trop tard. Il faut attendre... --C'est impossible, r�pondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture. --Je ne partirai pas�, r�pondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il �tait d�cid� � quitter Kearney, et maintenant que le train �tait l�, pr�t � s'�lancer, qu'il n'avait plus qu'� reprendre sa place dans le wagon, une irr�sistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui br�lait les pieds, et il ne pouvait s'en arracher. Le combat recommen�ait en lui. La col�re de l'insucc�s l'�touffait. Il voulait lutter jusqu'au bout. Cependant les voyageurs et quelques bless�s--entre autres le colonel Proctor, dont l'�tat �tait grave--avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudi�re surchauff�e, et la vapeur s'�chappait par les soupapes. Le m�canicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bient�t, m�lant sa fum�e blanche au tourbillon des neiges. L'inspecteur Fix �tait rest�. Quelques heures s'�coul�rent. Le temps �tait fort mauvais, le froid tr�s vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On e�t pu croire qu'il dormait. Mrs. Aouda, malgr� la rafale, quittait � chaque instant la chambre qui avait �t� mise � sa disposition. Elle venait � l'extr�mit� du quai, cherchant � voir � travers la temp�te de neige, voulant percer cette brume qui r�duisait l'horizon autour d'elle, �coutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et toujours inutilement. Le soir se fit. Le petit d�tachement n'�tait pas de retour. O� �tait-il en ce moment? Avait-il pu rejoindre les Indiens? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard? Le capitaine du fort Kearney �tait tr�s inquiet, bien qu'il ne voul�t rien laisser para�tre de son inqui�tude. La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensit� du froid s'accrut. Le regard le plus intr�pide n'e�t pas consid�r� sans �pouvante cette obscure immensit�. Un absolu silence r�gnait sur la plaine. Ni le vol d'un oiseau, ni la pass�e d'un fauve n'en troublait le calme infini. Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l'esprit plein de pressentiments sinistres, le coeur rempli d'angoisses, erra sur la lisi�re de la prairie. Son imagination l'emportait au loin et lui montrait mille dangers. Ce qu'elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait s'exprimer. Fix �tait toujours immobile � la m�me place, mais, lui non plus, il ne dormait pas. � un certain moment, un homme s'�tait approch�, lui avait parl� m�me, mais l'agent l'avait renvoy�, apr�s r�pondu � ses paroles par un signe n�gatif. La nuit s'�coula ainsi. � l'aube, le disque � demi �teint du soleil se leva sur un horizon embrum�. Cependant la port�e du regard pouvait s'�tendre � une distance de deux milles. C'�tait vers le sud que Phileas Fogg et le d�tachement s'�taient dirig�s... Le sud �tait absolument d�sert. Il �tait alors sept heures du matin. Le capitaine, extr�mement soucieux, ne savait quel parti prendre. Devait-il envoyer un second d�tachement au secours du premier? Devait-il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui �taient sacrifi�s tout d'abord? Mais son h�sitation ne dura pas, et d'un geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l'ordre de pousser une reconnaissance dans le sud--, quand des coups de feu �clat�rent. �tait-ce un signal? Les soldats se jet�rent hors du fort, et � un demi-mille ils aper�urent une petite troupe qui revenait en bon ordre. Mr. Fogg marchait en t�te, et pr�s de lui Passepartout et les deux autres voyageurs, arrach�s aux mains des Sioux. Il y avait eu combat � dix milles au sud de Kearney. Peu d'instants avant l'arriv�e du d�tachement, Passepartout et ses deux compagnons luttaient d�j� contre leurs gardiens, et le Fran�ais en avait assomm� trois � coups de poing, quand son ma�tre et les soldats se pr�cipit�rent � leur secours. Tous, les sauveurs et les sauv�s, furent accueillis par des cris de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu'il leur avait promise, tandis que Passepartout se r�p�tait, non sans quelque raison: �D�cid�ment, il faut avouer que je co�te cher � mon ma�tre!� Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il e�t �t� difficile d'analyser les impressions qui se combattaient alors en lui. Quant � Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole! Cependant Passepartout, d�s son arriv�e, avait cherch� le train dans la gare. Il croyait le trouver l�, pr�t � filer sur Omaha, et il esp�rait que l'on pourrait encore regagner le temps perdu. �Le train, le train! s'�cria-t-il. --Parti, r�pondit Fix. --Et le train suivant, quand passera-t-il? demanda Phileas Fogg. --Ce soir seulement. --Ah!� r�pondit simplement l'impassible gentleman. XXXI DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TR�S S�RIEUSEMENT LES INT�R�TS DE PHILEAS FOGG Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la cause involontaire de ce retard, �tait d�sesp�r�. Il avait d�cid�ment ruin� son ma�tre! En ce moment, l'inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien en face: �Tr�s s�rieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous �tes press�? --Tr�s s�rieusement, r�pondit Phileas Fogg. --J'insiste, reprit Fix. Vous avez bien int�r�t � �tre � New York le 11, avant neuf heures du soir, heure du d�part du paquebot de Liverpool? --Un int�r�t majeur. --Et si votre voyage n'e�t pas �t� interrompu par cette attaque d'Indiens, vous seriez arriv� � New York le 11, d�s le matin? --Oui, avec douze heures d'avance sur le paquebot. --Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze, l'�cart est de huit. C'est huit heures � regagner. Voulez-vous tenter de le faire? --� pied? demanda Mr. Fogg. --Non, en tra�neau, r�pondit Fix, en tra�neau � voiles. Un homme m'a propos� ce moyen de transport.� C'�tait l'homme qui avait parl� � l'inspecteur de police pendant la nuit, et dont Fix avait refus� l'offre. Phileas Fogg ne r�pondit pas � Fix; mais Fix lui ayant montr� l'homme en question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla � lui. Un instant apr�s, Phileas Fogg et cet Am�ricain, nomm� Mudge, entraient dans une hutte construite au bas du fort Kearney. L�, Mr. Fogg examina un assez singulier v�hicule, sorte de ch�ssis, �tabli sur deux longues poutres, un peu relev�es � l'avant comme les semelles d'un tra�neau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient prendre place. Au tiers du ch�ssis, sur l'avant, se dressait un m�t tr�s �lev�, sur lequel s'enverguait une immense brigantine. Ce m�t, solidement retenu par des haubans m�talliques, tendait un �tai de fer qui servait � guinder un foc de grande dimension. � l'arri�re, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger l'appareil. C'�tait, on le voit, un tra�neau gr�� en sloop. Pendant l'hiver, sur la plaine glac�e, lorsque les trains sont arr�t�s par les neiges, ces v�hicules font des travers�es extr�mement rapides d'une station � l'autre. Ils sont, d'ailleurs, prodigieusement voil�s--plus voil�s m�me que ne peut l'�tre un cotre de course, expos� � chavirer--, et, vent arri�re, ils glissent � la surface des prairies avec une rapidit� �gale, sinon sup�rieure, � celle des express. En quelques instants, un march� fut conclu entre Mr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. Le vent �tait bon. Il soufflait de l'ouest en grande brise. La neige �tait durcie, et Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures � la station d'Omaha. L�, les trains sont fr�quents et les voies nombreuses, qui conduisent � Chicago et � New York. Il n'�tait pas impossible que le retard f�t regagn�. Il n'y avait donc pas � h�siter � tenter l'aventure. Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d'une travers�e en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout � la station de Kearney. L'honn�te gar�on se chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables. Mrs. Aouda refusa de se s�parer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit tr�s heureux de cette d�termination. En effet, pour rien au monde il n'e�t voulu quitter son ma�tre, puisque Fix devait l'accompagner. Quant � ce que pensait alors l'inspecteur de police ce serait difficile � dire. Sa conviction avait-elle �t� �branl�e par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extr�mement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire qu'il serait absolument en s�ret� en Angleterre? Peut-�tre l'opinion de Fix touchant Phileas Fogg �tait-elle en effet modifi�e. Mais il n'en �tait pas moins d�cid� � faire son devoir et, plus impatient que tous, � presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre. � huit heures, le tra�neau �tait pr�t � partir. Les voyageurs--on serait tent� de dire les passagers--y prenaient place et se serraient �troitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles �taient hiss�es, et, sous l'impulsion du vent, le v�hicule filait sur la neige durcie avec une rapidit� de quarante milles � l'heure. La distance qui s�pare le fort Kearney d'Omaha est, en droite ligne--� vol d'abeille, comme disent les Am�ricains--, de deux cents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait �tre franchie. Si aucun incident ne se produisait, � une heure apr�s midi le tra�neau devait avoir atteint Omaha. Quelle travers�e! Les voyageurs, press�s les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur e�t coup� la parole. Le tra�neau glissait aussi l�g�rement � la surface de la plaine qu'une embarcation � la surface des eaux--, avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le tra�neau f�t enlev� du sol par ses voiles, vastes ailes d'une immense envergure. Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d'un coup de godille il rectifiait les embard�es que l'appareil tendait � faire. Toute la toile portait. Le foc avait �t� perc� et n'�tait plus abrit� par la brigantine. Un m�t de hune fut guind�, et une fl�che, tendue au vent, ajouta sa puissance d'impulsion � celle des autres voiles. On ne pouvait l'estimer, math�matiquement, mais certainement la vitesse du tra�neau ne devait pas �tre moindre de quarante milles � l'heure. �Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons!� Et Mudge avait int�r�t � arriver dans le d�lai convenu, car Mr. Fogg, fid�le � son syst�me, l'avait all�ch� par une forte prime. La prairie, que le tra�neau coupait en ligne droite, �tait plate comme une mer. On e�t dit un immense �tang glac�. Le rail-road qui desservait cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte-river. Le tra�neau, abr�geant cette route, prenait la corde de l'arc d�crit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d'�tre arr�t� par la Platte-river, � ce petit coude qu'elle fait en avant de Fremont, puisque ses eaux �taient glac�es. Le chemin �tait donc enti�rement d�barrass� d'obstacles, et Phileas Fogg n'avait donc que deux circonstances � redouter: une avarie � l'appareil, un changement ou une tomb�e du vent. Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait � courber le m�t, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins m�talliques, semblables aux cordes d'un instrument, r�sonnaient comme si un archet e�t provoqu� leurs vibrations. Le tra�neau s'enlevait au milieu d'une harmonie plaintive, d'une intensit� toute particuli�re. �Ces cordes donnent la quinte et l'octave�, dit Mr. Fogg. Et ce furent les seules paroles qu'il pronon�a pendant cette travers�e. Mrs. Aouda, soigneusement empaquet�e dans les fourrures et les couvertures de voyage, �tait, autant que possible, pr�serv�e des atteintes du froid. Quant � Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond d'imperturbable confiance qu'il poss�dait, il s'�tait repris � esp�rer. Au lieu d'arriver le matin � New York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pour que ce f�t avant le d�part du paquebot de Liverpool. Passepartout avait m�me �prouv� une forte envie de serrer la main de son alli� Fix. Il n'oubliait pas que c'�tait l'inspecteur lui-m�me qui avait procur� le tra�neau � voiles, et, par cons�quent, le seul moyen qu'il y e�t de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa r�serve accoutum�e. En tout cas, une chose que Passepartout n'oublierait jamais, c'�tait le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans h�siter, pour l'arracher aux mains des Sioux. � cela, Mr. Fogg avait risqu� sa fortune et sa vie... Non! son serviteur ne l'oublierait pas! Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller � des r�flexions si diverses, le tra�neau volait sur l'immense tapis de neige. S'il passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne s'en apercevait pas. Les champs et les cours d'eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaine �tait absolument d�serte. Comprise entre l'Union Pacific Road et l'embranchement qui doit r�unir Kearney � Saint-Joseph, elle formait comme une grande �le inhabit�e. Pas un village, pas une station, pas m�me un fort. De temps en temps, on voyait passer comme un �clair quelque arbre grima�ant, dont le blanc squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d'oiseaux sauvages s'enlevaient du m�me vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes nombreuses, maigres, affam�s, pouss�s par un besoin f�roce, luttaient de vitesse avec le tra�neau. Alors Passepartout, le revolver � la main, se tenait pr�t � faire feu sur les plus rapproch�s. Si quelque accident e�t alors arr�t� le tra�neau, les voyageurs, attaqu�s par ces f�roces carnassiers, auraient couru les plus grands risques. Mais le tra�neau tenait bon, il ne tardait pas � prendre de l'avance, et bient�t toute la bande hurlante restait en arri�re. � midi, Mudge reconnut � quelques indices qu'il passait le cours glac� de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il �tait d�j� s�r que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station d'Omaha. Et, en effet, il n'�tait pas une heure, que ce guide habile, abandonnant la barre, se pr�cipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande, pendant que le tra�neau, emport� par son irr�sistible �lan, franchissait encore un demi-mille � sec de toile. Enfin il s'arr�ta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige, disait: �Nous sommes arriv�s.� Arriv�s! Arriv�s, en effet, � cette station qui, par des trains nombreux, est quotidiennement en communication avec l'est des �tats-Unis! Passepartout et Fix avaient saut� � terre et secouaient leurs membres engourdis. Ils aid�rent Mr. Fogg et la jeune femme � descendre du tra�neau. Phileas Fogg r�gla g�n�reusement avec Mudge, auquel Passepartout serra la main comme � un ami, et tous se pr�cipit�rent vers la gare d'Omaha. C'est � cette importante cit� du Nebraska que s'arr�te le chemin de fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en communication avec le grand oc�an. Pour aller d'Omaha � Chicago, le rail-road, sous le nom de �Chicago-Rock-island-road�, court directement dans l'est en desservant cinquante stations. Un train direct �tait pr�t � partir. Phileas Fogg et ses compagnons n'eurent que le temps de se pr�cipiter dans un wagon. Ils n'avaient rien vu d'Omaha, mais Passepartout s'avoua � lui-m�me qu'il n'y avait pas lieu de le regretter, et que ce n'�tait pas de voir qu'il s'agissait. Avec une extr�me rapidit�, ce train passa dans l'�tat d'Iowa, par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le Mississippi � Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans l'Illinois. Le lendemain, 10, � quatre heures du soir il arrivait � Chicago, d�j� relev�e de ses ruines, et plus fi�rement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan. Neuf cents milles s�parent Chicago de New York. Les trains ne manquaient pas � Chicago. Mr. Fogg passa imm�diatement de l'un dans l'autre. La fringante locomotive du �Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road� partit � toute vitesse, comme si elle e�t compris que l'honorable gentleman n'avait pas de temps � perdre. Elle traversa comme un �clair l'Indiana, l'Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas de maisons encore. Enfin l'Hudson apparut, et, le 11 d�cembre, � onze heures un quart du soir, le train s'arr�tait dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le �pier� m�me des steamers de la ligne Cunard, autrement dite �British and North American royal mail steam packet Co.� Le _China_, � destination de Liverpool, �tait parti depuis quarante-cinq minutes! XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE En partant, le _China_ semblait avoir emport� avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg. En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre l'Am�rique et l'Europe, ni les transatlantiques fran�ais, ni les navires du �White-Star-line�, ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du gentleman. En effet, le _Pereire_, de la Compagnie transatlantique fran�aise--dont les admirables b�timents �galent en vitesse et surpassent en confortable tous ceux des autres lignes, sans exception--, ne partait que le surlendemain, 14 d�cembre. Et d'ailleurs, de m�me que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il n'allait pas directement � Liverpool ou � Londres, mais au Havre, et cette travers�e suppl�mentaire du Havre � Southampton, en retardant Phileas Fogg, e�t annul� ses derniers efforts. Quant aux paquebots Imman, dont l'un, le _City-of-Paris_, mettait en mer le lendemain, il n'y fallait pas songer. Ces navires sont particuli�rement affect�s au transport des �migrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant � la voile qu'� la vapeur, et leur vitesse est m�diocre. Ils employaient � cette travers�e de New York � l'Angleterre plus de temps qu'il n'en restait � Mr. Fogg pour gagner son pari. De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son _Bradshaw_, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transoc�anienne. Passepartout �tait an�anti. Avoir manqu� le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. C'�tait sa faute � lui, qui, au lieu d'aider son ma�tre, n'avait cess� de semer des obstacles sur sa route! Et quand il revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il supputait les sommes d�pens�es en pure perte et dans son seul int�r�t, quand il songeait que cet �norme pari, en y joignant les frais consid�rables de ce voyage devenu inutile, ruinait compl�tement Mr. Fogg, il s'accablait d'injures. Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots: �Nous aviserons demain. Venez.� Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout travers�rent l'Hudson dans le Jersey-city-ferry-boat, et mont�rent dans un fiacre, qui les conduisit � l'h�tel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises � leur disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit d'un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer. Le lendemain, c'�tait le 12 d�cembre. Du 12, sept heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg f�t parti la veille par le _China_, l'un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arriv� � Liverpool, puis � Londres, dans les d�lais voulus! Mr. Fogg quitta l'h�tel, seul, apr�s avoir recommand� � son domestique de l'attendre et de pr�venir Mrs. Aouda de se tenir pr�te � tout instant. Mr. Fogg se rendit aux rives de l'Hudson, et parmi les navires amarr�s au quai ou ancr�s dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui �taient en partance. Plusieurs b�timents avaient leur guidon de d�part et se pr�paraient � prendre la mer � la mar�e du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il n'est pas de jour o� cent navires ne fassent route pour tous les points du monde; mais la plupart �taient des b�timents � voiles, et ils ne pouvaient convenir � Phileas Fogg. Ce gentleman semblait devoir �chouer dans sa derni�re tentative, quand il aper�ut, mouill� devant la Batterie, � une encablure au plus, un navire de commerce � h�lice, de formes fines, dont la chemin�e, laissant �chapper de gros flocons de fum�e, indiquait qu'il se pr�parait � appareiller. Phileas Fogg h�la un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups d'aviron, il se trouvait � l'�chelle de l'_Henrietta_, steamer � coque de fer, dont tous les hauts �taient en bois. Le capitaine de l'_Henrietta_ �tait � bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se pr�senta aussit�t. C'�tait un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon qui ne devait pas �tre commode. Gros yeux, teint de cuivre oxyd�, cheveux rouges, forte encolure,--rien de l'aspect d'un homme du monde. �Le capitaine? demanda Mr. Fogg. --C'est moi. --Je suis Phileas Fogg, de Londres. --Et moi, Andrew Speedy, de Cardif. --Vous allez partir?... --Dans une heure. --Vous �tes charg� pour...? --Bordeaux. --Et votre cargaison? --Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest. --Vous avez des passagers? --Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et raisonnante. --Votre navire marche bien? --Entre onze et douze noeuds. L'_Henrietta_, bien connue. --Voulez-vous me transporter � Liverpool, moi et trois personnes? --� Liverpool? Pourquoi pas en Chine? --Je dis Liverpool. --Non! --Non? --Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais � Bordeaux. --N'importe quel prix? --N'importe quel prix.� Le capitaine avait parl� d'un ton qui n'admettait pas de r�plique. �Mais les armateurs de l'_Henrietta_... reprit Phileas Fogg. --Les armateurs, c'est moi, r�pondit le capitaine. Le navire m'appartient. --Je vous affr�te. --Non. --Je vous l'ach�te. --Non.� Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation �tait grave. Il n'en �tait pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de l'_Henrietta_ comme du patron de la _Tankad�re_. Jusqu'ici l'argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci, l'argent �chouait. Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique en bateau--� moins de le traverser en ballon--, ce qui e�t �t� fort aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'�tait pas r�alisable. Il para�t, pourtant, que Phileas Fogg eut une id�e, car il dit au capitaine: �Eh bien, voulez-vous me mener � Bordeaux? --Non, quand m�me vous me paieriez deux cents dollars! --Je vous en offre deux mille (10 000 F). --Par personne? --Par personne. --Et vous �tes quatre? --Quatre.� Le capitaine Speedy commen�a � se gratter le front, comme s'il e�t voulu en arracher l'�piderme. Huit mille dollars � gagner, sans modifier son voyage, cela valait bien la peine qu'il m�t de c�t� son antipathie prononc�e pour toute esp�ce de passager. Des passagers � deux mille dollars, d'ailleurs, ce ne sont plus des passagers, c'est de la marchandise pr�cieuse. �Je pars � neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et si vous et les v�tres, vous �tes l�?... --� neuf heures, nous serons � bord!� r�pondit non moins simplement Mr. Fogg. Il �tait huit heures et demie. D�barquer de l'_Henrietta_, monter dans une voiture, se rendre � l'h�tel Saint-Nicolas, en ramener Mrs. Aouda, Passepartout, et m�me l'ins�parable Fix, auquel il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne l'abandonnait en aucune circonstance. Au moment o� l'_Henrietta_ appareillait, tous quatre �taient � bord. Lorsque Passepartout apprit ce que co�terait cette derni�re travers�e, il poussa un de ces �Oh!� prolong�s, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante! Quant � l'inspecteur Fix, il se dit que d�cid�ment la Banque d'Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n'en jet�t pas encore quelques poign�es � la mer, plus de sept mille livres (175 000 F) manqueraient au sac � bank-notes! XXXIII O� PHILEAS FOGG SE MONTRE � LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES Une heure apr�s, le steamer _Henrietta_ d�passait le Light-boat qui marque l'entr�e de l'Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en mer. Pendant la journ�e, il prolongea Long-Island, au large du feu de Fire-Island, et courut rapidement vers l'est. Le lendemain, 13 d�cembre, � midi, un homme monta sur la passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet homme �tait le capitaine Speedy! Pas le moins du monde. C'�tait Phileas Fogg. esq. Quant au capitaine Speedy, il �tait tout bonnement enferm� � clef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui d�notaient une col�re, bien pardonnable, pouss�e jusqu'au paroxysme. Ce qui s'�tait pass� �tait tr�s simple. Phileas Fogg voulait aller � Liverpool, le capitaine ne voulait pas l'y conduire. Alors Phileas Fogg avait accept� de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures qu'il �tait � bord, il avait si bien manoeuvr� � coups de bank-notes, que l'�quipage, matelots et chauffeurs--�quipage un peu interlope, qui �tait en assez mauvais termes avec le capitaine--, lui appartenait. Et voil� pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine Speedy, pourquoi le capitaine �tait enferm� dans sa cabine, et pourquoi enfin l'_Henrietta_ se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il �tait tr�s clair, � voir manoeuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait �t� marin. Maintenant, comment finirait l'aventure, on le saurait plus tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d'�tre inqui�te, sans en rien dire. Fix, lui, avait �t� abasourdi tout d'abord. Quant � Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable. �Entre onze et douze noeuds�, avait dit le capitaine Speedy, et en effet l'_Henrietta_ se maintenait dans cette moyenne de vitesse. Si donc--que de �si� encore!--si donc la mer ne devenait pas trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l'est, s'il ne survenait aucune avarie au b�timent, aucun accident � la machine, l'_Henrietta_, dans les neuf jours compt�s du 12 d�cembre au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui s�parent New York de Liverpool. Il est vrai qu'une fois arriv�, l'affaire de l'_Henrietta_ brochant sur l'affaire de la Banque, cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu'il ne voudrait. Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d'excellentes conditions. La mer n'�tait pas trop dure; le vent paraissait fix� au nord-est; les voiles furent �tablies, et, sous ses go�lettes, l'Henrietta marcha comme un vrai transatlantique. Passepartout �tait enchant�. Le dernier exploit de son ma�tre, dont il ne voulait pas voir les cons�quences, l'enthousiasmait. Jamais l'�quipage n'avait vu un gar�on plus gai, plus agile. Il faisait mille amiti�s aux matelots et les �tonnait par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour lui, ils manoeuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des h�ros. Sa bonne humeur, tr�s communicative, s'impr�gnait � tous. Il avait oubli� le pass�, les ennuis, les p�rils. Il ne songeait qu'� ce but, si pr�s d'�tre atteint, et parfois il bouillait d'impatience, comme s'il e�t �t� chauff� par les fourneaux de l'_Henrietta_. Souvent aussi, le digne gar�on tournait autour de Fix; il le regardait d'un oeil �qui en disait long�! mais il ne lui parlait pas, car il n'existait plus aucune intimit� entre les deux anciens amis. D'ailleurs Fix, il faut le dire, n'y comprenait plus rien! La conqu�te de l'_Henrietta_, l'achat de son �quipage, ce Fogg manoeuvrant comme un marin consomm�, tout cet ensemble de choses l'�tourdissait. Il ne savait plus que penser! Mais, apr�s tout, un gentleman qui commen�ait par voler cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un b�timent. Et Fix fut naturellement amen� � croire que l'_Henrietta_, dirig�e par Fogg, n'allait point du tout � Liverpool, mais dans quelque point du monde o� le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en s�ret�! Cette hypoth�se, il faut bien l'avouer, �tait on ne peut plus plausible, et le d�tective commen�ait � regretter tr�s s�rieusement de s'�tre embarqu� dans cette affaire. Quant au capitaine Speedy, il continuait � hurler dans sa cabine, et Passepartout, charg� de pourvoir � sa nourriture, ne le faisait qu'en prenant les plus grandes pr�cautions, quelque vigoureux qu'il f�t. Mr. Fogg, lui, n'avait plus m�me l'air de se douter qu'il y e�t un capitaine � bord. Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont l� de mauvais parages. Pendant l'hiver surtout, les brumes y sont fr�quentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le barom�tre, brusquement abaiss�, faisait pressentir un changement prochain dans l'atmosph�re. En effet, pendant la nuit, la temp�rature se modifia, le froid devint plus vif, et en m�me temps le vent sauta dans le sud-est. C'�tait un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s'�carter de sa route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. N�anmoins, la marche du navire fut ralentie, attendu l'�tat de la mer, dont les longues lames brisaient contre son �trave. Il �prouva des mouvements de tangage tr�s violents, et cela au d�triment de sa vitesse. La brise tournait peu � peu � l'ouragan, et l'on pr�voyait d�j� le cas o� l'_Henrietta_ ne pourrait plus se maintenir debout � la lame. Or, s'il fallait fuir, c'�tait l'inconnu avec toutes ses mauvaises chances. Le visage de Passepartout se rembrunit en m�me temps que le ciel, et, pendant deux jours, l'honn�te gar�on �prouva de mortelles transes. Mais Phileas Fogg �tait un marin hardi, qui savait tenir t�te � la mer, et il fit toujours route, m�me sans se mettre sous petite vapeur. L'_Henrietta_, quand elle ne pouvait s'�lever � la lame, passait au travers, et son pont �tait balay� en grand, mais elle passait. Quelquefois aussi l'h�lice �mergeait, battant l'air de ses branches affol�es, lorsqu'une montagne d'eau soulevait l'arri�re hors des flots, mais le navire allait toujours de l'avant. Toutefois le vent ne fra�chit pas autant qu'on aurait pu le craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de quatre-vingt-dix milles � l'heure. Il se tint au grand frais, mais malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi qu'on va le voir, il e�t �t� bien utile de venir en aide � la vapeur! Le 16 d�cembre, c'�tait le soixante quinzi�me jour �coul� depuis le d�part de Londres. En somme, l'_Henrietta_ n'avait pas encore un retard inqui�tant. La moiti� de la travers�e �tait � peu pr�s faite, et les plus mauvais parages avaient �t� franchis. En �t�, on e�t r�pondu du succ�s. En hiver, on �tait � la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se pronon�ait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait d�faut, du moins il comptait sur la vapeur. Or, ce jour-l�, le m�canicien �tant mont� sur le pont, rencontra Mr. Fogg et s'entretint assez vivement avec lui. Sans savoir pourquoi--par un pressentiment sans doute--, Passepartout �prouva comme une vague inqui�tude. Il e�t donn� une de ses oreilles pour entendre de l'autre ce qui se disait l�. Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres, prononc�s par son ma�tre: �Vous �tes certain de ce que vous avancez? --Certain, monsieur, r�pondit le m�canicien. N'oubliez pas que, depuis notre d�part, nous chauffons avec tous nos fourneaux allum�s, et si nous avions assez de charbon pour aller � petite vapeur de New York � Bordeaux, nous n'en avons pas assez pour aller � toute vapeur de New York � Liverpool! --J'aviserai�, r�pondit Mr. Fogg. Passepartout avait compris. Il fut pris d'une inqui�tude mortelle. Le charbon allait manquer! �Ah! si mon ma�tre pare celle-l�, se dit-il, d�cid�ment ce sera un fameux homme!� Et ayant rencontr� Fix, il ne put s'emp�cher de le mettre au courant de la situation. �Alors, lui r�pondit l'agent les dents serr�es, vous croyez que nous allons � Liverpool! --Parbleu! --Imb�cile!� r�pondit l'inspecteur, qui s'en alla, haussant les �paules. Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont il ne pouvait d'ailleurs comprendre la vraie signification; mais il se dit que l'infortun� Fix devait �tre tr�s d�sappoint�, tr�s humili� dans son amour-propre, apr�s avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde, et il passa condamnation. Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg? Cela �tait difficile � imaginer. Cependant, il para�t que le flegmatique gentleman en prit un, car le soir m�me il fit venir le m�canicien et lui dit: �Poussez les feux et faites route jusqu'� complet �puisement du combustible.� Quelques instants apr�s, la chemin�e de l'_Henrietta_ vomissait des torrents de fum�e. Le navire continua donc de marcher � toute vapeur; mais ainsi qu'il l'avait annonc�, deux jours plus tard, le 18, le m�canicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journ�e. �Que l'on ne laisse pas baisser les feux, r�pondit Mr. Fogg. Au contraire. Que l'on charge les soupapes�. Ce jour-l�, vers midi, apr�s avoir pris hauteur et calcul� la position du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna l'ordre d'aller chercher le capitaine Speedy. C'�tait comme si on e�t command� � ce brave gar�on d'aller d�cha�ner un tigre, et il descendit dans la dunette, se disant: �Positivement il sera enrag�!� En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c'�tait le capitaine Speedy. Il �tait �vident qu'elle allait �clater. �O� sommes-nous?� telles furent les premi�res paroles qu'il pronon�a au milieu des suffocations de la col�re, et certes, pour peu que le digne homme e�t �t� apoplectique, il n'en serait jamais revenu. �O� sommes-nous? r�p�ta-t-il, la face congestionn�e. --� sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), r�pondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable. --Pirate! s'�cria Andrew Speedy. --Je vous ai fait venir, monsieur... --�cumeur de mer! --...monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre navire. --Non! de par tous les diables, non! --C'est que je vais �tre oblig� de le br�ler. --Br�ler mon navire! --Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible. --Br�ler mon navire! s'�cria le capitaine Speedy, qui ne pouvait m�me plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars (250 000 F). --En voici soixante mille (300 000 F)! r�pondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes. Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n'est pas Am�ricain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine �motion. Le capitaine oublia en un instant sa col�re, son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d'or!... La bombe ne pouvait d�j� plus �clater. Mr. Fogg en avait arrach� la m�che. �Et la coque en fer me restera, dit-il d'un ton singuli�rement radouci. --La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu? --Conclu.� Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta et les fit dispara�tre dans sa poche. Pendant cette sc�ne, Passepartout �tait blanc. Quant � Fix, il faillit avoir un coup de sang. Pr�s de vingt mille livres d�pens�es, et encore ce Fogg qui abandonnait � son vendeur la coque et la machine, c'est-�-dire presque la valeur totale du navire! Il est vrai que la somme vol�e � la banque s'�levait � cinquante-cinq mille livres! Quand Andrew Speedy eut empoch� l'argent: �Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vous �tonne pas. Sachez que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu � Londres le 21 d�cembre, � huit heures quarante-cinq du soir. Or, j'avais manqu� le paquebot de New York, et comme vous refusiez de me conduire � Liverpool... --Et j'ai bien fait, par les cinquante mille diables de l'enfer, s'�cria Andrew Speedy, puisque j'y gagne au moins quarante mille dollars.� Puis, plus pos�ment: �Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine?... --Fogg. --Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous�. Et apr�s avoir fait � son passager ce qu'il croyait �tre un compliment, il s'en allait, quand Phileas Fogg lui dit: �Maintenant ce navire m'appartient? --Certes, de la quille � la pomme des m�ts, pour tout ce qui est �bois�, s'entend! --Bien. Faites d�molir les am�nagements int�rieurs et chauffez avec ces d�bris.� On juge ce qu'il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la vapeur en suffisante pression. Ce jour-l�, la dunette, les rouffles, les cabines, les logements, le faux pont, tout y passa. Le lendemain, 19 d�cembre, on br�la la m�ture, les dromes, les esparres. On abattit les m�ts, on les d�bita � coups de hache. L'�quipage y mettait un z�le incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, faisait l'ouvrage de dix hommes. C'�tait une fureur de d�molition. Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les oeuvres-mortes, la plus grande partie du pont, furent d�vor�s. L'_Henrietta_ n'�tait plus qu'un b�timent ras� comme un ponton. Mais, ce jour-l�, on avait eu connaissance de la c�te d'Irlande et du feu de Fastenet. Toutefois, � dix heures du soir, le navire n'�tait encore que par le travers de Queenstown. Phileas Fogg n'avait plus que vingt-quatre heures pour atteindre Londres! Or, c'�tait le temps qu'il fallait � l'_Henrietta_ pour gagner Liverpool,--m�me en marchant � toute vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin � l'audacieux gentleman! �Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par s'int�resser � ses projets, je vous plains vraiment. Tout est contre vous! Nous ne sommes encore que devant Queenstown. --Ah! fit Mr. Fogg, c'est Queenstown, cette ville dont nous apercevons les feux? --Oui. --Pouvons-nous entrer dans le port? --Pas avant trois heures. � pleine mer seulement. --Attendons!� r�pondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser voir sur son visage que, par une supr�me inspiration, il allait tenter de vaincre encore une fois la chance contraire! En effet, Queenstown est un port de la c�te d'Irlande dans lequel les transatlantiques qui viennent des �tats-Unis jettent en passant leur sac aux lettres. Ces lettres sont emport�es � Dublin par des express toujours pr�ts � partir. De Dublin elles arrivent � Liverpool par des steamers de grande vitesse,--devan�ant ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes. Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d'Am�rique, Phileas Fogg pr�tendait les gagner aussi. Au lieu d'arriver sur l'_Henrietta_, le lendemain soir, � Liverpool, il y serait � midi, et, par cons�quent, il aurait le temps d'�tre � Londres avant huit heures quarante-cinq minutes du soir. Vers une heure du matin, l'_Henrietta_ entrait � haute mer dans le port de Queenstown, et Phileas Fogg, apr�s avoir re�u une vigoureuse poign�e de main du capitaine Speedy, le laissait sur la carcasse ras�e de son navire, qui valait encore la moiti� de ce qu'il l'avait vendue! Les passagers d�barqu�rent aussit�t. Fix, � ce moment, eut une envie f�roce d'arr�ter le sieur Fogg. Il ne le fit pas, pourtant! Pourquoi? Quel combat se livrait donc en lui? �tait-il revenu sur le compte de Mr. Fogg? Comprenait-il enfin qu'il s'�tait tromp�? Toutefois, Fix n'abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait plus le temps de respirer, il montait dans le train de Queenstown � une heure et demi du matin, arrivait � Dublin au jour naissant, et s'embarquait aussit�t sur un des steamers--vrais fuseaux d'acier, tout en machine--qui, d�daignant de s'�lever � la lame, passent invariablement au travers. � midi moins vingt, le 21 d�cembre, Phileas Fogg d�barquait enfin sur le quai de Liverpool. Il n'�tait plus qu'� six heures de Londres. Mais � ce moment, Fix s'approcha, lui mit la main sur l'�paule, et, exhibant son mandat: �Vous �tes le sieur Phileas Fogg? dit-il. --Oui, monsieur. --Au nom de la reine, je vous arr�te!� XXXIV QUI PROCURE � PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-�TRE IN�DIT Phileas Fogg �tait en prison. On l'avait enferm� dans le poste de Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en attendant son transf�rement � Londres. Au moment de l'arrestation, Passepartout avait voulu se pr�cipiter sur le d�tective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, �pouvant�e par la brutalit� du fait, ne sachant rien, n'y pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honn�te et courageux gentleman, auquel elle devait la vie, �tait arr�t� comme voleur. La jeune femme protesta contre une telle all�gation, son coeur s'indigna, et des pleurs coul�rent de ses yeux, quand elle vit qu'elle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur. Quant � Fix, il avait arr�t� le gentleman parce que son devoir lui commandait de l'arr�ter, f�t-il coupable ou non. La justice en d�ciderait. Mais alors une pens�e vint � Passepartout, cette pens�e terrible qu'il �tait d�cid�ment la cause de tout ce malheur! En effet, pourquoi avait il cach� cette aventure � Mr. Fogg? Quand Fix avait r�v�l� et sa qualit� d'inspecteur de police et la mission dont il �tait charg�, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertir son ma�tre? Celui-ci, pr�venu, aurait sans doute donn� � Fix des preuves de son innocence; il lui aurait d�montr� son erreur; en tout cas, il n'e�t pas v�hicul� � ses frais et � ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin avait �t� de l'arr�ter, au moment o� il mettait le pied sur le sol du Royaume-Uni. En songeant � ses fautes, � ses imprudences, le pauvre gar�on �tait pris d'irr�sistibles remords. Il pleurait, il faisait peine � voir. Il voulait se briser la t�te! Mrs. Aouda et lui �taient rest�s, malgr� le froid, sous le p�ristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l'un ni l'autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg. Quant � ce gentleman, il �tait bien et d�ment ruin�, et cela au moment o� il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans retour. Arriv� � midi moins vingt � Liverpool, le 21 d�cembre, il avait jusqu'� huit heures quarante-cinq minutes pour se pr�senter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes,--et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres. En ce moment, qui e�t p�n�tr� dans le poste de la douane e�t trouv� Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans col�re, imperturbable. R�sign�, on n'e�t pu le dire, mais ce dernier coup n'avait pu l'�mouvoir, au moins en apparence. S'�tait-il form� en lui une de ces rages secr�tes, terribles parce qu'elles sont contenues, et qui n'�clatent qu'au dernier moment avec une force irr�sistible? On ne sait. Mais Phileas Fogg �tait l�, calme, attendant... quoi? Conservait-il quelque espoir? Croyait-il encore au succ�s, quand la porte de cette prison �tait ferm�e sur lui? Quoi qu'il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement pos� sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne s'�chappait de ses l�vres, mais son regard avait une fixit� singuli�re. En tout cas, la situation �tait terrible, et, pour qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se r�sumait ainsi: Honn�te homme, Phileas Fogg �tait ruin�. Malhonn�te homme, il �tait pris. Eut-il alors la pens�e de se sauver? Songea-t-il � chercher si ce poste pr�sentait une issue praticable? Pensa-t-il � fuir? On serait tent� de le croire, car, � un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte �tait solidement ferm�e et la fen�tre garnie de barreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille l'itin�raire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots: �21 d�cembre, samedi, Liverpool�, il ajouta: �80e jour, 11 h 40 du matin�, et il attendit. Une heure sonna � l'horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa montre avan�ait de deux minutes sur cette horloge. Deux heures! En admettant qu'il mont�t en ce moment dans un express, il pouvait encore arriver � Londres et au Reform-Club avant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissa l�g�rement... � deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un vacarme de portes qui s'ouvraient. On entendait la voix de Passepartout, on entendait la voix de Fix. Le regard de Phileas Fogg brilla un instant. La porte du poste s'ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui se pr�cipit�rent vers lui. Fix �tait hors d'haleine, les cheveux en d�sordre... Il ne pouvait parler! �Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... une ressemblance d�plorable... Voleur arr�t� depuis trois jours... vous... libre!...� Phileas Fogg �tait libre! Il alla au d�tective. Il le regarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il e�t jamais fait e�t qu'il d�t jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arri�re, puis, avec la pr�cision d'un automate, il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur. �Bien tap�!� s'�cria Passepartout, qui, se permettant un atroce jeu de mots, bien digne d'un Fran�ais, ajouta: �Pardieu voil� ce qu'on peut appeler une belle application de poings d'Angleterre!� Fix, renvers�, ne pronon�a pas un mot. Il n'avait que ce qu'il m�ritait. Mais aussit�t Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quitt�rent la douane. Ils se jet�rent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils arriv�rent � la gare de Liverpool. Phileas Fogg demanda s'il y avait un express pr�t � partir pour Londres... Il �tait deux heures quarante... L'express �tait parti depuis trente-cinq minutes. Phileas Fogg commanda alors un train sp�cial. Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression; mais, attendu les exigences du service, le train sp�cial ne put quitter la gare avant trois heures. � trois heures, Phileas Fogg, apr�s avoir dit quelques mots au m�canicien d'une certaine prime � gagner, filait dans la direction de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fid�le serviteur. Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui s�pare Liverpool de Londres--, chose tr�s faisable, quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forc�s, et, quand le gentleman arriva � la gare, neuf heures moins dix sonnaient � toutes les horloges de Londres. Phileas Fogg, apr�s avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait avec un retard de cinq minutes!... Il avait perdu. XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS R�P�TER DEUX FOIS L'ORDRE QUE SON MA�TRE LUI DONNE Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient �t� bien surpris, si on leur e�t affirm� que Mr. Fogg avait r�int�gr� son domicile. Portes et fen�tres, tout �tait clos. Aucun changement ne s'�tait produit � l'ext�rieur. En effet, apr�s avoir quitt� la gare, Phileas Fogg avait donn� � Passepartout l'ordre d'acheter quelques provisions, et il �tait rentr� dans sa maison. Ce gentleman avait re�u avec son impassibilit� habituelle le coup qui le frappait. Ruin�! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police! Apr�s avoir march� d'un pas s�r pendant ce long parcours, apr�s avoir renvers� mille obstacles, brav� mille dangers, ayant encore trouv� le temps de faire quelque bien sur sa route, �chouer au port devant un fait brutal, qu'il ne pouvait pr�voir, et contre lequel il �tait d�sarm�: cela �tait terrible! De la somme consid�rable qu'il avait emport�e au d�part, il ne lui restait qu'un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres d�pos�es chez Baring fr�res, et ces vingt mille livres, il les devait � ses coll�gues du Reform-Club. Apr�s tant de d�penses faites, ce pari gagn� ne l'e�t pas enrichi sans doute, et il est probable qu'il n'avait pas cherch� � s'enrichir--�tant de ces hommes qui parient pour l'honneur--, mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman �tait pris. Il savait ce qui lui restait � faire. Une chambre de la maison de Saville-row avait �t� r�serv�e � Mrs. Aouda. La jeune femme �tait d�sesp�r�e. � certaines paroles prononc�es par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci m�ditait quelque projet funeste. On sait, en effet, � quelles d�plorables extr�mit�s se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d'une id�e fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir l'air, surveillait-il son ma�tre. Mais, tout d'abord, l'honn�te gar�on �tait mont� dans sa chambre et avait �teint le bec qui br�lait depuis quatre-vingts jours. Il avait trouv� dans la bo�te aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa qu'il �tait plus que temps d'arr�ter ces frais dont il �tait responsable. La nuit se passa. Mr. Fogg s'�tait couch�, mais avait-il dormi? Quant � Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avait veill� comme un chien � la porte de son ma�tre. Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort brefs, de s'occuper du d�jeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se contenterait d'une tasse de th� et d'une r�tie. Mrs. Aouda voudrait bien l'excuser pour le d�jeuner et le d�ner, car tout son temps �tait consacr� � mettre ordre � ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait � Mrs. Aouda la permission de l'entretenir pendant quelques instants. Passepartout, ayant communication du programme de la journ�e, n'avait plus qu'� s'y conformer. Il regardait son ma�tre toujours impassible, et il ne pouvait se d�cider � quitter sa chambre. Son coeur �tait gros, sa conscience bourrel�e de remords, car il s'accusait plus que jamais de cet irr�parable d�sastre. Oui! s'il e�t pr�venu Mr. Fogg, s'il lui e�t d�voil� les projets de l'agent Fix, Mr. Fogg n'aurait certainement pas tra�n� l'agent Fix jusqu'� Liverpool, et alors... Passepartout ne put plus y tenir. �Mon ma�tre! monsieur Fogg! s'�cria-t-il, maudissez-moi. C'est par ma faute que... --Je n'accuse personne, r�pondit Phileas Fogg du ton le plus calme. Allez.� Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, � laquelle il fit conna�tre les intentions de son ma�tre. �Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-m�me, rien! Je n'ai aucune influence sur l'esprit de mon ma�tre. Vous, peut-�tre... --Quelle influence aurais-je, r�pondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n'en subit aucune! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui �tait pr�te � d�border! A-t-il jamais lu dans mon coeur!... Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu'il a manifest� l'intention de me parler ce soir? --Oui, madame. Il s'agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre. --Attendons�, r�pondit la jeune femme, qui demeura toute pensive. Ainsi, pendant cette journ�e du dimanche, la maison de Saville-row fut comme si elle e�t �t� inhabit�e, et, pour la premi�re fois depuis qu'il demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n'alla pas � son club, quand onze heures et demie sonn�rent � la tour du Parlement. Et pourquoi ce gentleman se f�t-il pr�sent� au Reform-Club? Ses coll�gues ne l'y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, � cette date fatale du samedi 21 d�cembre, � huit heures quarante-cinq, Phileas Fogg n'avait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari �tait perdu. Il n'�tait m�me pas n�cessaire qu'il all�t chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains un ch�que sign� de lui, et il suffisait d'une simple �criture � passer chez Baring fr�res, pour que les vingt mille livres fussent port�es � leur cr�dit. Mr. Fogg n'avait donc pas � sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre � ses affaires. Passepartout ne cessa de monter et de descendre l'escalier de la maison de Saville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre gar�on. Il �coutait � la porte de la chambre de son ma�tre, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre indiscr�tion! Il regardait par le trou de la serrure, et il s'imaginait avoir ce droit! Passepartout redoutait � chaque instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait � Fix, mais un revirement s'�tait fait dans son esprit. Il n'en voulait plus � l'inspecteur de police. Fix s'�tait tromp� comme tout le monde � l'�gard de Phileas Fogg, et, en le filant, en l'arr�tant, il n'avait fait que son devoir, tandis que lui... Cette pens�e l'accablait, et il se tenait pour le dernier des mis�rables. Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d'�tre seul, il frappait � la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il s'asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme toujours pensive. Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander � Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants apr�s, la jeune femme et lui �taient seuls dans cette chambre. Phileas Fogg prit une chaise et s'assit pr�s de la chemin�e, en face de Mrs. Aouda. Son visage ne refl�tait aucune �motion. Le Fogg du retour �tait exactement le Fogg du d�part. M�me calme, m�me impassibilit�. Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. Aouda: �Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amen�e en Angleterre? --Moi, monsieur Fogg!... r�pondit Mrs. Aouda, en comprimant les battements de son coeur. --Veuillez me permettre d'achever, reprit Mr. Fogg. Lorsque j'eus la pens�e de vous entra�ner loin de cette contr�e, devenue si dangereuse pour vous, j'�tais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune � votre disposition. Votre existence e�t �t� heureuse et libre. Maintenant, je suis ruin�. --Je le sais, monsieur Fogg, r�pondit la jeune femme, et je vous demanderai � mon tour: Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et--qui sait?--d'avoir peut-�tre, en vous retardant, contribu� � votre ruine? --Madame, vous ne pouviez rester dans l'Inde, et votre salut n'�tait assur� que si vous vous �loigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre. --Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de m'arracher � une mort horrible, vous vous croyiez encore oblig� d'assurer ma position � l'�tranger? --Oui, madame, r�pondit Fogg, mais les �v�nements ont tourn� contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de disposer en votre faveur. --Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous? demanda Mrs. Aouda. --Moi, madame, r�pondit froidement le gentleman, je n'ai besoin de rien. --Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend? --Comme il convient de le faire, r�pondit Mr. Fogg. --En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la mis�re ne saurait atteindre un homme tel que vous. Vos amis... --Je n'ai point d'amis, madame. --Vos parents... --Je n'ai plus de parents. --Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l'isolement est une triste chose. Quoi! pas un coeur pour y verser vos peines. On dit cependant qu'� deux la mis�re elle-m�me est supportable encore! --On le dit, madame. --Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au gentleman, voulez-vous � la fois d'une parente et d'une amie? Voulez-vous de moi pour votre femme?� Mr. Fogg, � cette parole, s'�tait lev� � son tour. Il y avait comme un reflet inaccoutum� dans ses yeux, comme un tremblement sur ses l�vres. Mrs. Aouda le regardait. La sinc�rit�, la droiture, la fermet� et la douceur de ce beau regard d'une noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout, l'�tonn�rent d'abord, puis le p�n�tr�rent. Il ferma les yeux un instant, comme pour �viter que ce regard ne s'enfon��t plus avant... Quand il les rouvrit: �Je vous aime! dit-il simplement. Oui, en v�rit�, par tout ce qu'il y a de plus sacr� au monde, je vous aime, et je suis tout � vous! --Ah!...� s'�cria Mrs. Aouda, en portant la main � son coeur. Passepartout fut sonn�. Il arriva aussit�t. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au z�nith des r�gions tropicales. Mr. Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard pour aller pr�venir le r�v�rend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone. Passepartout sourit de son meilleur sourire. �Jamais trop tard�, dit-il. Il n'�tait que huit heures cinq. �Ce serait pour demain, lundi! dit-il. --Pour demain lundi? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme. --Pour demain lundi!� r�pondit Mrs. Aouda. Passepartout sortit, tout courant. XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCH� Il est temps de dire ici quel revirement de l'opinion s'�tait produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l'arrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand--qui avait eu lieu le 17 d�cembre, � �dimbourg. Trois jours avant, Phileas Fogg �tait un criminel que la police poursuivait � outrance, et maintenant c'�tait le plus honn�te gentleman, qui accomplissait math�matiquement son excentrique voyage autour du monde. Quel effet, quel bruit dans les journaux! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient d�j� oubli� cette affaire, ressuscit�rent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle �nergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le march�. Les cinq coll�gues du gentleman, au Reform-Club, pass�rent ces trois jours dans une certaine inqui�tude. Ce Phileas Fogg qu'ils avaient oubli� reparaissait � leurs yeux! O� �tait-il en ce moment? Le 17 d�cembre--, jour o� James Strand fut arr�t�--, il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg �tait parti, et pas une nouvelle de lui! Avait-il succomb�? Avait-il renonc� � la lutte, ou continuait il sa marche suivant l'itin�raire convenu? Et le samedi 21 d�cembre, � huit heures quarante-cinq du soir, allait-il appara�tre, comme le dieu de l'exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club? Il faut renoncer � peindre l'anxi�t� dans laquelle, pendant trois jours, v�cut tout ce monde de la soci�t� anglaise. On lan�a des d�p�ches en Am�rique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg! On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row... Rien. La police elle-m�me ne savait plus ce qu'�tait devenu le d�tective Fix, qui s'�tait si malencontreusement jet� sur une fausse piste. Ce qui n'emp�cha pas les paris de s'engager de nouveau sur une plus vaste �chelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus � cent, mais � vingt, mais � dix, mais � cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, � �galit�. Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. On e�t dit un immense attroupement de courtiers, �tablis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulation �tait emp�ch�e. On discutait, on disputait, on criait les cours du �Phileas Fogg�, comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine � contenir le populaire, et � mesure que s'avan�ait l'heure � laquelle devait arriver Phileas Fogg, l'�motion prenait des proportions invraisemblables. Ce soir-l�, les cinq coll�gues du gentleman �taient r�unis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l'ing�nieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d'Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxi�t�. Au moment o� l'horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit: �Messieurs, dans vingt minutes, le d�lai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expir�. --� quelle heure est arriv� le dernier train de Liverpool? demanda Thomas Flanagan. --� sept heures vingt-trois, r�pondit Gauthier Ralph, et le train suivant n'arrive qu'� minuit dix. --Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg �tait arriv� par le train de sept heures vingt-trois, il serait d�j� ici. Nous pouvons donc consid�rer le pari comme gagn�. --Attendons, ne nous pronon�ons pas, r�pondit Samuel Fallentin. Vous voyez que notre coll�gue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n'arrive jamais ni trop tard ni trop t�t, et il appara�trait ici � la derni�re minute, que je n'en serais pas autrement surpris. --Et moi, dit Andrew Stuart, qui �tait, comme toujours, tr�s nerveux, je le verrais je n'y croirais pas. --En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg �tait insens�. Quelle que f�t son exactitude, il ne pouvait emp�cher des retards in�vitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait � compromettre son voyage. --Vous remarquerez, d'ailleurs, ajouta John Sullivan, que nous n'avons re�u aucune nouvelle de notre coll�gue et cependant, les fils t�l�graphiques ne manquaient pas sur son itin�raire. --Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu! Vous savez, d'ailleurs, que le _China_--le seul paquebot de New York qu'il p�t prendre pour venir � Liverpool en temps utile--est arriv� hier. Or, voici la liste des passagers, publi�e par la Shipping Gazette, et le nom de Phileas Fogg n'y figure pas. En admettant les chances les plus favorables, notre coll�gue est � peine en Am�rique! J'estime � vingt jours, au moins, le retard qu'il subira sur la date convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres! --C'est �vident, r�pondit Gauthier Ralph, et demain nous n'aurons qu'� pr�senter chez Baring fr�res le ch�que de Mr. Fogg�. En ce moment l'horloge du salon sonna huit heures quarante. �Encore cinq minutes�, dit Andrew Stuart. Les cinq coll�gues se regardaient. On peut croire que les battements de leur coeur avaient subi une l�g�re acc�l�ration, car enfin, m�me pour de beaux joueurs, la partie �tait forte! Mais ils n'en voulaient rien laisser para�tre, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils prirent place � une table de jeu. �Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit Andrew Stuart en s'asseyant, quand m�me on m'en offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!� L'aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes. Les joueurs avaient pris les cartes, mais, � chaque instant, leur regard se fixait sur l'horloge. On peut affirmer que, quelle que f�t leur s�curit�, jamais minutes ne leur avaient paru si longues! �Huit heures quarante-trois�, dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que lui pr�sentait Gauthier Ralph. Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club �tait tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l'horloge battait la seconde avec une r�gularit� math�matique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexag�simales qui frappaient son oreille. �Huit heures quarante-quatre!� dit John Sullivan d'une voix dans laquelle on sentait une �motion involontaire. Plus qu'une minute, et le pari �tait gagn�. Andrew Stuart et ses coll�gues ne jouaient plus. Ils avaient abandonn� les cartes! Ils comptaient les secondes! � la quaranti�me seconde, rien. � la cinquanti�me, rien encore! � la cinquante-cinqui�me, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et m�me des impr�cations, qui se propag�rent dans un roulement continu. Les joueurs se lev�rent. � la cinquante-septi�me seconde, la porte du salon s'ouvrit, et le balancier n'avait pas battu la soixanti�me seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d'une foule en d�lire qui avait forc� l'entr�e du club, et de sa voix calme: �Me voici, messieurs�, disait-il. XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUV� QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGN� � FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR Oui! Phileas Fogg en personne. On se rappelle qu'� huit heures cinq du soir--vingt-cinq heures environ apr�s l'arriv�e des voyageurs � Londres--, Passepartout avait �t� charg� par son ma�tre de pr�venir le r�v�rend Samuel Wilson au sujet d'un certain mariage qui devait se conclure le lendemain m�me. Passepartout �tait donc parti, enchant�. Il se rendit d'un pas rapide � la demeure du r�v�rend Samuel Wilson, qui n'�tait pas encore rentr�. Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes minutes au moins. Bref, il �tait huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du r�v�rend. Mais dans quel �tat! Les cheveux en d�sordre, sans chapeau, courant, courant, comme on n'a jamais vu courir de m�moire d'homme, renversant les passants, se pr�cipitant comme une trombe sur les trottoirs! En trois minutes, il �tait de retour � la maison de Saville-row, et il tombait, essouffl�, dans la chambre de Mr. Fogg. Il ne pouvait parler. �Qu'y a-t-il? demanda Mr. Fogg. --Mon ma�tre... balbutia Passepartout... mariage... impossible. --Impossible? --Impossible... pour demain. --Pourquoi? --Parce que demain... c'est dimanche! --Lundi, r�pondit Mr. Fogg. --Non... aujourd'hui... samedi. --Samedi? impossible! --Si, si, si, si! s'�cria Passepartout. Vous vous �tes tromp� d'un jour! Nous sommes arriv�s vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste plus que dix minutes!...� Passepartout avait saisi son ma�tre au collet, et il l'entra�nait avec une force irr�sistible! Phileas Fogg, ainsi enlev�, sans avoir le temps de r�fl�chir, quitta sa chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit cent livres au cocher, et apr�s avoir �cras� deux chiens et accroch� cinq voitures, il arriva au Reform-Club. L'horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le grand salon... Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours!... Phileas Fogg avait gagn� son pari de vingt mille livres! Et maintenant, comment un homme si exact, si m�ticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour? Comment se croyait-il au samedi soir, 21 d�cembre, quand il d�barqua � Londres, alors qu'il n'�tait qu'au vendredi, 20 d�cembre, soixante dix neuf jours seulement apr�s son d�part? Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple. Phileas Fogg avait, �sans s'en douter�, gagn� un jour sur son itin�raire,--et cela uniquement parce qu'il avait fait le tour du monde en allant vers l'_est_, et il e�t, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l'_ouest_. En effet, en marchant vers l'est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par cons�quent les jours diminuaient pour lui d'autant de fois quatre minutes qu'il franchissait de degr�s dans cette direction. Or, on compte trois cent soixante degr�s sur la circonf�rence terrestre, et ces trois cent soixante degr�s, multipli�s par quatre minutes, donnent pr�cis�ment vingt-quatre heures,--c'est-�-dire ce jour inconsciemment gagn�. En d'autres termes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers l'est, voyait le soleil passer _quatre-vingts fois_ au m�ridien, ses coll�gues rest�s � Londres ne le voyaient passer que _soixante-dix-neuf fois_. C'est pourquoi, ce jour-l� m�me, qui �tait le samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci l'attendaient dans le salon du Reform-Club. Et c'est ce que la fameuse montre de Passepartout--qui avait toujours conserv� l'heure de Londres--e�t constat� si, en m�me temps que les minutes et les heures, elle e�t marqu� les jours! Phileas Fogg avait donc gagn� les vingt mille livres. Mais comme il en avait d�pens� en route environ dix-neuf mille, le r�sultat p�cuniaire �tait m�diocre. Toutefois, on l'a dit, l'excentrique gentleman n'avait, en ce pari, cherch� que la lutte, non la fortune. Et m�me, les mille livres restant, il les partagea entre l'honn�te Passepartout et le malheureux Fix, auquel il �tait incapable d'en vouloir. Seulement, et pour la r�gularit�, il retint � son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de gaz d�pens� par sa faute. Ce soir-l� m�me, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait � Mrs. Aouda: �Ce mariage vous convient-il toujours, madame? --Monsieur Fogg, r�pondit Mrs. Aouda, c'est � moi de vous faire cette question. Vous �tiez ruin�, vous voici riche... --Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous n'aviez pas eu la pens�e de ce mariage, mon domestique ne serait pas all� chez le r�v�rend Samuel Wilson, je n'aurais pas �t� averti de mon erreur, et... --Cher monsieur Fogg..., dit la jeune femme. --Ch�re Aouda...�, r�pondit Phileas Fogg. On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard, et Passepartout, superbe, resplendissant, �blouissant, y figura comme t�moin de la jeune femme. Ne l'avait-il pas sauv�e, et ne lui devait-on pas cet honneur? Seulement, le lendemain, d�s l'aube, Passepartout frappait avec fracas � la porte de son ma�tre. La porte s'ouvrit, et l'impassible gentleman parut. �Qu'y a-t-il, Passepartout? --Ce qu'il y a, monsieur! Il y a que je viens d'apprendre � l'instant... --Quoi donc? --Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours seulement. --Sans doute, r�pondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l'Inde. Mais si je n'avais pas travers� l'Inde, je n'aurais pas sauv� Mrs. Aouda, elle ne serait pas ma femme, et...� Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte. Ainsi donc Phileas Fogg avait gagn� son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage autour du monde! Il avait employ� pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, yachts, b�timents de commerce, tra�neaux, �l�phant. L'excentrique gentleman avait d�ploy� dans cette affaire ses merveilleuses qualit�s de sang-froid et d'exactitude. Mais apr�s? Qu'avait-il gagn� � ce d�placement? Qu'avait-il rapport� de ce voyage? Rien, dira-t-on? Rien, soit, si ce n'est une charmante femme, qui--quelque invraisemblable que cela puisse para�tre--le rendit le plus heureux des hommes! En v�rit�, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde? FIN End of Project Gutenberg's Le Tour du Monde en 80 Jours, by Jules Verne *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS *** ***** This file should be named 800-8.txt or 800-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/8/0/800/ Produced by ebooksgratuits Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.