Le rapport entre la raison, la folie et la mort, est une économie, une structure de différance dont il faut respecter l'irréductible originalité. Ce vouloir-dire-l'hyperbole-démonique n'est pas un vouloir parmi d'autres; ce n'est pas un vouloir qui serait occasionnellement et éventuellement complété par le dire, comme par l'objet, le complément d'objet d'une subjectivité volontaire. Ce vouloir dire, qui n'est pas davantage l'antagoniste du silence mais bien sa condition, c'est la profondeur originaire de tout vouloir en général. Rien ne serait d'ailleurs plus impuissant à ressaisir ce vouloir qu'un volontarisme, car ce vouloir comme finitude et comme histoire est aussi une passion première. Il garde en lui la trace d'une violence. Il s'écrit plutôt qu'il ne se dit, il s'économise. L'économie de cette écriture est un rapport réglé entre l'excédant et la totalité excédée : la diffêrance de l'excès absolu. Définir la philosophie comme vouloir-dire-l'hyperbole, c'est avouer — et la philosophie est peut-être ce gigantesque aveu — que dans le dit historique en lequel la philosophie se rassérène et exclut la folie, elle se trahit elle-même (ou elle se trahit comme pensée), elle entre dans une crise et en un oubli de soi qui sont une période essentielle et nécessaire de son mouvement. Je ne philosophe que dans la terreur, mais dans la terreur avouée d'être fou. L'aveu est à la fois, dans son présent, oubli et dévoilement, protection et exposition : économie. Mais cette crise en laquelle la raison est plus folle que la folie — car elle est non-sens et oubli — et où la folie est plus rationnelle que la raison car elle est plus proche de la source vive quoique silencieuse ou murmurante du sens, cette crise a toujours déjà commencé et elle est interminable. C'est assez dire que si elle est classique, elle ne l'est peut-être pas au sens de l'âge classique mais au sens du classique essentiel et éternel, quoique historique en un sens insolite. Et nulle part et jamais le concept de crise n'a pu enrichir et rassembler toutes les virtualités, toute l'énergie aussi de son sens, autant, peut-être, qu'à partir du livre de Michel Foucault. Ici, la crise, c'est d'une part, au sens husserlien, le péril menaçant la raison et le sens sous l'espèce de l'objectivisme, de l'oubli des origines, du recouvrement par le dévoilement rationaliste et transcendantal lui-même. Péril comme mouvement de la raison menacée par sa sécurité elle-même, etc. La déconstruction n'est pas simplement la décomposition d'une structure architecturale, c'est aussi une question sur le fondement, sur le rapport fondement/fondé ; sur la clôture de la structure, sur toute une architecture de la philosophie. Non pas seulement sur telle ou telle construction, mais sur le motif architectonique du système. L'architectonique : je me réfère ici à la définition de Kant, qui n'épuise pas tous les sens d'« architectonique », mais la définition de Kant m'intéresse particulièrement ; l'architectonique c'est l'art du système. La déconstruction concerne d'abord des systèmes. Cela ne veut pas dire qu'elle met à bas le système, mais qu'elle ouvre à des possibilités d'agencement ou de rassemblement, d'être ensemble si vous voulez, qui ne sont pas forcément systématiques, au sens strict que la philosophie donne à ce mot. C'est donc une réflexion sur le système, sur la clôture et l'ouverture du système. Naturellement, c'était aussi une sorte de traduction active un peu déplaçante du mot dont se sert Heidegger : Destruktion, la destruction de l'ontologie qui ne veut pas dire non plus l'annulation, l'anéantissement de l'ontologie, mais une analyse de la structure de l'ontologie traditionnelle. Une analyse qui n'est pas seulement une analyse théorique, qui est en même temps une autre écriture de la question de l'être ou du sens. La déconstruction, c'est aussi une manière d'écrire et d'avancer un autre texte. Ce n'est pas une tabula rasa, c'est pourquoi la déconstruction se distingue aussi du doute ou de la critique. La critique opère toujours en vue de la décision après ou par un jugement. L'autorité du jugement ou de l'évaluation critique n'est pas l'autorité de la dernière instance pour la déconstruction. La déconstruction est aussi une déconstruction de la critique. Ce qui ne veut pas dire que toute critique ou tout criticisme sont dévalués, mais qu'on essaie de penser ce que signifie dans l'histoire l'autorité de l'instance critique ; par exemple au sens kantien, mais non seulement au sens kantien. La déconstruction n'est pas une critique.