---- The Project Gutenberg EBook of Voyage au Centre de la Terre, by Jules Verne This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Voyage au Centre de la Terre Author: Jules Verne Posting Date: February 14, 2011 [EBook #4791] Release Date: December, 2003 [This file was first posted on March 21, 2002] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE *** Produced by Carlo Traverso, Robert Rowe, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR. Nous remercions la Biblioth�que Nationale de France qui a mis � disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donn� l'authorisation � les utilizer pour pr�parer ce texte. Editorial note: the runes in the text are represented by the last two hexadecimal digits of their Unicode encoding (from 16A0 to 16F0). We emphasize with _XY_ the runes that Verne emphasizes with serifs, and translitterates with uppecase. Note de l'�diteur: les runes qui sont dans le texte sont represent�es par les deux derni�res chiffes hexad�cimales de leur codage Unicode (de 16A0 � 16F0). On r�presente avec _XY_ les runes que Verne rel�ve avec des s�rifs, et transcrit avec des majuscules. ---- Jules Verne VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE I Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint pr�cipitamment vers sa petite maison situ�e au num�ro 19 de K�nig-strasse, l'une des plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg. La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car le d�ner commen�ait � peine � chanter sur le fourneau de la cuisine. �Bon, me dis-je, s'il a faim, mon oncle, qui est le plus impatient des hommes, va pousser des cris de d�tresse. --D�ja M. Lidonbrock! s'�cria la bonne Marthe stup�faite, en entre-b�illant la porte de la salle � manger. --Oui, Marthe; mais le d�ner a le droit de ne point �tre cuit, car il n'est pas deux heures. La demie vient � peine de sonner � Saint-Michel. --Alors pourquoi M. Lidenbrock rentre-t-il? --Il nous le dira vraisemblablement. --Le voil�! je me sauve. Monsieur Axel, vous lui ferez entendre raison.� Et la bonne Marthe regagna son laboratoire culinaire. Je restai seul. Mais de faire entendre raison au plus irascible des professeurs, c'est ce que mon caract�re un peu ind�cis ne me permettait pas. Aussi je me pr�parais � regagner prudemment ma petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria sur ses gonds; de grands pieds firent craquer l'escalier de bois, et le ma�tre de la maison, traversant la salle � manger, se pr�cipite aussit�t dans son cabinet de travail. Mais, pendant ce rapide passage, il avait jet� dans un coin sa canne � t�te de casse-noisette, sur la table son large chapeau � poils rebrouss�s et � son neveu ces paroles retentissantes: �Axel, suis-moi!� Je n'avais pas eu le temps de bouger que le professeur me criait d�j� avec un vif accent d'impatience: �Eh bien! tu n'es pas encore ici?� Je m'�lan�ai dans le cabinet de mon redoutable ma�tre. Otto Lidenbrock n'�tait pas un m�chant homme, j'en conviens volontiers; mais, � moins de changements improbables, il mourra dans la peau d'un terrible original. Il �tait professeur au Johannaeum, et faisait un cours de min�ralogie pendant lequel il se mettait r�guli�rement en col�re une fois ou deux. Non point qu'il se pr�occup�t d'avoir des �l�ves assidus � ses le�ons, ni du degr� d'attention qu'ils lui accordaient, ni du succ�s qu'ils pouvaient obtenir par la suite; ces d�tails ne l'inqui�taient gu�re. Il professait �subjectivement�, suivant une expression de la philosophie allemande, pour lui et non pour les autres. C'�tait un savant �go�ste, un puits de science dont la poulie grin�ait quand on en voulait tirer quelque chose. En un mot, un avare. Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne. Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d'une extr�me facilit� de prononciation, sinon dans l'intimit�, au moins quand il parlait en public, et c'est un d�faut regrettable chez un orateur. En effet, dans ses d�monstrations au Johannaeum, souvent le professeur s'arr�tait court; il luttait contre un mot r�calcitrant qui ne voulait pas glisser entre ses l�vres, un de ces mots qui r�sistent, se gonflent et finissent par sortir sous la forme peu scientifique d'un juron. De l�, grande col�re. Il y a en min�ralogie bien des d�nominations semi-grecques, semi-latines, difficiles � prononcer, de ces rudes appellations qui �corcheraient les l�vres d'un po�te. Je ne veux pas dire du mal de cette science. Loin de moi. Mais lorsqu'on se trouve en pr�sence des cristallisations rhombo�driques, des r�sines r�tinasphaltes, des gh�l�nites, des tangasites, des molybdates de plomb, des tungstates de mangan�se et des titaniates de zircone, il est permis � la langue la plus adroite de fourcher. Or, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmit� de mon oncle, et on, en abusait, et on l'attendait aux passages dangereux, et il se mettait en fureur, et l'on riait, ce qui n'est pas de bon go�t, m�me pour des Allemands. S'il y avait donc toujours grande affluence d'auditeurs aux cours de Lidenbrock, combien les suivaient assid�ment qui venaient surtout pour se d�rider aux belles col�res du professeur! Quoi qu'il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, �tait un v�ritable savant. Bien qu'il cass�t parfois ses �chantillons � les essayer trop brusquement, il joignait au g�nie du g�ologue l'oeil du min�ralogiste. Avec son marteau, sa pointe d'acier, son aiguille aimant�e, son chalumeau et son flacon d'acide nitrique, c'�tait un homme tr�s fort. A la cassure, � l'aspect, � la duret�, � la fusibilit�, au son, � l'odeur, au go�t d'un min�ral quelconque, il le classait sans h�siter parmi les six cents esp�ces que la science compte aujourd'hui. Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans les gymnases et les associations nationales. MM. Humphry Davy, de Humboldt, les capitaines Franklin et Sabine, ne manqu�rent pas de lui rendre visite � leur passage � Hambourg. MM. Becquerel, Ebelmen, Brewater, Dumas, Milne-Edwards, aimaient � le consulter sur des questions les plus palpitantes de la chimie. Cette science lui devait d'assez belles d�couvertes, et, en 1853, il avait paru � Leipzig un _Trait� de Cristallographie transcendante_, par le professeur Otto Lidenbrock, grand in-folio avec planches, qui cependant ne fit pas ses frais. Ajoutez � cela que mon oncle �tait conservateur du mus�e min�ralogique de M. Struve, ambassadeur de Russie, pr�cieuse collection d'une renomm�e europ�enne. Voil� donc le personnage qui m'interpellait avec tant d'impatience. Repr�sentez-vous un homme grand, maigre, d'une sant� de fer, et d'un blond juv�nile qui lui �tait dix bonnes ann�es de sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derri�re des lunettes consid�rables; son nez, long et mince, ressemblait � une lame affil�e; les m�chants pr�tendaient m�me qu'il �tait aimant� et qu'il attirait la limaille de fer. Pure calomnie; il n'attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne point mentir. Quand j'aurai ajout� que mon oncle faisait des enjamb�es math�matiques d'une demi-toise, et si je dis qu'en marchant il tenait ses poings solidement ferm�s, signe d'un temp�rament imp�tueux, on le conna�tra assez pour ne pas se montrer friand de sa compagnie. Il demeurait dans sa petite maison de K�nigstrasse, une habitation moiti� bois, moiti� brique, � pignon dentel�; elle donnait sur l'un de ces canaux sinueux qui se croisent au milieu du plus ancien quartier de Hambourg que l'incendie de 1842 a heureusement respect�. La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le ventre aux passants; elle portait son toit inclin� sur l'oreille, comme la casquette d'un �tudiant de la Tugendbund; l'aplomb de ses lignes laissait � d�sirer; mais, en somme, elle se tenait bien, gr�ce � un vieil orme vigoureusement encastr� dans la fa�ade, qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs � travers les vitraux des fen�tres. Mon oncle ne laissait pas d'�tre riche pour un professeur allemand. La maison lui appartenait en toute propri�t�, contenant et contenu. Le contenu, c'�tait sa filleule Gra�ben, jeune Virlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. En ma double qualit� de neveu et d'orphelin, je devins son aide-pr�parateur dans ses exp�riences. J'avouerai que je mordis avec app�tit aux sciences g�ologiques; j'avais du sang de min�ralogiste dans les veines, et je ne m'ennuyais jamais en compagnie de mes pr�cieux cailloux. En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de K�nig-strasse, malgr� les impatiences de son propri�taire, car, tout en s'y prenant d'une fa�on un peu brutale, celui-ci ne m'en aimait pas moins. Mais cet homme-l� ne savait pas attendre, et il �tait plus press� que nature. Quand, en avril, il avait plant� dans les pots de fa�ence de son salon des pieds de r�s�da ou de volubilis, chaque matin il allait r�guli�rement les tirer par les feuilles afin de h�ter leur croissance. Avec un pareil original, il n'y avait qu'� ob�ir. Je me pr�cipitai donc dans son cabinet. II Ce cabinet �tait un v�ritable mus�e. Tous les �chantillons du r�gne min�ral s'y trouvaient �tiquet�s avec l'ordre le plus parfait, suivant les trois grandes divisions des min�raux inflammables, m�talliques et litho�des. Comme je les connaissais, ces bibelots de la science min�ralogique! Que de fois, au lieu de muser avec des gar�ons de mon �ge, je m'�tais plu � �pousseter ces graphites, ces anthracites, ces houilles, ces lignites, ces tourbes! Et les bitumes, les r�sines, les sels organiques qu'il fallait pr�server du moindre atome de poussi�re! Et ces m�taux, depuis le fer jusqu'� l'or, dont la valeur relative disparaissait devant l'�galit� absolue des sp�cimens scientifiques! Et toutes ces pierres qui eussent suffi � reconstruire la maison de K�nig-strasse, m�me avec une belle chambre de plus, dont je me serais si bien arrang�! Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais gu�re � ces merveilles. Mon oncle seul occupait ma pens�e. Il �tait enfoui dans son large fauteuil garni de velours d'Utrecht, et tenait entre les mains un livre qu'il consid�rait avec la plus profonde admiration. �Quel livre! quel livre!� s'�criait-il. Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock �tait aussi bibliomane � ses moments perdus; mais un bouquin n'avait de prix � ses yeux qu'� la condition d'�tre introuvable, ou tout au moins illisible. �Eh bien! me dit-il, tu ne vois donc pas? Mais c'est un tr�sor inestimable que j'ai rencontr� ce matin en furetant dans la boutique du juif Hevelius. --Magnifique!� r�pondis-je avec un enthousiasme de commande. En effet, � quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont le dos et les plats semblaient faits d'un veau grossier, un bouquin jaun�tre auquel pendait un signet d�color�? Cependant les interjections admiratives du professeur ne discontinuaient pas. �Vois, disait-il, en se faisant � lui-m�me demandes et r�ponses; est-ce assez beau? Oui, c'est admirable! Et quelle reliure! Ce livre s'ouvre-t-il facilement? Oui, car il reste ouvert � n'importe quelle page! Mais se ferme-t-il bien? Oui, car la couverture et les feuilles forment un tout bien uni, sans se s�parer ni b�iller en aucun endroit. Et ce dos qui n'offre pas une seule brisure apr�s sept cents ans d'existence! Ah! voil� une reliure dont Bozerian, Closs ou Purgold eussent �t� fiers!� En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement le vieux bouquin. Je ne pouvais faire moins que de l'interroger sur son contenu, bien que cela ne m'int�ress�t aucunement. �Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume? demandai-je avec un empressement trop enthousiaste pour n'�tre pas feint. --Cet ouvrage! r�pondit mon oncle en s'animant, c'est l'_Heims-Kringla_ de Snorre Turleson, le fameux auteur islandais du douzi�me si�cle; c'est la Chronique des princes norv�giens qui r�gn�rent en Islande. --Vraiment! m'�criai-je de mon mieux, et, sans doute, c'est une traduction en langue allemande? --Bon! riposta vivement le professeur, une traduction! Et qu'en ferais-je de ta traduction! Qui se soucie de ta traduction! Ceci est l'ouvrage original en langue islandaise, ce magnifique idiome, riche et simple � la fois, qui autorise les combinaisons grammaticales les plus vari�es et de nombreuses modifications de mots! --Comme l'allemand, insinuai-je avec assez de bonheur. --Oui, r�pondit mon oncle en haussant les �paules; mais avec cette diff�rence que la langue islandaise admet les trois genres comme le grec et d�cline les noms propres comme le latin! --Ah! fis-je un peu �branl� dans mon indiff�rence, et les caract�res de ce livre sont-ils beaux? --Des caract�res! qui te parle de caract�res, malheureux Axel! Il s'agit bien de caract�res! Ah! tu prends cela pour un imprim�! Mais, ignorant, c'est un manuscrit, et un manuscrit runique!... --Runique? --Oui! Vas-tu me demander maintenant de t'expliquer ce mot? --Je m'en garderai bien,� r�pliquai-je avec l'accent d'un homme bless� dans son amour-propre. Mais mon oncle continua de plus belle, et m'instruisit, malgr� moi, de choses que je ne tenais gu�re � savoir. �Les runes, reprit-il, �taient des caract�res d'�criture usit�s autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent invent�s par Odin lui-m�me! Mais regarde donc, admire donc, impie, ces types qui sont sortis de l'imagination d'un dieu!� Ma foi, faute de r�plique, j'allais me prosterner, genre de r�ponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle a l'avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident vint d�tourner le cours de la conversation. Ce fut l'apparition d'un parchemin crasseux qui glissa du bouquin et tomba � terre. Mon oncle se pr�cipita sur ce brimborion avec une avidit� facile � comprendra. Un vieux document, enferm� peut-�tre depuis un temps imm�morial dans un vieux livre, ne pouvait manquer d'avoir un haut prix � ses yeux. �Qu'est-ce que cela?� s'�cria-t-il. Et, en m�me temps, il d�ployait soigneusement sur sa table un morceau de parchemin long de cinq pouces, large de trois, et sur lequel s'allongeaient, en lignes transversales, des caract�res de grimoire. En voici le fac-simil� exact. Je tiens � faire conna�tre ces signes bizarres, car ils amen�rent le professeur Lidenbrock et son neveu � entreprendre la plus �trange exp�dition du dix-neuvi�me si�cle: EF . E6 B3 DA DA BC C5 BC E6 C5 A2 C5 DA BC C5 C5 B4 C1 A6 C5 BC CE CF BC BC D8 A0 A2 B3 CF C5 C1 C5 A0 B3 C1 C5 A6 E6 B4 C5 B4 CF , BC D0 D8 B3 D0 CF E6 D0 CF C5_BC_ _BC_D0 AD A6 E6 E6 B3 C5 D8 CF B3 D0 C5_C1_ B3 A2 D0 C5 B4 CF E6 E6 C1 DA_BC_D0 _D0_CF A2 D0 D0 E6 . B3 BC B4 E6 B4 C1 C5 D0 D0 B2 BC B4 B4 A6 E6 D8 C1 C5 C5 A2 CF A2 DA A0 E6 D0 B3 CF A2 A6 CF , C1 D0 B4 AD BC C5 C1 B2 AD _B4_C5 A6 C1 C1_E6_ Le professeur consid�ra pendant quelques instants cette s�rie de caract�res; puis il dit en relevant ses lunettes: �C'est du runique; ces types sont absolument identiques � ceux du manuscrit de Snorre Turleson! Mais... qu'est-ce que cela peut signifier?� Comme le runique me paraissait �tre une invention de savants pour mystifier le pauvre monde, je ne fus pas f�ch� de voir que mon oncle n'y comprenait rien. Du moins, cela me sembla ainsi au mouvement de ses doigts qui commen�aient � s'agiter terriblement. �C'est pourtant du vieil islandais!� murmurait-il entre ses dents. Et le professeur Lidenbrock devait bien s'y conna�tre, car il passait pour �tre un v�ritable polyglotte. Non pas qu'il parl�t couramment les deux mille langues et les quatre mille idiomes employ�s � la surface du globe, mais enfin il en savait sa bonne part. Il allait donc, en pr�sence de cette difficult�, se livrer � toute l'imp�tuosit� de son caract�re, et je pr�voyais une sc�ne violente, quand deux heures sonn�rent au petit cartel de la chemin�e. Aussit�t la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant: �La soupe est servie. --Au diable la soupe, s'�cria mon oncle, et celle qui l'a faite, et ceux qui la mangeront!� Marthe s'enfuit; je volai sur ses pas, et, sans savoir comment, je me trouvai assis � ma place habituelle dans la salle � manger. J'attendis quelques instants. Le professeur ne vint pas. C'�tait la premi�re fois, � ma connaissance, qu'il manquait � la solennit� du d�ner. Et quel d�ner, cependant! une soupe au persil, une omelette au jambon relev�e d'oseille � la muscade, une longe de veau � la compote de prunes, et, pour dessert, des crevettes au sucre, le tout arros� d'un joli vin de la Moselle. Voil� ce qu'un vieux papier allait co�ter � mon oncle. Ma foi, en qualit� de neveu d�vou�, je me cr�s oblig� de manger pour lui, et m�me pour moi. Ce que je fis en conscience. �Je n'ai jamais vu chose pareille! disait la bonne Marthe en servant. M. Lidenbrock qui n'est pas � table! --C'est � ne pas le croire. --Cela pr�sage quelque �v�nement grave!� reprenait la vieille servante en hochant la t�te. Dans mon opinion, cela ne pr�sageait rien, sinon une sc�ne �pouvantable, quand mon oncle trouverait son d�ner d�vor�. J'en �tais � ma derni�re crevette, lorsqu'une voix retentissante m'arracha aux volupt�s du dessert. Je ne fis qu'un bond de la salle dans le cabinet. III �C'est �videmment du runique, disait le professeur en fron�ant le sourcil. Mais il y a un secret, et je le d�couvrirai, sinon...� Un geste violent acheva sa pens�e. �Mets-toi l�, ajouta-t-il en m'indiquant la table du poing, et �cris.� En un instant je fus pr�t. �Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabet qui correspond � l'un de ces caract�res islandais. Nous verrons ce que cela donnera. Mais, par saint Michel! garde-toi bien de te tromper!� La dict�e commen�a. Je m'appliquai de mon mieux; chaque lettre fut appel�e l'une apr�s l'autre, et forma l'incompr�hensible succession des mots suivants: mm . r n l l s e s r e u e l s e e c J d e s g t s s m f u n t e i e f n i e d r k e k t , s a m n a t r a t e S S a o d r r n e m t n a e I n u a e c t r r i l S a A t u a a r . n s c r c i e a a b s c c d r m i e e u t u l f r a n t u d t , i a c o s e i b o K e d i i Y Quand ce travail fut termin�, mon oncle prit vivement la feuille sur laquelle je venais d'�crire, et il l'examina longtemps avec attention. �Qu'est-ce que cela veut dire?� r�p�tait-il machinalement. Sur l'honneur, je n'aurais pas pu le lui apprendre. D'ailleurs il ne m'interrogea pas � cet �gard, et il continua de se parler � lui-m�me: �C'est ce que nous appelons un cryptogramme, disait-il, dans lequel le sens est cach� sous des lettres brouill�es � dessein, et qui, convenablement dispos�es, formeraient une phrase intelligible! Quand je pense qu'il y a l� peut-�tre l'explication ou l'indication d'une grande d�couverte!� Pour mon compte, je pensais qu'il n'y avait absolument rien, mais je gardai prudemment mon opinion. Le professeur prit alors le livre et le parchemin, et les compara tous les deux. �Ces deux �critures ne sont pas de la m�me main, dit-il; le cryptogramme est post�rieur au livre, et j'en vois tout d'abord une preuve irr�fragable. En effet, la premi�re lettre est une double M qu'on chercherait, vainement dans le livre de Turleson, car elle ne fut ajout�e � l'alphabet islandais qu'au quatorzi�me si�cle. Ainsi donc, il y a au moins deux cents ans entre le manuscrit et le document.� Cela j'en conviens, me parut assez logique. �Je suis donc conduit � penser, reprit mon oncle, que l'un des possesseurs de ce livre aura trac� ces caract�res myst�rieux. Mais qui diable �tait ce possesseur? N'aurait-il point mis son nom � quelque endroit de ce manuscrit?� Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passa soigneusement en revue les premi�res pages du livre. Au verso de la seconde, celle du faux titre, il d�couvrit une sorte de macule, qui faisait � l'oeil l'effet d'une tache d'encre. Cependant, en y regardant de pr�s, on distinguait quelques caract�res � demi effac�s. Mon oncle comprit que l� �tait le point int�ressant; il s'acharna donc sur la macule et, sa grosse loupe aidant, il finit par reconna�tre les signes que voici, caract�res runiques qu'il lut sans h�siter: D0 E6 B3 C5 BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF �Arne Saknussem! s'�cria-t-il d'un ton triomphant, mais c'est un nom cela, et un nom islandais encore! celui d'un savant du seizi�me si�cle, d'un alchimiste c�l�bre!� Je regardai mon oncle avec une certaine admiration. �Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne, Bacon, Lulle, Paracelse, �taient les v�ritables, les seuls savants de leur �poque. Ils ont fait des d�couvertes dont nous avons le droit d'�tre �tonn�s. Pourquoi, ce Saknussemm n'aurait-il pas enfoui sous cet incompr�hensible cryptogramme quelque surprenante invention? Cela doit �tre ainsi. Cela est.� L'imagination du professeur s'enflammait � cette hypoth�se. �Sans doute, osai-je r�pondre, mais quel int�r�t pouvait avoir ce savant � cacher ainsi quelque merveilleuse d�couverte? --Pourquoi? pourquoi? Eh! le sais-je? Galil�e n'en a-t-il pas agi ainsi pour Saturne? D'ailleurs, nous verrons bien; j'aurai le secret de ce document, et je ne prendrai ni nourriture ni sommeil avant de l'avoir devin�. --Oh! pensai-je. --Ni toi, non plus, Axel, reprit-il. --Diable! me dis-je, il est heureux que j'aie d�n� pour deux! --Et d'abord, fit mon oncle, il faut trouver la langue de ce �chiffre.� Cela ne doit pas �tre difficile.� A ces mots, je relevai vivement la t�te. Mon oncle reprit son soliloque: �Rien n'est plus ais�. Il y a dans ce document cent trente-deux lettres qui donnent soixante-dix-neuf consonnes contre cinquante-trois voyelles. Or, c'est � peu pr�s suivant cette proportion que sont form�s les mots des langues m�ridionales, tandis que les idiomes du nord sont infiniment plus riches en consonnes. Il s'agit donc d'une langue du midi.� Ces conclusions �taient fort justes. �Mais quelle est cette langue?� C'est l� que j'attendais mon savant, chez lequel cependant je d�couvrais un profond analyste. �Ce Saknussemm, reprit-il, �tait un homme instruit; or, d�s qu'il n'�crivait pas dans sa langue maternelle, il devait choisir de pr�f�rence la langue courante entre les esprits cultiv�s du seizi�me si�cle, je veux dire le latin. Si je me trompe, je pourrai essayer de l'espagnol, du fran�ais, de l'italien, du grec, de l'h�breu. Mais les savants du seizi�me si�cle �crivaient g�n�ralement en latin. J'ai donc le droit de dire _� priori_: ceci est du latin.� Je sautai sur ma chaise. Mes souvenirs de latiniste se r�voltaient contre la pr�tention que cette suite de mots baroques p�t appartenir � la douce langue de Virgile. �Oui! du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouill�. --A la bonne heure! pensai-je. Si tu le d�brouilles, tu seras fin, mon oncle. --Examinons bien, dit-il, en reprenant la feuille sur laquelle j'avais �crit. Voil� une s�rie de cent trente-deux lettres qui se pr�sentent sous un d�sordre apparent. Il y a des mots o� les consonnes se rencontrent seules comme le premier �mrnlls,� d'autres o� les voyelles, au contraire, abondent, le cinqui�me, par exemple, �unteief,� ou l'avant-dernier �oseibo.� Or, cette disposition n'a �videmment pas �t� combin�e; elle est donn�e _math�matiquement_ par la raison inconnue qui a pr�sid� � la succession de ces lettres. Il me parait certain que la phrase primitive a �t� �crite r�guli�rement, puis retourn�e suivant une loi qu'il faut d�couvrir. Celui qui poss�derait la clef de ce �chiffre� le lirait couramment. Mais quelle est cette clef? Axel, as-tu cette clef?� A cette question je ne r�pondis rien, et pour cause. Mes regards s'�taient arr�t�s sur un charmant portrait suspendu au mur, le portrait de Gra�ben. La pupille de mon oncle se trouvait alors � Altona, chez une de ses parentes, et son, absence me rendait fort triste, car, je puis l'avouer maintenant, la jolie Virlandaise et le neveu du professeur s'aimaient avec toute la patience et toute la tranquillit� allemandes; nous nous �tions fianc�s � l'insu de mon oncle, trop g�ologue pour comprendre de pareils sentiments. Gra�ben �tait une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus, d'un caract�re un peu grave, d'un esprit un peu s�rieux; mais elle ne m'en aimait pas moins; pour mon compte, je l'adorais, si toutefois ce verbe existe dans la langue tudesque! L'image de ma petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde des r�alit�s dans celui des chim�res, dans celui des souvenirs. Je revis la fid�le compagne de mes travaux et de mes plaisirs. Elle m'aidait � ranger chaque jour les pr�cieuses pierres de mon oncle; elle les �tiquetait avec moi. C'�tait une tr�s forte min�ralogiste que mademoiselle Gra�ben! Elle aimait � approfondir les questions ardues de la science. Que de douces heures nous avions pass�es � �tudier ensemble, et combien j'enviai souvent le sort de ces pierres insensibles qu'elle maniait de ses charmantes mains. Puis, l'instant de l� r�cr�ation venue, nous sortions tous les deux; nous prenions par les all�es touffues de l'Alsser, et nous nous rendions de compagnie au vieux moulin goudronn� qui fait si bon effet � l'extr�mit� du lac; chemin faisant, on causait en se tenant par la main; je lui racontais des choses dont elle riait de son mieux; on arrivait ainsi jusqu'au bord de l'Elbe, et, apr�s avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands n�nuphars blancs, nous revenions au quai par la barque � vapeur. Or, j'en �tais l� de mon r�ve, quand mon oncle, frappant la table du poing, me ramena violemment � la r�alit�. �Voyons, dit-il, la premi�re, id�e qui doit se pr�senter � l'esprit pour brouiller les lettres d'une phrase, c'est, il me semble, d'�crire les mots verticalement au lieu de les tracer horizontalement. --Tiens! pensai-je. --Il faut voir ce que cela produit, Axel, jette une phrase quelconque sur ce bout de papier; mais, au lieu de disposer les lettres � la suite les unes des autres, mets-les successivement par colonnes verticales, de mani�re � les grouper en nombre de cinq ou six.� Je compris ce dont il s'agissait, et imm�diatement j'�crivis de haut en bas: J m n e , b e e , t G e t' b m i r n a i a t a ! i e p e � �Bon, dit le professeur, sans avoir lu. Maintenant, dispose ces mots sur une ligne horizontale. J'ob�is, et j'obtins la phrase suivante: Jmne,b ee,tGe t'bmirn aiata! iepe� �Parfait! fit mon oncle en m'arrachant le papier des mains, voil� qui a d�j� la physionomie du vieux document; les voyelles sont group�es ainsi que les consonnes dans le m�me d�sordre; il y a m�me des majuscules au milieu des mots, ainsi que des virgules, tout comme dans le parchemin de Saknussemm!� Je ne puis m'emp�cher de trouver ces remarques fort ing�nieuses. �Or, reprit mon oncle en s'adressant directement � moi, pour lire la phrase que tu viens d'�crire, et que je ne connais pas, il me suffira de prendre successivement la premi�re lettre de chaque mot, puis la seconde, puis la troisi�me, ainsi de suite. Et mon oncle, � son grand �tonnement, et surtout au mien, lut: _Je t'aime bien, ma petite Gra�ben_! �Hein!� fit le professeur. Oui, sans m'en douter, en amoureux maladroit, j'avais trac� cette phrase compromettante! �Ah! tu aimes Gra�ben! reprit mon oncle d'un v�ritable ton de tuteur! --Oui ... Non ... balbutiai-je! --Ah! tu aimes Gra�ben, reprit-il machinalement. Eh bien, appliquons mon proc�d� au document en question!� Mon oncle, retomb� dans son absorbante contemplation, oubliait d�j� mes imprudentes paroles. Je dis imprudentes, car la t�te du savant ne pouvait comprendre les choses du coeur. Mais, heureusement, la grande affaire du document l'emporta. Au moment de faire son exp�rience capitale, les yeux du professeur Lidenbrock lanc�rent des �clairs � travers ses lunettes; ses doigts trembl�rent, lorsqu'il reprit le vieux parchemin; il �tait s�rieusement �mu. Enfin il toussa fortement, et d'une voix grave, appelant successivement la premi�re lettre, puis la seconde de chaque mot; il me dicta la s�rie suivante: _mmessunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek meretarcsilucoYsleffenSnI_ En finissant, je l'avouerai, j'�tais �motionn�, ces lettres, nomm�es une � une, ne m'avaient pr�sent� aucun sens � l'esprit; j'attendais donc que le professeur laiss�t se d�rouler pompeusement entre ses l�vres une phrase d'une magnifique latinit�. Mais, qui aurait pu le pr�voir! Un violent coup de poing �branla la table. L'encre rejaillit, la plume me sauta des mains. �Ce n'est pas cela! s'�cria mon oncle, cela n'a pas le sens commun!� Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l'escalier comme une avalanche, il se pr�cipita dans K�nig-strasse, et s'enfuit � toutes jambes. IV �Il est parti? s'�cria Marthe en accourant au bruit de la porte de la rue qui, violemment referm�e, venait d'�branler la maison tout enti�re. --Oui! r�pondis-je, compl�tement parti! --Eh bien? et son d�ner? fit la vieille servante. --Il ne d�nera pas! --Et son souper? --Il ne soupera pas! --Comment? dit Marthe en joignant les mains. --Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans la maison! Mon oncle Lidenbrock nous met tous � la di�te jusqu'au moment o� il aura d�chiffr� un vieux grimoire qui est absolument ind�chiffrable! --J�sus! nous n'avons donc plus qu'� mourir de faim!� Je n'osai pas avouer qu'avec un homme aussi absolu que mon oncle, c'�tait un sort in�vitable. La vieille servante, s�rieusement alarm�e, retourna dans sa cuisine en g�missant. Quand je fus seul, l'id�e me vint d'aller tout conter � Gra�ben; mais comment quitter la maison? Et s'il m'appelait? Et s'il voulait recommencer ce travail logogriphique, qu'on e�t vainement propos� au vieil OEdipe! Et si je ne r�pondais pas � son appel, qu'adviendrait-il? Le plus sage �tait de rester. Justement, un min�ralogiste de Besan�on venait de nous adresser une collection de g�odes siliceuses qu'il fallait classer. Je me mis au travail. Je triai, j'�tiquetai, je disposai dans leur vitrine toutes ces pierres creuses au-dedans desquelles s'agitaient de petits cristaux. Mais cette occupation ne m'absorbait pas; l'affaire du vieux document ne laissait point de me pr�occuper �trangement. Ma t�te bouillonnait, et je me sentais pris d'une vague inqui�tude. J'avais le pressentiment d'une catastrophe prochaine. Au bout d'une heure, mes g�odes �taient �tag�es avec ordre. Je me laissai aller alors dans le grand fauteuil d'Utrecht, les bras ballants et la t�te renvers�e. J'allumai ma pipe � long tuyau courbe, dont le fourneau sculpt� repr�sentait une na�ade nonchalamment �tendue; puis, je m'amusai � suivre les progr�s de la carbonisation, qui de ma na�ade faisait peu � peu une n�gresse accomplie. De temps en temps, j'�coutais si quelque pas retentissait dans l'escalier. Mais non. O� pouvait �tre mon oncle en ce moment? Je me le figurais courant sous les beaux arbres de la route d'Altona, gesticulant, tirant au mur avec sa canne, d'un bras violent battant les herbes, d�capitant les chardons et troublant dans leur repos les cigognes solitaires. Rentrerait-il triomphant ou d�courag�? Qui aurait raison l'un de l'autre, du secret ou de lui? Je m'interrogeais ainsi, et, machinalement, je pris entre mes doigts la feuille de papier sur laquelle s'allongeait l'incompr�hensible s�rie des lettres trac�es par moi. Je me r�p�tais: �Qu'est-ce que cela signifie?� Je cherchai � grouper ces lettres de mani�re � former des mots. Impossible. Qu'on les r�unit par deux, trois, ou cinq, ou six, cela ne donnait absolument rien d'intelligible; il y avait bien les quatorzi�me; quinzi�me et seizi�me lettres qui faisaient le mot anglais �ice�, et la quatre-vingt-quatri�me, la quatre-vingt-cinqui�me et la quatre-vingt-sixi�me formaient le mot �sir�. Enfin, dans le corps du document, et � la deuxi�me et � la troisi�me ligne, je remarquai aussi les mots latins �rota�, �mutabile�, �ira�, �neo�, �atra�. �Diable, pensai-je, ces derniers mots sembleraient donner raison � mon oncle sur la langue du document! Et m�me, � la quatri�me ligne, j'aper�ois encore le mot �luco� qui se traduit par �bois sacr��. Il est vrai qu'� la troisi�me, on lit le mot �tabiled� de tournure parfaitement h�bra�que, et � la derni�re, les vocables �mer�, �arc�, �m�re�, qui sont purement fran�ais.� Il y avait l� de quoi perdre la t�te! Quatre idiomes diff�rents dans cette phrase absurde! Quel rapport pouvait-il exister entre les mots �glace, monsieur, col�re, cruel, bois sacr�, changeant, m�re, arc ou mer?� Le premier et le dernier seuls se rapprochaient facilement; rien d'�tonnant que, dans un document �crit en Islande, il f�t question d'une �mer de glace�. Mais de l� � comprendre le reste du cryptogramme, c'�tait autre chose. Je me d�battais donc contre une insoluble difficult�; mon cerveau s'�chauffait; mes yeux clignaient sur la feuille de papier; les cent trente-deux lettres semblaient voltiger autour de moi, comme ces larmes d'argent qui glissent dans l'air autour de notre t�te, lorsque le sang s'y est violemment port�. J'�tais en proie � une sorte d'hallucination; j'�touffais; il me fallait de l'air. Machinalement, je m'�ventai avec la feuille de papier, dont le verso et le recto se pr�sent�rent successivement � mes regards. Quelle fut ma surprise, quand, dans l'une de ces voltes rapides, au moment o� le verso se tournait vers moi, je crus voir appara�tre des mots parfaitement lisibles, des mots latins, entre autres �craterem� et �terrestre�. Soudain une lueur se fit dans mon esprit; ces seuls indices me firent entrevoir la v�rit�; j'avais d�couvert la loi du chiffre. Pour lire ce document, il n'�tait pas m�me n�cessaire de le lire � travers la feuille retourn�e! Non. Tel il �tait, tel il m'avait �t� dict�, tel il pouvait �tre �pel� couramment. Toutes les ing�nieuses combinaisons du professeur se r�alisaient; il avait eu raison pour la disposition des lettres, raison pour la langue du document! Il s'en fallut d'un �rien� qu'il p�t lire d'un bout � l'autre cette phrase latine, et ce �rien�, le hasard venait de me le donner! On comprend si je fus �mu! Mes yeux se troubl�rent. Je ne pouvais m'en servir. J'avais �tal� la feuille de papier sur la table. Il me suffisait d'y jeter un regard pour devenir possesseur du secret. Enfin je parvins � calmer mon agitation. Je m'imposai la loi de faire deux fois le tour de la chambre pour apaiser mes nerfs, et je revins m'engouffrer dans le vaste fauteuil. �Lisons�, m'�criai-je, apr�s avoir refait dans mes poumons une ample provision d'air. Je me penchai sur la table; je posai mon doigt successivement sur chaque lettre, et, sans m'arr�ter, sans h�siter, un instant, je pronon�ai � haute voix la phrase tout enti�re. Mais quelle stup�faction, quelle terreur m'envahit! Je restai d'abord comme frapp� d'un coup subit. Quoi! ce que je venais d'apprendre s'�tait accompli! un homme avait eu assez d'audace pour p�n�trer! ... �Ah! m'�criai-je en bondissant: mais non! mais non! mon oncle ne le saura pas! Il ne manquerait plus qu'il vint � conna�tre un semblable voyage! Il voudrait en go�ter aussi! Rien ne pourrait l'arr�ter! Un g�ologue si d�termin�! il partirait quand m�me, malgr� tout, en d�pit de tout! Et il m'emm�nerait avec lui, et nous n'en reviendrions pas! Jamais! jamais!� J'�tais dans une surexcitation difficile � peindre. �Non! non! ce ne sera pas, dis-je avec �nergie, et, puisque je peux emp�cher qu'une pareille id�e vienne � l'esprit de mon tyran, je le ferai. A tourner et � retourner ce document, il pourrait par hasard en d�couvrir la clef! D�truisons-le.� Il y avait un reste de feu dans la chemin�e. Je saisis non seulement la feuille de papier, mais le parchemin de Saknussem; d'une main f�brile j'allais pr�cipiter le tout sur les charbons et an�antir ce dangereux secret, quand la porte du cabinet s'ouvrit. Mon oncle parut. V Je n'eus que le temps de replacer sur la table le malencontreux document. Le professeur Lidenbrock paraissait profond�ment absorb�. Sa pens�e dominante ne lui laissait pas un instant de r�pit; il avait �videmment scrut�, analys� l'affaire, mis en oeuvre toutes les ressources de son imagination pendant sa promenade, et il revenait appliquer quelque combinaison nouvelle. En effet, il s'assit dans son fauteuil, et, la plume � la main, il commen�a � �tablir des formules qui ressemblaient � un calcul alg�brique. Je suivais du regard sa main fr�missante; je ne perdais pas un seul de ses mouvements. Quelque r�sultat inesp�r� allait-il donc inopin�ment se produire? Je tremblais, et sans raison, puisque la vraie combinaison, la �seule� �tant d�j� trouv�e, toute autre recherche devenait forc�ment vaine. Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans parler, sans lever la t�te, effa�ant, reprenant, raturant, recommen�ant mille fois. Je savais bien que, s'il parvenait � arranger des lettres suivant toutes les positions relatives qu'elles pouvaient occuper, la phrase se trouverait faite. Mais je savais aussi que vingt lettres seulement peuvent former deux quintillions, quatre cent trente-deux quatrillions, neuf cent deux trillions, huit milliards, cent soixante-seize millions, six cent quarante mille combinaisons. Or, il y avait cent trente-deux lettres dans la phrase, et ces cent trente-deux lettres donnaient un nombre de phrases diff�rentes compos� de cent trente-trois chiffres au moins, nombre presque impossible � �num�rer et qui �chappe � toute appr�ciation. J'�tais rassur� sur ce moyen h�ro�que de r�soudre le probl�me. Cependant le temps s'�coulait; la nuit se fit; les bruits de la rue s'apais�rent; mon oncle, toujours courb� sur sa t�che, ne vit rien, pas m�me la bonne Marthe qui entr'ouvrit la porte; il n'entendit rien, pas m�me la voix de cette digne servante, disant: �Monsieur soupera-t-il ce soir?� Aussi Marthe dut-elle s'en aller sans r�ponse: pour moi, apr�s avoir r�sist� pendant quelque temps, je fus pris d'un invincible sommeil, et je m'endormis sur un bout du canap�, tandis que mon oncle Lidenbrock calculait et raturait toujours. Quand je me r�veillai, le lendemain, l'infatigable piocheur �tait encore au travail. Ses yeux rouges, son teint blafard, ses cheveux entrem�l�s sous sa main fi�vreuse, ses pommettes empourpr�es indiquaient assez sa lutte terrible avec l'impossible, et, dans quelles fatigues de l'esprit, dans quelle contention du cerveau, les heures durent s'�couler pour lui. Vraiment, il me fit piti�. Malgr� les reproches que je croyais �tre en droit de lui faire, une certaine �motion me gagnait. Le pauvre homme �tait tellement poss�d� de son id�e, qu'il oubliait de se mettre en col�re; toutes ses forces vives se concentraient sur un seul point, et, comme elles ne s'�chappaient pas par leur exutoire ordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne le f�t �clater d'un instant � l'autre. Je pouvais d'un geste desserrer cet �tau de fer qui lui serrait le cr�ne, d'un mot seulement! Et je n'en fis rien. Cependant j'avais bon coeur. Pourquoi restai-je muet en pareille circonstance? Dans l'int�r�t m�me de mon oncle. �Non, non, r�p�tai-je, non, je ne parlerai pas! Il voudrait y aller, je le connais; rien ne saurait l'arr�ter. C'est une imagination volcanique, et, pour faire ce que d'autres g�ologues n'ont point fait, il risquerait sa vie. Je me tairai; je garderai ce secret dont le hasard m'a rendu ma�tre; le d�couvrir, ce serait tuer le professeur Lidenbrock. Qu'il le devine, s'il le peut; je ne veux pas me reprocher un jour de l'avoir conduit � sa perte. Ceci bien r�solu, je me croisai les bras, et j'attendis. Mais j'avais compt� sans un incident qui se produisit � quelques heures de l�. Lorsque la bonne Marthe voulut sortir de la maison pour se rendre au march�, elle trouva la porte close; la grosse clef manquait � la serrure. Qui l'avait �t�e? Mon oncle �videmment, quand il rentra la veille apr�s son excursion pr�cipit�e. �tait-ce � dessein? �tait-ce par m�garde? Voulait-il nous soumettre aux rigueurs de la faim? Cela m'e�t paru un peu fort. Quoi! Marthe et moi, nous serions victimes d'une situation qui ne nous regardait pas le moins du monde? Sans doute, et je me souvins d'un pr�c�dent de nature � nous effrayer. En effet, il y a quelques ann�es, � l'�poque o� mon oncle travaillait � sa grande classification min�ralogique, il demeura quarante-huit heures sans manger, et toute sa maison dut se conformer � cette di�te scientifique. Pour mon compte, j'y gagnai des crampes d'estomac fort peu r�cr�atives chez un gar�on d'un naturel assez vorace. Or, il me parut que le d�jeuner allait faire d�faut comme le souper de la veille. Cependant je r�solus d'�tre h�ro�que et de ne pas c�der devant les exigences de la faim. Marthe prenait cela tr�s au s�rieux et se d�solait, la bonne femme. Quant � moi, l'impossibilit� de quitter la maison me pr�occupait davantage et pour cause. On me comprend bien. Mon oncle travaillait toujours; son imagination se perdait dans le monde id�al des combinaisons; il vivait loin de la terre, et v�ritablement en dehors des besoins terrestres. Vers midi, la faim m'aiguillonna s�rieusement; Marthe, tr�s innocemment, avait d�vor� la veille les provisions du garde-manger; il ne restait plus rien � la maison, Cependant je tins bon. J'y mettais une sorte de point d'honneur. Deux heures sonn�rent. Cela devenait ridicule, intol�rable m�me; j'ouvrais des yeux d�mesur�s. Je commen�ai � me dire que j'exag�rais l'importance du document; que mon oncle n'y ajouterait pas foi; qu'il verrait l� une simple mystification; qu'au pis aller on le retiendrait malgr� lui, s'il voulait tenter l'aventure; qu'enfin il pouvait d�couvrit lui-m�me la clef du �chiffre�, et que j'en serais alors pour mes frais d'abstinence. Ces raisons, que j'eusse rejet�es la veille avec indignation, me parurent excellentes; je trouvai m�me parfaitement absurde d'avoir attendu si longtemps, et mon parti fut pris de tout dire. Je cherchais donc une entr�e en mati�re, pas trop brusque, quand le professeur se leva, mit son chapeau et se pr�para � sortir. Quoi, quitter la maison, et nous enfermer encore! Jamais. �Mon oncle!� dis-je. Il ne parut pas m'entendre. �Mon oncle Lidenbrock! r�p�tai-je en �levant la voix. --Hein? fit-il comme un homme subitement r�veill�. --Eh bien! cette clef? --Quelle clef? La clef de la porte? --Mais non, m'�criai-je, la clef du document!� Le professeur me regarda par-dessus ses lunettes; il remarqua sans doute quelque chose d'insolite dans ma physionomie, car il me saisit vivement le bras, et, sans pouvoir parler, il m'interrogea du regard. Cependant jamais demande ne fut formul�e d'une fa�on plus nette. Je remuai la t�te de haut en bas. Il secoua la sienne avec une sorte de piti�, comme s'il avait affaire � un fou. Je fis un geste plus affirmatif. Ses yeux brill�rent d'un vif �clat; sa main devint mena�ante. Cette conversation muette dans ces circonstances e�t int�ress� le spectateur le plus indiff�rent. Et vraiment j'en arrivais � ne plus oser parler, tant je craignais que mon oncle ne m'�touff�t dans les premiers embrassements de sa joie. Mais il devint si pressant qu'il fallut r�pondre. �Oui, cette clef!... le hasard!... --Que dis-tu? s'�cria-t-il avec une indescriptible �motion. --Tenez, dis-je en lui pr�sentant la feuille de papier sur laquelle j'avais �crit, lisez. --Mais cela ne signifie rien! r�pondit-il en froissant la feuille. --Rien, en commen�ant � lire par le commencement, mais par la fin...� Je n'avais pas achev� ma phrase que le professeur poussait un cri, mieux qu'un cri, un v�ritable rugissement! Une r�v�lation venait de se faire, dans son esprit. Il �tait transfigur�. �Ah! ing�nieux Saknussemm! s'�cria-t-il, tu avais donc d'abord �crit ta phrase � l'envers!� Et se pr�cipitant sur la feuille de papier, l'oeil trouble, la voix �mue, il lut le document tout entier, en remontant de la derni�re lettre � la premi�re. Il �tait con�u en ces termes: _In Sneffels Yoculis craterem kem delibat umbra Scartaris Julii intra calendas descende, audas viator, et terrestre centrum attinges. Kod feci. Arne Saknussem_. Ce qui, de ce mauvais latin, peut �tre traduit ainsi: _Descends dans le crat�re du Yocul de Sneffels que l'ombre du Scartaris vient caresser avant les calendes de Juillet, voyageur audacieux, et tu parviendras au centre de la Terre. Ce que j'ai fait. Arne Saknussemm_, Mon oncle, � cette lecture, bondit comme s'il e�t inopin�ment touch� une bouteille de Leyde. Il �tait magnifique d'audace, de joie et de conviction. Il allait et venait; il prenait sa t�te � deux mains; il d�pla�ait les si�ges; il empilait ses livres; il jonglait, c'est � ne pas le croire, avec ses pr�cieuses g�odes; il lan�ait un coup de poing par-ci, une tape par-l�. Enfin ses nerfs se calm�rent et, comme un homme �puis� par une trop grande d�pense de fluide, il retomba dans son fauteuil. �Quelle heure est-il donc? demanda-t-il apr�s quelques instants de silence. --Trois heures, r�pondis-je. --Tiens! mon d�ner a pass� vite. Je meurs de faim. A table. Puis ensuite... --Ensuite? --Tu feras ma malle. --Hein! m'�criai-je. --Et la tienne!� r�pondit l'impitoyable professeur en entrant dans la salle � manger. VI A ces paroles, un frisson me passa par tout le corps. Cependant je me contins. Je r�solus m�me de faire bonne figure. Des arguments scientifiques pouvaient seuls arr�ter le professeur Lidenbrock; or, il y en avait, et de bons, contre la possibilit� d'un pareil voyage. Aller au centre de la terre! Quelle folie! Je r�servai ma dialectique pour le moment opportun, et je m'occupai du repas. Inutile de rapporter les impr�cations de mon oncle devant la table desservie. Tout s'expliqua. La libert� fut rendue � la bonne Marthe. Elle courut au march� et fit si bien, qu'une heure apr�s ma faim �tait calm�e, et je revenais au sentiment de la situation. Pendant le repas, mon oncle fut presque gai; il lui �chappait de ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais bien dangereuses. Apr�s le dessert, il me fit signe de le suivre dans son cabinet. J'ob�is. Il s'assit � un bout de sa table de travail, et moi � l'autre. �Axel, dit-il d'une voix assez douce, tu es un gar�on tr�s ing�nieux; tu m'as rendu l� un fier service, quand, de guerre lasse, j'allais abandonner cette combinaison. O� me serais-je �gar�? Nul ne peut le savoir! Je n'oublierai jamais cela, mon gar�on, et de la gloire que nous allons acqu�rir tu auras ta part. �Allons! pensai-je, il est de bonne humeur; le moment est venu de discuter cette gloire. --Avant tout, reprit mon oncle, je te recommande le secret le plus absolu, tu m'entends? Je ne manque pas d'envieux dans le monde des savants, et beaucoup voudraient entreprendre ce voyage, qui ne s'en douteront qu'� notre retour. --Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux f�t si grand? --Certes! qui h�siterait � conqu�rir une telle renomm�e? Si ce document �tait connu, une arm�e enti�re de g�ologues se pr�cipiterait sur les traces d'Arne Saknussemm! --Voil� ce dont je ne suis pas persuad�, mon oncle, car rien ne prouve l'authenticit� de ce document. --Comment! Et le livre dans lequel nous l'avons d�couvert! --Bon! j'accorde que ce Saknussemm ait �crit ces lignes, mais s'ensuit-il qu'il ait r�ellement accompli ce voyage, et ce vieux parchemin ne peut-il renfermer une mystification?� Ce dernier mot, un peu hasard�, je regrettai presque de l'avoir prononc�; le professeur fron�a son �pais sourcil, et je craignais d'avoir compromis les suites de cette conversation. Heureusement il n'en fut rien. Mon s�v�re interlocuteur �baucha une sorte de sourire sur ses l�vres et r�pondit: �C'est ce que nous verrons. --Ah! fis-je un peu vex�; mais permettez-moi d'�puiser la s�rie des objections relatives � ce document. --Parle, mon gar�on, ne te g�ne pas. Je te laisse toute libert� d'exprimer ton opinion. Tu n'es plus mon neveu, mais mon coll�gue. Ainsi, va. --Eh bien, je vous demanderai d'abord ce que sont ce Yocul, ce Sneffels et ce Scartaris, dont je n'ai jamais entendu parler? --Rien n'est plus facile. J'ai pr�cis�ment re�u, il y a quelque temps, une carte de mon ami Peterman, de Leipzig; elle ne pouvait arriver plus � propos. Prends le troisi�me atlas dans la seconde trav�e de la grande biblioth�que, s�rie Z, planche 4.� Je me levai, et, gr�ce � ces indications pr�cises, je trouvai rapidement l'atlas demand�. Mon oncle l'ouvrit et dit: �Voici une des meilleures cartes de l'Islande, celle de Handerson, et je crois qu'elle va nous donner la solution de toutes tes difficult�s.� Je me penchai sur la carte. �Vois cette �le compos�e de volcans, dit le professeur, et remarque qu'ils portent tous le nom de Yocul. Ce mot veut dire �glacier� en islandais, et, sous la latitude �lev�e de l'Islande, la plupart des �ruptions se font jour � travers les couches de glace. De l� cette d�nomination de Yocul appliqu�e � tous les monts ignivomes de l'�le. --Bien, r�pondis-je, mais qu'est-ce que le Sneffels?� J'esp�rais qu'� cette demande il n'y aurait pas de r�ponse. Je me trompais. Mon oncle reprit: �Suis-moi sur la c�te occidentale de l'Islande. Aper�ois-tu Reykjawik, sa capitale? Oui. Bien. Remonte les fj�rds innombrables de ces rivages rong�s par la mer, et arr�te-toi un peu au-dessous du soixante-cinqui�me degr� de latitude. Que vois-tu l�? --Une sorte de presqu'�le semblable � un os d�charn�, que termine une �norme rotule. --La comparaison est juste, mon gar�on; maintenant, n'aper�ois-tu rien sur cette rotule? --Si, un mont qui semble avoir pouss� en mer. --Bon! c'est le Sneffels. --Le Sneffels? --Lui-m�me, une montagne haute de cinq mille pieds, l'une des plus remarquables de l'�le, et � coup s�r la plus c�l�bre du monde entier, si son crat�re aboutit au centre du globe. --Mais c'est impossible! m'�criai-je en haussant les �paules et r�volt� contre une pareille supposition. --Impossible! r�pondit le professeur Lidenbrock d'un ton s�v�re. Et pourquoi cela? --Parce que ce crat�re, est �videmment obstru� par les laves, les roches br�lantes, et qu'alors... --Et si c'est un crat�re �teint? --�teint? --Oui. Le nombre des volcans en activit� � la surface du globe n'est actuellement que de trois cents environ; mais il existe une bien plus grande quantit� de volcans �teints. Or le Sneffels compte parmi ces derniers, et, depuis les temps historiques, il n'a eu qu'une seule �ruption, celle de 1219; � partir de cette �poque, ses rumeurs se sont apais�es peu � peu, et il n'est plus au nombre des volcans actifs.� � ces affirmations positives je n'avais absolument rien � r�pondre; je me rejetai donc sur les autres obscurit�s que renfermait le document. �Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennent faire l� les calendes de juillet?� Mon oncle prit quelques moments de r�flexion. J'eus un instant d'espoir, mais un seul, car bient�t il me r�pondit en ces termes: �Ce que tu appelles obscurit� est pour moi lumi�re. Cela prouve les soins ing�nieux avec lesquels Saknussemm a voulu pr�ciser sa d�couverte. Le Sneffels est form� de plusieurs crat�res; il y avait donc n�cessit� d'indiquer celui d'entre eux qui m�ne au centre du globe. Qu'a fait le savant Islandais? Il a remarqu� qu'aux approches des calendes de juillet, c'est-�-dire vers les derniers jours du mois de juin, un des pics de la montagne, le Scartaris, projetait son ombre jusqu'� l'ouverture du crat�re en question, et il a consign� le fait dans son document. Pouvait-il imaginer une indication plus exacte, et une fois arriv�s au sommet du Sneffels, nous sera-t-il possible d'h�siter sur le chemin � prendre?� D�cid�ment mon oncle avait r�ponse � tout. Je vis bien qu'il �tait inattaquable sur les mots du vieux parchemin. Je cessai donc de le presser � ce sujet, et, comme il fallait le convaincre avant tout, je passais aux objections scientifiques, bien autrement graves, � mon avis. �Allons, dis-je, je suis forc� d'en convenir, la phrase de Saknussemm est claire et ne peut laisser aucun doute � l'esprit. J'accorde m�me que le document a un air de parfaite authenticit�. Ce savant est all� au fond du Sneffels; il a vu l'ombre du Scartaris caresser les bords du crat�re avant les calendes de juillet; il a m�me entendu raconter dans les r�cits l�gendaires de son temps que ce crat�re aboutissait au centre de la terre; mais quant � y �tre parvenu lui-m�me, quant � avoir fait le voyage et � en �tre revenu, s'il l'a entrepris, non, cent fois non! --Et la raison? dit mon oncle d'un ton singuli�rement moqueur. --C'est que toutes les th�ories de la science d�montrent qu'une pareille entreprise est impraticable! --Toutes les th�ories disent cela? r�pondit le professeur on prenant un air bonhomme. Ah! les vilaines th�ories! comme elles vont nous g�ner, ces pauvres th�ories!� Je vis qu'il se moquait de moi, mais je continuai n�anmoins. �Oui! il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente environ d'un degr� par soixante-dix pieds de profondeur au-dessous de la surface du globe; or, en admettant cette proportionnalit� constante, le rayon terrestre �tant de quinze cents lieues, il existe au centre une temp�rature de deux millions de degr�s. Les mati�res de l'int�rieur de la terre se trouvent donc � l'�tat de gaz incandescent, car les m�taux, l'or, le platine, les roches les plus dures, ne r�sistent pas � une pareille chaleur. J'ai donc le droit de demander s'il est possible de p�n�trer dans un semblable milieu! --Ainsi, Axel, c'est la chaleur qui t'embarrasse? --Sans doute. Si nous arrivions � une profondeur de dix lieues seulement, nous serions parvenus � la limite de l'�corce terrestre, car d�j� la temp�rature est sup�rieure � treize cents degr�s. --Et tu as peur d'entrer en fusion? --Je vous laisse la question � d�cider, r�pondis-je avec humeur. --Voici ce, que je d�cide, r�pondit le professeur Lidenbrock en prenant ses grands airs; c'est que ni toi ni personne ne sait d'une fa�on certaine ce qui se passe � l'int�rieur du globe, attendu qu'on conna�t � peine la douze milli�me partie de son rayon; c'est que la science est �minemment perfectible et que chaque th�orie est incessamment d�truite par une th�orie nouvelle. N'a-t-on pas cru jusqu'� Fourier que la temp�rature des espaces plan�taires allait toujours diminuant, et ne sait-on pas aujourd'hui que les plus grands froids des r�gions �th�r�es ne d�passent pas quarante ou cinquante degr�s au-dessous de z�ro? Pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la chaleur interne? Pourquoi, � une certaine profondeur, n'atteindrait-elle pas une limite infranchissable, au lieu de s'�lever jusqu'au degr� de fusion des min�raux les plus r�fractaires?� Mon oncle pla�ant la question sur le terrain des hypoth�ses, je n'eus rien � r�pondre. �Eh bien, je te dirai que de v�ritables savants, Poisson entre autres, ont prouv� que, si une chaleur de deux millions de degr�s existait � l'int�rieur du globe, les gaz incandescents provenant des mati�res fondues acquerraient une �lasticit� telle que l'�corce terrestre ne pourrait y r�sister et �claterait comme les parois d'une chaudi�re sous l'effort de la vapeur. --C'est l'avis de Poisson, mon oncle, voil� tout. --D'accord, mais c'est aussi l'avis d'autres g�ologues distingu�s, que l'int�rieur du globe n'est form� ni de gaz ni d'eau, ni des plus lourdes pierres que nous connaissions, car, dans ce cas, la terre aurait un poids deux fois moindre. --Oh! avec les chiffres on prouve tout ce qu'on veut! --Et avec les faits, mon gar�on, en est-il de m�me? N'est-il pas constant que le nombre des volcans a consid�rablement diminu� depuis les premiers jours du monde, et, si chaleur centrale il y a, ne peut-on en conclure qu'elle tend � s'affaiblir? --Mon oncle, si vous entrez dans le champ des suppositions, je n'ai plus � discuter. --Et moi j'ai � dire qu'� mon opinion se joignent les opinions de gens fort comp�tents. Te souviens-tu d'une visite que me fit le c�l�bre chimiste anglais Humphry Davy en 1825? --Aucunement, car je ne suis venu au monde que dix-neuf ans apr�s. --Eh bien, Humphry Davy vint me voir � son passage � Hambourg. Nous discut�mes longtemps, entre autres questions, l'hypoth�se de la liquidit� du noyau int�rieur de la terre. Nous �tions tous deux d'accord que cette liquidit� ne pouvait exister, par une raison � laquelle la science n'a jamais trouv� de r�ponse. --Et laquelle? dis-je un peu �tonn�. --C'est que cette masse liquide serait sujette comme l'Oc�an, � l'attraction de la lune, et cons�quemment, deux fois par jour, il se produirait des mar�es int�rieures qui, soulevant l'�corce terrestre, donneraient lieu � des tremblements de terre p�riodiques! --Mais il est pourtant �vident que la surface du globe a �t� soumise � la combustion, et il est permis de supposer que la cro�te ext�rieure s'est refroidie d'abord, tandis que la chaleur se r�fugiait au centre. --Erreur, r�pondit mon oncle; la terre a �t� �chauff�e par la combustion de sa surface, et non autrement. Sa surface �tait compos�e d'une grande quantit� de m�taux, tels que le potassium, le sodium, qui ont la propri�t� de s'enflammer au seul contact de l'air et de l'eau; ces m�taux prirent feu quand les vapeurs atmosph�riques se pr�cipit�rent en pluie sur le sol, et peu � peu, lorsque les eaux p�n�tr�rent dans les fissures de l'�corce terrestre, elles d�termin�rent de nouveaux incendies avec explosions et �ruptions. De l� les volcans si nombreux aux premiers jours du monde. --Mais voil� une ing�nieuse hypoth�se! m'�criai-je un peu malgr� moi. --Et qu'Humphry Davy me rendit sensible, ici m�me, par une exp�rience bien simple. Il composa une boule m�tallique faite principalement des m�taux dont je viens de parler, et qui figurait parfaitement notre globe; lorsqu'on faisait tomber une fine ros�e � sa surface, celle-ci se boursouflait, s'oxydait et formait une petite montagne; un crat�re s'ouvrait � son sommet; l'�ruption avait lieu et communiquait � toute la boule une chaleur telle qu'il devenait impossible de la tenir � la main.� Vraiment, je commen�ais � �tre �branl� par les arguments du professeur; il les faisait valoir d'ailleurs avec sa passion et son enthousiasme habituels. �Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l'�tat du noyau central a soulev� des hypoth�ses diverses entre les g�ologues; rien de moins prouv� que ce fait d'une chaleur interne; suivant moi, elle n'existe pas; elle ne saurait exister; nous le verrons, d'ailleurs, et, comme Arne Saknussemm, nous saurons � quoi nous en tenir sur cette grande question. Eh bien! oui, r�pondis-je en me sentant gagner � cet enthousiasme; oui, nous le verrons, si on y voit toutefois. --Et pourquoi pas? Ne pouvons-nous compter sur des ph�nom�nes �lectriques pour nous �clairer, et m�me sur l'atmosph�re, que sa pression peut rendre lumineuse en s'approchant du centre? --Oui, dis-je, oui! cela est possible, apr�s tout, --Cela est certain, r�pondit triomphalement mon oncle; mais silence, entends-tu! silence sur tout ceci, et que personne n'ait id�e de d�couvrir avant nous le centre de la terre.� VII Ainsi se termina cette m�morable s�ance. Cet entretien me donna la fi�vre. Je sortis du cabinet de mon oncle comme �tourdi, et il n'y avait pas assez d'air dans les rues de Hambourg pour me remettre, je gagnai donc les bords de l'Elbe, du c�t� du bac � vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de Harbourg. �tais-je convaincu de ce que je venais d'apprendre? N'avais-je pas subi la domination du professeur Lidenbrock? Devais-je prendre au s�rieux sa r�solution d'aller au centre du massif terrestre? Venais-je d'entendre les sp�culations insens�es d'un fou ou les d�ductions scientifiques d'un grand g�nie? En tout cela, o� s'arr�tait la v�rit�, o� commen�ait l'erreur? Je flottais entre mille hypoth�ses contradictoires, sans pouvoir m'accrocher � aucune. Cependant je me rappelais avoir �t� convaincu, quoique mon enthousiasme commen��t � se mod�rer; mais j'aurais voulu partir imm�diatement et ne pas prendre le temps de la r�flexion. Oui, le courage ne m'e�t pas manqu� pour boucler ma valise en ce moment. Il faut pourtant l'avouer, une heure apr�s, cette surexcitation tomba; mes nerfs se d�tendirent, et des profonds ab�mes de la terre je remontai � sa surface. �C'est absurde! m'�criai-je; cela n'a pas le sens commun! Ce n'est pas une proposition s�rieuse � faire � un gar�on sens�. Rien de tout cela n'existe. J'ai mal dormi, j'ai fait un mauvais r�ve.� Cependant j'avais suivi les bords de l'Elbe et tourn� la ville. Apr�s avoir remont� le port, j'�tais arriv� � la route d'Altona. Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifi�, car j'aper�us bient�t ma petite Gra�ben qui, de son pied leste, revenait bravement � Hambourg. �Gra�ben!� lui criai-je de loin. La jeune fille s'arr�ta, un peu troubl�e, j'imagine, de s'entendre appeler ainsi sur une grande route. En dix pas je fus pr�s d'elle. �Axel! fit-elle surprise. Ah! tu es venu � ma rencontre! C'est bien cela, monsieur.� Mais, en me regardant, Gra�ben ne put se m�prendre � mon air inquiet, boulevers�. �Qu'as-tu donc? dit-elle en me tendant la main. --Ce que j'ai, Gra�ben!� m'�criai-je. En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise �tait au courant de la situation. Pendant quelques instants elle garda le silence. Son coeur palpitait-il � l'�gal du mien? je l'ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne. Nous f�mes une centaine de pas sans parler. �Axel! me dit-elle enfin. --Ma ch�re Gra�ben! --Ce sera l� un beau voyage.� Je bondis � ces mots. �Oui, Axel, et digne du neveu d'un savant. Il est bien qu'un homme se soit distingu� par quelque grande entreprise! --Quoi! Gra�ben, tu ne me d�tournes pas de tenter une pareille exp�dition? --Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagnerais volontiers, si une pauvre fille ne devait �tre un embarras pour vous. --Dis-tu vrai? --Je dis vrai.� Ah! femmes, jeunes filles, coeurs f�minins toujours incompr�hensibles! Quand vous n'�tes pas les plus timides des �tres, vous en �tes les plus braves! La raison n'a que faire aupr�s de vous. Quoi! cette enfant m'encourageait � prendre part a cette exp�dition! Elle n'e�t pas craint de tenter l'aventure. Elle m'y poussait, moi qu'elle aimait cependant! J'�tais d�concert� et, pourquoi ne pas le dire, honteux. �Gra�ben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de cette mani�re. --Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd'hui.� Gra�ben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond silence, nous continu�mes notre chemin, j'�tais bris� par les �motions de la journ�e. �Apr�s tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin et, d'ici l�, bien des �v�nements se passeront qui gu�riront mon oncle de sa manie de voyager sous terre.� La nuit �tait venue quand nous arriv�mes � la maison de K�nig-strasse. Je m'attendais � trouver la demeure tranquille, mon oncle couch� suivant son habitude et la bonne Marthe donnant � la salle � manger le dernier coup de plumeau du soir. Mais j'avais compt� sans l'impatience du professeur. Je le trouvai criant, s'agitant au milieu d'une troupe de porteurs qui d�chargeaient certaines marchandises dans l'all�e; la vieille servante ne savait o� donner de la t�te. �Mais viens donc, Axel; h�te-toi donc, malheureux! s'�cria mon oncle du plus loin qu'il m'aper�ut, et ta malle qui n'est pas faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et mon sac de voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes gu�tres qui n'arrivent pas!� Je demeurai stup�fait. La voix me manquait pour parler. C'est � peine si mes l�vres purent articuler ces mots: �Nous partons donc? --Oui, malheureux gar�on, qui vas te promener au lieu d'�tre l�! --Nous partons? r�p�tai-je d'une voix affaiblie. --Oui, apr�s-demain matin, � la premi�re heure.� Je ne pus en entendre davantage, et je m'enfuis dans ma petite chambre. Il n'y avait plus � en douter; mon oncle venait d'employer son apr�s-midi � se procurer une partie des objets et ustensiles n�cessaires � son voyage; l'all�e �tait encombr�e d'�chelles de cordes � noeuds, de torches, de gourdes, de crampons de fer, de pics, de b�tons ferr�s, de pioches, de quoi charger dix hommes au moins. Je passai une nuit affreuse. Le lendemain je m'entendis appeler de bonne heure. J'�tais d�cid� � ne pas ouvrir ma porte. Mais le moyen de r�sistera la douce voix qui pronon�ait ces mots: �Mon cher Axel?� Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air d�fait, ma p�leur, mes yeux rougis par l'insomnie allaient produire leur effet sur Gra�ben et changer ses id�es. �Ah! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes mieux et que la nuit t'a calm�. --Calm�!� m'�criai-je. Je me pr�cipitai v�ts mon miroir. Eh bien, j'avais moins mauvaise mine que je ne le supposais. C'�tait � n'y pas croire. �Axel, me dit Gra�ben, j'ai longtemps caus� avec mon tuteur. C'est un hardi savant, un homme de grand courage, et tu te souviendras que son sang coule dans tes veines. Il m'a racont� ses projets, ses esp�rances, pourquoi et comment il esp�re atteindre son but. Il y parviendra, je n'en doute pas. Ah! cher Axel, c'est beau de se d�vouer ainsi � la science! Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son compagnon! Au retour, Axel, tu seras un homme, son �gal, libre de parler, libre d'agir, libre enfin de...� La jeune fille, rougissante, n'acheva pas. Ses paroles me ranimaient. Cependant je ne voulais pas croire encore � notre d�part. J'entra�nai Gra�ben vers le cabinet du professeur. �Mon oncle, dis-je, il est donc bien d�cid� que nous partons? --Comment! tu en doutes? --Non, dis-je afin de ne pas le contrarier. Seulement, je vous demanderai ce qui nous presse. --Mais le temps! le temps qui fuit avec une irr�parable vitesse! --Cependant nous ne sommes qu'au 26 mai, et jusqu'� la fin de juin ... --Eh! crois-tu donc, ignorant, qu'on se rende si facilement en Islande? Si tu ne m'avais pas quitt� comme un fou, je t'aurais emmen� au bureau-office de Copenhague, chez Liffender et Co. L�, tu aurais vu que de Copenhague � Reykjawik il n'y a qu'un service. --Eh bien? --Eh bien! si nous attendions au 22 juin, nous arriverions trop tard pour voir l'ombre du Scartaris caresser le crat�re du Sneffels; il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour y chercher un moyen de transport. Va faire ta malle!� Il n'y avait pas un mot � r�pondre. Je remontai dans ma chambre. Gra�ben me suivit. Ce fut elle qui se chargea de mettre en ordre, dans une petite valise, les objets n�cessaires � mon voyage. Elle n'�tait pas plus �mue que s'il se f�t agi d'une promenade � Lubeck ou � Heligoland; ses petites mains allaient et venaient sans pr�cipitation; elle causait avec calme; elle me donnait les raisons les plus sens�es en faveur de notre exp�dition. Elle m'enchantait, et je me sentais une grosse col�re contre elle. Quelquefois je voulais m'emporter, mais elle n'y prenait garde et continuait m�thodiquement sa tranquille besogne. Enfin la derni�re courroie de la valise fut boucl�e. Je descendis au rez-de-chauss�e. Pendant cette journ�e les fournisseurs d'instruments de physique, d'armes, d'appareils �lectriques s'�taient multipli�s. La bonne Marthe en perdait la t�te. �Est-ce que Monsieur est fou?� me dit-elle. Je fis un signe affirmatif. �Et il vous emm�ne avec lui?� M�me affirmation. �O� cela? dit-elle.� J'indiquai du doigt le centre de la terre. �� la cave? s'�cria la vieille servante. --Non, dis-je enfin, plus bas!� Le soir arriva. Je n'avais plus conscience du temps �coul�. �� demain matin, dit mon oncle, nous partons � six heures pr�cises.� A dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte. Pendant la nuit mes terreurs me reprirent. Je la passai � r�ver de gouffres! J'�tais en proie au d�lire. Je me sentais �treint par la main vigoureuse du professeur, entra�n�, ab�m�, enlis�! Je tombais au fond d'insondables pr�cipices avec cette vitesse croissante des corps abandonn�s dans l'espace. Ma vie n'�tait plus qu'une chute interminable. Je me r�veillai � cinq heures, bris� de fatigue et d'�motion. Je descendis � la salle � manger. Mon oncle �tait � table. Il d�vorait. Je le regardai avec un sentiment d'horreur. Mais Gra�ben �tait l�. Je ne dis rien. Je ne pus manger. � cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue. Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de fer d'Altona. Elle fut bient�t encombr�e des colis de mon oncle. �Et ta malle? me dit-il. --Elle est pr�te, r�pondis-je en d�faillant. --D�p�che-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquer le train!� Lutter contre ma destin�e me parut alors impossible. Je remontai dans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches de l'escalier, je m'�lan�ai � sa suite. En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Gra�ben �les r�nes� de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces l�vres. �Gra�ben! m'�criai-je. --Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fianc�e, mais tu trouveras ta femme au retour.� Je serrai Gra�ben dans mes bras, et pris place dans la voiture. Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adress�rent un dernier adieu; puis les deux chevaux, excit�s par le sifflement de leur conducteur, s'�lanc�rent au galop sur la route d'Altona. VIII Altona, v�ritable banlieue de Hambourg, est t�te de ligne du chemin de fer de Kiel qui devait nous conduire au rivage des Belt. En moins de vingt minutes, nous entrions sur le territoire du Holstein. A six heures et demie la voiture s'arr�ta devant la gare; les nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyage furent d�charg�s, transport�s, pes�s, �tiquet�s, recharg�s dans le wagon de bagages, et � sept heures nous �tions assis l'un vis-�-vis de l'autre dans le m�me compartiment. La vapeur siffla, la locomotive se mit en mouvement. Nous �tions partis. �tais-je r�sign�? Pas encore. Cependant l'air frais du matin, les d�tails de la route rapidement renouvel�s par la vitesse du train me distrayaient de ma grande pr�occupation. Quant � la pens�e du professeur, elle devan�ait �videmment ce convoi trop lent au gr� de son impatience. Nous �tions seuls dans le wagon, mais sans parler. Mon oncle revisitait ses poches et son sac de voyage avec une minutieuse attention. Je vis bien que rien ne lui manquait des pi�ces n�cessaires � l'ex�cution de ses projets. Entre autres, une feuille de papier, pli�e avec soin, portait l'ent�te de la chancellerie danoise, avec la signature de M. Christiensen, consul � Hambourg et l'ami du professeur. Cela devait nous donner toute facilit� d'obtenir � Copenhague des recommandations pour le gouverneur de l'Islande. J'aper�us aussi le fameux document pr�cieusement enfoui dans la plus secr�te poche du portefeuille. Je le maudis du fond du coeur, et je me remis � examiner le pays. C'�tait une vaste suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez f�condes: une campagne tr�s favorable � l'�tablissement d'un railway et propice � ces lignes droites si ch�res aux compagnies de chemins de fer. Mais cette monotonie n'eut pas le temps de ma fatiguer, car, trois heures apr�s notre d�part, le train s'arr�tait � Kiel, � deux pas de la mer. Nos bagages �tant enregistr�s pour Copenhague, il n'y eut pas � s'en occuper. Cependant le professeur les suivit d'un oeil inquiet pendant leur transport au bateau � vapeur. L� ils disparurent � fond de cale. Mon oncle, dans sa pr�cipitation, avait si bien calcul� les heures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu'il nous restait une journ�e enti�re � perdre. Le steamer l'_Ellenora_, ne partait pas avant la nuit. De l� une fi�vre de neuf heures, pendant laquelle l'irascible voyageur envoya � tous les diables l'administration des bateaux et des railways et les gouvernements qui tol�raient de pareils abus. Je dus faire chorus avec lui quand il entreprit le capitaine de l'_Ellenora_ � ce sujet. Il voulait l'obliger � chauffer sans perdre un instant. L'autre l'envoya promener. A Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu'une journ�e se passe. A force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie au fond de laquelle s'�l�ve la petite ville, de parcourir les bois touffus qui lui donnent l'apparence d'un nid dans un faisceau de branches, d'admirer les villas pourvues chacune de leur petite maison de bain froid, enfin de courir et de maugr�er, nous atteign�mes dix heures du soir. Les tourbillons de la fum�e de l'_Ellenora_, se d�veloppaient dans le ciel; le pont tremblotait sous les frissonnements de la chaudi�re; nous �tions � bord et propri�taires de deux couchettes �tag�es dans l'unique chambre du bateau. A dix heures un quart les amarres furent largu�es, et le steamer fila rapidement sur les sombres eaux du grand Belt. La nuit �tait noire; il y avait belle brise et forte mer; quelques feux de la c�te apparurent dans les t�n�bres; plus tard, je ne sais, un phare � �clats �tincela au-dessus des flots; ce fut tout ce qui resta dans mon souvenir de cette premi�re travers�e. A sept heures du matin nous d�barquions � Korsor, petite ville situ�e sur la c�te occidentale du Seeland. L� nous sautions du bateau dans un nouveau chemin de fer qui nous emportait � travers un pays non moins plat que les campagnes du Holstein. C'�tait encore trois heures de voyage avant d'atteindre la capitale du Danemark. Mon oncle n'avait pas ferm� l'oeil de la nuit. Dans son impatience, je crois qu'il poussait le wagon avec ses pieds. Enfin il aper�ut une �chapp�e de mer. �Le Sund!� s'�cria-t-il. Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui ressemblait � un h�pital. �C'est une maison de fous, dit un de nos compagnons de voyage. --Bon, pensai-je, voil� un �tablissement o� nous devrions finir nos jours! Et, si grand qu'il f�t, cet h�pital serait encore trop petit pour contenir toute la folie du professeur Lidenbrock!� Enfin, � dix heures du matin, nous prenions pied � Copenhague; les bagages furent charg�s sur une voiture et conduits avec nous � l'h�tel du Phoenix dans Bred-Gade. Ce fut l'affaire d'une demi-heure, car la gare est situ�e en dehors de la ville. Puis mon oncle, faisant une toilette sommaire, m'entra�na � sa suite. Le portier de l'h�tel parlait l'allemand et l'anglais; mais le professeur, en sa qualit� de polyglotte, l'interrogea en bon danois, et ce fut en bon danois que ce personnage lui indiqua la situation du Mus�um des Antiquit�s du Nord. Le directeur de ce curieux �tablissement, o� sont entass�es des merveilles qui permettraient de reconstruire l'histoire du pays avec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps et ses bijoux, �tait un savant, l'ami du consul de Hambourg, M. le professeur Thomson. Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation. En g�n�ral, un savant en re�oit assez mal un autre. Mais ici ce fut tout autrement. M. Thomson, en homme serviable, fit un cordial accueil au professeur Lidenbrock, et m�me � son neveu. Dire que notre secret fut gard� vis-�-vis de l'excellent directeur du Mus�um, c'est � peine n�cessaire. Nous voulions tout bonnement visiter l'Islande en amateurs d�sint�ress�s. M. Thomson se mit enti�rement � notre disposition, et nous cour�mes les quais afin de chercher un navire en partance. J'esp�rais que les moyens de transport manqueraient absolument; mais il n'en fut rien. Une petite go�lette danoise, la _Valkyrie_, devait mettre � la voile le 2 juin pour Reykjawik. Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait � bord; son futur passager, dans sa joie, lui serra les mains � les briser. Ce brave homme fut un peu �tonn� d'une pareille �treinte. Il trouvait tout simple d'aller en Islande, puisque c'�tait son m�tier. Mon oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profita de cet enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son b�timent. Mais nous n'y regardions pas de si pr�s. �Soyez � bord mardi, � sept heures du matin,� dit M. Bjarne apr�s avoir empoch� un nombre respectable de species-dollars. Nous remerci�mes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous rev�nmes � l'h�tel du Phoenix. �Cela va bien! cela va tr�s bien, r�p�tait mon oncle. Quel heureux hasard d'avoir trouv� ce b�timent pr�t � partir! Maintenant d�jeunons, et allons visiter la ville.� Nous nous rend�mes � Kongens-Nye-Torw, place irr�guli�re o� se trouve un poste avec deux innocents canons braqu�s qui ne font peur � personne. Tout pr�s, au n� 5, il y avait une �restauration� fran�aise, tenue par un cuisinier nomm� Vincent; nous y d�jeun�mes suffisamment pour le prix mod�r� de quatre marks chacun[1]. [1] 2fr. 75c. environ. Puis je pris un plaisir d'enfant � parcourir la ville; mon oncle se laissait promener; d'ailleurs il ne vit rien, ni l'insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septi�me si�cle qui enjambe le canal devant le Mus�um, ni cet immense c�notaphe de Torwaldsen, orn� de peintures murales horribles et qui contient � l'int�rieur les oeuvres de ce statuaire, ni, dans un assez beau parc, le ch�teau bonbonni�re de Rosenborg, ni l'admirable �difice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait avec les queues entrelac�es de quatre dragons de bronze, ni les grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s'enflaient comme les voiles d'un vaisseau au vent de la mer. Quelles d�licieuses promenades nous eussions faites, ma jolie Virlandaise et moi, du c�t� du port o� les deux-ponts et les fr�gates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur les bords verdoyants du d�troit, � travers ces ombrages touffus au sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent leur gueule noir�tre entre les branches des sureaux et des saules! Mais, h�las! elle �tait loin, ma pauvre Gra�ben, et pouvais-je esp�rer de la revoir jamais! Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites enchanteurs, il fut vivement frapp� par la vue d'un certain clocher situ� dans l'�le d'Amak, qui forme le quartier sud-ouest de Copenhague. Je re�us l'ordre de diriger nos pas de ce c�t�; je montai dans une petite embarcation � vapeur qui faisait le service des canaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai de Dock-Yard. Apr�s avoir travers� quelques rues �troites o� des gal�riens, v�tus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous le b�ton des argousins, nous arriv�mes devant Vor-Frelsers-Kirk. Cette �glise n'offrait rien de remarquable. Mais voici pourquoi son clocher assez �lev� avait attir� l'attention du professeur: � partir de la plate-forme, un escalier ext�rieur circulait autour de sa fl�che, et ses spirales se d�roulaient en plein ciel. �Montons, dit mon oncle. --Mais, le vertige? r�pliquai-je. --Raison de plus, il faut s'y habituer. --Cependant... --Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps.� Il fallut ob�ir. Un gardien, qui demeurait de l'autre c�t� de la rue, nous remit une clef, et l'ascension commen�a. Mon oncle me pr�c�dait d'un pas alerte. Je le suivais non sans terreur, car la t�te me tournait avec une d�plorable facilit�. Je n'avais ni l'aplomb des aigles ni l'insensibilit� de leurs nerfs. Tant que nous f�mes emprisonn�s dans la vis int�rieure, tout alla bien; mais apr�s cent cinquante marches l'air vint me frapper au visage; nous �tions parvenus � la plate-forme du clocher. L� commen�ait l'escalier a�rien, gard� par une fr�le rampe, et dont les marches, de plus en plus �troites, semblaient monter vers l'infini. �Je ne pourrai jamais! m'�criai-je. --Serais-tu poltron, par hasard? Monte!� r�pondit impitoyablement le professeur. Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air m'�tourdissait; je sentais le clocher osciller sous les rafales; mes jambes se d�robaient; je grimpai bient�t sur les genoux, puis sur le ventre; je fermais les yeux; j'�prouvais le mal de l'espace. Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j'arrivai pr�s de la boule. �Regarde, me dit-il, et regarde bien! il faut prendre _des le�ons d'ab�me!_� Je dus ouvrir les yeux. J'apercevais les maisons aplaties et comme �cras�es par une chute, au milieu du brouillard des fum�es. Au-dessus de ma t�te passaient des nuages �chevel�s, et, par un renversement d'optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que le clocher, la boule, moi, nous �tions entra�n�s avec une fantastique vitesse. Au loin, d'un c�t� s'�tendait la campagne verdoyante; de l'autre �tincelait la mer sous un faisceau de rayons. Le Sund se d�roulait � la pointe d'Elseneur, avec quelques voiles blanches, v�ritables ailes de go�land, et dans la brume de l'est ondulaient les c�tes � peine estomp�es de la Su�de. Toute cette immensit� tourbillonnait � mes regards. N�anmoins il fallut me lever, me tenir droit et regarder. Ma premi�re le�on de vertige dura une heure. Quand enfin il me fut permis de redescendre et de toucher du pied le pav� solide des rues, j'�tais courbatur�. �Nous recommencerons demain,� dit mon professeur. Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice vertigineux, et, bon gr� mal gr�, je fis des progr�s sensibles dans l'art �des hautes contemplations�. IX Le jour du d�part arriva. La veille, le complaisant M. Thomson nous avait apport� des lettres de recommandations pressantes pour le comte Trampe, gouverneur de l'Islande, M. Pietursson, le coadjuteur de l'�v�que, et M. Finsen, maire de Reykjawik. En retour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poign�es de main. Le 2, � six heures du matin, nos pr�cieux bagages �taient rendus � bord de la _Valkyrie_. Le capitaine nous conduisit � des cabines assez �troites et dispos�es sous une esp�ce de rouf. �Avons-nous bon vent? demanda mon oncle. --Excellent, r�pondit le capitaine Bjarne. Un vent de sud-est. Nous allons sortir du Sund grand largue et toutes voiles dehors.� Quelques instants plus tard, la go�lette, sous sa misaine, sa brigantine, son hunier et son perroquet, appareilla et donna � pleine toile dans le d�troit. Une heure apr�s la capitale du Danemark semblait s'enfoncer dans les flots �loign�s et la _Valkyrie_ rasait la c�te d'Elseneur. Dans la disposition nerveuse o� je me trouvais, je m'attendais � voir l'ombre d'Hamlet errant sur la terrasse l�gendaire. �Sublime insens�! disais-je, tu nous approuverais sans doute! tu nous suivrais peut-�tre pour venir au centre du globe chercher une solution � ton doute �ternel!� Mais rien ne parut sur les antiques murailles; le ch�teau est, d'ailleurs, beaucoup plus jeune que l'h�ro�que prince de Danemark. Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de ce d�troit du Sund o� passent chaque ann�e quinze mille navires de toutes les nations. Le ch�teau de Krongborg disparut bient�t dans la brume, ainsi que la tour d'Helsinborg, �lev�e sur la rive su�doise, et la go�lette s'inclina l�g�rement sous les brises du Catt�gat. La _Valkyrie_ �tait fine voili�re, mais avec un navire � voiles on ne sait jamais trop sur quoi compter. Elle transportait � Reykjawik du charbon, des ustensiles de m�nage, de la poterie, des v�tements de laine et une cargaison de bl�; cinq hommes d'�quipage, tous Danois, suffisaient � la manoeuvrer. �Quelle sera la dur�e de la travers�e? demanda mon oncle au capitaine. --Une dizaine de jours, r�pondit ce dernier, si nous ne rencontrons pas trop de grains de nord-ouest par le travers des Fero�. --Mais, enfin, vous n'�tes pas sujet � �prouver des retards consid�rables? --Non, monsieur Lidenbrock; soyez tranquille, nous arriverons.� Vers le soir la go�lette doubla le cap Skagen � la pointe nord du Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak, rangea l'extr�mit� de la Norv�ge par le travers du cap Lindness et donna dans la mer du Nord. Deux jours apr�s, nous avions connaissance des c�tes d'Ecosse � la hauteur de Peterheade, et la _Valkyrie_ se dirigea vers les Fero� en passant entre les Orcades et les Seethland. Bient�t notre go�lette fut battue par les vagues de l'Atlantique; elle dut louvoyer contre le vent du nord et n'atteignit pas sans peine les Fero�. Le 3, le capitaine reconnut Myganness, la plus orientale de ces �les, et, � partir de ce moment, il marcha droit au cap Portland, situ� sur la c�te m�ridionale de l'Islande. La travers�e n'offrit aucun incident remarquable. Je supportai assez bien les �preuves de la mer; mon oncle, � son grand d�pit, et � sa honte plus grande encore, ne cessa pas d'�tre malade. Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la question du Sneffels, sur les moyens de communication, sur les facilit�s de transport; il dut remettra ses explications � son arriv�e et passa tout son temps �tendu dans sa cabine, dont les cloisons craquaient par les grands coups de tangage. Il faut l'avouer, il m�ritait un peu son sort. Le 11, nous relev�mes le cap Portland; le temps, clair alors, permit d'apercevoir le Myrdals Yocul, qui le domine. Le cap se compose d'un gros morne � pentes roides, et plant� tout seul sur la plage. La _Valkyrie_ se tint � une distance raisonnable des c�tes, en les prolongeant vers l'ouest, au milieu de nombreux troupeaux de baleines et de requins. Bient�t apparut un immense rocher perc� � jour, au travers duquel la mer �cumeuse donnait avec furie. Les �lots de Westman sembl�rent sortir de l'Oc�an, comme une sem�e de rocs sur la plaine liquide. A partir de ce moment, la go�lette prit du champ pour tourner � bonne distance le cap Reykjaness, qui ferme l'angle occidental de l'Islande. La mer, tr�s forte, emp�chait mon oncle de monter sur le pont pour admirer ces c�tes d�chiquet�es et battues par les vents du sud-ouest. Quarante-huit heures apr�s, en sortant d'une temp�te qui for�a la go�lette de fuir � sec de toile, on releva dans l'est la balise de la pointe de Skagen, dont les roches dangereuses se prolongent � une grande distance sous les flots. Un pilote islandais vint � bord, et, trois heures plus tard, la _Valkyrie_ mouillait devant Reykjawik, dans la baie de Faxa. Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu p�le, un peu d�fait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard de satisfaction dans les yeux. La population de la ville, singuli�rement int�ress�e par l'arriv�e d'un navire dans lequel chacun a quelque chose � prendre, se groupait sur le quai. Mon oncle avait h�te d'abandonner sa prison flottante, pour ne pas dire son h�pital. Mais avant de quitter le pont de la go�lette, il m'entra�na � l'avant, et l�, du doigt, il me montra, � la partie septentrionale de la baie, une haute montagne � deux pointes, un double c�ne couvert de neiges �ternelles. �Le Sneffels! s'�cria-t-il, le Sneffels!� Puis, apr�s m'avoir recommand� du geste un silence absolu, il descendit dans le canot qui l'attendait. Je le suivis, et bient�t nous foulions du pied le sol de l'Islande. Tout d'abord apparut un homme de bonne figure et rev�tu d'un costume de g�n�ral. Ce n'�tait cependant qu'un simple magistrat, le gouverneur de l'�le, M. le baron Trampe en personne. Le professeur reconnut � qui il avait affaire. Il remit au gouverneur ses lettres de Copenhague, et il s'�tablit en danois une courte conversation � laquelle je demeurai absolument �tranger, et pour cause. Mais de ce premier entretien il r�sulta ceci: que le baron Trampe se mettait enti�rement � la disposition du professeur Lidenbrock. Mon oncle re�ut un accueil fort aimable du maire, M. Finson, non moins militaire par le costume que le gouverneur, mais aussi pacifique par temp�rament et par �tat. Quant au coadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement une tourn�e �piscopale dans le Bailliage du nord; nous devions renoncer provisoirement � lui �tre pr�sent�s. Mais un charmant homme, et dont le concours nous devint fort pr�cieux, ce fut M. Fridriksson, professeur de sciences naturelles � l'�cole de Reykjawik. Ce savant modeste ne parlait que l'islandais et le latin; il vint m'offrir ses services dans la langue d'Horace, et je sentis que nous �tions faits pour nous comprendre. Ce fut, en effet, le seul personnage avec lequel je pus m'entretenir pendant mon s�jour en Islande. Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellent homme en mit deux � notre disposition, et bient�t nous y f�mes install�s avec nos bagages, dont la quantit� �tonna un peu les habitants de Reykjawik. �Eh bien, Axel, me dit mon oncle, cela va, et le plus difficile est fait. --Comment, le plus difficile? m'�criai-je: --Sans doute, nous n'avons plus qu'� descendre! --Si vous le prenez ainsi, vous avez raison; mais enfin, apr�s avoir descendu, il faudra remonter, j'imagine? --Oh! cela ne m'inqui�te gu�re! Voyons! il n'y a pas de temps � perdre. Je vais me rendre � la biblioth�que. Peut-�tre s'y trouve-t-il quelque manuscrit de Saknussemm, et je serais bien aise de le consulter. --Alors, pendant ce temps, je vais visiter la ville. Est-ce que vous n'en ferez pas autant? --Oh! cela m'int�resse m�diocrement. Ce qui est curieux dans cette terre d'Islande n'est pas dessus, mais dessous. Je sortis et j'errai au hasard. S'�garer dans les deux rues de Reykjawik n'e�t pas �t� chose facile. Je ne fus donc pas oblig� de demander mon chemin, ce qui, dans la langue des gestes, expose � beaucoup de m�comptes. La ville s'allonge sur un sol assez bas et mar�cageux, entre deux collines. Une immense coul�e de laves la couvre d'un c�t� et descend en rampes assez douces vers la mer. De l'autre s'�tend cette vaste baie de Faxa born�e au nord par l'�norme glacier du Sneffels, et dans laquelle la _Valkyrie_ se trouvait seule � l'ancre en ce moment. Ordinairement les gardes-p�che anglais et fran�ais s'y tiennent mouill�s au large; mais ils �taient alors en service sur les c�tes orientales de l'�le. La plus longue des deux rues de Reykjawik est parall�le au rivage; l� demeurent les marchands et les n�gociants, dans des cabanes de bois faites de poutres rouges horizontalement dispos�es; l'autre rue, situ�e plus � l'ouest, court vers un petit lac, entre les maisons de l'�v�que et des autres personnages �trangers au commerce. J'eus bient�t arpent� ces voies mornes et tristes; j'entrevoyais parfois un bout de gazon d�color�, comme un vieux tapis de laine r�p� par l'usage, ou bien quelque apparence de verger, dont les rares l�gumes, pommes de terre, choux et laitues, eussent figur� � l'aise sur une table lilliputienne; quelques girofl�es maladives essayaient aussi de prendre un petit air de soleil. Vers le milieu de la rue non commer�ante, je trouvai le cimeti�re public enclos d'un mur en terre, et dans lequel la place ne manquait pas. Puis, en quelques enjamb�es, j'arrivai � la maison du gouverneur, une masure compar�e � l'h�tel de ville de Hambourg, un palais aupr�s des huttes de la population islandaise. Entre le petit lac et la ville s'�levait l'�glise, b�tie dans le go�t protestant et construite en pierres calcin�es dont les volcans font eux-m�mes les frais d'extraction; par les grands vents d'ouest, son toit de tuiles rouges devait �videmment se disperser dans les airs au grand dommage des fid�les. Sur une �minence voisine, j'aper�us l'�cole Nationale, o�, comme je l'appris plus tard de notre h�te, on professait: l'h�breu, l'anglais, le fran�ais et le danois, quatre langues dont, � ma honte, je ne connaissais pas le premier mot. J'aurais �t� le dernier des quarante �l�ves que comptait ce petit coll�ge, et indigne de coucher avec eux dans ces armoires � deux compartiments o� de plus d�licats �toufferaient d�s la premi�re nuit. En trois heures j'eus visit� non seulement la villa, mais ses environs. L'aspect g�n�ral en �tait singuli�rement triste. Pas d'arbres, pas de v�g�tation, pour ainsi dire. Partout les ar�tes vives des roches volcaniques. Les huttes des Islandais sont faites de terre et de tourbe, et leurs murs inclin�s en dedans; elles ressemblent � des toits pos�s sur le sol. Seulement ces toits sont des prairies relativement f�condes. Gr�ce � la chaleur de l'habitation, l'herbe y pousse avec assez de perfection, et on la fauche soigneusement � l'�poque de la fenaison, sans quoi les animaux domestiques viendraient pa�tre sur ces demeures verdoyantes. Pendant mon excursion, je rencontrai peu d'habitants; en revenant de la rue commer�ante, je vis la plus grande partie de la population occup�e � s�cher, saler et charger des morues, principal article d'exportation. Les hommes paraissaient robustes, mais lourds, des esp�ces d'Allemands blonds, � l'oeil pensif, qui se sentent un peu en dehors de l'humanit�, pauvres exil�s rel�gu�s sur cette terre de glace, dont la nature aurait bien d� faire des Esquimaux, puisqu'elle les condamnait � vivre sur la limite du cercle polaire! J'essayais en vain de surprendre un sourire sur leur visage; ils riaient quelquefois par une sorte de contraction involontaire des muscles, mais ils ne souriaient jamais. Leur costume consistait en une grossi�re vareuse de laine noire connue dans tous les pays scandinaves sous le nom de �vadmel�, un chapeau � vastes bords, un pantalon � lis�re rouge et un morceau de cuir repli� en mani�re de chaussure. Les femmes, � figure triste et r�sign�e, d'un type assez agr�able, mais sans expression, �taient v�tues d'un corsage et d'une jupe de �vadmel� sombre: filles, elles portaient sur leurs cheveux tress�s en guirlandes un petit bonnet de tricot brun; mari�es, elles entouraient leur t�te d'un mouchoir de couleur, surmont� d'un cimier de toile blanche. Apr�s une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la maison de M. Fridriksson, mon oncle s'y trouvait d�j� en compagnie de son h�te. X Le d�ner �tait pr�t; il fut d�vor� avec avidit� par le professeur Lidenbrock, dont la di�te forc�e du bord avait chang� l'estomac en un gouffre profond. Ce repas, plus danois qu'islandais, n'eut rien de remarquable en lui-m�me; mais notre h�te, plus islandais que danois, me rappela les h�ros de l'antique hospitalit�. Il me parut �vident que nous �tions chez lui plus que lui-m�me. La conversation se fit en langue indig�ne, que mon oncle entrem�lait d'allemand et M. Fridriksson de latin, afin que je pusse la comprendre. Elle roula sur des questions scientifiques, comme il convient � des savants; mais le professeur Lidenbrock se tint sur la plus excessive r�serve, et ses yeux me recommandaient, � chaque phrase, un silence absolu touchant nos projets � venir. Tout d'abord, M. Fridriksson s'enquit aupr�s de mon oncle du r�sultat de ses recherches � la biblioth�que. �Votre biblioth�que! s'�cria ce dernier, elle ne se compose que de livres d�pareill�s sur des rayons presque d�serts. --Comment! r�pondit M. Fridriksson, nous poss�dons huit mille volumes dont beaucoup sont pr�cieux et rares, des ouvrages en vieille langue Scandinave, et toutes les nouveaut�s dont Copenhague nous approvisionne chaque ann�e. --O� prenez-vous ces huit mille volumes? Pour mon compte... --Oh! monsieur Lidenbrock, ils courent le pays; on a le go�t de l'�tude dans notre vieille �le de glace! Pas un fermier, pas un p�cheur qui ne sache lire et ne lise. Nous pensons que des livres, au lieu de moisir derri�re une grille de fer, loin des regards curieux, sont destin�s � s'user sous les yeux des lecteurs. Aussi ces volumes passent-ils de main en main, feuillet�s, lus et relus, et souvent ils ne reviennent � leur rayon qu'apr�s un an ou deux d'absence. --En attendant, r�pondit mon oncle avec un certain d�pit, les �trangers... --Que voulez-vous! les �trangers ont chez eux leurs biblioth�ques, et, avant tout, il faut que nos paysans s'instruisent. Je vous le r�p�te, l'amour de l'�tude est dans le sang islandais. Aussi, en 1816, nous avons fond� une Soci�t� Litt�raire qui va bien; des savants �trangers s'honorent d'en faire partie; elle publie des livres destin�s � l'�ducation de nos compatriotes et rend de v�ritables services au pays. Si vous voulez �tre un de nos membres correspondants, monsieur Lidenbrock, vous nous ferez le plus grand plaisir.� Mon oncle, qui appartenait d�j� � une centaine de soci�t�s scientifiques, accepta avec une bonne gr�ce dont fut touch� M. Fridriksson. �Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m'indiquer les livres que vous esp�riez trouver � notre biblioth�que, et je pourrai peut-�tre vous renseigner � leur �gard.� Je regardai mon oncle. Il h�sita � r�pondre. Cela touchait directement � ses projets. Cependant, apr�s avoir r�fl�chi, il se d�cida � parler. �Monsieur Fridriksson, dit-il, je voulais savoir si, parmi les ouvrages anciens, vous poss�diez ceux d'Arne Saknussemm? --Arne Saknussemm! r�pondit le professeur de Reykjawik; vous voulez parler de ce savant du seizi�me si�cle, � la fois grand naturaliste, grand alchimiste et grand voyageur? --Pr�cis�ment --Une des gloires de la litt�rature et de la science islandaises? --Comme vous dites. --Un homme illustre entre tous? --Je vous l'accorde. --Et dont l'audace �galait le g�nie? --Je vois que vous le connaissez bien.� Mon oncle nageait dans la joie � entendre parler ainsi de son h�ros. Il d�vorait des yeux M. Fridriksson. �Eh bien! demanda-t-il, ses ouvrages? --Ah! ses ouvrages, nous ne les avons pas! --Quoi! en Islande? --Ils n'existent ni en Islande ni ailleurs. --Et pourquoi? --Parce que Arne Saknussemm fut pers�cut� pour cause d'h�r�sie, et qu'en 1573 ses ouvrages furent br�l�s � Copenhague par la main du bourreau. --Tr�s bien! Parfait! s'�cria mon oncle, au grand scandale du professeur de sciences naturelles. --Hein? fit ce dernier. --Oui! tout s'explique, tout s'encha�ne, tout est clair, et je comprends pourquoi Saknussemm, mis � l'index et forc� de cacher les d�couvertes de son g�nie, a d� enfouir dans un incompr�hensible cryptogramme le secret... --Quel secret? demanda vivement M. Fridriksson. --Un secret qui... dont..., r�pondit mon oncle en balbutiant. --Est-ce que vous auriez quelque document particulier? reprit notre h�te. --Non. Je faisais une pure supposition. --Bien, r�pond�t M. Fridriksson, qui eut la bont� de ne pas insister en voyant le trouble de son interlocuteur. J'esp�re, ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre �le sans avoir puis� � ses richesses min�ralogiques? --Certes, r�pondit mon oncle; mais j'arrive un peu tard; des savants ont d�j� pass� par ici? --Oui, monsieur Lidenbrock; les travaux de MM. Olafsen et Povelsen ex�cut�s par ordre du roi, les �tudes de Tro�l, la mission scientifique de MM. Gaimard et Robert, � bord de la corvette fran�aise _la Recherche_[1], et derni�rement, les observations des savants embarqu�s sur la fr�gate _la Reine-Hortense_, ont puissamment contribu� � la reconnaissance de l'Islande. Mais, croyez-moi, il y a encore � faire. [1] _La Recherche_ fut envoy�e en 1835 par l'amiral Duperr� pour retrouver les traces d'une exp�dition perdue, celle de M. de Blosseville et de _la Lilloise_, dont on n'a jamais eu de nouvelles. --Vous pensez? demanda mon oncle d'un air bonhomme, en essayant de mod�rer l'�clair de ses yeux. --Oui. Que de montagnes, de glaciers, de volcans � �tudier, qui sont peu connus! Et tenez, sans aller plus loin, voyez ce mont qui s'�l�ve � l'horizon; c'est le Sneffels. --Ah! fit mon oncle, le Sneffels. --Oui, l'un des volcans les plus curieux et dont on visite rarement le crat�re. --�teint? --Oh! �teint depuis cinq cents ans. --Eh bien! r�pondit mon oncle, qui se croisait fr�n�tiquement les jambes pour ne pas sauter en l'air, j'ai envie de commencer mes �tudes g�ologiques par ce Seffel... Fessel... comment dites-vous? --Sneffels, reprit l'excellent M. Fridriksson.� Cette partie de la conversation avait eu lieu en latin; j'avais tout compris, et je gardais � peine mon s�rieux � voir mon oncle contenir sa satisfaction qui d�bordait de toutes parts; il prenait un petit air innocent qui ressemblait � la grimace d'un vieux diable. �Oui, fit-il, vos paroles me d�cident; nous essayerons de gravir ce Sneffels, peut-�tre m�me d'�tudier son crat�re! --Je regrette bien, r�pondit M. Fridriksson, que mes occupations ne me permettent pas de m'absenter; je vous aurais accompagn� avec plaisir et profit. --Oh! non, oh! non, r�pondit vivement mon oncle; nous ne voulons d�ranger personne, monsieur Fridriksson; je vous remercie de tout mon coeur. La pr�sence d'un savant tel que vous e�t �t� tr�s utile, mais les devoirs de votre profession...� J'aime � penser que notre h�te, dans l'innocence de son �me islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle. �Je vous approuve fort, monsieur Lidenbrock, dit-il, de commencer par ce volcan; vous ferez l� une ample moisson d'observations curieuses. Mais, dites-moi, comment comptez-vous gagner la presqu'�le de Sneffels! --Par mer, en traversant la baie. C'est la route la plus rapide. --Sans doute; mais elle est impossible � prendre. --Pourquoi? --Parce que nous n'avons pas un seul canot � Reykjawik. --Diable! --Il faudra aller par terre, en suivant la c�te. Ce sera plus long, mais plus int�ressant. --Bon. Je verrai � me procurer un guide. --J'en ai pr�cis�ment un � vous offrir. --Un homme s�r, intelligent? --Oui, un habitant de la presqu'�le. C'est un chasseur d'eider, fort habile, et dont vous serez content. Il parle parfaitement le danois. --Et quand pourrai-je le voir? --Demain, si cela vous pla�t. --Pourquoi pas aujourd'hui? --C'est qu'il n'arrive que demain. --A demain donc,� r�pondit mon oncle avec un soupir. Cette importante conversation se termina quelques instants plus tard par de chaleureux remerciments du professeur allemand au professeur islandais. Pendant ce d�ner, mon oncle venait d'apprendre des choses importantes, entre autres l'histoire de Saknussemm, la raison de son document myst�rieux, comme quoi son h�te ne l'accompagnerait pas dans son exp�dition, et que d�s le lendemain un guide serait � ses ordres. XI Le soir, je fis une courte promenade sur les rivages de Reykjawik, et je revins de bonne heure me coucher dans mon lit de grosses planches, o� je dormis d'un profond sommeil. Quand je me r�veillai, j'entendis mon oncle parler abondamment dans la salle voisine. Je me levai aussit�t et je me h�tai d'aller le rejoindre. Il causait en danois avec un homme de haute taille, vigoureusement d�coupl�. Ce grand gaillard devait �tre d'une force peu commune. Ses yeux, perc�s dans une t�te tr�s grosse et assez na�ve, me parurent intelligents. Ils �taient d'un bleu r�veur. De longs cheveux, qui eussent pass� pour roux, m�me en Angleterre, tombaient sur ses athl�tiques �paules. Cet indig�ne avait les mouvements souples, mais il remuait peu les bras, en homme qui ignorait ou d�daignait la langue des gestes. Tout en lui r�v�lait un temp�rament d'un calme parfait, non pas indolent, mais tranquille. On sentait qu'il ne demandait rien � personne, qu'il travaillait � sa convenance, et que, dans ce monde, sa philosophie ne pouvait �tre ni �tonn�e ni troubl�e. Je surpris les nuances de ce caract�re, � la mani�re dont l'Islandais �couta le verbiage passionn� de son interlocuteur. Il demeurait les bras crois�s, immobile au milieu des gestes multipli�s de mon oncle; pour nier, sa t�te tournait de gauche � droite; elle s'inclinait pour affirmer, et cela si peu, que ses longs cheveux bougeaient � peine; c'�tait l'�conomie du mouvement pouss�e jusqu'� l'avarice. Certes, � voir cet homme, je n'aurais jamais devin� sa profession de chasseur; celui-l� ne devait pas effrayer le gibier, � coup s�r, mais comment pouvait-il l'atteindre? Tout s'expliqua quand M. Fridriksson m'apprit que ce tranquille personnage n'�tait qu'un �chasseur d'eider�, oiseau dont le duvet constitue la plus grande richesse de l'�le. En effet, ce duvet s'appelle l'�dredon, et il ne faut pas une grande d�pense de mouvement pour le recueillir. Aux premiers jours de l'�t�, la femelle de l'eider, sorte de joli canard, va b�tir son nid parmi les rochers des fj�rds[1] dont la c�te est toute frang�e; ce nid b�ti, elle le tapisse avec de fines plumes qu'elle s'arrache du ventre. Aussit�t le chasseur, ou mieux le n�gociant, arrive, prend le nid, et la femelle de recommencer son travail; cela dure ainsi tant qu'il lui reste quelque duvet. Quand elle s'est enti�rement d�pouill�e, c'est au m�le de se d�plumer � son tour. Seulement, comme la d�pouille dure et grossi�re de ce dernier n'a aucune valeur commerciale, le chasseur ne prend pas la peine de lui voler le lit de sa couv�e; le nid s'ach�ve donc; la femelle pond ses oeufs; les petits �closent, et, l'ann�e suivante, la r�colte de l'�dredon recommence. [1] Nom donn� aux golfes �troits dans les pays scandinaves. Or, comme l'eider ne choisit pas les rocs escarp�s pour y b�tir son nid, mais plut�t des roches faciles et horizontales qui vont se perdre en mer, le chasseur islandais pouvait exercer son m�tier sans grande agitation. C'�tait un fermier qui n'avait ni � semer ni � couper sa moisson, mais � la r�colter seulement. Ce personnage grave, flegmatique et silencieux, se nommait Hans Bjelke; il venait � la recommandation de M. Fridriksson. C'�tait notre futur guide. Ses mani�res contrastaient singuli�rement avec celles de mon oncle. Cependant ils s'entendirent facilement. Ni l'un ni l'autre ne regardaient au prix; l'un pr�t � accepter ce qu'on lui offrait, l'autre pr�t � donner ce qui lui serait demand�. Jamais march� ne fut plus facile � conclure. Or, des conventions il r�sulta que Hans s'engageait � nous conduire au village de Stapi, situ� sur la c�te m�ridionale de la presqu'�le du Sneffels, au pied m�me du volcan. Il fallait compter par terre vingt-deux milles environ, voyage � faire en deux jours, suivant l'opinion de mon oncle. Mais quand il apprit qu'il s'agissait de milles danois de vingt-quatre mille pieds, il dut rabattre de son calcul et compter, vu l'insuffisance des chemins, sur sept ou huit jours de marche. Quatre chevaux devaient �tre mis � sa disposition, deux pour le porter, lui et moi, deux autres destin�s � nos bagages. Hans, suivant son habitude, irait � pied. Il connaissait parfaitement cette partie de la c�te, et il promit de prendre par le plus court. Son engagement avec mon oncle n'expirait pas � notre arriv�e � Stapi; il demeurait � son service pendant tout le temps n�cessaire � nos excursions scientifiques au prix de trois rixdales par semaine[1]. Seulement, il fut express�ment convenu que cette somme serait compt�e au guide chaque samedi soir, condition _sine qua non_ de son engagement. [1] 16fr. 08 c. Le d�part fut fix� au 16 juin. Mon oncle voulut remettre au chasseur les arrhes du march�, mais celui-ci refusa d'un seul mot. �Efter,� fit-il. Apr�s,� me dit le professeur pour mon �dification. Hans, le trait� conclu, se retira tout d'une pi�ce. �Un fameux homme, s'�cria mon oncle, mais il ne s'attend gu�re au merveilleux r�le que l'avenir lui r�serve de jouer. --Il nous accompagne donc jusqu'au... --Oui, Axel, jusqu'au centre de la terre.� Quarante-huit heures restaient encore � passer; � mon grand regret, je dus les employer � nos pr�paratifs; toute notre intelligence fut employ�e � disposer chaque objet de la fa�on la plus avantageuse, les instruments d'un c�t�, les armes d'un autre, les outils dans ce paquet, les vivres dans celui-l�. En tout quatre groupes. Les instruments comprenaient: 1� Un thermom�tre centigrade de Eigel, gradu� jusqu'� cent cinquante degr�s, ce qui me paraissait trop ou pas assez. Trop, si la chaleur ambiante devait monter l�, auquel cas nous aurions cuit. Pas assez, s'il s'agissait de mesurer la temp�rature de sources ou toute autre mati�re en fusion. 2� Un manom�tre � air comprim�, dispos� de mani�re � indiquer des pressions sup�rieures � celles de l'atmosph�re au niveau de l'Oc�an. En effet, le barom�tre ordinaire n'e�t pas suffi, la pression atmosph�rique devant augmenter proportionnellement � notre descente au-dessous de la surface de la terre. 3� Un chronom�tre de Boissonnas jeune de Gen�ve, parfaitement r�gl� au m�ridien de Hambourg. 4� Deux boussoles d'inclinaison et de d�clinaison. 5� Une lunette de nuit. 6� Deux appareils de Ruhmkorff, qui, au moyen d'un courant �lectrique, donnaient une lumi�re tr�s portative, s�re et peu encombrante.[1] [1] L'appareil de M. Ruhnmkorff consiste en une pile de Bunzen, mise en activit� au moyen du bichromate de potasse qui ne donne aucune odeur. Une bobine d'induction met l'�lectricit� produite par la pile en communication avec une lanterne d'une disposition particuli�re; dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre o� le vide a �t� fait, et dans lequel reste seulement un r�sidu de gaz carbonique ou d'azote. Quand l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux en produisant une lumi�re blanch�tre et continue. La pile et la bobine sont plac�es dans un sac de cuir que le voyageur porte en bandouli�re. La lanterne, plac�e ext�rieurement, �claire tr�s suffisamment dans les profondes obscurit�s; elle permet de s'aventurer, sans craindre aucune explosion, au milieu des gaz les plus inflammables, et ne s'�teint pas m�me au sein des plus profonds cours d'eau. M. Ruhmkorff est un savant et habile physicien. Sa grande d�couverte, c'est sa bobine d'induction qui permet de produire de l'�lectricit� � haute tension. Il a obtenu, en 1864, le prix quinquennal de 50,000 fr. que la France r�servait � la plus ing�nieuse application de l'�lectricit�. Les armes consistaient en deux carabines de Purdley More et Co, et de deux revolvers Colt. Pourquoi des armes? Nous n'avions ni sauvages ni b�tes f�roces � redouter, je suppose. Mais mon oncle paraissait tenir � son arsenal comme � ses instruments, surtout � une notable quantit� de fulmi-coton inalt�rable � l'humidit�, et dont la force expansive est fort sup�rieure � celle de la poudre ordinaire. Les outils comprenaient deux pics, deux pioches, une �chelle de soie, trois b�tons ferr�s, une hache, un marteau, une douzaine de coins et pitons de fer, et de longues cordes � noeuds. Cela ne laissait pas de faire un fort colis, car l'�chelle mesurait trois cents pieds de longueur. Enfin, il y avait les provisions; le paquet n'�tait pas gros, mais rassurant, car je savais qu'en viande concentr�e et en biscuits secs il contenait pour six mois de vivres. Le geni�vre en formait toute la partie liquide, et l'eau manquait totalement; mais nous avions des gourdes, et mon oncle comptait sur les sources pour les remplir; les objections que j'avais pu faire sur leur qualit�, leur temp�rature, et m�me leur absence, �taient rest�es sans succ�s. Pour compl�ter la nomenclature exacte de nos articles de voyage, je noterai une pharmacie portative contenant des ciseaux � lames mousses, des attelles pour fracture, une pi�ce de ruban en fil �cru, des bandes et compresses, du sparadrap, une palette pour saign�e, toutes choses effrayantes; de plus, une s�rie de flacons contenant de la dextrine, de l'alcool vuln�raire, de l'ac�tate de plomb liquide, de l'�ther, du vinaigre et de l'ammoniaque, toutes drogues d'un emploi peu rassurant; enfin les mati�res n�cessaires aux appareils de Ruhmkorff. Mon oncle n'avait eu garde d'oublier la provision de tabac, de poudre de chasse et d'amadou, non plus qu'une ceinture de cuir qu'il portait autour des reins et o� se trouvait une suffisante quantit� de monnaie d'or, d'argent et de papier. De bonnes chaussures, rendues imperm�ables par un enduit de goudron et de gomme �lastique, se trouvaient au nombre de six paires dans le groupe des outils. �Ainsi v�tus, chauss�s, �quip�s, il n'y a aucune raison pour ne pas aller loin,� me dit mon oncle. La journ�e du 14 fut employ�e tout enti�re � disposer ces diff�rents objets. Le soir, nous d�n�mes chez le baron Trampe, en compagnie du maire de Reykjawik et du docteur Hyaltalin, le grand m�decin du pays. M. Fridriksson n'�tait pas au nombre des convives; j'appris plus tard que le gouverneur et lui se trouvaient en d�saccord sur une question d'administration et ne se voyaient pas. Je n'eus donc pas l'occasion de comprendre un mot de ce qui se dit pendant ce d�ner semi-officiel. Je remarquai seulement que mon oncle parla tout le temps. Le lendemain 15, les pr�paratifs furent achev�s. Notre h�te fit un sensible plaisir au professeur en lui remettant une carte de l'Islande, incomparablement plus parfaite que celle d'Henderson, la carte de M. Olaf Nikolas Olsen, r�duite au 1/400000, et publi�e par la Soci�t� litt�raire islandaise, d'apr�s les travaux g�od�siques de M. Scheel Frisac, et le lev� topographique de M. Bjorn Gumlaugsonn. C'�tait un pr�cieux document pour un min�ralogiste. La derni�re soir�e se passa dans une intime causerie avec M. Fridrikssonn, pour lequel je me sentais pris d'une vive sympathie; puis, � la conversation succ�da un sommeil assez agit�, de ma part du moins. A cinq heures du matin, le hennissement de, quatre chevaux qui piaffaient sous ma fen�tre me r�veilla. Je m'habillai � la h�te et je descendis dans la rue. L�, Hans achevait de charger nos bagages sans se remuer, pour ainsi dire. Cependant il op�rait avec une adresse peu commune. Mon oncle faisait plus de bruit que de besogne, et le guide paraissait se soucier fort peu de ses recommandations. Tout fut termin� � six heures, M, Fridriksson nous serra les mains. Mon oncle le remercia en islandais de sa bienveillante hospitalit�, et avec beaucoup de coeur. Quant � moi, j'�bauchai dans mon meilleur latin quelque salut cordial; puis nous nous m�mes en selle, et M. Fridriksson me lan�a avec son dernier adieu ce vers que Virgile semblait avoir fait pour nous, voyageurs incertains de la route: Et quacunque viam dederit fortuna sequamur. XII Nous �tions partis par un temps couvert, mais fixe. Pas de fatigantes chaleurs � redouter, ni pluies d�sastreuses. Un temps de touristes. Le plaisir de courir � cheval � travers un pays inconnu me rendait de facile composition sur le d�but de l'entreprise. J'�tais tout entier au bonheur de l'excursionniste fait de d�sirs et de libert�. Je commen�ais � prendre mon parti de l'affaire. �D'ailleurs, me disais-je, qu'est-ce que je risque? de voyager au milieu du pays le plus curieux! de gravir une montagne fort remarquable! au pis-aller de descendre au fond d'un crat�re �teint? Il est bien �vident que ce Saknussemm n'a pas fait autre chose. Quant � l'existence d'une galerie qui aboutisse au centre du globe, pure imagination! pure impossibilit�! Donc, ce qu'il y a de bon � prendre de cette exp�dition, prenons-le, et sans marchander!� Ce raisonnement � peine achev�, nous avions quitt� Reykjawik. Hans marchait en t�te, d'un pas rapide, �gal et continu. Les deux chevaux charg�s de nos bagages le suivaient, sans qu'il f�t n�cessaire de les diriger. Mon oncle et moi, nous venions ensuite, et vraiment sans faire trop mauvaise figure sur nos b�tes petites, mais vigoureuses. L'Islande est une des grandes �les de l'Europe; elle mesure quatorze cents milles de surface, et ne compte que soixante mille habitants. Les g�ographes l'ont divis�e en quatre quartiers, et nous avions � traverser presque obliquement celui qui porte le nom de Pays du quart du Sud-Ouest, �Sudvestr Fjord�ngr.� Hans, en laissant Reykjawik, avait imm�diatement suivi les bords de la mer; nous traversions de maigres p�turages qui se donnaient bien du mal pour �tre verts; le jaune r�ussissait mieux. Les sommets rugueux des masses trachytiques s'estompaient � l'horizon dans les brumes de l'est; par moments quelques plaques de neige, concentrant la lumi�re diffuse, resplendissaient sur le versant des cimes �loign�es; certains pics, plus hardiment dress�s, trouaient les nuages gris et r�apparaissaient au-dessus des vapeurs mouvantes, semblables � des �cueils �merg�s en plein ciel. Souvent ces cha�nes de rocs arides faisaient une pointe vers la mer et mordaient sur le p�turage; mais il restait toujours une place suffisante pour passer. Nos chevaux, d'ailleurs, choisissaient d'instinct les endroits propices sans jamais ralentir leur marche. Mon oncle n'avait pas m�me la consolation d'exciter sa monture de la voix ou du fouet; il ne lui �tait pas permis d'�tre impatient. Je ne pouvais m'emp�cher de sourire en le voyant si grand sur son petit cheval, et, comme ses longues jambes rasaient le sol, il ressemblait � un centaure � six pieds. �Bonne b�te! bonne b�te! disait-il. Tu verras, Axel, que pas un animal ne l'emporte en intelligence sur le cheval islandais; neiges, temp�tes, chemins impraticables, rochers, glaciers, rien ne l'arr�te. Il est brave, il est sobre, il est s�r. Jamais un faux pas, jamais une r�action. Qu'il se pr�sente quelque rivi�re, quelque fj�rd � traverser, et il s'en pr�sentera, tu le verras sans h�siter se jeter � l'eau, comme un amphibie, et gagner le bord oppos�! Mais ne le brusquons pas, laissons-le agir, et nous ferons, l'un portant l'autre, nos dix lieues par jour. --Nous, sans doute, r�pondis-je, mais le guide? --Oh! il ne m'inqui�te gu�re. Ces gens-l�, cela marche sans s'en apercevoir; celui-ci se remue si peu qu'il ne doit pas se fatiguer. D'ailleurs, au besoin, je lui c�derai ma monture. Les crampes me prendraient bient�t, si je ne me donnais pas quelque mouvement. Les bras vont bien, mais il faut songer aux jambes.� Cependant nous avancions d'un pas rapide; le pays �tait d�j� � peu pr�s d�sert. �a et l� une ferme isol�e, quelque bo�r[1] solitaire, fait de bois, de terre, de morceaux de lave, apparaissait comme un mendiant au bord d'un chemin creux. Ces huttes d�labr�es avaient l'air d'implorer la charit� des passants, et, pour un peu, on leur e�t fait l'aum�ne. Dans ce pays, les routes, les sentiers m�me manquaient absolument, et la v�g�tation, si lente qu'elle f�t, avait vite fait d'effacer le pas des rares voyageurs. [1] Maison du paysan islandais Pourtant cette partie de la province, situ�e � deux pas de sa capitale, comptait parmi les portions habit�es et cultiv�es de l'Islande. Qu'�taient alors les contr�es plus d�sertes que ce d�sert? Un demi-mille franchi, nous n'avions encore rencontr� ni un fermier sur la porte de sa chaumi�re, ni un berger sauvage paissant un troupeau moins sauvage que lui; seulement quelques vaches et des moutons abandonn�s � eux-m�mes. Que seraient donc les r�gions convulsionn�es, boulevers�es par les ph�nom�nes �ruptifs, n�es des explosions volcaniques et des commotions souterraines? Nous �tions destin�s � les conna�tre plus tard; mais, en consultant la carte d'Olsen, je vis qu'on les �vitait en longeant la sinueuse lisi�re du rivage; en effet, le grand mouvement plutonique s'est concentr� surtout � l'int�rieur de l'�le; l� les couches horizontales de roches superpos�es, appel�es trapps en langue Scandinave, les bandes trachytiques, les �ruptions de basalte, de tufs et de tous les conglom�rats volcaniques, les coul�es de lave et de porphyre en fusion, ont fait un pays d'une surnaturelle horreur. Je ne me doutais gu�re alors du spectacle qui nous attendait � la presqu'�le du Sneffels, o� ces d�g�ts d'une nature fougueuse forment un formidable chaos. Deux heures apr�s avoir quitt� Reykjawik, nous arrivions au bourg de Gufunes, appel� �Aoalkirkja� ou �glise principale. Il n'offrait rien de remarquable. Quelques maisons seulement. A peine de quoi faire un hameau de l'Allemagne. Hans s'y arr�ta une demi-heure; il partagea notre frugal d�jeuner, r�pondit par oui et par non aux questions de mon oncle sur la nature de la route, et lorsqu'on lui demanda en quel endroit il comptait passer la nuit: �Gard�r� dit-il seulement. Je consultai la carte pour savoir ce qu'�tait Gard�r. Je vis une bourgade de ce nom sur les bords du Hvalj�rd, � quatre milles de Reykjawik. Je la montrai � mon oncle. �Quatre milles seulement! dit-il. Quatre milles sur vingt-deux! Voil� une jolie promenade.� Il voulut faire une observation au guide, qui, sans lui r�pondre, reprit la t�te des cheveux et se remit en marche. Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon d�color� des p�turages, il fallut contourner le Kollafj�rd, d�tour plus facile et moins long qu'une travers�e de ce golfe; bient�t nous entrions dans un �pingstaoer�, lieu de juridiction communale, nomm� Ejulberg, et dont le clocher e�t sonn� midi, si les �glises islandaises avaient �t� assez riches pour poss�der une horloge; mais elles ressemblent fort � leurs paroissiens, qui n'ont pas de montres, et qui s'en passent. L� les chevaux furent rafra�chis; puis, prenant par un rivage resserr� entre une cha�ne de collines et la mer, ils nous port�rent d'une traite � l' �aoalkirkja� de Brantar, et un mille plus loin � Saurb�er �annexia�, �glise annexe, situ�e sur la rive m�ridionale du Hvalfj�rd. Il �tait alors quatre heures du soir; nous avions franchi quatre milles [1]. [1] Huit lieues. Le fj�rd �tait large en cet endroit d'un demi-mille au moins; les vagues d�ferlaient avec bruit sur les rocs aigus; ce golfe s'�vasait entre des murailles de rochers, sorte d'escarpe � pic haute de trois mille pieds et remarquable par ses couches brunes que s�paraient des lits de tuf d'une nuance rouge�tre. Quelle que f�t l'intelligence de nos chevaux, je n'augurais pas bien de la travers�e d'un v�ritable bras de mer op�r�e sur le dos d'un quadrup�de. �S'ils sont intelligents, dis-je, ils n'essayeront point de passer. En tout cas, je me charge d'�tre intelligent pour eux.� Mais mon oncle ne voulait pas attendre; il piqua des deux vers le rivage. Sa monture vint flairer la derni�re ondulation des vagues et s'arr�ta; mon oncle, qui avait son instinct � lui, la pressa d'avancer. Nouveau refus de l'animal, qui secoua la t�te. Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la b�te, qui commen�a � d�sar�onner son cavalier; enfin le petit cheval, ployant ses jarrets, se retira des jambes du professeur et le laissa tout droit plant� sur deux pierres du rivage, comme le colosse de Rhodes. �Ah! maudit animal! s'�cria le cavalier, subitement transform� en pi�ton et honteux comme un officier de cavalerie qui passerait fantassin. --�Farja,� fit le guide en lui touchant l'�paule. --Quoi! un bac? --�Der,� r�pondit Hans en montrant un bateau. --Oui, m'�criai-je, il y a un bac. --Il fallait donc le dire! Eh bien, en route! --�Tidvatten,� reprit le guide. --Que dit-il? --Il dit mar�e, r�pondit mon oncle en me traduisant le mot danois. --Sans doute, il faut attendre la mar�e? --�F�rbida?� demanda mon oncle. --�Ja,� r�pondit Hans. Mon oncle frappa du pied, tandis que les chevaux se dirigeaient vers le bac. Je compris parfaitement la n�cessit� d'attendre un certain instant de la mar�e pour entreprendre la travers�e du fj�rd, celui o� la mer, arriv�e � sa plus grande hauteur, est �tale. Alors le flux et le reflux n'ont aucune action sensible, et le bac ne risque pas d'�tre entra�n�, soit au fond du golfe, soit en plein Oc�an. L'instant favorable n'arriva qu'� six heures du soir; mon oncle, moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nous avions pris place dans une sorte de barque plate assez fragile. Habitu� que j'�tais aux bacs � vapeur de l'Elbe, je trouvai les rames des bateliers un triste engin m�canique. Il fallut plus d'une heure pour traverser le fj�rd; mais enfin le passage se fit sans accident. Une demi-heure apr�s, nous atteignions l'�aoalkirkja� de Gard�r. XIII Il aurait d� faire nuit, mais sous le soixante cinqui�me parall�le, la clart� diurne des r�gions polaires ne devait pas m'�tonner; en Islande, pendant les mois de juin et juillet, le soleil ne se couche pas. N�anmoins la temp�rature s'�tait abaiss�e; j'avais froid, et surtout faim. Bienvenu fut le �b�er� qui s'ouvrit hospitali�rement pour nous recevoir. C'�tait la maison d'un paysan, mais, en fait d'hospitalit�, elle valait celle d'un roi. A notre arriv�e, le ma�tre vint nous tendre la main, et, sans plus de c�r�monie, il nous fit signe de le suivre. Le suivre, en effet, car l'accompagner e�t �t� impossible. Un passage long, �troit, obscur, donnait acc�s dans cette habitation construite en poutres � peine �quarries et permettait d'arriver � chacune des chambres; celles-ci �taient au nombre de quatre: la cuisine, l'atelier de tissage, la �badstofa�, chambre � coucher de la famille, et, la meilleure entre toutes, la chambre des �trangers. Mon oncle, � la taille duquel on n'avait pas song� en b�tissant la maison, ne manqua pas de donner trois ou quatre fois de la t�te contre les saillies du plafond. On nous introduisit dans notre chambre, sorte de grande salle avec un sol de terre battue et �clair�e d'une fen�tre dont les vitres �taient faites de membranes de mouton assez peu transparentes. La literie se composait de fourrage sec jet� dans deux cadres de bois peints en rouge et orn�s de sentences islandaises. Je ne m'attendais pas � ce confortable; seulement, il r�gnait dans cette maison une forte odeur de poisson sec, de viande mac�r�e et de lait aigre dont mon odorat se trouvait assez mal. Lorsque nous e�mes mis de c�t� notre harnachement de voyageurs, la voix de l'h�te se fit entendre, qui nous conviait � passer dans la cuisine, seule pi�ce o� l'on fit du feu, m�me par les plus grands froids. Mon oncle se h�ta d'ob�ir � cette amicale injonction. Je le suivis. La chemin�e de la cuisine �tait d'un mod�le antique; au milieu de la chambre, une pierre pour tout foyer; au toit, un trou par lequel s'�chappait la fum�e. Cette cuisine servait aussi de salle � manger. A notre entr�e, l'h�te, comme s'il ne nous avait pas encore vus, nous salua du mot �saellvertu,� qui signifie �soyez heureux�, et il vint nous baiser sur la joue. Sa femme, apr�s lui, pronon�a les m�mes paroles, accompagn�es du m�me c�r�monial; puis les deux �poux, pla�ant la main droite sur leur coeur, s'inclin�rent profond�ment. Je me h�te de dire que l'Islandaise �tait m�re de dix-neuf enfants, tous, grands et petits, grouillant p�le-m�le au milieu des volutes de fum�e dont le foyer remplissait la chambre. A chaque instant j'apercevais une petite t�te blonde et un peu m�lancolique sortir de ce brouillard. On e�t dit une guirlande d'anges insuffisamment d�barbouill�s. Mon oncle et moi, nous f�mes tr�s bon accueil � cette �couv�e�, et bient�t il y eut trois ou quatre de ces marmots sur nos �paules, autant sur nos genoux et le reste entre nos jambes. Ceux qui parlaient r�p�taient �saellvertu� dans tous les tons imaginables. Ceux qui ne parlaient pas n'en criaient que mieux. Ce concert fut interrompu par l'annonce du repas. En ce moment rentra le chasseur, qui venait de pourvoir � la nourriture des chevaux, c'est-�-dire qu'il les avait �conomiquement l�ch�s � travers champs; les pauvres b�tes devaient se contenter de brouter la mousse rare des rochers, quelques fucus peu nourrissants, et le lendemain elles ne manqueraient pas de venir d'elles-m�mes reprendre le travail de la veille. �Saellvertu,� fit Hans en entrant. Puis tranquillement, automatiquement, sans qu'un baiser f�t plus accentu� que l'autre, il embrassa l'h�te, l'h�tesse et leurs dix-neuf enfants. La c�r�monie termin�e, on se mit � table, au nombre de vingt-quatre, et par cons�quent les uns sur les autres, dans le v�ritable sens de l'expression. Les plus favoris�s n'avaient que deux marmots sur les genoux. Cependant le silence se fit dans ce petit monde � l'arriv�e de la soupe, et la taciturnit� naturelle, m�me aux gamins islandais, reprit son empire. L'h�te nous servit une soupe au lichen et point d�sagr�able, puis une �norme portion de poisson sec nageant dans du beurre aigri depuis vingt ans, et par cons�quent bien pr�f�rable au beurre frais, d'apr�s les id�es gastronomiques de l'Islande. Il y avait avec cela du �skyr�, sorte de lait caill�, accompagn� de biscuit et relev� par du jus de baies de geni�vre; enfin, pour boisson, du petit lait m�l� d'eau, nomm� �blanda� dans le pays. Si cette singuli�re nourriture �tait bonne ou non, c'est ce dont je ne pus juger. J'avais faim, et, au dessert, j'avalai jusqu'� la derni�re bouch�e une �paisse bouillie de sarrasin. Le repas termin�, les enfants disparurent; les grandes personnes entour�rent le foyer o� br�laient de la tourbe, des bruy�res, du fumier de vache et des os de poissons dess�ch�s. Puis, apr�s cette �prise de chaleur�, les divers groupes regagn�rent leurs chambres respectives. L'h�tesse offrit de nous retirer, suivant la coutume, nos bas et nos pantalons; mais, sur un refus des plus gracieux de notre part, elle n'insista pas, et je pus enfin me blottir dans ma couche de fourrage. Le lendemain, � cinq heures, nous faisions nos adieux au paysan islandais; mon oncle eut beaucoup de peine � lui faire accepter une r�mun�ration convenable, et Hans donna le signal du d�part. � cent pas de Gard�r, le terrain commen�a � changer d'aspect; le sol devint mar�cageux et moins favorable � la marche. Sur la droite, la s�rie des montagnes se prolongeait ind�finiment comme un immense syst�me de fortifications naturelles, dont nous suivions la contrescarpe; souvent des ruisseaux se pr�sentaient � franchir qu'il fallait n�cessairement passer � gu� et sans trop mouiller les bagages. Le d�sert se faisait de plus en plus profond; quelquefois, cependant, une ombre humaine semblait fuir au loin; si les d�tours de la route nous rapprochaient inopin�ment de l'un de ces spectres, j'�prouvais un d�go�t soudain � la vue d'une t�te gonfl�e, � peau luisante, d�pourvue de cheveux, et de plaies repoussantes que trahissaient les d�chirures de mis�rables haillons. La malheureuse cr�ature ne venait pas tendre sa main d�form�e; elle se sauvait, au contraire, mais pas si vite que Hans ne l'e�t salu�e du �saellvertu� habituel. --�Spetelsk,� disait-il. --Un l�preux!� r�p�tait mon oncle. Et ce mot seul produisait son effet r�pulsif. Cette horrible affection de la l�pre est assez commune en Islande; elle n'est pas contagieuse, mais h�r�ditaire; aussi le mariage est-il interdit � ces mis�rables. Ces apparitions n'�taient pas de nature � �gayer le paysage qui devenait profond�ment triste; les derni�res touffes d'herbes venaient mourir sous nos pieds. Pas un arbre, si ce n'est quelques bouquets de bouleaux nains semblables � des broussailles. Pas un animal, sinon quelques chevaux, de ceux que leur ma�tre ne pouvait nourrir, et qui erraient sur les mornes plaines. Parfois un faucon planait dans les nuages gris et s'enfuyait � tire-d'aile vers les contr�es du sud; je me laissais aller � la m�lancolie de cette nature sauvage, et mes souvenirs me ramenaient � mon pays natal. Il fallut bient�t traverser plusieurs petits fj�rds sans importance, et enfin un v�ritable golfe; la mar�e, �tale alors, nous permit de passer sans attendre et de gagner le hameau d'Alftanes, situ� un mille au del�. Le soir, apr�s avoir coup� � gu� deux rivi�res riches en truites et en brochets, l'Alfa et l'Heta, nous f�mes oblig�s de passer la nuit dans une masure abandonn�e, digne d'�tre hant�e par tous les lutins de la mythologie Scandinave; � coup s�r le g�nie du froid y avait �lu domicile, et il f�t des siennes pendant toute la nuit. La journ�e suivante ne pr�senta aucun incident particulier. Toujours m�me sol mar�cageux, m�me uniformit�, m�me physionomie triste. Le soir, nous avions franchi la moiti� de la distance � parcourir, et nous couchions � �l'annexia� de Kr�solbt. Le 19 juin, pendant un mille environ, un terrain de lave s'�tendit sous nos pieds; cette disposition du sol est appel�e �hraun� dans le pays; la lave rid�e � la surface affectait des formes de c�bles tant�t allong�s, tant�t roul�s sur eux-m�mes; une immense coul�e descendait des montagnes voisines, volcans actuellement �teints, mais dont ces d�bris attestaient la violence pass�e. Cependant quelques fum�es de source chaudes rampaient �a et l�. Le temps nous manquait pour observer ces ph�nom�nes; il fallait marcher; bient�t le sol mar�cageux reparut sous le pied de nos montures; de petits lacs l'entrecoupaient. Notre direction �tait alors � l'ouest; nous avions en effet tourn� la grande baie de Faxa, et la double cime blanche du Sneffels se dressait dans les nuages � moins de cinq milles. Les chevaux marchaient bien; les difficult�s du sol ne les arr�taient pas; pour mon compte, je commen�ais � devenir tr�s fatigu�; mon oncle demeurait ferme et droit comme au premier jour; je ne pouvais m'emp�cher de l'admirer � l'�gal du chasseur, qui regardait cette exp�dition comme une simple promenade. Le samedi 20 juin, � six heures du soir, nous atteignions B�dir, bourgade situ�e sur le bord de la mer, et le guide r�clamait sa paye convenue. Mon oncle r�gla avec lui. Ce fut la famille m�me de Hans, c'est-�-dire ses oncles et cousins germains, qui nous offrit l'hospitalit�; nous f�mes bien re�us, et sans abuser des bont�s de ces braves gens, je me serais volontiers refait chez eux des fatigues du voyage. Mais mon oncle, qui n'avait rien � refaire, ne l'entendait pas ainsi, et le lendemain il fallut enfourcher de nouveau nos bonnes b�tes. Le sol se ressentait du voisinage de la montagne dont les racines de granit sortaient de terre: comme celles d'un vieux ch�ne. Nous contournions l'immense base du volcan. Le professeur ne le perdait pas des yeux; il gesticulait, il semblait le prendre au d�fi et dire: �Voil� donc le g�ant que je vais dompter!� Enfin, apr�s vingt-quatre heures de marche, les chevaux s'arr�t�rent d'eux-m�mes � la porte du presbyt�re de Stapi. XIV Stapi est une bourgade form�e d'une trentaine de huttes, et b�tie en pleine lave sous les rayons du soleil r�fl�chis par le volcan. Elle s'�tend au fond d'un petit fjord encaiss� dans une muraille du plus �trange effet. On sait que le basalte est une roche brune d'origine ign�e; elle affecte des formes r�guli�res qui surprennent par leur disposition. Ici la nature proc�de g�om�triquement et travaille � la mani�re humaine, comme si elle e�t mani� l'�querre, le compas et le fil � plomb. Si partout ailleurs elle fait de l'art avec ses grandes masses jet�es sans ordre, ses c�nes � peine �bauch�s, ses pyramides imparfaites, avec la bizarre succession de ses lignes, ici, voulant donner l'exemple de la r�gularit�, et pr�c�dant les architectes des premiers �ges, elle a cr�� un ordre s�v�re, que ni les splendeurs de Babylone ni les merveilles de la Gr�ce n'ont jamais d�pass�. J'avais bien entendu parler de la Chauss�e des G�ants en Irlande, et de la Grotte de Fingal dans l'une des H�brides, mais le spectacle d'une substruction basaltique ne s'�tait pas encore offert � mes regards. Or, � Stapi, ce ph�nom�ne apparaissait dans toute sa beaut�. La muraille du fj�rd, comme toute la c�te de la presqu'�le, se composait d'une suite de colonnes verticales, hautes de trente pieds. Ces f�ts droits et d'une proportion pure supportaient une archivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplombement formait demi-vo�te au-dessus de la mer. A de certains intervalles, et sous cet impluvium naturel, l'oeil surprenait des ouvertures ogivales d'un dessin admirable, � travers lesquelles les flots du large venaient se pr�cipiter en �cumant. Quelques tron�ons de basalte, arrach�s par les fureurs de l'Oc�an, s'allongeaient sur le sol comme les d�bris d'un temple antique, ruines �ternellement jeunes, sur lesquelles passaient les si�cles sans les entamer. Telle �tait la derni�re �tape de notre voyage terrestre. Hans nous y avait conduits avec intelligence, et je me rassurais un peu en songeant qu'il devait nous accompagner encore. En arrivant � la porte de la maison du recteur, simple cabane basse, ni plus belle, ni plus confortable que ses voisines, je vis un homme en train de ferrer un cheval, le marteau � la main, et le tablier de cuir aux reins. �Saelvertu,� lui dit le chasseur. --�God dag,� r�pondit le mar�chal-ferrant en parfait danois. --�Kyrkoherde,� fit Hans en se retournant vers mon oncle. --Le recteur! r�p�ta ce dernier. Il para�t, Axel, que ce brave homme est le recteur.� Pendant ce temps, le guide mettait le �kyrkoherde� au courant de la situation; celui-ci, suspendant son travail, poussa une sorte de cri en usage sans doute entre chevaux et maquignons, et aussit�t une grande m�g�re sortit de la cabane. Si elle ne mesurait pas six pieds de haut, il ne s'en fallait gu�re. Je craignais qu'elle ne v�nt offrir aux voyageurs le baiser islandais; mais il n'en fut rien, et m�me elle mit assez peu de bonne gr�ce � nous introduire dans sa maison. La chambre des �trangers me parut �tre la plus mauvaise du presbyt�re, �troite, sale et infecte. Il fallut s'en contenter; le recteur ne semblait pas pratiquer l'hospitalit� antique. Loin de l�. Avant la fin du jour, je vis que nous avions affaire � un forgeron, � un p�cheur, � un chasseur, � un charpentier, et pas du tout � un ministre du Seigneur. Nous, �tions en semaine, il est vrai. Peut-�tre se rattrapait-il le dimanche. Je ne veux pas dire du mal de ces pauvres pr�tres qui, apr�s tout, sont fort mis�rables; ils re�oivent du gouvernement danois un traitement ridicule et per�oivent le quart de la d�me de leur paroisse, ce qui ne fait pas une somme de soixante marks courants[1]. De l�, n�cessit� de travailler pour vivre; mais � p�cher, � chasser, � ferrer des chevaux, on finit par prendre les mani�res, le ton et les moeurs des chasseurs, des p�cheurs et autres gens un peu rudes; le soir m�me je m'aper�us que notre h�te ne comptait pas la sobri�t� au nombre de ses vertus. [1] Monnaie de Hambourg, 30 fr. environ. Mon oncle comprit vite � quel genre d'homme il avait affaire; au lieu d'un brave et digne savant, il trouvait un paysan lourd et grossier; il r�solut donc de commencer au plus t�t sa grande exp�dition et de quitter cette cure peu hospitali�re. Il ne regardait pas � ses fatigues et r�solut d'aller passer quelques jours dans la montagne. Les pr�paratifs de d�part furent donc faits d�s le lendemain de notre arriv�e � Stapi. Hans loua les services de trois Islandais pour remplacer les chevaux dans le transport des bagages; mais, une fois arriv�s au fond du crat�re, ces indig�nes devaient rebrousser chemin et nous abandonner � nous-m�mes. Ce point fut parfaitement arr�t�. A cette occasion, mon oncle dut apprendre au chasseur que son intention �tait de poursuivre la reconnaissance du volcan jusqu'� ses derni�res limites. Hans se contenta d'incliner la t�te. Aller l� ou ailleurs, s'enfoncer dans les entrailles de son �le ou la parcourir, il n'y voyait aucune diff�rence; quant � moi, distrait jusqu'alors par les incidents du voyage, j'avais un peu oubli� l'avenir, mais maintenant je sentais l'�motion me reprendre de plus belle. Qu'y faire? Si j'avais pu tenter de r�sister au professeur Lidenbrock, c'�tait � Hambourg et non au pied du Sneffels. Une id�e, entre toutes, me tracassait fort, id�e effrayante et faite pour �branler des nerfs moins sensibles que les miens. �Voyons, me disais-je, nous allons gravir le Sneffels. Bien. Nous allons visiter son crat�re. Bon. D'autres l'ont fait qui n'en sont pas morts. Mais ce n'est pas tout. S'il se pr�sente un chemin pour descendre dans les entrailles du sol, si ce malencontreux Saknussemm a dit vrai, nous allons nous perdre au milieu des galeries souterraines du volcan. Or, rien n'affirme que le Sneffels soit �teint? Qui prouve qu'une �ruption ne se pr�pare pas? De ce que le monstre dort depuis 1229, s'ensuit-il qu'il ne puisse se r�veiller? Et, s'il se r�veille, qu'est-ce que nous deviendrons?� Cela demandait la peine d'y r�fl�chir, et j'y r�fl�chissais. Je ne pouvais dormir sans r�ver d'�ruption; or, le r�le de scorie me paraissait assez brutal � jouer. Enfin je n'y tins plus; je r�solus de soumettre le cas � mon oncle le plus adroitement possible, et sous la forme d'une hypoth�se parfaitement irr�alisable. J'allai le trouver. Je lui fis part de mes craintes, et je me reculai pour le laisser �clater � son aise. �J'y pensais,� r�pondit-il simplement. Que signifiaient ces paroles! Allait-il donc entendre la voix de la raison? Songeait-il � suspendre ses projets? C'e�t �t� trop beau pour �tre possible.. Apr�s quelques instants de silence, pendant lesquels je n'osais l'interroger, il reprit en disant: �J'y pensais. Depuis notre arriv�e � Stapi, je me suis pr�occup� de la grave question que tu viens de me soumettre, car il ne faut pas agir en imprudents. --Non, r�pondis-je avec force. --Il y a six cents ans que le Sneffels est muet; mais il peut parler. Or les �ruptions sont toujours pr�c�d�es par des ph�nom�nes parfaitement connus; j'ai donc interrog� les habitants du pays, j'ai �tudi� le sol, et je puis te le dire, Axel, il n'y aura pas d'�ruption.� A cette affirmation je restai stup�fait, et je ne pus r�pliquer. �Tu doutes de mes paroles? dit mon oncle, eh bien! suis-moi.� J'ob�is machinalement. En sortant du presbyt�re, le professeur prit un chemin direct qui, par une ouverture de la muraille basaltique, s'�loignait de la mer. Bient�t nous �tions en rase campagne, si l'on peut donner ce nom � un amoncellement immense de d�jections volcaniques; le pays paraissait comme �cras� sous une pluie de pierres �normes, de trapp, de basalte, de granit et de toutes les roches pyrox�niques. Je voyais �a et l� des fumerolles monter dans les airs; ces vapeurs blanches nomm�es �reykir� en langue islandaise, venaient des sources thermales, et elles indiquaient, par leur violence, l'activit� volcanique du sol. Cela me paraissait justifier mes craintes. Aussi je tombai de mon haut quand mon oncle me dit: �Tu vois toutes ces fum�es, Axel; eh bien, elles prouvent que nous n'avons rien � redouter des fureurs du volcan! --Par exemple! m'�criai-je. --Retiens bien ceci, reprit le professeur: aux approches d'une �ruption, ces fumerolles redoublent d'activit� pour dispara�tre compl�tement pendant la dur�e du ph�nom�ne, car les fluides �lastiques, n'ayant plus la tension n�cessaire, prennent le chemin des crat�res au lieu de s'�chapper � travers les fissures du globe. Si donc ces vapeurs se maintiennent dans leur �tat habituel, si leur �nergie ne s'accro�t pas, si tu ajoutes � cette observation que le vent, la pluie ne sont pas remplac�s par un air lourd et calme, tu peux affirmer qu'il n'y aura pas d'�ruption prochaine. --Mais... --Assez. Quand la science a prononc�, il n'y a plus qu'� se taire.� Je revins � la cure l'oreille basse; mon oncle m'avait battu avec des arguments scientifiques. Cependant j'avais encore un espoir, c'est qu'une fois arriv�s au fond du crat�re, il serait impossible, faute de galerie, de descendre plus profond�ment, et cela en d�pit de tous les Saknussemm du monde. Je passai la nuit suivante en plein cauchemar au milieu d'un volcan et des profondeurs de la terre, je me sentis lanc� dans les espaces plan�taires sous la forme de roche �ruptive. Le lendemain, 23 juin, Hans nous attendait avec ses compagnons charg�s des vivres, des outils et des instruments. Deux b�tons ferr�s, deux fusils, deux cartouchi�res, �taient r�serv�s � mon oncle et � moi. Hans, en homme de pr�caution, avait ajout� � nos bagages une outre pleine qui, jointe � nos gourdes, nous assurait de l'eau pour huit jours. Il �tait neuf heures du matin. Le recteur et sa haute m�g�re attendaient devant leur porte. Ils voulaient sans doute nous adresser l'adieu supr�me de l'h�te au voyageur. Mais cet adieu prit la forme inattendue d'une note formidable, o� l'on comptait jusqu'� l'air de la maison pastorale, air infect, j'ose le dire. Ce digne couple nous ran�onnait comme un aubergiste suisse et portait � un beau prix son hospitalit� surfaite. Mon oncle paya sans marchander. Un homme qui partait pour le centre de la terre ne regardait pas � quelques rixdales. Ce point r�gl�, Hans donna le signal du d�part, et quelques instants apr�s nous avions quitt� Stapi. XV Le Sneffels est haut de cinq mille pieds; il termine, par son double c�ne, une bande trachytique qui se d�tache du syst�me orographique de l'�le. De notre point de d�part on ne pouvait voir ses deux pics se profiler sur le fond gris�tre du ciel. J'apercevais seulement une �norme calotte de neige abaiss�e sur le front du g�ant. Nous marchions en file, pr�c�d�s du chasseur; celui-ci remontait d'�troits sentiers o� deux personnes n'auraient pas pu aller de front. Toute conversation devenait donc � peu pr�s impossible. Au del� de la muraille basaltique du fj�rd de Stapi, se pr�senta d'abord un sol de tourbe herbac�e et fibreuse, r�sidu de l'antique v�g�tation des mar�cages de la presqu'�le; la masse de ce combustible encore inexploit� suffirait � chauffer pendant un si�cle toute la population de l'Islande; cette vaste tourbi�re, mesur�e du fond de certains ravins, avait souvent soixante-dix pieds de haut et pr�sentait des couches successives de d�tritus carbonis�s, s�par�es par des feuillets de tuf ponceux. En v�ritable neveu du professeur Lidenbrock et malgr� mes pr�occupations, j'observais avec int�r�t les curiosit�s min�ralogiques �tal�es dans ce vaste cabinet d'histoire naturelle; en m�me temps je refaisais dans mon esprit toute l'histoire g�ologique de l'Islande. Cette �le, si curieuse, est �videmment sortie du fond des eaux � une �poque relativement moderne; peut-�tre m�me s'�l�ve-t-elle encore par un mouvement insensible. S'il en est ainsi, on ne peut attribuer son origine qu'� l'action des feux souterrains. Donc, dans ce cas, la th�orie de Humphry Davy, le document de Saknussemm, les pr�tentions de mon oncle, tout s'en allait en fum�e. Cette hypoth�se me conduisit � examiner attentivement la nature du sol, et je me rendis bient�t compte de la succession des ph�nom�nes qui pr�sid�rent � la formation de l'�le. L'Islande, absolument priv�e de terrain s�dimentaire, se compose uniquement de tuf volcanique, c'est-�-dire d'un agglom�rat de pierres et de roches d'une texture poreuse. Avant l'existence des volcans; elle �tait faite d'un massif trapp�en, lentement soulev� au-dessus des flots par la pouss�e des forces centrales. Les feux int�rieurs n'avaient pas encore fait irruption au dehors. Mais, plus tard, une large fente se creusa diagonalement du sud-ouest au nord-ouest de l'�le, par laquelle s'�pancha peu � peu toute la p�te trachytique. Le ph�nom�ne s'accomplissait alors sans violence; l'issue �tait �norme, et les mati�res fondues, rejet�es des entrailles du globe, s'�tendirent tranquillement en vastes nappes ou en masses mamelonn�es. A cette �poque apparurent les fedspaths, les sy�nites et les porphyres. Mais, gr�ce � cet �panchement, l'�paisseur de l'�le s'accrut consid�rablement, et, par suite, sa force de r�sistance. On con�oit quelle quantit� de fluides �lastiques s'emmagasina dans son sein, lorsqu'elle n'offrit plus aucune issue, apr�s le refroidissement de la cro�te trachytique. Il arriva donc un moment o� la puissance m�canique de ces gaz fut telle qu'ils soulev�rent la lourde �corce et se creus�rent de hautes chemin�es. De l� le volcan fait du soul�vement de la cro�te, puis le crat�re subitement trou� au sommet du volcan. Alors aux ph�nom�nes �ruptifs succ�d�rent les ph�nom�nes volcaniques; par les ouvertures nouvellement form�es s'�chapp�rent d'abord les d�jections basaltiques, dont la plaine que nous traversions en ce moment offrait � nos regards les plus merveilleux sp�cimens. Nous marchions sur ces roches pesantes d'un gris fonc� que le refroidissement avait moul�es en prismes � base hexagone. Au loin se voyaient un grand nombre de c�nes aplatis, qui furent jadis autant de bouches ignivomes. Puis, l'�ruption basaltique �puis�e, le volcan, dont la force s'accrut de celle des crat�res �teints, donna passade aux laves et � ces tufs de cendres et de scories dont j'apercevais les longues coul�es �parpill�es sur ses flancs comme une chevelure opulente. Telle fut la succession des ph�nom�nes qui constitu�rent l'Islande; tous provenaient de l'action des feux int�rieurs, et supposer que la masse interne ne demeurait pas dans un �tat permanent d'incandescente liquidit�, c'�tait folie. Folie surtout de pr�tendre atteindre le centre du globe! Je me rassurais donc sur l'issue de notre entreprise, tout en marchant � l'assaut du Sneffels. La route devenait de plus en plus difficile; le sol montait; les �clats de roches s'�branlaient, et il fallait la plus scrupuleuse attention pour �viter des chutes dangereuses. Hans s'avan�ait tranquillement comme sur un terrain uni; parfois il disparaissait derri�re les grands blocs, et nous le perdions de vue momentan�ment; alors un sifflement aigu, �chapp� de ses l�vres, indiquait la direction � suivre. Souvent aussi il s'arr�tait, ramassait quelques d�bris de rocs, les disposait d'une fa�on reconnaissable et formait ainsi des amers destin�s � indiquer la route du retour. Pr�caution bonne en soi, mais que les �v�nements futurs rendirent inutile. Trois fatigantes heures de marche nous avaient amen�s seulement � la base de la montagne. L�, Hans fit signe de s'arr�ter, et un d�jeuner sommaire fut partag� entre tous. Mon oncle mangeait les morceaux doubles pour aller plus vite. Seulement, cette halte de r�fection �tant aussi une halte de repos, il dut attendre le bon plaisir du guide, qui donna le signal du d�part une heure apr�s. Les trois Islandais, aussi taciturnes que leur camarade le chasseur, ne prononc�rent pas un seul mot et mang�rent sobrement. Nous commencions maintenant � gravir les pentes du Sneffels; son neigeux sommet, par une illusion d'optique fr�quente dans les montagnes, me paraissait fort rapproch�, et cependant, que de longues heures avant de l'atteindre! quelle fatigue surtout! Les pierres qu'aucun ciment de terre, aucune herbe ne liaient entre elles, s'�boulaient sous nos pieds et allaient se perdre dans la plaine avec la rapidit� d'une avalanche. En de certains endroits, les flancs du mont faisaient avec l'horizon un angle de trente-six degr�s au moins; il �tait impossible de les gravir, et ces raidillons pierreux devaient �tre tourn�s non sans difficult�. Nous nous pr�tions alors un mutuel secours � l'aide de nos b�tons. Je dois dire que mon oncle se tenait pr�s de moi le plus possible; il ne me perdait pas de vue, et en mainte occasion, son bras me fournit un solide appui. Pour son compte, il avait sans doute le sentiment inn� de l'�quilibre, car il ne bronchait pas. Les Islandais, quoique charg�s grimpaient avec une agilit� de montagnards. A voir la hauteur de la cime du Sneffels, il me semblait impossible qu'on p�t l'atteindre de ce c�t�, si l'angle d'inclinaison des pentes ne se fermait pas. Heureusement, apr�s une heure de fatigues et de tours de force, au milieu du vaste tapis de neige d�velopp� sur la croupe du volcan, une sorte d'escalier se pr�senta inopin�ment, qui simplifia notre ascension. Il �tait form� par l'un de ces torrents de pierres rejet�es par les �ruptions, et dont le nom islandais est �stin��. Si ce torrent n'e�t pas �t� arr�t� dans sa chute par la disposition des flancs de la montagne, il serait all� se pr�cipiter dans la mer et former des �les nouvelles. Tel il �tait, tel il nous servit fort; la raideur des pentes s'accroissait, mais ces marches de pierres permettaient de les gravir ais�ment, et si rapidement m�me, qu'�tant rest� un moment en arri�re pendant que mes compagnons continuaient leur ascension, je les aper�us d�j� r�duits, par l'�loignement, � une apparence microscopique. A sept heures du soir nous avions mont� les deux mille marches de l'escalier, et nous dominions une extumescence de la montagne, sorte d'assise sur laquelle s'appuyait le c�ne proprement dit du crat�re. La mer s'�tendait � une profondeur de trois mille deux cents pieds; nous avions d�pass� la limite des neiges perp�tuelles, assez peu �lev�e en Islande par suite de l'humidit� constante du climat. Il faisait un froid violent; le vent soufflait avec force. J'�tais �puis�. Le professeur vit bien que mes jambes me refusaient tout service, et, malgr� son impatience, il se d�cida � s'arr�ter. Il fit donc signe au chasseur, qui secoua la t�te en disant: --�Ofvanf�r.� --Il parait qu'il faut aller plus haut, dit mon oncle. Puis il demanda � Hans le motif de sa r�ponse. --�Mistour�, r�pondit le guide. --�Ja, mistour,� r�p�ta l'un des Islandais d'un ton effray�. --Que signifie ce mot? demandai-je avec inqui�tude. --Vois,� dit mon oncle. Je portai mes regards vers la plaine; une immense colonne de pierre ponce pulv�ris�e, de sable et de poussi�re s'�levait en tournoyant comme une trombe; le vent la rabattait sur le flanc du Sneffels, auquel nous �tions accroch�s; ce rideau opaque �tendu devant le soleil produisait une grande ombre jet�e sur la montagne. Si cette trombe s'inclinait, elle devait in�vitablement nous enlacer dans ses tourbillons. Ce ph�nom�ne, assez fr�quent lorsque le vent souffle des glaciers, prend le nom de �mistour� en langue islandaise. �Hastigt, hastigt,� s'�cria notre guide. Sans savoir le danois, je compris qu'il nous fallait suivre Hans au plus vite. Celui-ci commen�a � tourner le c�ne du crat�re, mais en biaisant, de mani�re � faciliter la marche; bient�t, la trombe s'abattit sur la montagne, qui tressaillit � son choc; les pierres saisies dans les remous du vent vol�rent en pluie comme dans une �ruption. Nous �tions, heureusement, sur le versant oppos� et � l'abri de tout danger; sans la pr�caution du guide, nos corps d�chiquet�s, r�duits en poussi�re, fussent retomb�s au loin comme le produit de quelque m�t�ore inconnu. Cependant Hans ne jugea pas prudent de passer la nuit sur les flancs du c�ne. Nous continu�mes notre ascension en zigzag; les quinze cents pieds qui restaient � franchir prirent pr�s de cinq heures; les d�tours, les biais et contremarches mesuraient trois lieues au moins. Je n'en pouvais plus; je succombais au froid et � la faim. L'air, un peu rar�fi�, ne suffisait pas au jeu de mes poumons. Enfin, � onze heures du soir, en pleine obscurit�, le sommet du Sneffels fut atteint, et, avant d'aller m'abriter � l'int�rieur du crat�re, j'eus le temps d'apercevoir �le soleil de minuit� au plus bas de sa carri�re, projetant ses p�les rayons sur l'�le endormie � mes pieds XVI Le souper fut rapidement d�vor� et la petite troupe se casa de son mieux. La couche �tait dure, l'abri peu solide, la situation fort p�nible, � cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Cependant mon sommeil fut particuli�rement paisible pendant cette nuit, l'une des meilleures que j'eusse pass�es depuis longtemps. Je ne r�vai m�me pas. Le lendemain on se r�veilla � demi gel� par un air tr�s vif, aux rayons d'un beau soleil. Je quittai ma couche de granit et j'allai jouir du magnifique spectacle qui se d�veloppait � mes regards. J'occupais le sommet de l'un des deux pics du Sneffels, celui du sud. De l� ma vue s'�tendait sur la plus grande partie de l'�le; l'optique, commune � toutes les grandes hauteurs, en relevait les rivages, tandis que les parties centrales paraissaient s'enfoncer. On e�t dit qu'une de ces cartes en relief d'Helbesmer s'�talait sous mes pieds; je voyais les vall�es profondes se croiser en tous sens, les pr�cipices se creuser comme des puits, les lacs se changer en �tangs, les rivi�res se faire ruisseaux. Sur ma droite se succ�daient les glaciers sans nombre et les pics multipli�s, dont quelques-uns s'empanachaient de fum�es l�g�res. Les ondulations de ces montagnes infinies, que leurs couches de neige semblaient rendre �cumantes, rappelaient � mon souvenir la surface d'une mer agit�e. Si je me retournais vers l'ouest, l'Oc�an s'y d�veloppait dans sa majestueuse �tendue, comme une continuation de ces sommets moutonneux. O� finissait la terre, o� commen�aient les flots, mon oeil le distinguait � peine. Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extase que donnent les hautes cimes, et cette fois, sans vertige, car je m'accoutumais enfin � ces sublimes contemplations. Mes regards �blouis se baignaient dans la transparente irradiation des rayons solaires, j'oubliais qui j'�tais, o� j'�tais, pour vivre de la vie des elfes ou des sylphes, imaginaires habitants de la mythologie scandinave; je m'enivrais de la volupt� des hauteurs, sans songer aux ab�mes dans lesquels ma destin�e allait me plonger avant peu. Mais je fus ramen� au sentiment de la r�alit� par l'arriv�e du professeur et de Hans, qui me rejoignirent au sommet du pic. Mon oncle, se tournant vers l'ouest, m'indiqua de la main une l�g�re vapeur, une brume, une apparence de terre qui dominait la ligne des flots. �Le Gro�nland, dit-il. --Le Gro�nland? m'�criai-je. --Oui; nous n'en sommes pas � trente-cinq lieues, et, pendant les d�gels, les ours blancs arrivent jusqu'� l'Islande, port�s sur les gla�ons du nord. Mais cela importe peu. Nous sommes au sommet du Sneffels; voici deux pics, l'un au sud, l'autre au nord. Hans va nous dire de quel nom les Islandais appellent celui qui nous porte en ce moment.� La demande formul�e, le chasseur r�pondit: �Scartaris.� Mon oncle me jeta un coup d'oeil triomphant. �Au crat�re!� dit-il. Le crat�re du Sneffels repr�sentait un c�ne renvers� dont l'orifice pouvait avoir une demi-lieue de diam�tre. Sa profondeur, je l'estimais � deux mille pieds environ. Que l'on juge de l'�tat d'un pareil r�cipient, lorsqu'il s'emplissait de tonnerres et de flammes. Le fond de l'entonnoir ne devait pas mesurer plus de cinq cents pieds de tour, de telle sorte que ses pentes assez douces permettaient d'arriver facilement � sa partie inf�rieure. Involontairement, je comparais ce crat�re � un �norme tromblon �vas�, et la comparaison m'�pouvantait. �Descendre dans un tromblon, pensai-je, quand il est peut-�tre charg� et qu'il peut partir au moindre choc, c'est l'oeuvre de fous.� Mais je n'avais pas � reculer. Hans, d'un air indiff�rent, reprit la t�te de la troupe. Je le suivis sans mot dire. Afin de faciliter la descente, Hans d�crivait � l'int�rieur du c�ne des ellipses tr�s allong�es; il fallait marcher au milieu des roches �ruptives, dont quelques-unes, �branl�es dans leurs alv�oles, se pr�cipitaient en rebondissant jusqu'au fond de l'ab�me. Leur chute d�terminait des r�verb�rations d'�chos d'une �trange sonorit�. Certaines parties du c�ne formaient des glaciers int�rieurs; Hans ne s'avan�ait alors qu'avec une extr�me pr�caution, sondant le sol de son b�ton ferr� pour y d�couvrir les crevasses. A de certains passages douteux, il devint n�cessaire de nous lier par une longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait � manquer inopin�ment se trouv�t soutenu par ses compagnons. Cette solidarit� �tait chose prudente, mais elle n'excluait pas tout danger. Cependant, et malgr� les difficult�s de la descente sur des pentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sans accident, sauf la chute d'un ballot de cordes qui s'�chappa des mains d'un Islandais et alla par le plus court jusqu'au fond de l'ab�me. A midi nous �tions arriv�s. Je relevai l� t�te, et j'aper�us l'orifice sup�rieur du c�ne, dans lequel s'encadrait un morceau de ciel d'une circonf�rence singuli�rement r�duite, mais presque parfaite. Sur un point seulement se d�tachait le pic du Scartaris, qui s'enfon�ait dans l'immensit�. Au fond du crat�re s'ouvraient trois chemin�es par lesquelles, au temps des �ruptions du Sneffels, le foyer central chassait ses laves et ses vapeurs. Chacune de ces chemin�es avait environ cent pieds de diam�tre. Elles �taient l� b�antes sous nos pas. Je n'eus pas la force d'y plonger mes regards. Le professeur Lidenbrock, lui, avait fait un examen rapide de leur disposition; il �tait haletant; il courait de l'une � l'autre, gesticulant et lan�ant des paroles incompr�hensibles. Hans et ses compagnons, assis sur des morceaux de lave, le regardaient faire; ils le prenaient �videmment pour un fou. Tout � coup mon oncle poussa un cri; je crus qu'il venait de perdre pied et de tomber dans l'un des trois gouffres. Mais non. Je l'aper�us, les bras �tendus, les jambes �cart�es, debout devant un roc de granit pos� au centre du crat�re, comme un �norme pi�destal fait pour la statue d'un Pluton. Il �tait dans la pose d'un homme stup�fait, mais dont la stup�faction fit bient�t place � une joie insens�e. �Axel! Axel! s'�cria-t-il, viens! viens!� J'accourus. Ni Hans ni les Islandais ne boug�rent. �Regarde,� me dit le professeur. Et, partageant sa stup�faction, sinon sa joie, je lus sur la face occidentale du bloc, en caract�res runiques � demi-rong�s par le temps, ce nom mille fois maudit: D0 E6 B3 C5 BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF �Arne Saknussemm! s'�cria mon oncle, douteras-tu encore?� Je ne r�pondis pas, et je revins constern� � mon banc de lave. L'�vidence m'�crasait. Combien de temps demeurai-je ainsi plong� dans mes r�flexions, je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'en relevant la t�te je vis mon oncle et Hans seuls au fond du crat�re. Les Islandais avaient �t� cong�di�s, et maintenant ils redescendaient les pentes ext�rieures du Sneffels pour regagner Stapi. Hans dormait tranquillement au pied d'un roc, dans une coul�e de lave o� il s'�tait fait un lit improvis�; mon oncle tournait au fond du crat�re, comme une b�te sauvage dans la fosse d'un trappeur. Je n'eus ni l'envie ni la force de me lever, et, prenant exemple sur le guide, je me laissai aller � un douloureux assoupissement, croyant entendre des bruits ou sentir des frissonnements dans les flancs de la montagne. Ainsi se passa cette premi�re nuit au fond du crat�re. Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s'abaissa sur le sommet du c�ne. Je ne m'en aper�us pas tant � l'obscurit� du gouffre qu'� la col�re dont mon oncle fut pris. J'en compris la raison, et un reste d'espoir me revint au coeur. Voici pourquoi. Des trois routes ouvertes sous nos pas, une seule avait �t� suivie par Saknussemm. Au dire du savant islandais, on devait la reconna�tre � cette particularit� signal�e dans le cryptogramme, que l'ombre du Scartaris venait en caresser les bords pendant les derniers jours du mois de juin. On pouvait, en effet, consid�rer ce pic aigu comme le style d'un immense cadran solaire, dont l'ombre � un jour donn� marquait le chemin du centre du globe. Or, si le soleil venait � manquer, pas d'ombre. Cons�quemment, pas d'indication. Nous �tions au 25 juin. Que le ciel demeur�t couvert pendant six jours, et il faudrait remettre l'observation � une autre ann�e. Je renonce � peindre l'impuissante col�re du professeur Lidenbrock. La journ�e se passa, et aucune ombre ne vint s'allonger sur le font du crat�re. Hans ne bougea pas de sa place; il devait pourtant se demander ce que nous attendions, s'il se demandait quelque chose! Mon oncle ne m'adressa pas une seule fois la parole. Ses regards, invariablement tourn�s vers le ciel, se perdaient dans sa teinte grise et brumeuse. Le 26, rien encore, une pluie m�l�e de neige tomba pendant toute la journ�e. Hans construisit une hutte avec des morceaux de lave. Je pris un certain plaisir � suivre de l'oeil les milliers de cascades improvis�es sur les flancs du c�ne, et dont chaque pierre accroissait l'assourdissant murmure. Mon oncle ne se contenait plus. Il y avait de quoi irriter un homme plus patient, car c'�tait v�ritablement �chouer au port. Mais aux grandes douleurs le ciel m�le incessamment les grandes joies, et il r�servait au professeur Lidenbrock une satisfaction �gale � ses d�sesp�rants ennuis. Le lendemain le ciel fut encore couvert, mais le dimanche, 28 juin, l'ant�p�nulti�me jour du mois, avec le changement de lune vint le changement de temps. Le soleil versa ses rayons � flots dans le crat�re. Chaque monticule, chaque roc, chaque pierre, chaque asp�rit� eut part � sa bienfaisante effluve et projeta instantan�ment son ombre sur le sol. Entre toutes, celle du Scartaris se dessina comme une vive ar�te et se mit � tourner insensiblement vers l'astre radieux. Mon oncle tournait avec elle. A midi, dans sa p�riode la plus courte, elle vint l�cher doucement le bord de la chemin�e centrale. �C'est l�! s'�cria le professeur, c'est l�! Au centre du globe!� ajouta-t-il en danois. Je regardai Hans. �For�t!� fit tranquillement le guide. --En avant!� r�pondit mon oncle. Il �tait une heure et treize minutes du soir. XVII Le v�ritable voyage commen�ait. Jusqu'alors les fatigues l'avaient emport� sur les difficult�s; maintenant celles-ci allaient v�ritablement na�tre sous nos pas. Je n'avais point encore plong� mon regard dans ce puits insondable o� j'allais m'engouffrer. Le moment �tait venu. Je pouvais encore ou prendre mon parti de l'entreprise ou refuser de la tenter. Mais j'eus honte de reculer devant le chasseur. Hans acceptait si tranquillement l'aventure, avec une telle indiff�rence, une si parfaite insouciance de tout danger, que je rougis � l'id�e d'�tre moins brave que lui. Seul, j'aurais entam� la s�rie des grands argumente; mais, en pr�sence du guide, je me tus; un de mes souvenirs s'envola vers ma jolie Virlandaise, et je m'approchai de la chemin�e centrale. J'ai dit qu'elle mesurait cent pieds de diam�tre, ou trois cents pieds de tour. Je me penchai au-dessus d'un roc qui surplombait, et je regardai; mes cheveux se h�riss�rent. Le sentiment du vide s'empara de mon �tre. Je sentis le centre de gravit� se d�placer en moi et le vertige monter � ma t�te comme une ivresse. Rien de plus capiteux que cette attraction de l'ab�me. J'allais tomber. Une main me retint. Celle de Hans. D�cid�ment, je n'avais pas pris assez de le�ons de gouffre � la Frelsers-Kirk de Copenhague. Cependant, si peu que j'eusse hasard� mes regards dans ce puits, je m'�tais rendu compte de sa conformation. Ses parois, presque � pic, pr�sentaient cependant de nombreuses saillies qui devaient faciliter la descente; mais si l'escalier ne manquait pas, la rampe faisait d�faut. Une corde attach�e � l'orifice aurait suffi pour nous soutenir, mais comment la d�tacher, lorsqu'on serait parvenu � son extr�mit� inf�rieure? Mon oncle employa un moyen fort simple pour obvier � cette difficult�. Il d�roula une corde de la grosseur du pouce et longue de quatre cents pieds; il en laissa filer d'abord la moiti�, puis il l'enroula autour d'un bloc de lave qui faisait saillie et rejeta l'autre moiti� dans la chemin�e. Chacun de nous pouvait alors descendre en r�unissant dans sa main les deux moiti�s de la corde qui ne pouvait se d�filer; une fois descendus de deux cents pieds, rien ne nous serait plus ais� que de la ramener en l�chant un bout et en halant sur l'autre. Puis, on recommencerait cet exercice _usque ad infinitum_. �Maintenant, dit mon oncle apr�s avoir achev� ces pr�paratifs, occupons-nous des bagages; ils vont �tre divis�s en trois paquets, et chacun de nous en attachera un sur son dos; j'entends parler seulement des objets fragiles.� L'audacieux professeur ne nous comprenait �videmment pas dans cette derni�re cat�gorie. �Hans, reprit-il, va se charger des outils et d'une partie des vivres; toi, Axel, d'un second tiers des vivres et des armes; moi, du reste des vivres et des instruments d�licats. --Mais, dis-je, et les v�tements, et cette masse de cordes et d'�chelles, qui se chargera de les descendre? --Ils descendront tout seuls. --Comment cela? demandai-je fort �tonn�. --Tu vas le voir.� Mon oncle employait volontiers les grands moyens et sans h�siter. Sur son ordre, Hans r�unit en un seul colis les objets non fragiles, et ce paquet, solidement cord�, fut tout bonnement pr�cipit� dans le gouffre. J'entendis ce mugissement sonore produit par le d�placement des couches d'air. Mon oncle, pench� sur l'ab�me, suivait d'un oeil satisfait la descente de ses bagages, et ne se releva qu'apr�s les avoir perdus de vue. �Bon, fit-il. A nous maintenant.� Je demande � tout homme de bonne foi s'il �tait possible d'entendre sans frissonner de telles paroles! Le professeur attacha sur son dos le paquet des instruments; Hans prit celui des outils, moi celui des armes. La descente commen�a dans l'ordre suivant: Hans, mon oncle et moi. Elle se fit dans un profond silence, troubl� seulement par la chute des d�bris de roc qui se pr�cipitaient dans l'ab�me. Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant fr�n�tiquement la double corde d'une main, de l'autre m'arc-boutant au moyen de mon b�ton ferr�. Une id�e unique me dominait: je craignais que le point d'appui ne vint � manquer. Cette corde me paraissait bien fragile pour supporter le poids de trois personnes. Je m'en servais le moins possible, op�rant des miracles d'�quilibre sur les saillies de lave que mon pied cherchait � saisir comme une main. Lorsqu'une de ces marches glissantes venait � s'�branler sous le pas de Hans, il disait de sa voix tranquille: --�Gif akt!� --Attention!� r�p�tait mon oncle. Apr�s une demi-heure, nous �tions arriv�s sur la surface d'un roc fortement engag� dans la paroi de la chemin�e. Hans tira la corde par l'un de ses bouts; l'autre s'�leva dans l'air; apr�s avoir d�pass� le rocher sup�rieur, il retomba en raclant les morceaux de pierres et de laves, sorte de pluie, ou mieux, de gr�le fort dangereuse. En me penchant au-dessus de notre �troit plateau, je remarquai que le fond du trou �tait encore invisible. La manoeuvre de la corde recommen�a, et une demi-heure apr�s nous avions gagn� une nouvelle profondeur de deux cents pieds. Je ne sais si le plus enrag� g�ologue e�t essay� d'�tudier, pendant cette descente, la nature des terrains qui l'environnaient. Pour mon compte, je ne m'en inqui�tai gu�re; qu'ils fussent plioc�nes, mioc�nes, �oc�nes, cr�tac�s, jurassiques, triasiques, perniens, carbonif�res, d�voniens, siluriens ou primitifs, cela me pr�occupa peu. Mais le professeur, sans doute, fit ses observations ou prit ses notes, car, � l'une des haltes, il me dit: �Plus je vais, plus j'ai confiance; la disposition de ces terrains volcaniques donne absolument raison � la th�orie de Davy. Nous sommes en plein sol primordial, sol dans lequel s'est produit l'op�ration chimique des m�taux enflamm�s au contact de l'air et de l'eau; je repousse absolument le syst�me d'une chaleur centrale; d'ailleurs, nous verrons bien.� Toujours la m�me conclusion. On comprend que je ne m'amusai pas � discuter. Mon silence fut pris pour un assentiment, et la descente recommen�a. Au bout de trois heures, je n'entrevoyais pas encore le fond de la chemin�e. Lorsque je relevais la t�te, j'apercevais son orifice qui d�croissait sensiblement; ses parois, par suite de leur l�g�re inclinaison, tendaient � se rapprocher, l'obscurit� se faisait peu � peu. Cependant nous descendions toujours; il me semblait que les pierres d�tach�es des parois s'engloutissaient avec une r�percussion plus mate et qu'elles devaient rencontrer promptement le fond de l'ab�me. Comme j'avais eu soin de noter exactement nos manoeuvres de corde, je pus me rendre un compte exact de la profondeur atteinte et du temps �coul�. Nous avions alors r�p�t� quatorze fois cette manoeuvre qui durait une demi-heure. C'�tait donc sept heures, plus quatorze quarts d'heure de repos ou trois heures et demie. En tout, dix heures et demie. Nous �tions partis � une heure, il devait �tre onze heures en ce moment. Quant � la profondeur � laquelle nous �tions parvenus, ces quatorze manoeuvres d'une corde de deux cents pieds donnaient deux mille huit cents pieds. En ce moment la voix de Hans se fit entendre: --�Halt!� dit-il. Je m'arr�tai court au moment o� j'allais heurter de mes pieds la t�te de mon oncle. �Nous sommes arriv�s, dit celui-ci. --O�? demandai-je en me laissant glisser pr�s de lui. --Au fond de la chemin�e perpendiculaire. --Il n'y a donc pas d'autre issue? --Si, une sorte de couloir que j'entrevois et qui oblique vers la droite. Nous verrons cela demain. Soupons d'abord et nous dormirons apr�s.� L'obscurit� n'�tait pas encore compl�te. On ouvrit le sac aux provisions, on mangea et l'on se coucha de son mieux sur un lit de pierres et de d�bris de lave. Et quand, �tendu sur le dos, j'ouvris les yeux, j'aper�us un point brillant � l'extr�mit� de ce tube long de trois mille pieds, qui se transformait en une gigantesque lunette. C'�tait une �toile d�pouill�e de toute scintillation et qui, d'apr�s mes calculs, devait �tre sigma de la petite Ourse. Puis je m'endormis d'un profond sommeil. XVIII A huit heures du matin, un rayon du jour vint nous r�veiller. Les mille facettes de lave des parois le recueillaient � son passage et l'�parpillaient comme une pluie d'�tincelles. Cette lueur �tait assez forte pour permettre de distinguer les objets environnants. �Eh bien! Axel, qu'en dis-tu? fit mon oncle en se frottant les mains. As-tu jamais pass� une nuit plus paisible dans notre maison de K�nigstrasse. Plus de bruit de charrettes, plus de cris de marchands, plus de vocif�rations de bateliers! --Sans doute, nous sommes fort tranquilles au fond de ce puits; mais ce calme m�me a quelque chose d'effrayant. --Allons donc, s'�cria mon oncle, si tu t'effrayes d�j�, que sera-ce plus tard? Nous ne sommes pas encore entr�s d'un pouce dans les entrailles de la terre? --Que voulez-vous dire? --Je veux dire que nous avons atteint seulement le sol de l'�le! Ce long tube vertical, qui aboutit au crat�re du Sneffels, s'arr�te � peu pr�s au niveau de la mer. --En �tes-vous certain? --Tr�s certain; consulte le barom�tre, tu verras!� En effet, le mercure, apr�s avoir peu � peu remont� dans l'instrument � mesure que notre descente s'effectuait, s'�tait arr�t� � vingt-neuf pouces. �Tu le vois, reprit le professeur, nous n'avons encore que la pression d'une atmosph�re, et il me tarde que le manom�tre vienne remplacer ce barom�tre.� Cet instrument allait, en effet, nous devenir inutile, du moment que le poids de l'air d�passerait sa pression calcul�e au niveau de l'Oc�an. �Mais, dis-je, n'est-il pas � craindre que cette pression toujours croissante ne soit fort p�nible? --Non. Nous descendrons lentement, et nos poumons s'habitueront � respirer une atmosph�re plus comprim�e. Les a�ronautes finissent par manquer d'air en s'�levant dans les couches sup�rieures; nous, nous en aurons trop peut-�tre. Mais j'aime mieux cela. Ne perdons pas un instant. O� est le paquet qui nous a pr�c�d�s dans l'int�rieur de la montagne? Je me souvins alors que nous l'avions vainement cherch� la veille au soir. Mon oncle interrogea Hans, qui, apr�s avoir regard� attentivement avec ses yeux de chasseur, r�pondit: �Der huppe!� --L�-haut.� En effet, ce paquet �tait accroch� � une saillie de roc, � une centaine de pieds au-dessus de notre t�te. Aussit�t l'agile Islandais grimpa comme un chat et, en quelques minutes, le paquet nous rejoignit. �Maintenant, dit mon oncle, d�jeunons; mais d�jeunons comme des gens qui peuvent avoir une longue course � faire.� Le biscuit et la viande s�che furent arros�s de quelques gorg�es d'eau m�l�e de geni�vre. Le d�jeuner termin�, mon oncle tira de sa poche un carnet destin� aux observations; il prit successivement ses divers instruments et nota les donn�es suivantes: Lundi 1er juillet. _Chronom�tre: 8 h. 17 m. du matin. Barom�tre: 29p. 7 l. Thermom�tre: 6�. Direction: E.-S.-E._ Cette derni�re observation s'appliquait � la galerie obscure et fut donn�e par la boussole. �Maintenant, Axel, s'�cria le professeur d'une voix enthousiaste, nous allons nous enfoncer v�ritablement dans les entrailles du globe. Voici donc le moment pr�cis auquel notre voyage commence.� Cela dit, mon oncle prit d'une main l'appareil de Ruhmkorff suspendu a son cou; de l'autre, il mit en communication le courant �lectrique avec le serpentin de la lanterne, et une assez vive lumi�re dissipa les t�n�bres de la galerie. Hans portait le second appareil, qui fut �galement mis en activit�. Cette ing�nieuse application de l'�lectricit� nous permettait d'aller longtemps en cr�ant un jour artificiel, m�me au milieu des gaz les plus inflammables. �En route!� fit mon oncle. Chacun reprit son ballot. Hans se chargea de pousser devant lui le paquet des cordages et des habits, et, moi troisi�me, nous entr�mes dans la galerie. Au moment de m'engouffrer dans ce couloir obscur, je relevai la t�te, et j'aper�us une derni�re fois, par le champ de l'immense tube, ce ciel de l'Islande �que je ne devais plus jamais revoir.� La lave, � la derni�re �ruption de 1229, s'�tait fray� un passage � travers ce tunnel. Elle tapissait l'int�rieur d'un enduit �pais et brillant; la lumi�re �lectrique s'y r�fl�chissait en centuplant son intensit�. Toute la difficult� de la route consistait � ne pas glisser trop rapidement sur une pente inclin�e � quarante-cinq degr�s environ; heureusement, certaines �rosions, quelques boursouflures, tenaient lieu de marches, et nous n'avions qu'� descendre en laissant filer nos bagages retenus par une longue corde. Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds devenait stalactites sur les autres parois; la lave, poreuse en de certains endroits, pr�sentait de petites ampoules arrondies; des cristaux de quartz opaque, orn�s de limpides gouttes de verre et suspendus � la vo�te comme des lustres, semblaient s'allumer � notre passage. On e�t dit que les g�nies du gouffre illuminaient leur palais pour recevoir les h�tes de la terre. �C'est magnifique! m'�criai-je involontairement. Quel spectacle, mon oncle! Admirez-vous ces nuances de la lave qui vont du rouge brun au jaune �clatant par d�gradations insensibles? Et ces cristaux qui nous apparaissent comme des globes lumineux? --Ah! tu y viens, Axel! r�pondit mon oncle. Ah! tu trouves cela splendide, mon gar�on! Tu en verras bien d'autres, je l'esp�re. Marchons! marchons!� Il aurait dit plus justement �glissons,� car nous nous laissions aller sans fatigue sur des pentes inclin�es. C'�tait le �facilis descensus Averni�, de Virgile. La boussole, que je consultais fr�quemment, indiquait la direction du sud-est avec une imperturbable rigueur. Cette coul�e de lave n'obliquait ni d'un c�t� ni de l'autre. Elle avait l'inflexibilit� de la ligne droite. Cependant la chaleur n'augmentait pas d'une fa�on sensible; cela donnait raison aux th�ories de Davy, et plus d'une fois je consultai le thermom�tre avec �tonnement. Deux heures apr�s le d�part, il ne marquait encore que 10�, c'est-�-dire un accroissement de 4�. Cela m'autorisait � penser que notre descente �tait plus horizontale que verticale. Quant � conna�tre exactement la profondeur atteinte, rien de plus facile. Le professeur mesurait exactement les angles de d�viation et d'inclinaison de la route, mais il gardait pour lui le r�sultat de ses observations. Le soir, vers huit heures, il donna le signal d'arr�t. Hans aussit�t s'assit; les lampes furent accroch�es � une saillie de lave. Nous �tions dans une sorte de caverne o� l'air ne manquait pas. Au contraire. Certains souffles arrivaient jusqu'� nous. Quelle cause les produisait? A quelle agitation atmosph�rique attribuer leur origine? C'est une question que je ne cherchai pas � r�soudre en ce moment; la faim et la fatigue me rendaient incapable de raisonner. Une descente de sept heures cons�cutives ne se fait pas sans une grande d�pense de forces. J'�tais �puis�. Le mot halte me fit donc plaisir � entendre. Hans �tala quelques provisions sur un bloc de lave, et chacun mangea avec app�tit. Cependant une chose m'inqui�tait; notre r�serve d'eau �tait � demi consomm�e. Mon oncle comptait la refaire aux sources souterraines, mais jusqu'alors celles-ci manquaient absolument. Je ne pus m'emp�cher d'attirer son attention sur ce sujet. �Cette absence de sources te surprend? dit-il. --Sans doute, et m�me elle m'inqui�te; nous n'avons plus d'eau que pour cinq jours. --Sois tranquille, Axel, je te r�ponds que nous trouverons de l'eau, et plus que nous n'en voudrons. --Quand cela? --Quand nous aurons quitt� cette enveloppe de lave. Comment veux-tu que des sources jaillissent � travers ces parois? --Mais peut-�tre cette coul�e se prolonge-t-elle � de grandes profondeurs? Il me semble que nous n'avons pas encore fait beaucoup de chemin verticalement? --Qui te fait supposer cela? --C'est que si nous �tions tr�s avanc�s dans l'int�rieur de l'�corce terrestre, la chaleur serait plus forte. --D'apr�s ton syst�me, r�pondit mon oncle; et qu'indique le thermom�tre? --Quinze degr�s � peine, ce qui ne fait qu'un accroissement de neuf degr�s depuis notre d�part. --Eh bien, conclus. --Voici ma conclusion. D'apr�s les observations les plus exactes, l'augmentation de la temp�rature � l'int�rieur du globe est d'un degr� par cent pieds. Mais certaines conditions de localit� peuvent modifier ce chiffre. Ainsi, � Yakoust en Sib�rie, on a remarqu� que l'accroissement d'un degr� avait lieu par trente-six pieds; cela d�pend �videmment de la conductibilit� des roches. J'ajouterai aussi que, dans le voisinage d'un volcan �teint, et � travers le gneiss, on a remarqu� que l'�l�vation de la temp�rature �tait d'un degr� seulement pour cent vingt-cinq pieds. Prenons donc cette derni�re hypoth�se, qui est la plus favorable, et calculons. --Calcule, mon gar�on. --Rien n'est plus facile, dis-je en disposant des chiffres sur mon carnet. Neuf fois cent vingt-cinq pieds donnant onze cent vingt-cinq pieds de profondeur. --Rien de plus exact. --Eh bien? --Eh bien, d'apr�s mes observations, nous sommes arriv�s � dix mille pieds au-dessous du niveau de la mer. --Est-il possible? --Oui, ou les chiffres ne sont plus les chiffres!� Les calculs du professeur �taient exacts; nous avions d�j� d�pass� de six mille pieds les plus grandes profondeurs atteintes par l'homme, telles que les mines de Kitz-Bahl dans le Tyrol, et celles de Wuttemberg en Boh�me. La temp�rature, qui aurait d� �tre de quatre-vingt-un degr�s en cet endroit, �tait de quinze � peine. Cela donnait singuli�rement � r�fl�chir. XIX Le lendemain, mardi 30 juin, � six heures, la descente fut reprise. Nous suivions toujours la galerie de lave, v�ritable rampe naturelle, douce comme ces plans inclin�s qui remplacent encore l'escalier dans les vieilles maisons. Ce fut ainsi jusqu'� midi dix-sept minutes, instant pr�cis o� nous rejoign�mes Hans, qui venait de s'arr�ter. �Ah! s'�cria mon oncle, nous sommes parvenus � l'extr�mit� de la chemin�e.� Je regardai autour de moi; nous �tions au centre d'un carrefour, auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombres et �troites. Laquelle convenait-il de prendre? Il y avait l� une difficult�. Cependant mon oncle ne voulut para�tre h�siter ni devant moi ni devant le guide; il d�signa le tunnel de l'est, et bient�t nous y �tions enfonc�s tous les trois. D'ailleurs toute h�sitation devant ce double chemin se serait prolong�e ind�finiment, car nul indice ne pouvait d�terminer le choix de l'un ou de l'autre; il fallait s'en remettre absolument au hasard. La pente de cette nouvelle galerie �tait peu sensible, et sa section fort in�gale; parfois une succession d'arceaux se d�roulait devant nos pas comme les contre-nefs d'une cath�drale gothique; les artistes du moyen �ge auraient pu �tudier l� toutes les formes de cette architecture religieuse qui a l'ogive pour g�n�rateur. Un mille plus loin, notre t�te se courbait sous les cintres surbaiss�s du style roman, et de gros piliers engag�s dans le massif pliaient sous la retomb�e des vo�tes. A de certains endroits, cette disposition faisait place � de basses substructions qui ressemblaient aux ouvrages des castors, et nous nous glissions en rampant � travers d'�troits boyaux. La chaleur se maintenait � un degr� supportable. Involontairement je songeais � son intensit�, quand les laves vomies par le Sneffels se pr�cipitaient par cette route si tranquille aujourd'hui. Je m'imaginais les torrents de feu bris�s aux angles de la galerie et l'accumulation des vapeurs surchauff�es dans cet �troit milieu! �Pourvu, pensai-je, que le vieux volcan ne vienne pas � se reprendre d'une fantaisie tardive!� Ces r�flexions, je ne les communiquai point � l'oncle Lidenbrock; il ne les e�t pas comprises. Son unique pens�e �tait d'aller en avant. Il marchait, il glissait, il d�gringolait m�me, avec une conviction qu'apr�s tout il valait mieux admirer. A six heures du soir, apr�s une promenade peu fatigante, nous avions gagn� deux lieues dans le sud, mais � peine un quart de mille en profondeur. Mon oncle donna le signal du repos. On mangea sans trop causer, et l'on s'endormit sans trop r�fl�chir. Nos dispositions pour la nuit �taient fort simples: une couverture de voyage dans laquelle on se roulait, composait toute la literie. Nous n'avions � redouter ni froid, ni visite importune. Les voyageurs qui s'enfoncent au milieu des d�serts de l'Afrique, au sein des for�ts du nouveau monde, sont forc�s de se veiller les uns les autres pendant les heures du sommeil; mais ici, solitude absolue et s�curit� compl�te. Sauvages ou b�tes f�roces, aucune de ces races malfaisantes n'�tait � craindre. On se r�veilla le lendemain frais et dispos. La route fut reprise. Nous suivions un chemin de lave comme la veille. Impossible de reconna�tre la nature des terrains qu'il traversait. Le tunnel, au lieu de s'enfoncer dans les entrailles du globe, tendait � devenir absolument horizontal. Je crus remarquer m�me qu'il remontait vers la surface de la terre. Cette disposition devint si manifeste vers dix heures du matin, et par suite si fatigante, que je fus forc� de mod�rer notre marche. �Eh bien, Axel? dit impatiemment le professeur. --Eh bien, je n'en peux plus, r�pondis-je --Quoi! apr�s trois heures de promenade sur une route si facile! --Facile, je ne dis pas non, mais fatigante � coup s�r. --Comment! quand nous n'avons qu'� descendre! --A monter, ne vous en d�plaise! --A monter! fit mon oncle en haussant les �paules. --Sans doute. Depuis une demi-heure, les pentes se sont modifi�es, et � les suivre ainsi, nous reviendrons certainement � la terre d'Islande.� Le professeur remua la t�te en homme qui ne veut pas �tre convaincu. J'essayai de reprendre la conversation. Il ne me r�pondit pas et donna le signal du d�part. Je vis bien que son silence n'�tait que de la mauvaise humeur concentr�e. Cependant j'avais repris mon fardeau avec courage, et je suivais rapidement Hans, que pr�c�dait mon oncle. Je tenais � ne pas �tre distanc�; ma grande pr�occupation �tait de ne point perdre mes compagnons de vue. Je fr�missais � la pens�e de m'�garer dans les profondeurs de ce labyrinthe. D'ailleurs, la route ascendante devenait plus p�nible, je m'en consolais en songeant qu'elle me rapprochait de la surface de la terre. C'�tait un espoir. Chaque pas le confirmait. � midi un changement d'aspect se produisit dans les parois de la galerie. Je m'en aper�us � l'affaiblissement de la lumi�re �lectrique r�fl�chie par les murailles. Au rev�tement de lave succ�dait la roche vive; le massif se composait de couches inclin�es et souvent dispos�es verticalement. Nous �tions en pleine �poque de transition, en pleine p�riode silurienne[1]. [1] Ainsi nomm�e parce que les terrains de cette p�riode sont fort �tendus en Angleterre, dans les contr�es habit�es autrefois par la peuplade celtique des Silures. �C'est �vident, m'�criai-je, les s�diments des eaux ont form�, � la seconde �poque de la terre, ces schistes, ces calcaires et ces gr�s! Nous tournons le dos au massif granitique! Nous ressemblons � des gens de Hambourg, qui prendraient le chemin de Hanovre pour aller � Lubeck.� J'aurais d� garder pour moi mes observations. Mais mon temp�rament de g�ologue l'emporta sur la prudence, et l'oncle Lidenbrock entendit mes exclamations. �Qu'as-tu donc? dit-il. --Voyez! r�pondis-je en lui montrant la succession vari�e des gr�s, des calcaires et les premiers indices des terrains ardois�s. --Eh bien? --Nous voici arriv�s � cette p�riode pendant laquelle ont apparu les premi�res plantes et les premiers animaux! --Ah! tu penses? --Mais regardez, examinez, observez!� Je for�ai le professeur � promener sa lampe sur les parois de la galerie. Je m'attendais � quelque exclamation de sa part. Mais, loin de l�, il ne dit pas un mot, et continua sa route. M'avait-il compris ou non? Ne voulait-il pas convenir, par amour-propre d'oncle et de savant, qu'il s'�tait tromp� en choisissant le tunnel de l'est, ou tenait-il � reconna�tre ce passage jusqu'� son extr�mit�? Il �tait �vident que nous avions quitt� la route des laves, et que ce chemin ne pouvait conduire au foyer du Sneffels. Cependant je me demandai si je n'accordais pas une trop grande importance � cette modification des terrains. Ne me trompais-je pas moi-m�me? Traversions-nous r�ellement ces couches de roches superpos�es au massif granitique? �Si j'ai raison, pensai-je, je dois trouver quelque d�bris de plante primitive, et il faudra bien me rendre � l'�vidence. Cherchons.� Je n'avais pas fait cent pas que des preuves incontestables s'offrirent � mes yeux. Cela devait �tre, car, � l'�poque silurienne, les mers renfermaient plus de quinze cents esp�ces v�g�tales ou animales. Mes pieds, habitu�s au sol dur des laves, foul�rent tout � coup une poussi�re faite de d�bris de plantes et de coquille. Sur les parois se voyaient distinctement des empreintes de fucus et de lycopodes; le professeur Lidenbrock ne pouvait s'y tromper; mais il fermait les yeux, j'imagine, et continuait son chemin d'un pas invariable. C'�tait de l'ent�tement pouss� hors de toutes limites. Je n'y tins plus. Je ramassai une coquille parfaitement conserv�e, qui avait appartenu � un animal � peu pr�s semblable au cloporte actuel; puis je rejoignis mon oncle et je lui dis: �Voyez! --Eh bien, r�pondit-il tranquillement, c'est la coquille d'un crustac� de l'ordre disparu des trilobites. Pas autre chose. --Mais n'en concluez-vous pas?... --Ce que tu conclus toi-m�me? Si. Parfaitement. Nous avons abandonn� la couche de granit et la route des laves. Il est possible que je me sois tromp�; mais je ne serai certain de mon erreur qu'au moment o� j'aurai atteint l'extr�mit� de cette galerie. --Vous avez raison d'agir ainsi, mon oncle, et je vous approuverais fort si nous n'avions � craindre un danger de plus en plus mena�ant. --Et lequel? --Le manque d'eau. --Eh bien! nous nous rationnerons, Axel. XX En effet, il fallut se rationner. Notre provision ne pouvait durer plus de trois jours. C'est ce que je reconnus le soir au moment du souper. Et, f�cheuse expectative, nous avions peu d'espoir de rencontrer quelque source vive dans ces terrains de l'�poque de transition. Pendant toute la journ�e du lendemain la galerie d�roula devant nos pas ses interminables arceaux. Nous marchions presque sans mot dire. Le mutisme de Hans nous gagnait. La route ne montait pas, du moins d'une fa�on sensible; parfois m�me elle semblait s'incliner. Mais cette tendance, peu marqu�e d'ailleurs, ne devait pas rassurer le professeur, car la nature des couches ne se modifiait pas, et la p�riode de transition s'affirmait davantage. La lumi�re �lectrique faisait splendidement �tinceler les schistes, le calcaire et les vieux gr�s rouges des parois; on aurait pu se croire dans une tranch�e ouverte au milieu du Devonshire, qui donna son nom � ce genre de terrains. Des sp�cimens de marbres magnifiques rev�taient les murailles, les uns, d'un gris agate avec des veines blanches capricieusement accus�es, les autres, de couleur incarnat ou d'un jaune tach� de plaques rouges, plus loin, des �chantillons de ces griottes � couleurs sombres, dans lesquels le calcaire se relevait en nuances vives. La plupart de ces marbres offraient des empreintes d'animaux primitifs; mais, depuis la veille, la cr�ation avait fait un progr�s �vident. Au lieu des trilobites rudimentaires, j'apercevais des d�bris d'un ordre plus parfait; entre autres, des poissons Gano�des et ces Sauropteris dans lesquels l'oeil du pal�ontologiste a su d�couvrir les premi�res formes du reptile. Les mers d�voniennes �taient habit�es par un grand nombre d'animaux de cette esp�ce, et elles les d�pos�rent par milliers sur les roches de nouvelle formation. Il devenait �vident que nous remontions l'�chelle de la vie animale dont l'homme occupe le sommet. Mais le professeur Lidenbrock ne paraissait pas y prendre garde. Il attendait deux choses: ou qu'un puits vertical v�nt � s'ouvrir sous ses pieds et lui permettre de reprendre sa descente; ou qu'un obstacle l'emp�ch�t de continuer cette route. Mais le soir arriva sans que cette esp�rance se f�t r�alis�e. Le vendredi, apr�s une nuit pendant laquelle je commen�ai � ressentir les tourments de la soif, notre petite troupe s'enfon�a de nouveau dans les d�tours de la galerie. Apr�s dix heures de marche, je remarquai que la r�verb�ration de nos lampes sur les parois diminuait singuli�rement. Le marbre, le schiste, le calcaire, les gr�s des murailles, faisaient place � un rev�tement sombre et sans �clat. A un moment o� le tunnel devenait fort �troit, je m'appuyai sur sa paroi. Quand je retirai ma main, elle �tait enti�rement noire. Je regardai de plus pr�s. Nous �tions en pleine houill�re. �Une mine de charbon! m'�criai-je. --Une mine sans mineurs, r�pondit mon oncle. --Eh! qui sait? --Moi, je sais, r�pliqua le professeur d'un ton bref, et je suis certain que cette galerie perc�e � travers ces couches de houille n'a pas �t� faite de la main des hommes. Mais que ce soit ou non l'ouvrage de la nature, cela m'importe peu. L'heure du souper est venue. Soupons.� Hans, pr�para quelques aliments. Je mangeai � peine, et je bus les quelques gouttes d'eau qui formaient ma ration. La gourde du guide � demi pleine, voil� tout ce qui restait pour d�salt�rer trois hommes. Apr�s leur repas, mes deux compagnons s'�tendirent sur leurs couvertures et trouv�rent dans le sommeil un rem�de � leurs fatigues. Pour moi, je ne pus dormir, et je comptai les heures jusqu'au matin. Le samedi, � six heures, on repartit. Vingt minutes plus tard, nous arrivions � une vaste excavation; je reconnus alors que la main de l'homme ne pouvait pas avoir creus� cette houill�re; les vo�tes en eussent �t� �tan�onn�es, et v�ritablement elles ne se tenaient que par un miracle d'�quilibre. Cette esp�ce de caverne comptait cent pieds de largeur sur cent cinquante de hauteur. Le terrain avait �t� violemment �cart� par une commotion souterraine. Le massif terrestre, c�dant � quelque puissante pouss�e, s'�tait disloqu�, laissant ce large vide o� des habitants de la terre p�n�traient pour la premi�re fois. Toute l'histoire de la p�riode houill�re �tait �crite sur ces sombres parois, et un g�ologue en pouvait suivre facilement les phases diverses. Les lits de charbon �taient s�par�s par des strates de gr�s ou d'argile compacts, et comme �cras�s par les couches sup�rieures. � cet �ge du monde qui pr�c�da l'�poque secondaire, la terre se recouvrit d'immenses v�g�tations dues � la double action d'une chaleur tropicale et d'une humidit� persistante. Une atmosph�re de vapeurs enveloppait le globe de toutes parts, lui d�robant encore les rayons du soleil. De l� cette conclusion que les hautes temp�ratures ne provenaient pas de ce foyer nouveau; peut-�tre m�me l'astre du jour n'�tait-il pas pr�t � jouer son r�le �clatant. Les �climats� n'existaient pas encore, et une chaleur torride se r�pandait � la surface enti�re du globe, �gale � l'Equateur et aux p�les. D'o� venait-elle? De l'int�rieur du globe. En d�pit des th�ories du professeur Lidenbrock, un feu violent couvait dans les entrailles du sph�ro�de; son action se faisait sentir jusqu'aux derni�res couches de l'�corce terrestre; les plantes, priv�es des bienfaisantes effluves du soleil, ne donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racines puisaient une vie forte dans les terrains br�lants des premiers jours. Il y avait peu d'arbres, des plantes herbac�es seulement, d'immenses gazons, des foug�res, des lycopodes, des sigillaires, des ast�rophylites, familles rares dont les esp�ces se comptaient alors par milliers. Or c'est pr�cis�ment � cette exub�rante v�g�tation que la houille doit son origine. L'�corce �lastique du globe ob�issait aux mouvements de la masse liquide qu'elle recouvrait. De l� des fissures, des affaissements nombreux; les plantes, entra�n�es sous les eaux, form�rent peu � peu des amas consid�rables. Alors intervint l'action de la chimie naturelle, au fond des mers, les masses v�g�tales se firent tourbe d'abord; puis, gr�ce � l'influence des gaz, et sous le feu de la fermentation, elles subirent une min�ralisation compl�te. Ainsi se form�rent ces immenses couches de charbon que la consommation de tous les peuples, pendant de longs si�cles encore, ne parviendra pas � �puiser. Ces r�flexions me revenaient � l'esprit pendant que je consid�rais les richesses houill�res accumul�es dans cette portion du massif terrestre. Celles-ci, sans doute, ne seront jamais mises � d�couvert. L'exploitation de ces mines recul�es demanderait des sacrifices trop consid�rables. A quoi bon, d'ailleurs, quand la houille est r�pandue pour ainsi dire � la surface de la terre dans un grand nombre de contr�es? Aussi, telles je voyais ces couches intactes, telles elles seraient encore lorsque sonnerait la derni�re heure du monde. Cependant nous marchions, et seul de mes compagnons j'oubliais la longueur de la route pour me perdre au milieu de consid�rations g�ologiques. La temp�rature restait sensiblement ce qu'elle �tait pendant notre passage au milieu des laves et des schistes. Seulement, mon odorat �tait affect� par une odeur fort prononc�e de protocarbure d'hydrog�ne. Je reconnus imm�diatement, dans cette galerie, la pr�sence d'une notable quantit� de ce fluide dangereux auquel les mineurs ont donn� le nom de grisou, et dont l'explosion a si souvent caus� d'�pouvantables catastrophes. Heureusement nous �tions �clair�s par les ing�nieux appareils de Ruhmkorff. Si, par malheur, nous avions imprudemment explor� cette galerie la torche � la main, une explosion terrible e�t fini le voyage en supprimant les voyageurs. Cette excursion dans la houill�re dura jusqu'au soir. Mon oncle contenait � peine l'impatience que lui causait l'horizontalit� de la route. Les t�n�bres, toujours profondes � vingt pas, emp�chaient d'estimer la longueur de la galerie, et je commen�ai � la croire interminable, quand soudain, � six heures, un mur se pr�senta inopin�ment � nous. � droite, � gauche, en haut, en bas, il n'y avait aucun passage. Nous �tions arriv�s au fond d'une impasse. �Eh bien! tant mieux! s'�cria mon oncle, je sais au moins � quoi m'en tenir. Nous ne sommes pas sur la route de Saknussemm, et il ne reste plus qu'� revenir en arri�re. Prenons une nuit de repos, et avant trois jours nous aurons regagn� le point o� les deux galeries se bifurquent. --Oui, dis-je, si nous en avons la force! --Et pourquoi non? --Parce que, demain, l'eau manquera tout � fait. --Et le courage manquera-t-il aussi? fit le professeur en me regardant d'un oeil s�v�re.� Je n'osai lui r�pondre. XXI Le lendemain le d�part eut lieu de grand matin. Il fallait se h�ter. Nous �tions � cinq jours de marche du carrefour. Je ne m'appesantirai pas sur les souffrances de notre retour. Mon oncle les supporta avec la col�re d'un homme qui ne se sent pas le plus fort; Hans avec la r�signation de sa nature pacifique; moi, je l'avoue, me plaignant et me d�sesp�rant; je ne pouvais avoir de coeur contre cette mauvaise fortune. Ainsi que je l'avais pr�vu, l'eau fit tout � fait d�faut � fa fin du premier jour de marche; notre provision liquide se r�duisit alors � du geni�vre; mais cette infernale liqueur br�lait le gosier, et je ne pouvais m�me en supporter la vue. Je trouvais la temp�rature �touffante; la fatigue me paralysait. Plus d'une fois, je faillis tomber sans mouvement. On faisait halte alors; mon oncle ou l'Islandais me r�confortaient de leur mieux. Mais je voyais d�j� que le premier r�agissait p�niblement contre l'extr�me fatigue et les tortures n�es de la privation d'eau. Enfin, le mardi, 8 juillet, en nous tra�nant sur les genoux, sur les mains, nous arriv�mes � demi morts au point de jonction des deux galeries. L� je demeurai comme une masse inerte, �tendu sur le sol de lave. Il �tait dix heures du matin. Hans et mon oncle, accot�s � la paroi, essay�rent de grignoter quelques morceaux de biscuit. De longs g�missements s'�chappaient de mes l�vres tum�fi�es. Je tombai dans un profond assoupissement. Au bout de quelque temps, mon oncle s'approcha de moi et me souleva entre ses bras: �Pauvre enfant!� murmura-t-il avec un v�ritable accent de piti�. Je fus touch� de ces paroles, n'�tant pas habitu� aux tendresses du farouche professeur. Je saisis ses mains fr�missantes dans les miennes. Il se laissa faire en me regardant. Ses yeux �taient humides. Je le vis alors prendre la gourde suspendue � son c�t�. A ma grande stup�faction, il l'approcha de mes l�vres: �Bois,� fit-il. Avais-je bien entendu? Mon oncle �tait-il fou? Je le regardais d'un air h�b�t�. Je ne voulais pas le comprendre. �Bois,� reprit-il. Et relevant sa gourde, il la vida tout enti�re entre mes l�vres. Oh! jouissance infinie! une gorg�e d'eau vint humecter ma bouche en feu, une seule, mais elle suffit � rappeler en moi la vie qui s'�chappait. Je remerciai mon oncle en joignant les mains. �Oui, fit-il, une gorg�e d'eau! la derni�re! entends-tu bien? la derni�re! Je l'avais pr�cieusement gard�e au fond de ma gourde. Vingt fois, cent fois, j'ai d� r�sister � mon effrayant d�sir de la boire! Mais non, Axel, je la r�servais pour toi. --Mon oncle! murmurai-je pendant que de grosses larmes mouillaient mes yeux. --Oui, pauvre enfant, je savais qu'� ton arriv�e � ce carrefour, tu tomberais � demi mort, et j'ai conserv� mes derni�res gouttes d'eau pour te ranimer. --Merci! merci!� m'�criai-je. Si peu que ma soif fut apais�e, j'avais cependant retrouv� quelque force. Les muscles de mon gosier, contract�s jusqu'alors, se d�tendaient; l'inflammation de mes l�vres s'�tait adoucie. Je pouvais parler. �Voyons, dis-je, nous n'avons maintenant qu'un parti � prendre; l'eau nous manque; il faut revenir sur nos pas.� Pendant que je parlais ainsi, mon oncle �vitait de me regarder; il baissait la t�te; ses yeux fuyaient les miens. �Il faut revenir, m'�criai-je, et reprendre le chemin du Sneffels. Que Dieu nous donne la force de remonter jusqu'au sommet du crat�re! Revenir! fit mon oncle, comme s'il r�pondait plut�t � lui qu'� moi-m�me. --Oui, revenir, et sans perdre un instant.� Il y eut un moment de silence assez long. �Ainsi donc, Axel, reprit le professeur d'un ton bizarre, ces quelques gouttes d'eau ne t'ont pas rendu le courage et l'�nergie? --Le courage! --Je te vois abattu comme avant, et faisant encore entendre des paroles de d�sespoir!� A quel homme avais-je affaire et quels projets son esprit audacieux formait-il encore? �Quoi vous ne voulez pas?... --Renoncer � cette exp�dition, au moment o� tout annonce qu'elle peut r�ussir! Jamais! --Alors il faut se r�signer � p�rir? --Non, Axel, non! pars. Je ne veux pas ta mort! Que Hans t'accompagne. Laisse-moi seul! --Vous abandonner! --Laisse-moi, te dis-je! J'ai commenc� ce voyage; je l'accomplirai jusqu'au bout, ou je n'en reviendrai pas. Va-t'en, Axel, va-t'en!� Mon oncle parlait avec une extr�me surexcitation. Sa voix, un instant attendrie, redevenait dure et mena�ante. Il luttait avec une sombre �nergie contre l'impossible! Je ne voulais pas l'abandonner au fond de cet ab�me, et, d'un autre c�t�, l'instinct de la conservation me poussait � le fuir. Le guide suivait cette sc�ne avec son indiff�rence accoutum�e. Il comprenait cependant ce qui se passait entre ses deux compagnons; nos gestes indiquaient assez la voie diff�rente o� chacun de nous essayait d'entra�ner l'autre; mais Hans semblait s'int�resser peu � la question dans laquelle son existence se trouvait en jeu, pr�t � partir si l'on donnait le signal du d�part, pr�t � rester � la moindre volont� de son ma�tre. Que ne pouvais-je en cet instant me faire entendre de lui! Mes paroles, mes g�missements, mon accent, auraient eu raison de cette froide nature. Ces dangers que le guide ne paraissait pas soup�onner, je les lui eusse fait comprendre et toucher du doigt. A nous deux nous aurions peut-�tre convaincu l'ent�t� professeur. Au besoin, nous l'aurions contraint � regagner les hauteurs du Sneffels! Je m'approchai de Hans. Je mis ma main sur la sienne, il ne bougea pas. Je lui montrai la route du crat�re. Il demeura immobile. Ma figure haletante disait toutes mes souffrances. L'Islandais remua doucement la t�te, et d�signant tranquillement mon oncle: �Master�, fit-il. --Le ma�tre, m'�criai-je! insens�! non, il n'est pas le ma�tre de ta vie! il faut fuir! il faut l'entra�ner! m'entends-tu! me comprends-tu?� J'avais saisi Hans par le bras. Je voulais l'obliger � se lever. Je luttais avec lui. Mon oncle intervint. �Du calme, Axel, dit-il. Tu n'obtiendras rien de cet impassible serviteur. Ainsi, �coute ce que j'ai � te proposer.� Je me croisai les bras, en regardant mon oncle bien en face. �Le manque d'eau, dit-il, met seul obstacle � l'accomplissement de mes projets. Dans cette galerie de l'est, faite de laves, de schistes, de houilles, nous n'avons pas rencontr� une seule mol�cule liquide. Il est possible que nous soyons plus heureux en suivant le tunnel de l'ouest.� Je secouai la t�te avec un air de profonde incr�dulit�. ��coute-moi jusqu'au bout, reprit le professeur en for�ant la voix. Pendant-que tu gisais, l� sans mouvement, j'ai �t� reconna�tre la conformation de cette galerie. Elle s'enfonce directement dans les entrailles du globe, et, en peu d'heures, elle nous conduira au massif granitique. L� nous devons rencontrer des sources abondantes. La nature de la roche le veut ainsi, et l'instinct est d'accord avec la logique pour appuyer ma conviction. Or, voici ce que j'ai � te proposer. Quand Colomb a demand� trois jours � ses �quipages pour trouver les terres nouvelles, ses �quipages, malades, �pouvant�s, ont cependant fait droit � sa demande, et il a d�couvert le nouveau monde. Moi, le Colomb de ces r�gions souterraines, je ne te demande qu'un jour encore. Si, ce temps �coul�, je n'ai pas rencontr� l'eau qui nous manque, je te le jure, nous reviendrons � la surface de la terre.� En d�pit de mon irritation, je fus �mu de ces paroles et de la violence que se faisait mon oncle pour tenir un pareil langage. �Eh bien! m'�criai-je, qu'il soit fait comme vous le d�sirez, et que Dieu r�compense votre �nergie surhumaine. Vous n'avez plus que quelques heures � tenter le sort! En route!� XXII La descente recommen�a cette fois par la nouvelle galerie. Hans marchait en avant, selon son habitude. Nous n'avions pas fait cent pas, que le professeur, promenait sa lampe le long des murailles, s'�criait: �Voil� les terrains primitifs! nous sommes dans la bonne voie! marchons! marchons! Lorsque la terre se refroidit peu � peu aux premiers jours du monde, la diminution de son volume produisit dans l'�corce des dislocations, des ruptures, des retraits, des fendilles. Le couloir actuel �tait une fissure de ce genre, par laquelle s'�panchait autrefois le granit �ruptif; ses mille d�tours formaient un inextricable labyrinthe � travers le sol primordial. A mesure que nous descendions, la succession des couches composant le terrain primitif apparaissait avec plus de nettet�. La science g�ologique consid�re ce terrain primitif comme la base de l'�corce min�rale, et elle a reconnu qu'il se compose de trois couches diff�rentes, les schistes, les gneiss, les micaschistes, reposant sur cette roche in�branlable qu'on appelle le granit. Or, jamais min�ralogistes ne s'�taient rencontr�s dans des circonstances aussi merveilleuses pour �tudier la nature sur place. Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale, ne pouvait rapporter � la surface du globe de sa texture interne, nous allions l'�tudier de nos yeux, le toucher de nos mains. A travers l'�tage des schistes color�s de belles nuances vertes serpentaient des filons m�talliques de cuivre, de mangan�se avec quelques traces de platine et d'or. Je songeais � ces richesses enfouies dans les entrailles du globe et dont l'avidit� humaine n'aura jamais la jouissance! Ces tr�sors, les bouleversements des premiers jours les ont enterr�s � de telles profondeurs, que ni la pioche, ni le pic ne sauront les arracher � leur tombeau. Aux schistes succ�d�rent les gneiss, d'une structure stratiforme, remarquables par la r�gularit� et le parall�lisme de leurs feuillets, puis, les micaschistes dispos�s en grandes lamelles rehauss�es � l'oeil par les scintillations du mica blanc. La lumi�re des appareils, r�percut�e par les petites facettes de la masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les angles, et je m'imaginais voyager � travers un diamant creux, dans lequel les rayons se brisaient en mille �blouissements. Vers six heures du soir, cette f�te de la lumi�re vint � diminuer sensiblement, presque � cesser; les parois prirent une teinte cristallis�e, mais sombre; le mica se m�langea plus intimement au feldspath et au quartz, pour former la roche par excellence, la pierre dure entre toutes, celle qui supporte, sans en �tre �cras�e, les quatre �tages de terrain du globe. Nous �tions mur�s dans l'immense prison de granit. Il �tait huit heures du soir. L'eau manquait toujours. Je souffrais horriblement. Mon oncle marchait en avant. Il ne voulait pas s'arr�ter. Il tendait l'oreille pour surprendre les murmures de quelque source. Mais rien. Cependant mes jambes refusaient de me porter. Je r�sistais � mes tortures pour ne pas obliger mon oncle � faire halte. C'e�t �t� pour lui le coup du d�sespoir, car la journ�e finissait, la derni�re qui lui appartint. Enfin mes forces m'abandonn�rent; je poussai un cri et je tombai. �A moi! je meurs!� Mon oncle revint sur ses pas. Il me consid�ra en croisant ses bras; puis ces paroles sourdes sortirent de ses l�vres: �Tout est fini!� Un effrayant geste de col�re frappa une derni�re fois mes regards, et je fermai les yeux. --Lorsque je les rouvris, j'aper�us mes deux compagnons immobiles et roul�s dans leur couverture. Dormaient-ils? Pour mon compte, je ne pouvais trouver un instant de sommeil. Je souffrais trop, et surtout de la pens�e que mon mal devait �tre sans rem�de. Les derni�res paroles de mon oncle retentissaient dans mon oreille. �Tout �tait fini!� car dans un pareil �tat de faiblesse il ne fallait m�me pas songer � regagner la surface du globe. Il y avait une lieue et demie d'�corce terrestre! Il me semblait que cette masse pesait de tout son poids sur mes �paules. Je me sentais �cras� et je m'�puisais en efforts violents pour me retourner sur ma couche de granit. Quelques heures se pass�rent. Un silence profond r�gnait autour de nous, un silence de tombeau. Rien n'arrivait � travers ces murailles dont la plus mince mesurait cinq milles d'�paisseur. Cependant, au milieu de mon assoupissement, je crus entendre un bruit; l'obscurit� se faisait dans le tunnel. Je regardai plus attentivement, et il me sembla voir l'Islandais qui disparaissait, la lampe � la main. Pourquoi ce d�part? Hans nous abandonnait-il? Mon oncle dormait. Je voulus crier. Ma voix ne put trouver passage entre mes l�vres dess�ch�es. L'obscurit� �tait devenue profonde, et les derniers bruits venaient de s'�teindre. �Hans nous abandonne! m'�criai-je. Hans! Hans!� Ces mots, je les criais en moi-m�me. Ils n'allaient pas plus loin. Cependant, apr�s le premier instant de terreur, j'eus honte de mes soup�ons contre un homme dont la conduite n'avait rien eu jusque-l� de suspect. Son d�part ne pouvait �tre une fuite. Au lieu de remonter la galerie, il la descendait. De mauvais desseins l'eussent entra�n� en haut, non en bas. Ce raisonnement me calma un peu, et je revins � un autre d'ordre d'id�es. Hans, cet homme paisible, un motif grave avait pu seul l'arracher � son repos. Allait-il donc � la d�couverte? Avait-il entendu pendant la nuit silencieuse quelque murmure dont la perception n'�tait pas arriv�e jusqu'� moi? XXIII Pendant une heure j'imaginai dans mon cerveau en d�lire toutes les raisons qui avaient pu faire agir le tranquille chasseur. Les id�es les plus absurdes s'enchev�tr�rent dans ma t�te. Je crus que j'allais devenir fou! Mais enfin un bruit de pas se produisit dans les profondeurs du gouffre. Hans remontait. La lumi�re incertaine commen�ait � glisser sur les parois, puis elle d�boucha par l'orifice du couloir. Hans parut. Il s'approcha de mon oncle, lui mit la main sur l'�paule et l'�veilla doucement. Mon oncle se leva. �Qu'est-ce donc? fit-il. --�Vatten,� r�pondit le chasseur. Il faut croire que sous l'inspiration des violentes douleurs, chacun devient polyglotte. Je ne savais pas un seul mot de danois, et cependant je compris d'instinct le mot de notre guide. �De l'eau! de l'eau! m'�criai-je on battant des mains, en gesticulant comme un insens�. --De l'eau! r�p�tait mon oncle. �Hvar?� demanda-t-il � l'Islandais. --�Nedat,� r�pondit Hans. O�? En bas! Je comprenais tout. J'avais saisi les mains du chasseur, et je les pressais, tandis qu'il me regardait avec calme. Les pr�paratifs du d�part ne furent pas longs, et bient�t nous descendions un couloir dont la pente atteignait deux pieds par toise. Une heure plus tard, nous avions fait mille toises environ et descendu deux mille pieds. En ce moment, nous entendions distinctement un son inaccoutum� courir dans les flancs de la muraille granitique, une sorte de mugissement sourd, comme un tonnerre �loign�. Pendant cette premi�re demi-heure de marche, ne rencontrant point la source annonc�e, je sentais les angoisses me reprendre; mais alors mon oncle m'apprit l'origine des bruits qui se produisaient. �Hans ne s'est pas tromp�,� dit-il, ce que tu entends l�, c'est le mugissement d'un torrent. --Un torrent? m'�criai-je. --Il n'y a pas � en douter. Un fleuve souterrain circule autour de nous!� Nous h�t�mes le pas, surexcit�s par l'esp�rance. Je ne sentais plus ma fatigue. Ce bruit d'une eau murmurante me rafra�chissait d�j�; le torrent, apr�s s'�tre longtemps soutenu au-dessus de notre t�te, courait maintenant dans la paroi de gauche, mugissant et bondissant. Je passais fr�quemment ma main sur le roc, esp�rant y trouver des traces de suintement ou d'humidit�. Mais en vain. Une demi-heure s'�coula encore. Une demi-lieue fut encore franchie. Il devint alors �vident que le chasseur, pendant son absence, n'avait pu prolonger ses recherches au-del�. Guid� par un instinct particulier aux montagnards, aux hydroscopes, il �sentit� ce torrent � travers le roc, mais certainement il n'avait point vu le pr�cieux liquide: il ne s'y �tait pas d�salt�r�. Bient�t m�me il fut constant que, si notre marche continuait, nous nous �loignerions du torrent dont le murmure tendait � diminuer. On rebroussa chemin. Hans s'arr�ta � l'endroit pr�cis o� le torrent semblait �tre le plus rapproch�. Je m'assis pr�s de la muraille, tandis que les eaux couraient � deux pieds de moi avec une violence extr�me. Mais un mur de granit nous en s�parait encore. Sans r�fl�chir, sans me demander si quelque moyen n'existait pas de se procurer cette eau, je me laissai aller � un premier moment de d�sespoir. Hans me regarda et je crus voir un sourire appara�tre sur ses l�vres. Il se leva et prit la lampe. Je le suivis. Il se dirigea vers la muraille. Je le regardai faire. Il colla son oreille sur la pierre s�che, et la promena lentement en �coutant avec le plus grand soin. Je compris qu'il cherchait le point pr�cis o� le torrent se faisait entendre plus bruyamment. Ce point, il le rencontra dans la paroi lat�rale de gauche, � trois pieds au-dessus du sol. Combien j'�tais �mu! Je n'osais deviner ce que voulait faire le chasseur! Mais il fallut bien le comprendre et l'applaudir, et le presser de mes caresses, quand je le vis saisir son pic pour attaquer la roche elle-m�me. �Sauv�s! m'�criai-je, sauv�s! --Oui, r�p�tait mon oncle avec fr�n�sie, Hans a raison! Ah! le brave chasseur! Nous n'aurions pas trouv� cela!� Je le crois bien! Un pareil moyen, quelque simple qu'il f�t, ne nous serait pas venu � l'esprit. Rien de plus dangereux que de donner un coup de pioche dans cette charpente du globe. Et si quelque �boulement allait se produire qui nous �craserait! Et si le torrent, se faisant jour � travers le roc, allait nous envahir! Ces dangers n'avaient rien de chim�rique; mais alors les craintes d'�boulement ou d'inondation ne pouvaient nous arr�ter, et notre soif �tait si intense que, pour l'apaiser, nous eussions creus� au lit m�me de l'Oc�an. Hans se mit � ce travail, que ni mon oncle ni moi nous n'eussions accompli. L'impatience emportant notre main, la roche e�t vol� en �clats sous ses coups pr�cipit�s. Le guide, au contraire, calme et mod�r�, usa peu � peu le rocher par une s�rie de petits coups r�p�t�s, creusant une ouverture large d'un demi-pied. J'entendais le bruit du torrent s'accro�tre, et je croyais d�j� sentir l'eau bienfaisante rejaillir sur mes l�vres. Bient�t le pic s'enfon�a de deux pieds dans la muraille de granit; le travail durait depuis plus d'une heure; je me tordais d'impatience! Mon oncle voulait employer les grands moyens. J'eus de la peine � l'arr�ter, et d�j� il saisissait son pic, quand soudain un sifflement se fit entendre. Un jet d'eau s'�lan�a de la muraille et vint se briser sur la paroi oppos�e. Hans, � demi renvers� par le choc, ne put retenir un cri de douleur. Je compris pourquoi lorsque, plongeant mes mains dans le jet liquide, je poussai � mon tour une violente exclamation: la source �tait bouillante. �De l'eau � cent degr�s! m'�criai-je. --Eh bien, elle refroidira,� r�pondit mon oncle. Le couloir s'emplissait de vapeurs, tandis qu'un ruisseau se formait et allait se perdre dans les sinuosit�s souterraines; bient�t apr�s, nous y puisions notre premi�re gorg�e. Ah! quelle jouissance! quelle incomparable volupt�! Qu'�tait cette eau? D'o� venait-elle? Peu importait. C'�tait de l'eau, et, quoique chaude encore, elle ramenait au coeur la vie pr�te � s'�chapper. Je buvais sans m'arr�ter, sans go�ter m�me. Ce ne fut qu'apr�s une minute de d�lectation que je m'�criai: �Eh! mais c'est de l'eau ferrugineuse! --Excellente pour l'estomac, r�pliqua mon oncle, et d'une haute min�ralisation! Voil� un voyage qui vaudra celui de Spa ou de Toeplitz! --Ah! que c'est bon! --Je le crois bien, une eau puis�e � deux lieues sous terre; elle a un go�t d'encre qui n'a rien de d�sagr�able. Une fameuse ressource que Hans nous a procur�e l�! Aussi je propose de donner son nom � ce ruisseau salutaire. --Bien!� m'�criai-je. Et le nom de �Hans-bach� fut aussit�t adopt�. Hans n'en fut pas plus fier. Apr�s s'�tre mod�r�ment rafra�chi, il s'accota dans un coin avec son calme accoutum�. �Maintenant, dis-je, il ne faudrait pas laisser perdre cette eau. --A quoi bon? r�pondit mon oncle, je soup�onne la source d'�tre intarissable. --Qu'importe! remplissons l'outre et les gourdes, puis nous essayerons de boucher l'ouverture.� Mon conseil fut suivi. Hans, au moyen d'�clats de granit et d'�toupe, essaya d'obstruer l'entaille faite � la paroi. Ce ne fut pas chose facile. On se br�lait les mains sans y parvenir; la pression �tait trop consid�rable, et nos efforts demeur�rent infructueux. �Il est �vident, dis-je, que les nappes sup�rieures de ce cours d'eau sont situ�es � une grande hauteur, � en juger par la force du jet. --Cela n'est pas douteux, r�pliqua mon oncle, il y a l� mille atmosph�res de pression, si cette colonne d'eau a trente-deux mille pieds de hauteur. Mais il me vient une id�e. --Laquelle? --Pourquoi nous ent�ter � boucher cette ouverture? -Mais, parce que...� J'aurais �t� embarrass� de trouver une bonne raison. �Quand nos gourdes seront vides, sommes-nous assur�s de trouver � les remplir? --Non, �videmment. --Eh bien, laissons couler cette eau: elle descendra naturellement et guidera ceux qu'elle rafra�chira en route! --Voil� qui est bien imagin�! m'�criai-je, et avec ce ruisseau pour compagnon, il n'y a plus aucune raison pour ne pas r�ussir, dans nos projets. --Ah! tu y viens, mon gar�on, dit le professeur en riant. --Je fais mieux que d'y venir, j'y suis. --Un instant! Commen�ons par prendre quelques heures de repos.� J'oubliais vraiment qu'il fit nuit. Le chronom�tre se chargea de me l'apprendre. Bient�t chacun de nous, suffisamment restaur� et rafra�chi, s'endormit d'un profond sommeil. XXIV Le lendemain nous avions d�j� oubli� nos douleurs pass�es. Je m'�tonnai tout d'abord de n'avoir plus soif, et j'en demandai la raison. Le ruisseau qui coulait � mes pieds en murmurant se chargea de me r�pondre. On d�jeuna et l'on but de cette excellente eau ferrugineuse. Je me sentais tout ragaillardi et d�cid� � aller loin. Pourquoi un homme convaincu comme mon oncle ne r�ussirait-il pas, avec un guide industrieux comme Hans, et un neveu �d�termin�� comme moi? Voil� les belles id�es qui se glissaient dans mon cerveau! On m'e�t propos� de remonter � la cime du Sneffels que j'aurais refus� avec indignation. Mais il n'�tait heureusement question que de descendre. �Partons!� m'�criai-je en �veillant par mes accents enthousiastes les vieux �chos du globe. La marche fut reprise le jeudi � huit heures du matin. Le couloir de granit, se contournant en sinueux d�tours, pr�sentait des coudes inattendus, et affectait l'imbroglio d'un labyrinthe; mais, en somme, sa direction principale �tait toujours le sud-est. Mon oncle ne cessait de consulter avec le plus grand soin sa boussole, pour se rendre compte du chemin parcouru. La galerie s'enfon�ait presque horizontalement, avec deux pouces de pente par toise, tout au plus. Le ruisseau courait sans pr�cipitation en murmurant sous nos pieds. Je le comparais � quelque g�nie familier qui nous guidait � travers la terre, et de la main je caressais la ti�de na�ade dont les chants accompagnaient nos pas. Ma bonne humeur prenait volontiers une tournure mythologique. Quant � mon oncle, il pestait contre l'horizontalit� de la route, lui, �l'homme des verticales�. Son chemin s'allongeait ind�finiment, et au lieu de glisser le long du rayon terrestre, suivant son expression, il s'en allait par l'hypoth�nuse. Mais nous n'avions pas le choix, et tant que l'on gagnait vers le centre, si peu que ce f�t, il ne fallait pas se plaindre. D'ailleurs, de temps � autre, les pentes s'abaissaient; la na�ade se mettait � d�gringoler en mugissant, et nous descendions plus profond�ment avec elle. En somme, ce jour-l� et le lendemain, on fit beaucoup de chemin horizontal, et relativement peu de chemin vertical. Le vendredi soir, 10 juillet, d'apr�s l'estime, nous devions �tre � trente lieues au sud-est de Reykjawik et � une profondeur de deux lieues et demie. Sous nos pieds s'ouvrit alors un puits assez effrayant. Mon oncle ne put s'emp�cher de battre des mains en calculant la roideur de ses pentes. �Voil� qui nous m�nera loin, s'�cria-t-il, et facilement, car les saillies du roc font un v�ritable escalier!� Les cordes furent dispos�es par Hans de mani�re � pr�venir tout accident. La descente commen�a. Je n'ose l'appeler p�rilleuse, car j'�tais d�j� familiaris� avec ce genre d'exercice. Ce puits �tait une fente �troite pratiqu�e dans le massif, du genre de celles qu'on appelle �faille�; la contraction de la charpente terrestre, � l'�poque de son refroidissement, l'avait �videmment produite. Si elle servit autrefois de passage aux mati�res �ruptives vomies par le Sneffels, je ne m'expliquais pas comment celles-ci n'y laiss�rent aucune trace. Nous descendions une sorte de vis tournante qu'on e�t cru faite de la main des hommes. De quart d'heure en quart d'heure, il fallait s'arr�ter pour prendre un repos n�cessaire et rendre � nos jarrets leur �lasticit�. On s'asseyait alors sur quelque saillie, les jambes pendantes, on causait en mangeant, et l'on se d�salt�rait au ruisseau. Il va sans dire que, dans cette faille, le Hans-bach s'�tait fait cascade au d�triment de son volume; mais il suffisait et au del� � �tancher notre soif; d'ailleurs, avec les d�clivit�s moins accus�es, il ne pouvait manquer de reprendre son cours paisible. En ce moment il me rappelait mon digne oncle, ses impatiences et ses col�res, tandis que, par les pentes adoucies, c'�tait le calme du chasseur islandais. Le 6 et le 7 juillet, nous suiv�mes les spirales de cette faille, p�n�trant encore de deux lieues dans l'�corce terrestre, ce qui faisait pr�s de cinq lieues au-dessous du niveau de la mer. Mais, le 8, vers midi, la faille prit, dans la direction du sud-est, une inclinaison beaucoup plus douce, environ quarante-cinq degr�s. Le chemin devint alors ais� et d'une parfaite monotonie. Il �tait difficile qu'il en f�t autrement. Le voyage ne pouvait �tre vari� par les incidents du paysage. Enfin, le mercredi 15, nous �tions � sept lieues sous terre et � cinquante lieues environ du Sneffels. Bien que nous fussions un peu fatigu�s, nos sant�s se maintenaient dans un �tat rassurant, et la pharmacie de voyage �tait encore intacte. Mon oncle tenait heure par heure les indications de la boussole, du chronom�tre, du manom�tre et du thermom�tre, celles-l� m�me qu'il a publi�es dans le r�cit scientifique de son voyage. Il pouvait donc se rendre facilement compte de sa situation. Lorsqu'il m'apprit que nous �tions � une distance horizontale de cinquante lieues, je ne pus retenir une exclamation. �Qu'as-tu donc? demanda-t-il. --Rien, seulement je fais une r�flexion. --Laquelle, mon gar�on? --C'est que, si vos calculs sont exacts, nous ne sommes plus sous l'Islande. --Crois-tu? --Il est facile de nous en assurer.� Je pris mes mesures au compas sur la carte. �Je ne me trompais pas, dis-je; nous avons d�pass� le cap Portland, et ces cinquante lieues dans le sud-est nous mettent en pleine mer. --Sous la pleine mer, r�pliqua mon oncle en se frottant les mains. --Ainsi, m'�criai-je, l'Oc�an s'�tend au-dessus de notre t�te! --Bah! Axel, rien de plus naturel! N'y a-t-il pas � Newcastle des mines de charbon qui s'avancent sous les flots?� Le professeur pouvait trouver cette situation fort simple; mais la pens�e de me promener sous la masse des eaux ne laissa pas de me pr�occuper. Et cependant, que les plaines et les montagnes de l'Islande fussent suspendues sur notre t�te, ou les flots de l'Atlantique, cela diff�rait peu, en somme, du moment que la charpente granitique �tait solide. Du reste, je m'habituai promptement � cette id�e, car le couloir, tant�t droit, tant�t sinueux, capricieux dans ses pentes comme dans ses d�tours, mais toujours courant au sud-est, et toujours s'enfon�ant davantage, nous conduisit rapidement � de grandes profondeurs. Quatre jours plus tard, le samedi 18 juillet, le soir, nous arriv�mes � une esp�ce de grotte assez vaste; mon oncle remit � Hans ses trois rixdales hebdomadaires, et il fut d�cid� que le lendemain serait un jour de repos. XXV Je me r�veillai donc, le dimanche matin, sans cette pr�occupation habituelle d'un d�part imm�diat. Et, quoique ce f�t au plus profond des ab�mes, cela ne laissait pas d'�tre agr�able. D'ailleurs, nous �tions faits � cette existence de troglodytes. Je ne pensais gu�re au soleil, aux �toiles, � la lune, aux arbres, aux maisons, aux villes, � toutes ces superfluit�s terrestres dont l'�tre sublunaire s'est fait une n�cessit�. En notre qualit� de fossiles, nous faisions fi de ces inutiles merveilles. La grotte formait une vaste salle; sur son sol granitique coulait doucement le ruisseau fid�le. A une pareille distance de sa source, son eau n'avait plus que la temp�rature ambiante et se laissait boire sans difficult�. Apr�s le d�jeuner, le professeur voulut consacrer quelques heures � mettre en ordre ses notes quotidiennes. �D'abord, dit-il, je vais faire des calculs, afin de relever exactement notre situation; je veux pouvoir, au retour, tracer une carte de notre, voyage, une sorte de section verticale du globe, qui donnera le profil de l'exp�dition. --Ce sera fort curieux, mon oncle; mais vos observations auront-elles un degr� suffisant de pr�cision? --Oui. J'ai not� avec soin les angles et les pentes; je suis s�r de ne point me tromper. Voyons d'abord o� nous sommes. Prends la boussole et observe la direction qu'elle indique. Je regardai l'instrument, et, apr�s un examen attentif, je r�pondis: �Est-quart-sud-est. --Bien! fit le professeur en notant l'observation et en �tablissant quelques calculs rapides. J'en conclus que nous avons fait quatre-vingt-cinq lieues depuis notre point de d�part. --Ainsi, nous voyageons sous l'Atlantique? --Parfaitement. --Et, dans ce moment, une temp�te s'y d�cha�ne peut-�tre, et des navires sont secou�s sur notre t�te par les flots et l'ouragan? ---Cela se peut. ---Et les baleines viennent frapper de leur queue les murailles de notre prison? ---Sois tranquille, Axel, elles ne parviendront pas � l'�branler. Mais revenons � nos calculs. Nous sommes dans le sud-est, � quatre-vingt-cinq lieues de la base du Sneffels, et, d'apr�s mes notes pr�c�dentes, j'estime � seize lieues la profondeur atteinte. --Seize lieues! m'�criai-je. --Sans doute. --Mais c'est l'extr�me limite assign�e par la science � l'�paisseur de l'�corce terrestre. --Je ne dis pas non. --Et ici, suivant la loi de l'accroissement de la temp�rature, une chaleur de quinze cents degr�s devrait exister. --Devrait, mon gar�on. --Et tout ce granit ne pourrait se maintenir � l'�tat solide et serait en pleine fusion. --Tu vois qu'il n'en est rien et que les faits, suivant leur habitude, viennent d�mentir les th�ories. --Je suis forc� d'en convenir, mais enfin cela m'�tonne. --Qu'indique le thermom�tre? --Vingt-sept degr�s six dixi�mes. --Il s'en manque donc de quatorze cent soixante-quatorze degr�s quatre dixi�mes que les savants n'aient raison. Donc, l'accroissement proportionnel de la temp�rature est une erreur. Donc, Humphry Davy ne se trompait pas. Donc, je n'ai pas eu tort de l'�couter, Qu'as-tu � r�pondre? --Rien.� � la v�rit�, j'aurais eu beaucoup de choses � dire. Je n'admettais la th�orie de Davy en aucune fa�on, je tenais toujours pour la chaleur centrale, bien que je n'en ressentisse point les effets. J'aimais mieux admettre, en v�rit�, que cette chemin�e d'un volcan �teint, recouverte par les laves d'un enduit r�fractaire, ne permettait pas � la temp�rature de se propager � travers ses parois. Mais, sans m'arr�ter � chercher des arguments nouveaux, je me bornai � prendre la situation telle qu'elle �tait. �Mon oncle, repris-je, je tiens pour exact tous vos calculs, mais permettez-moi d'en tirer une cons�quence rigoureuse. ---Va, mon gar�on, � ton aise. --Au point o� nous sommes, sous la latitude de l'Islande, le rayon terrestre est de quinze cent quatre-vingt-trois lieues � peu pr�s? ---Quinze cent quatre-vingt-trois lieues et un tiers. ---Mettons seize cents lieues en chiffres ronds. Sur un voyage de seize cents lieues, nous en avons fait douze? ---Comme tu dis. ---Et cela au prix de quatre-vingt-cinq lieues de diagonale? ---Parfaitement. --En vingt jours environ? --En vingt jours. --Or seize lieues font le centi�me du rayon terrestre. A continuer ainsi, nous mettrons donc deux mille jours, ou pr�s de cinq ans et demi � descendre!� Le professeur ne r�pondit pas. �Sans compter que, si une verticale de seize lieues s'ach�te par une horizontale de quatre-vingts, cela fera huit mille lieues dans le sud-est, et il y aura longtemps que nous serons sortis par un point de la circonf�rence avant d'en atteindre le centre! --Au diable tes calculs! r�pliqua mon oncle avec un mouvement de col�re. Au diable tes hypoth�ses! Sur quoi reposent-elles? Qui te dit que ce couloir ne va pas directement � notre but? D'ailleurs j'ai pour moi un pr�c�dent, ce que je fais l� un autre l'a fait, et o� il a r�ussi je r�ussirai � mon tour. --Je l'esp�re; mais, enfin, il m'est bien permis... --Il t'est permis de te taire, Axel, quand tu voudras d�raisonner de la sorte.� Je vis bien que le terrible professeur mena�ait de repara�tre sous la peau de l'oncle, et je me tins pour averti. �Maintenant, reprit-il, consulte le manom�tre. Qu'indique-t-il? ---Une pression consid�rable. ---Bien. Tu vois qu'en descendant doucement, en nous habituant peu � peu � la densit� de cette atmosph�re, nous n'en souffrons aucunement. ---Aucunement, sauf quelques douleurs d'oreilles. ---Ce n'est rien, et tu feras dispara�tre ce malaise en mettant l'air ext�rieur en communication rapide avec l'air contenu dans tes poumons. ---Parfaitement, r�pondis-je, bien d�cid� � ne plus contrarier mon oncle. Il y a m�me un plaisir v�ritable � se sentir plong� dans cette atmosph�re plus dense. Avez-vous remarqu� avec quelle intensit� le son s'y propage? ---Sans doute; un sourd finirait par y entendre � merveille. --Mais cette densit� augmentera sans aucun doute? ---Oui, suivant une loi assez peu d�termin�e; il est vrai que l'intensit� de la pesanteur diminuera � mesure que nous descendrons. Tu sais que c'est � la surface m�me de la terre que son action se fait le plus vivement sentir, et qu'au centre du globe les objets ne p�sent plus. ---Je le sais; mais dites-moi, cet air ne finira-t-il pas par acqu�rir la densit� de l'eau? ---Sans doute, sous une pression de sept cent dix atmosph�res. ---Et plus bas? --Plus bas, cette densit� s'accro�tra encore. ---Comment descendrons-nous alors? --Eh bien nous mettrons des cailloux dans nos poches. --Ma foi, mon oncle, vous avez r�ponse � tout.� Je n'osai pas aller plus avant dans le champ des hypoth�ses, car je me serais encore heurt� � quelque impossibilit� qui e�t fait bondir le professeur. Il �tait �vident, cependant, que l'air, sous une pression qui pouvait atteindre des milliers d'atmosph�res, finirait par passer � l'�tat solide, et alors, en admettant que nos corps eussent r�sist�, il faudrait s'arr�ter, en d�pit de tous les raisonnements du monde. Mais je ne fis pas valoir cet argument. Mon oncle m'aurait encore ripost� par son �ternel Saknussemm, pr�c�dent sans valeur, car, en tenant pour av�r� le voyage du savant Islandais, il y avait une chose bien simple � r�pondre: Au seizi�me si�cle, ni le barom�tre ni le manom�tre n'�taient invent�s; comment donc Saknussemm avait-il pu d�terminer son arriv�e au centre du globe? Mais je gardai cette objection pour moi, et j'attendis les �v�nements. Le reste de la journ�e se passa en calculs et en conversation. Je fus toujours de l'avis du professeur Lidenbrock, et j'enviai la parfaite indiff�rence de Hans, qui, sans chercher les effets et les causes, s'en allait aveugl�ment o� le menait la destin�e. XXVI Il faut l'avouer, les choses jusqu'ici se passaient bien, et j'aurais eu mauvaise gr�ce � me plaindre. Si la moyenne des �difficult�s� ne s'accroissait pas, nous ne pouvions manquer d'atteindre notre but. Et quelle gloire alors! J'en �tais arriv� � faire ces raisonnements � la Lidenbrock. S�rieusement. Cela tenait-il au milieu �trange dans lequel je vivais? Peut-�tre. Pendant quelques jours, des pentes plus rapides, quelques-unes m�me d'une effrayante verticalit�, nous engag�rent profond�ment dans le massif interne; par certaines journ�es, on gagnait une lieue et demie � deux lieues vers le centre. Descentes p�rilleuses, pendant lesquelles l'adresse de Hans et son merveilleux sang-froid nous furent tr�s utiles. Cet impassible Islandais se d�vouait avec un incompr�hensible sans-fa�on, et, gr�ce � lui, plus d'un mauvais pas fut franchi dont nous ne serions pas sortis seuls. Par exemple, son mutisme s'augmentait de jour en jour. Je crois m�me qu'il nous gagnait. Les objets ext�rieurs ont une action r�elle sur le cerveau. Qui s'enferme entre quatre murs finit par perdre la facult� d'associer les id�es et les mots. Que de prisonniers cellulaires devenus imb�ciles, sinon fous, par le d�faut d'exercice des facult�s pensantes. Pendant les deux semaines qui suivirent notre derni�re conversation, il ne se produisit aucun incident digne d'�tre rapport�. Je ne retrouve dans ma m�moire, et pour cause, qu'un seul �v�nement d'une extr�me gravit�. Il m'e�t �t� difficile d'en oublier le moindre d�tail. Le 7 ao�t, nos descentes successives nous avaient amen�s � une profondeur de trente lieues; c'est-�-dire qu'il y avait sur notre t�te trente lieues de rocs, d'oc�an, de continents et de villes. Nous devions �tre alors � deux cents lieues de l'Islande. Ce jour-l� le tunnel suivait un plan peu inclin�. Je marchais en avant; mon oncle portait l'un des deux appareils de Ruhmkorff, et moi l'autre. J'examinais les couches de granit. Tout � coup, en me retournant, je m'aper�us que j'�tais seul. �Bon, pensai-je, j'ai march� trop vite, ou bien Hans et mon oncle se sont arr�t�s en route. Allons, il faut les rejoindre. Heureusement le chemin ne monte pas sensiblement.� Je revins sur mes pas. Je marchai pendant un quart d'heure. Je regardai. Personne. J'appelai. Point de r�ponse. Ma voix se perdit au milieu des caverneux �chos qu'elle �veilla soudain. Je commen�ai � me sentir inquiet. Un frisson me parcourut tout le corps. �Un peu de calme, dis-je � haute voix. Je suis s�r de retrouver mes compagnons. Il n'y a pas deux routes! Or, j'�tais en avant, retournons en arri�re.� Je remontai pendant une demi-heure. J'�coutai si quelque appel ne m'�tait pas adress�, et dans cette atmosph�re si dense, il pouvait m'arriver de loin. Un silence extraordinaire r�gnait dans l'immense galerie. Je m'arr�tai. Je ne pouvais croire � mon isolement. Je voulais bien �tre �gar�, non perdu. �gar�, on se retrouve. �Voyons, r�p�tai-je, puisqu'il n'y a qu'une route, puisqu'ils la suivent, je dois les rejoindre. Il suffira de remonter encore. A moins que, ne me voyant pas, et oubliant que je les devan�ais, ils n'aient eu la pens�e de revenir en arri�re. Eh bien! m�me dans ce cas, en me h�tant, je les retrouverai. C'est �vident!� Je r�p�tai ces derniers mots comme un homme qui n'est pas convaincu. D'ailleurs, pour associer ces id�es si simples, et les r�unir sous forme de raisonnement, je dus employer un temps fort long. Un doute me prit alors. �tais-je bien en avant? Certes. Hans me suivait, pr�c�dant mon oncle. Il s'�tait m�me arr�t� pendant quelques instants pour rattacher ses bagages sur son �paule. Ce d�tail me revenait � l'esprit. C'est � ce moment m�me que j'avais d� continuer ma route. �D'ailleurs, pensai-je� j'ai un moyen s�r de ne pas m'�garer, un fil pour me guider dans ce labyrinthe, et qui ne saurait casser, mon fid�le ruisseau. Je n'ai qu'� remonter son cours, et je retrouverai forc�ment les traces de mes compagnons.� Ce raisonnement me ranima, et je r�solus de me remettre en marche sans perdre un instant. Combien je b�nis alors la pr�voyance de mon oncle, lorsqu'il emp�cha le chasseur de boucher l'entaille faite � la paroi de granit! Ainsi cette bienfaisante source, apr�s nous avoir d�salt�r� pendant la route, allait me guider � travers les sinuosit�s de l'�corce terrestre. Avant de remonter, je pensai qu'une ablution me ferait quelque bien. Je me baissai donc pour plonger mon front dans l'eau du Hans-bach! Que l'on juge de ma stup�faction! Je foulais un granit sec et raboteux! Le ruisseau ne coulait plus � mes pieds! XXVII Je ne puis peindre mon d�sespoir; nul mot de la langue humaine ne rendrait mes sentiments. J'�tais enterr� vif, avec la perspective de mourir dans les tortures de la faim et de la soif. Machinalement je promenai mes mains br�lantes sur le sol. Que ce roc me sembla dess�ch�! Mais comment avais-je abandonn� le cours du ruisseau? Car, enfin, il n'�tait plus l�! Je compris alors la raison de ce silence �trange, quand j'�coutai pour la derni�re fois si quelque appel de mes compagnons ne parviendrait pas � mon oreille. Ainsi, au moment o� mon premier pas s'engagea dans la route imprudente, je ne remarquai point cette absence du ruisseau. Il est �vident qu'� ce moment, une bifurcation de la galerie s'ouvrit devant moi, tandis que le Hans-bach ob�issant aux caprices d'une autre pente, s'en allait avec mes compagnons vers des profondeurs inconnues! Comment revenir. De traces, il n'y en avait pas. Mon pied ne laissait aucune empreinte sur ce granit. Je me brisais la t�te � chercher la solution de cet insoluble probl�me. Ma situation se r�sumait en un seul mot: perdu! Oui! perdu � une profondeur qui me semblait incommensurable! Ces trente lieues d'�corce terrestre pesaient sur mes �paules d'un poids �pouvantable! Je me sentais �cras�. J'essayai de ramener mes id�es aux choses de la terre. C'est � peine si je pus y parvenir. Hambourg, la maison de K�nig-strasse, ma pauvre Gra�ben, tout ce monde sous lequel je m'�garais, passa rapidement devant mon souvenir effar�. Je revis dans une vive hallucination les incidents du voyage, la travers�e, l'Islande, M. Fridriksson, le Sneffels! Je me dis que si, dans ma position, je conservais encore l'ombre d'une esp�rance ce serait signe de folie, et qu'il valait mieux d�sesp�rer! En effet, quelle puissance humaine pouvait me ramener � la surface du globe et disjoindre ces vo�tes �normes qui s'arc-boutaient au-dessus de ma t�te? Qui pouvait me remettre sur la route du retour et me r�unir � mes compagnons? �Oh! mon oncle!� m'�criai-je avec l'accent du d�sespoir. Ce fut le seul mot de reproche qui me vint aux l�vres, car je compris ce que le malheureux homme devait souffrir en me cherchant � son tour. Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain, incapable de rien tenter pour mon salut, je songeai aux secours du ciel. Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma m�re que je n'avais connue qu'au temps des baisers, revinrent � ma m�moire. Je recourus � la pri�re, quelque peu de droits que j'eusse d'�tre entendu du Dieu auquel je m'adressais si tard, et je l'implorai avec ferveur. Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et je pus concentrer sur ma situation toutes les forces de mon intelligence. J'avais pour trois jours de vivres, et ma gourde �tait pleine. Cependant je ne pouvais rester seul plus longtemps. Mais fallait-il monter ou descendre? Monter �videmment! monter toujours! Je devais arriver ainsi au point o� j'avais abandonn� la source, � la funeste bifurcation. L�, une fois le ruisseau sous les pieds, je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels. Comment n'y avais-je pas song� plus t�t! Il y avait �videmment l� une chance de salut. Le plus press� �tait donc de retrouver, le cours du Hans-bach. Je me levai et, m'appuyant sur mon b�ton ferr�, je remontai la galerie. La pente en �tait assez raide. Je marchais avec espoir et sans embarras, comme un homme qui n'a pas de choix du chemin � suivre. Pendant une demi-heure, aucun obstacle n'arr�ta mes pas. J'essayais de reconna�tre ma route � la forme du tunnel, � la saillie de certaines roches, � la disposition des anfractuosit�s. Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je reconnus bient�t que cette galerie ne pouvait me ramener � la bifurcation. Elle �tait sans issue. Je me heurtai contre un mur imp�n�trable, et je tombai sur le roc. De quelle �pouvante? de quel d�sespoir je fus saisi alors, je ne saurais le dire. Je demeurai an�anti. Ma derni�re esp�rance venait de se briser contre cette muraille de granit. Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosit�s se croisaient en tous sens, je n'avais plus � tenter une fuite impossible. Il fallait mourir de la plus effroyable des morts! Et, chose �trange, il me vint � la pens�e que, si mon corps fossilis� se retrouvait un jour, sa rencontre � trente lieues dans les entrailles de terre soul�verait de graves questions scientifiques! Je voulus parler � voix haute, mais de rauques accents pass�rent seuls entre mes l�vres dess�ch�es. Je haletais. Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s'emparer de mon esprit. Ma lampe s'�tait fauss�e en tombant. Je n'avais aucun moyen de la r�parer. Sa lumi�re p�lissait et allait me manquer! Je regardai le courant lumineux s'amoindrir dans le serpentin de l'appareil. Une procession d'ombres mouvantes se d�roula sur les parois assombries. Je n'osais plus abaisser ma paupi�re, craignant de perdre le moindre atome de cette clart� fugitive! A chaque instant il me semblait qu'elle allait s'�vanouir et que �le noir� m'envahissait. Enfin, une derni�re lueur trembla dans la lampe. Je la suivis, je l'aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la puissance de mes yeux, comme sur la derni�re sensation de lumi�re qu'il leur f�t donn� d'�prouver, et je demeurai plong� dans les t�n�bres immenses. Quel cri terrible m'�chappa! Sur terre au milieu des plus profondes nuits, la lumi�re n'abandonne jamais enti�rement ses droits; elle est diffuse, elle est subtile; mais, si peu qu'il en reste, la r�tine de l'oeil finit par la percevoir! Ici, rien. L'ombre absolue faisait de moi un aveugle dans toute l'acception du mot. Alors ma t�te se perdit. Je me relevai, les bras en avant, essayant les t�tonnements les plus douloureux; je me pris � fuir, pr�cipitant mes pas au hasard dans cet inextricable labyrinthe, descendant toujours, courant � travers la cro�te terrestre, comme un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant, bient�t meurtri aux saillies des rocs, tombant et me relevant ensanglant�, cherchant � boire ce sang qui m'inondait le visage, et attendant toujours que quelque muraille impr�vue vint offrir � ma t�te un obstacle pour s'y briser! O� me conduisit cette course insens�e? Je l'ignorerai toujours. Apr�s plusieurs heures, sans doute � bout de forces, je tombai comme une masse inerte le long de la paroi, et je perdis tout sentiment d'existence! XXVIII Quand je revins � la vie, mon visage �tait mouill�, mais mouill� de larmes. Combien dura cet �tat d'insensibilit�, je ne saurais le dire. Je n'avais plus aucun moyen de me rendre compte du temps. Jamais solitude ne fut semblable � la mienne, jamais abandon si complet! Apr�s ma chute, j'avais perdu beaucoup de sang. Je m'en sentais inond�! Ah! combien je regrettai de n'�tre pas mort �et que ce f�t encore � faire!� Je ne voulais plus penser. Je chassai toute id�e et, vaincu par la douleur, je me roulai pr�s de la paroi oppos�e. D�j� je sentais l'�vanouissement me reprendre, et, avec lui, l'an�antissement supr�me, quand un bruit violent vint frapper mon oreille. Il ressemblait au roulement prolong� du tonnerre, et j'entendis les ondes sonores se perdre peu a peu dans les lointaines profondeurs du gouffre. D'o� provenait ce bruit? de quelque ph�nom�ne sans doute, qui s'accomplissait au sein du massif terrestre. L'explosion d'un gaz, ou la chute de quelque puissante assise du globe. J'�coutai encore. Je voulus savoir si ce bruit se renouvellerait. Un quart d'heure se passa. Le silence r�gnait dans la galerie. Je n'entendais m�me plus les battements de mon coeur. Tout � coup mon oreille, appliqu�e par hasard sur la muraille, crut surprendre des paroles vagues, insaisissables, lointaines. Je tressaillis. �C'est une hallucination!� pensais-je. Mais non. En �coutant avec plus d'attention, j'entendis r�ellement un murmure de voix. Mais de comprendre ce qui se disait, c'est ce que ma faiblesse ne me permit pas. Cependant on parlait. J'en �tais certain. J'eus un instant la crainte que ces paroles ne fussent les miennes, rapport�es par un �cho. Peut-�tre avais-je cri� � mon insu? Je fermai fortement les l�vres et j'appliquai de nouveau mon oreille � la paroi. �Oui, certes, on parle! on parle!� En me portant m�me � quelques pieds plus loin, le long de la muraille, j'entendis plus distinctement. Je parvins � saisir des mots incertains, bizarres, incompr�hensibles. Ils m'arrivaient comme des paroles prononc�es � voix basse, murmur�es, pour ainsi dire. Le mot �f�rlorad� �tait plusieurs fois r�p�t�, et avec un accent de douleur. Que signifiait-il? Qui le pronon�ait? Mon oncle ou Hans, �videmment. Mais si je les entendais, ils pouvaient donc m'entendre. �A moi! criai-je de toutes mes forces, � moi!� J'�coutai, j'�piai dans l'ombre une r�ponse, un cri, un soupir. Rien ne se fit entendre. Quelques minutes se pass�rent. Tout un monde d'id�es avait �clos dans mon esprit. Je pensai que ma voix affaiblie ne pouvait arriver jusqu'� mes compagnons. �Car ce sont eux, r�p�tai-je. Quels autres hommes seraient enfouis � trente lieues sous terre?� Je me remis � �couter. En promenant mon oreille sur la paroi, je trouvai un point math�matique o� les voix paraissaient atteindre leur maximum d'intensit�. Le mot �f�rlorad� rev�nt encore � mon oreille, puis ce roulement de tonnerre qui m'avait tir� de ma torpeur. �Non, dis-je, non. Ce n'est point � travers le massif que ces voix se font entendre. La paroi est faite de granit; elle ne permettrait pas � la plus forte d�tonation de la traverser! Ce bruit arrive par la galerie m�me! Il faut qu'il y ait l� un effet d'acoustique tout particulier!� J'�coutai de nouveau, et cette fois, oui! cette fois, j'entendis mon nom distinctement jet� � travers l'espace! C'�tait mon oncle qui le pronon�ait? Il causait avec le guide, et le mot �f�rlorad� �tait un mot danois! Alors je compris tout. Pour me faire entendre il fallait pr�cis�ment parler le long de cette muraille qui servirait � conduire ma voix comme le fil de fer conduit l'�lectricit�. Mais je n'avais pas de temps � perdre. Que mes compagnons se fussent �loign�s de quelques pas et le ph�nom�ne d'acoustique e�t �t� d�truit. Je m'approchai donc de la muraille, et je pronon�ai ces mots, aussi distinctement que possible: �Mon oncle Lidenbrock!� J'attendis dans la plus vive anxi�t�. Le son n'a pas une rapidit� extr�me. La densit� des couches d'air n'accro�t m�me pas sa vitesse; elle n'augmente que son intensit�. Quelques secondes, des si�cles, se pass�rent, et enfin ces paroles arriv�rent � mon oreille. �Axel, Axel! est-ce toi?� ............................. �Oui! oui!� r�pondis-je!� ............................. �Mon pauvre enfant, o� es-tu?� ............................. �Perdu dans la plus profonde obscurit�!� ............................. �Mais ta lampe?� ............................. ��teinte.� ............................. �Et le ruisseau?� ............................. �Disparu.� ............................. �Axel, mon pauvre Axel, reprends courage!� ............................. �Attendez un peu, je suis �puis�; je n'ai plus la force de r�pondre. Mais parlez-moi!� ............................. �Courage, reprit mon oncle; ne parle-pas, �coute-moi. Nous t'avons cherch� en remontant et en descendant la galerie. Impossible de te trouver. Ah! je t'ai bien pleur�, mon enfant! Enfin, te supposant toujours sur le chemin du Hans-bach, nous sommes redescendus en tirant des coups de fusil. Maintenant, si nos voix peuvent se r�unir, pur effet d'acoustique! nos mains ne peuvent se toucher! Mais ne te d�sesp�re pas, Axel! C'est d�j� quelque chose de s'entendre!� ............................. Pendant ce temps j'avais r�fl�chi. Un certain espoir, vague encore, me revenait au coeur. Tout d'abord, une chose m'importait � conna�tre. J'approchai donc mes l�vres de la muraille, et je dis: �Mon oncle?� ............................. �Mon enfant?� me fut-il r�pondu apr�s quelques instants. ............................. �Il faut d'abord savoir quelle distance nous s�pare.� ............................. �Cela est facile.� ............................. �Vous avez votre chronom�tre?� ............................. �Oui.� ............................. �Eh bien, prenez-le. Prononcez mon nom en notant exactement la seconde o� vous parlerez. Je le r�p�terai, et vous observerez �galement le moment pr�cis auquel vous arrivera ma r�ponse.� ............................. �Bien, et la moiti� du temps compris entre ma demande et ta r�ponse indiquera celui que ma voix emploie pour arriver jusqu'� toi.� ............................. �C'est cela, mon oncle� ............................. �Es-tu pr�t?� ............................. �Oui.� ............................. �Eh bien, fais attention, je vais prononcer ton nom.� ............................. J'appliquai mon oreille sur la paroi, et d�s que le mot �Axel� me parvint, je r�pondis imm�diatement �Axel,� puis j'attendis. ............................. �Quarante secondes,� dit alors mon oncle; il s'est �coul� quarante secondes entre les deux mots; le son met donc vingt secondes � monter. Or, � mille vingt pieds par seconde, cela fait vingt mille quatre cents pieds, ou une lieue et demie et un huiti�me.� ............................. �Une lieue et demie!� murmurai-je. ............................. �Eh bien, cela se franchit, Axel!� ............................. �Mais faut-il monter ou descendre?� ............................. �Descendre, et voici pourquoi. Nous sommes arriv�s � un vaste espace, auquel aboutissent un grand nombre de galeries. Celle que tu as suivie ne peut manquer de t'y conduire, car il semble que toutes ces fentes, ces fractures du globe rayonnent autour de l'immense caverne que nous occupons. Rel�ve-toi donc et reprends ta route; marche, tra�ne-toi, s'il le faut, glisse sur les pentes rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir au bout du chemin. En route, mon enfant, en route!� ............................. Ces paroles me ranim�rent. �Adieu, mon oncle, m'�criai-je; je pars. Nos voix ne pourront plus communiquer entre elles, du moment que j'aurai quitt� cette place! Adieu donc!� ............................. �Au revoir, Axel! au revoir!� ............................. Telles furent les derni�res paroles que j'entendis. Cette surprenante conversation faite au travers de la masse terrestre, �chang�e � plus d'une lieue de distance, se termina sur ces paroles d'espoir! Je fis une pri�re de reconnaissance � Dieu, car il m'avait conduit parmi ces immensit�s sombres au seul point peut-�tre o� la voix de mes compagnons pouvait me parvenir. Cet effet d'acoustique tr�s �tonnant s'expliquait facilement par les seules lois physiques; il provenait de la forme du couloir et de la conductibilit� de la roche; il y a bien des exemples de cette propagation de sons non perceptibles aux espaces interm�diaires. Je me souvins qu'en maint endroit ce ph�nom�ne fut observ�, entre autres, dans la galerie int�rieure du d�me de Saint-Paul � Londres, et surtout au milieu de curieuses cavernes de Sicile, ces latomies situ�es pr�s de Syracuse, dont la plus merveilleuse en ce genre est connue sous le nom d'Oreille de Denys. Ces souvenirs me revinrent � l'esprit, et je vis clairement que, puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu'� moi, aucun obstacle n'existait entre nous. En suivant le chemin du son, je devais logiquement arriver comme lui, si les forces ne me trahissaient pas en route. Je me levai donc. Je me tra�nai plut�t que je ne marchai. La pente �tait assez rapide; je me laissai glisser. Bient�t la vitesse de ma descente s'accrut dans une effrayante proportion, et mena�ait de ressembler � une chute. Je n'avais plus la force de m'arr�ter. Tout � coup le terrain manqua sous mes pieds. Je me sentis rouler en rebondissant sur les asp�rit�s d'une galerie verticale, un v�ritable puits; ma t�te porta sur un roc aigu, et je perdis connaissance. XXIX Lorsque je revins � moi, j'�tais dans une demi-obscurit�, �tendu sur d'�paisses couvertures. Mon oncle veillait, �piant sur mon visage un reste d'existence. A mon premier soupir il me prit la main; � mon premier regard il poussa un cri de joie. �Il vit! il vit! s'�cria-t-il. --Oui, r�pondis-je d'une voix faible. --Mon enfant, fit mon oncle en me serrant sur sa poitrine, te voil� sauv�!� Je fus vivement touch� de l'accent dont furent prononc�es ces paroles, et plus encore des soins qui les accompagn�rent. Mais il fallait de telles �preuves pour provoquer chez le professeur un pareil �panchement. En ce moment Hans arriva. Il vit ma main dans celle de mon oncle; j'ose affirmer que ses yeux exprim�rent un vif contentement. �God dag,� dit-il. --Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je. Et maintenant, mon oncle, apprenez-moi o� nous sommes en ce moment? --Demain, Axel, demain; aujourd'hui tu es encore trop faible; j'ai entour� ta t�te de compresses qu'il ne faut pas d�ranger; dors donc, mon gar�on, et demain tu sauras tout. ---Mais au moins, repris-je, quelle heure, quel jour est-il? ---Onze heures du soir; c'est aujourd'hui dimanche, 9 ao�t, et je ne te permets plus de m'interroger avant le 10 du pr�sent mois.� En v�rit�, j'�tais bien faible; mes yeux se ferm�rent involontairement. Il me fallait une nuit de repos; je me laissai donc assoupir sur cette pens�e que mon isolement avait dur� quatre longs jours. Le lendemain, � mon r�veil, je regardai autour de moi. Ma couchette, faite de toutes les couvertures de voyage, se trouvait install�e dans une grotte charmante, orn�e de magnifiques stalagmites, dont le sol �tait recouvert d'un sable fin. Il y r�gnait une demi-obscurit�. Aucune torche, aucune lampe n'�tait allum�e, et cependant certaines clart�s inexplicables venaient du dehors en p�n�trant par une �troite ouverture de la grotte. J'entendais aussi un murmure vague et ind�fini, semblable � celui des flots qui se brisent sur une gr�ve, et parfois les sifflements de la brise. Je me demandai si j'�tais bien �veill�, si je r�vais encore, si mon cerveau, f�l� dans ma chute, ne percevait pas des bruits purement imaginaires. Cependant ni mes yeux ni mes oreilles ne pouvaient se tromper � ce point. �C'est un rayon du jour, pensai-je, qui se glisse par cette fente de rochers! Voil� bien le murmure des vagues! Voil� le sifflement de la brise! Est-ce que je me trompe, ou sommes-nous revenus � la surface de la terre? Mon oncle a-t-il donc renonc� � son exp�dition, ou l'aurait-il heureusement termin�e?� Je me posais ces insolubles questions, quand le professeur entra. �Bonjour, Axel! fit-il joyeusement. Je gagerais volontiers que tu te portes bien! ---Mais oui, dis-je on me redressant sur les couvertures. --Cela devait �tre, car tu as tranquillement dormi. Hans et moi, nous t'avons veill� tour � tour, et nous avons vu ta gu�rison faire des progr�s sensibles. ---En effet, je me sens ragaillardi, et la preuve, c'est que je ferai honneur au d�jeuner que vous voudrez bien me servir! ---Tu mangeras, mon gar�on: la fi�vre t'a quitt�. Hans a frott� tes plaies avec je ne sais quel onguent dont les Islandais ont le secret, et elles se sont cicatris�es � merveille. C'est un fier homme que notre chasseur!� Tout en parlant, mon oncle appr�tait quelques aliments que je d�vorai, malgr� ses recommandations. Pendant ce temps, je l'accablai de questions auxquelles il s'empressa de r�pondre. J'appris alors que ma chute providentielle m'avait pr�cis�ment amen� � l'extr�mit� d'une galerie presque perpendiculaire; comme j'�tais arriv� au milieu d'un torrent de pierres, dont la moins grosse e�t suffi � m'�craser, il fallait en conclure qu'une partie du massif avait gliss� avec moi. Cet effrayant v�hicule me transporta ainsi jusque dans les bras de mon oncle, o� je tombai sanglant et inanim�. �V�ritablement, me dit-il, il est �tonnant que tu ne te sois pas tu� mille fois. Mais, pour Dieu! ne nous s�parons plus, car nous risquerions de ne jamais nous revoir.� �Ne nous s�parons plus!� Le voyage n'�tait donc pas fini? J'ouvrais de grands yeux �tonn�s, ce qui provoqua imm�diatement cette question: �Qu'as-tu donc, Axel? --Une demande � vous adresser.. Vous dites que me voil� sain et sauf? --Sans doute. ---J'ai tous mes membres intacts? ---Certainement. --Et ma t�te? --Ta t�te, sauf quelques contusions, est parfaitement � sa place sur tes �paules. ---Eh bien, j'ai peur que mon cerveau ne soit d�rang�, --D�rang�? --Oui. Nous ne sommes pas revenus � la surface du globe? ---Non certes! --Alors il faut que je sois fou, car j'aper�ois la lumi�re du jour, j'entends le bruit du vent qui souffle et de la mer qui se brise! ---Ah! n'est-ce que cela? --M'expliquerez-vous? --Je ne t'expliquerai rien, car c'est inexplicable; mais tu verras et tu comprendras que la science g�ologique n'a pas encore dit son dernier mot. --Sortons donc! m'�criai-je en me levant brusquement. ---Non, Axel, non! le grand air pourrait te faire du mal. ---Le grand air? --Oui, le vent est assez violent. Je ne veux pas que tu t'exposes ainsi. --Mais je vous assure que je me porte � merveille. ---Un peu de patience, mon gar�on. Une rechute nous mettrait dans l'embarras, et il ne faut pas perdre de temps, car la travers�e peut �tre longue. ---La travers�e? --Oui, repose-toi encore aujourd'hui, et nous nous embarquerons demain. --Nous embarquer!� Ce dernier mot me fit bondir. Quoi! nous embarquer! Avions-nous donc un fleuve, un lac, une mer � notre disposition? Un b�timent �tait-il mouill� dans quelque port int�rieur? Ma curiosit� fut excit�e au plus haut point. Mon oncle essaya vainement de me retenir. Quand il vit que mon impatience me ferait plus de mal que la satisfaction de mes d�sirs, il c�da. Je m'habillai rapidement; par surcro�t de pr�caution, je m'enveloppai dans une des couvertures et je sortis de la grotte. XXX D'abord je ne vis rien; mes yeux, d�shabitu�s de la lumi�re, se ferm�rent brusquement. Lorsque je pus les rouvrir, je demeurai encore plus stup�fait qu'�merveill�. �La mer! m'�criai-je. --Oui, r�pondit mon oncle, la mer Lidenbrock; et, j'aime � le penser, aucun navigateur ne me disputera l'honneur de l'avoir d�couverte et le droit de la nommer de mon nom!� Une vaste nappe d'eau, le commencement d'un lac ou d'un oc�an, s'�tendait au del� des limites de la vue. Le rivage, largement �chancr�, offrait aux derni�res ondulations des vagues un sable fin, dor� et parsem� de ces petits coquillages o� v�curent les premiers �tres de la cr�ation. Les flots s'y brisaient avec ce murmure sonore particulier aux milieux clos et immenses; une l�g�re �cume s'envolait au souffle d'un vent mod�r�, et quelques embruns m'arrivaient au visage. Sur cette gr�ve l�g�rement inclin�e; � cent toises environ de l� lisi�re des vagues, venaient mourir les contreforts de rochers �normes qui montaient en s'�vasant � une incommensurable hauteur. Quelques-uns, d�chirant le rivage de leur ar�te aigu�, formaient des caps et des promontoires rong�s par la dent du ressac. Plus loin, l'oeil suivait leur masse nettement profil�e sur les fonds brumeux de l'horizon. C'�tait un oc�an v�ritable, avec le contour capricieux des rivages terrestres, mais d�sert et d'un aspect effroyablement sauvage. Si mes regards pouvaient se promener au loin sur cette mer, c'est qu'une lumi�re �sp�ciale� en �clairait les moindres d�tails. Non pas la lumi�re du soleil avec ses faisceaux �clatants et l'irradiation splendide de ses rayons, ni la lueur p�le et vague de l'astre des nuits, qui n'est qu'une r�flexion sans chaleur. Non. Le pouvoir �clairant de cette lumi�re, sa diffusion tremblante, sa blancheur claire et s�che, le peu d'�l�vation de sa temp�rature, son �clat sup�rieur en r�alit� � celui de la lune, accusaient �videmment une origine purement �lectrique. C'�tait comme une aurore bor�ale, un ph�nom�ne cosmique continu, qui remplissait cette caverne capable de contenir un oc�an. La vo�te suspendue au-dessus de ma t�te, le ciel, si l'on veut, semblait fait de grands nuages, vapeurs mobiles et changeantes, qui, par l'effet de la condensation, devaient, � de certains jours, se r�soudre en pluies torrentielles. J'aurais cru que, sous une pression aussi forte de l'atmosph�re, l'�vaporation de l'eau ne pouvait se produire, et cependant, par une raison physique qui m'�chappait, il y avait de larges nu�es �tendues dans l'air. Mais alors �il faisait beau�. Les nappes �lectriques produisaient d'�tonnants jeux de lumi�re sur les nuages tr�s �lev�s; des ombres vives se dessinaient � leurs volutes inf�rieures, et souvent, entre deux couches disjointes, un rayon se glissait jusqu'� nous avec une remarquable intensit�. Mais, en somme, ce n'�tait pas le soleil, puisque la chaleur manquait � sa lumi�re. L'effet en �tait triste et souverainement m�lancolique. Au lieu d'un firmament brillant d'�toiles, je sentais par-dessus ces nuages une vo�te de granit qui m'�crasait de tout son poids, et cet espace n'e�t pas suffi, tout immense qu'il f�t, � la promenade du moins ambitieux des satellites. Je me souvins alors de cette th�orie d'un capitaine anglais qui assimilait la terre � une vaste sph�re creuse, � l'int�rieur de laquelle l'air se maintenait lumineux par suite de sa pression, tandis que deux astres, Pluton et Proserpine, y tra�aient leurs myst�rieuses orbites. Aurait-il dit vrai? Nous �tions r�ellement emprisonn�s dans une �norme excavation. Sa largeur, on ne pouvait la juger, puisque le rivage allait s'�largissant � perte de vue, ni sa longueur, car le regard �tait bient�t arr�t� par une ligne d'horizon un peu ind�cise. Quant � sa hauteur, elle devait d�passer plusieurs lieues. O� cette vo�te s'appuyait-elle sur ses contreforts de granit? L'oeil ne pouvait l'apercevoir; mais il y avait tel nuage suspendu dans l'atmosph�re, dont l'�l�vation devait �tre estim�e � deux mille toises, altitude sup�rieure � celle des vapeurs terrestres, et due sans doute � la densit� consid�rable de l'air. Le mot �caverne� ne rend �videmment pas ma pens�e pour peindre cet immense milieu. Mais les mots de la langue humaine ne peuvent suffire � qui se hasarde dans les ab�mes du globe. Je ne savais pas, d'ailleurs, par quel fait g�ologique expliquer l'existence d'une pareille excavation. Le refroidissement du globe avait-il donc pu la produire? Je connaissais bien, par les r�cits des voyageurs, certaines cavernes c�l�bres, mais aucune ne pr�sentait de telles dimensions. Si la grotte de Guachara, en Colombie, visit�e par M. de Humboldt, n'avait pas livr� le secret de sa profondeur au savant qui la reconnut sur un espace de deux mille cinq cents pieds, elle ne s'�tendait vraisemblablement pas beaucoup au del�. L'immense caverne du Mammouth, dans le Kentucky, offrait bien des proportions gigantesques, puisque sa vo�te s'�levait � cinq cents pieds au-dessus d'un lac insondable, et que des voyageurs la parcoururent pendant plus de dix lieues sans en rencontrer la fin. Mais qu'�taient ces cavit�s aupr�s de celle que j'admirais alors, avec son ciel de vapeurs, ses irradiations �lectriques et une vaste mer renferm�e dans ses flancs? Mon imagination se sentait impuissante devant cette immensit�. Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyais assister, dans quelque plan�te lointaine, Uranus ou Neptune, � des ph�nom�nes dont ma nature �terrestrielle� n'avait pas conscience. A des sensations nouvelles il fallait des mots nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas. Je regardais, je pensais, j'admirais avec une stup�faction m�l�e d'une certaine quantit� d'effroi. L'impr�vu de ce spectacle avait rappel� sur mon visage les couleurs de la sant�; j'�tais en train de me traiter par l'�tonnement et d'op�rer ma gu�rison au moyen de cette nouvelle th�rapeutique; d'ailleurs la vivacit� d'un air tr�s dense me ranimait, en fournissant plus d'oxyg�ne � mes poumons. On concevra sans peine qu'apr�s un emprisonnement de quarante-sept jours dans une �troite galerie, c'�tait une jouissance infinie que d'aspirer cette brise charg�e d'humides �manations salines. Aussi n'eus-je point � me repentir d'avoir quitt� ma grotte obscure. Mon oncle, d�j� fait � ces merveilles, ne s'�tonnait plus. �Te sens-tu la force de te promener un peu? me demanda-t-il. ---Oui, certes, r�pondis-je, et rien ne me sera plus agr�able. ---Eh bien, prends mon bras, Axel, et suivons les sinuosit�s du rivage.� J'acceptai avec empressement, et nous commen��mes � c�toyer cet oc�an nouveau. Sur la gauche, des rochers abrupts, grimp�s les uns sur les autres, formaient un entassement titanesque d'un prodigieux effet. Sur leurs flancs se d�roulaient d'innombrables cascades, qui s'en allaient en nappes limpides et retentissantes; quelques l�g�res vapeurs, sautant d'un roc � l'autre, marquaient la place des sources chaudes, et des ruisseaux coulaient doucement vers le bassin commun, en cherchant dans les pentes l'occasion de murmurer plus agr�ablement. Parmi ces ruisseaux; je reconnus notre fid�le compagnon de route, le Hans-bach, qui venait se perdre tranquillement dans la mer, comme s'il n'e�t jamais fait autre chose depuis le commencement du monde. �Il nous manquera d�sormais, dis-je avec un soupir. ---Bah! r�pondit le professeur, lui ou un autre, qu'importe?� Je trouvai la r�ponse un peu ingrate. Mais en ce moment mon attention fut attir�e par un spectacle inattendu. A cinq cents pas, au d�tour d'un haut promontoire, une for�t haute, touffue, �paisse, apparut � nos yeux. Elle �tait faite d'arbres de moyenne grandeur, taill�s en parasols r�guliers, � contours nets et g�om�triques; les courants de l'atmosph�re ne semblaient pas avoir prise sur leur feuillage, et, au milieu des souffles, ils demeuraient immobiles comme un massif de c�dres p�trifi�s. Je h�tai le pas. Je ne pouvais mettre un nom � ces essences singuli�res. Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille esp�ces v�g�tales connues jusqu'alors, et fallait-il leur accorder une place sp�ciale dans la flore des v�g�tations lacustres? Non. Quand nous arriv�mes sous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que de l'admiration. En effet, je me trouvais en pr�sence de produits de la terre, mais taill�s sur un patron gigantesque. Mon oncle les appela imm�diatement de leur nom. �Ce n'est qu'une for�t de champignons,� dit-il. Et il ne se trompait pas. Que l'on juge du d�veloppement acquis par ces plantes ch�res aux milieux chauds et humides. Je savais que le �Lycoperdon giganteum� atteint, suivant Bulliard, huit � neuf pieds de circonf�rence; mais il s'agissait ici de champignons blancs, hauts de trente � quarante pieds, avec une calotte d'un diam�tre �gal. Ils �taient l� par milliers; la lumi�re ne parvenait pas � percer leur �pais ombrage, et une obscurit� compl�te r�gnait sous ces d�mes juxtapos�s comme les toits ronds d'une cit� africaine. Cependant je voulus p�n�trer plus avant. Un froid mortel descendait de ces vo�tes charnues. Pendant une demi-heure, nous err�mes dans ces humides t�n�bres, et ce fut avec un v�ritable sentiment de bien-�tre que je retrouvai les bords de la mer. Mais la v�g�tation de cette contr�e souterraine ne s'en tenait pas � ces champignons. Plus loin s'�levaient par groupes un grand nombre d'autres arbres au feuillage d�color�. Ils �taient faciles � reconna�tre; c'�taient les humbles arbustes de la terre, avec des dimensions ph�nom�nales, des lycopodes hauts de cent pieds, des sigillaires g�antes, des foug�res arborescentes, grandes comme les sapins des hautes latitudes, des lepidodendrons � tiges cylindriques bifurqu�es, termin�es par de longues feuilles et h�riss�es de poils rudes comme de monstrueuses plantes grasses. ��tonnant, magnifique, splendide! s'�cria mon oncle. Voil� toute la flore de la seconde �poque du monde, de l'�poque de transition. Voil� ces humbles plantes de nos jardins qui se faisaient arbres aux premiers si�cles du globe! Regarde, Axel, admire! Jamais botaniste ne s'est trouv� � pareille f�te! --Vous avez raison, mon oncle; la Providence semble avoir voulu conserver dans cette serre immense ces plantes ant�diluviennes que la sagacit� des savants a reconstruites avec tant de bonheur. ---Tu dis bien, mon gar�on, c'est une serre; mais tu dirais mieux encore en ajoutant que c'est peut-�tre une m�nagerie. --Une m�nagerie! --Oui, sans doute. Vois cette poussi�re que nous foulons aux pieds, ces ossements �pars sur le sol. --Des ossements! m'�criai-je. Oui, des ossements d'animaux ant�diluviens!� Je m'�tais pr�cipit� sur ces d�bris s�culaires faits d'une substance min�rale indestructible[1]. Je mettais sans h�siter un nom � ces os gigantesques qui ressemblaient � des troncs d'arbres dess�ch�s. [1] Phosphate de chaux. �Voil� la m�choire inf�rieure du Mastodonte, disais-je; voil� les molaires du Dinotherium, voil� un f�mur qui ne peut avoir appartenu qu'au plus grand de ces animaux, au M�gatherium. Oui, c'est bien une m�nagerie, car ces ossements n'ont certainement pas �t� transport�s jusqu'ici par un cataclysme; les animaux auxquels ils appartiennent ont v�cu sur les rivages de cette mer souterraine, � l'ombre de ces plantes arborescentes. Tenez, j'aper�ois des squelettes entiers. Et cependant... --Cependant? dit mon oncle. --Je ne comprends pas la pr�sence de pareils quadrup�des dans cette caverne de granit. --Pourquoi? --Parce que la vie animale n'a exist� sur la terre qu'aux p�riodes secondaires, lorsque le terrain s�dimentaire a �t� form� par les alluvions, et a remplac� les roches incandescentes de l'�poque primitive. --Eh bien! Axel, il y a une r�ponse bien simple � faire � ton objection, c'est que ce terrain-ci est un terrain s�dimentaire. --Comment! � une pareille profondeur au-dessous de la surface de la terre? --Sans doute, et ce fait peut s'expliquer g�ologiquement. � une certaine �poque, la terre n'�tait form�e que d'une �corce �lastique, soumise � des mouvements alternatifs de haut et de bas, en vertu des lois de l'attraction. Il est probable que des affaissements du sol se sont produits, et qu'une partie des terrains s�dimentaires a �t� entra�n�e au fond des gouffres subitement ouverts. --Cela doit �tre. Mais, si des animaux ant�diluviens ont v�cu dans ces r�gions souterraines, qui nous dit que l'un de ces monstres n'erre pas encore au milieu de ces for�ts sombres ou derri�re ces rocs escarp�s?� A cette id�e j'interrogeai, non sans effroi, les divers points de l'horizon; mais aucun �tre vivant n'apparaissait sur ces rivages d�serts. J'�tais un peu fatigu�: j'allai m'asseoir alors � l'extr�mit� d'un promontoire au pied duquel les flots venaient se briser avec fracas. De l� mon regard embrassait toute cette baie form�e par une �chancrure de la c�te. Au fond, un petit port s'y trouvait m�nag� entre les roches pyramidales. Ses eaux calmes dormaient � l'abri du vent. Un brick et deux ou trois go�lettes auraient pu y mouiller � l'aise. Je m'attendais presque � voir quelque navire sortant toutes voiles dehors et prenant le large sous la brise du sud. Mais cette illusion se dissipa rapidement. Nous �tions bien les seules cr�atures vivantes de ce monde souterrain. Par certaines accalmies du vent, un silence plus profond que les silences du d�sert, descendait sur les rocs arides et pesait � la surface de l'oc�an. Je cherchais alors � percer les brumes lointaines, � d�chirer ce rideau jet� sur le fond myst�rieux de l'horizon. Quelles demandes se pressaient sur mes l�vres? O� finissait cette mer? O� conduisait-elle? Pourrions-nous jamais en reconna�tre les rivages oppos�s? Mon oncle n'en doutait pas, pour son compte. Moi, je le d�sirais et je le craignais � la fois. Apr�s une heure pass�e dans la contemplation de ce merveilleux spectacle, nous repr�mes le chemin de la gr�ve pour regagner la grotte, et ce fut sous l'empire des plus �tranges pens�es que je m'endormis d'un profond sommeil. XXXI Le lendemain je me r�veillai compl�tement gu�ri. Je pensai qu'un bain me serait tr�s salutaire, et j'allai me plonger pendant quelques minutes dans les eaux de cette M�diterran�e. Ce nom, � coup s�r, elle le m�ritait entre tous. Je revins d�jeuner avec un bel app�tit. Hans s'entendait � cuisiner notre petit menu; il avait de l'eau et du feu � sa disposition, de sorte qu'il put varier un peu notre ordinaire. Au dessert, il nous servit quelques tasses de caf�, et jamais ce d�licieux breuvage ne me parut plus agr�able � d�guster. �Maintenant, dit mon oncle, voici l'heure de la mar�e, et il ne faut pas manquer l'occasion d'�tudier ce ph�nom�ne. --Comment, la mar�e! m'�criai-je. --Sans doute. --L'influence de la lune et du soleil se fait sentir jusqu'ici! --Pourquoi pas! Les corps ne sont-ils pas soumis dans leur ensemble � l'attraction universelle? Cette masse d'eau ne peut donc �chapper � cette loi g�n�rale? Aussi, malgr� la pression atmosph�rique qui s'exerce � sa surface, tu vas la voir se soulever comme l'Atlantique lui-m�me.� En ce moment nous foulions le sable du rivage et les vagues gagnaient peu � peu sur la gr�ve. �Voil� bien le flot qui commence, m'�criai-je. --Oui, Axel, et d'apr�s ces relais d'�cume, tu peux voir que la mer s'�l�ve d'une dizaine de pieds environ. --C'est merveilleux! --Non: c'est naturel. --Vous avez beau dire, tout cela me parait extraordinaire, et c'est � peine si j'en crois mes yeux. Qui e�t jamais imagin� dans cette �corce terrestre un oc�an v�ritable, avec ses flux et ses reflux, avec ses brises, avec ses temp�tes! --Pourquoi pas? Y a-t-il une raison physique qui s'y oppose? --Je n'en vois pas, du moment qu'il faut abandonner le syst�me de la chaleur centrale. --Donc, jusqu'ici la th�orie de Davy se trouve justifi�e? --�videmment, et d�s lors rien ne contredit l'existence de mers ou de contr�es � l'int�rieur du globe. --Sans doute, mais inhabit�es. --Bon! pourquoi ces eaux ne donneraient-elles pas asile � quelques poissons d'une esp�ce inconnue? --En tout cas, nous n'en avons pas aper�u un seul jusqu'ici. --Eh bien, nous pouvons fabriquer des lignes et voir si l'hame�on aura autant de succ�s ici-bas que dans les oc�ans sublunaires. --Nous essayerons, Axel, car il faut p�n�trer tous les secrets de ces r�gions nouvelles. --Mais o� sommes-nous, mon oncle? car je ne vous ai point encore pos� cette question � laquelle vos instruments ont d� r�pondre? --Horizontalement, � trois cent cinquante lieues de l'Islande. --Tout autant? --Je suis s�r de ne pas me tromper de cinq cents toises. --Et la boussole indique toujours le sud-est? --Oui, avec une d�clinaison occidentale de dix-neuf degr�s et quarante-deux minutes, comme sur terre, absolument. Pour son inclinaison, il se passe un fait curieux que j'ai observ� avec le plus grand soin. --Et lequel? --C'est que l'aiguille, au lieu de s'incliner vers le p�le, comme elle le fait dans l'h�misph�re bor�al, se rel�ve au contraire. --Il faut donc en conclure que le point d'attraction magn�tique se trouve compris entre la surface du globe et l'endroit o� nous sommes parvenus? --Pr�cis�ment, et il est probable que, si nous arrivions sous les r�gions polaires, vers ce soixante-dixi�me degr� o� James Ross a d�couvert le p�le magn�tique, nous verrions l'aiguille se dresser verticalement. Donc, ce myst�rieux centre d'attraction ne se trouve pas situ� � une grande profondeur. --En effet, et voil� un fait que la science n'a pas soup�onn�. --La science, mon gar�on, est faite d'erreurs, mais d'erreurs qu'il est bon de commettre, car elles m�nent peu � peu � la v�rit�. --Et � quelle profondeur sommes-nous? --A une profondeur de trente-cinq lieues --Ainsi, dis-je en consid�rant la carte, la partie montagneuse de l'Ecosse est au-dessus de nous, et, l�, les monts Grampians �l�vent � une prodigieuse hauteur leur cime couverte de neige. --Oui, r�pondit le professeur en riant; c'est un peu lourd � porter, mais la vo�te est solide; le grand architecte de l'univers l'a construite on bons mat�riaux, et jamais l'homme n'e�t pu lui donner une pareille port�e! Que sont les arches des ponts et les arceaux des cath�drales aupr�s de cette nef d'un rayon de trois lieues, sous laquelle un oc�an et des temp�tes peuvent se d�velopper � leur aise? --Oh! Je ne crains pas que le ciel me tombe sur la t�te. Maintenant, mon oncle, quels sont vos projets? Ne comptez-vous pas retourner � la surface du globe? --Retourner! Par exemple! Continuer notre voyage, au contraire, puisque tout a si bien march� jusqu'ici. --Cependant je ne vois pas comment nous p�n�trerons sous cette plaine liquide. --Aussi je ne pr�tends point m'y pr�cipiter la t�te la premi�re. Mais si les oc�ans ne sont, � proprement parler, que des lacs, puisqu'ils sont entour�s de terre, � plus forte raison cette mer int�rieure se trouve-t-elle circonscrite par le massif granitique. --Cela n'est pas douteux. --Eh bien! sur les rivages oppos�s, je suis certain de trouver de nouvelles issues. --Quelle longueur supposez-vous donc � cet oc�an? --Trente ou quarante lieues. --Ah! fis-je, tout en imaginant que cette estime pouvait bien �tre inexacte. --Ainsi nous n'avons pas de temps � perdre, et d�s demain nous prendrons la mer.� Involontairement je cherchai des yeux le navire qui devait nous transporter. �Ah! dis-je, nous nous embarquerons. Bien! Et sur quel b�timent prendrons-nous passage? --Ce ne sera pas sur un b�timent, mon gar�on, mais sur un bon et solide radeau. --Un radeau! m'�criai-je; un radeau est aussi impossible � construire qu'un navire, et je ne vois pas trop... --Tu ne vois pas, Axel, mais, si tu �coutais, tu pourrais entendre! --Entendre? --Oui, certains coups de marteau qui t'apprendraient que Hans est d�j� � l'oeuvre. --Il construit un radeau? --Oui. --Comment! il a d�j� fait tomber d�s arbres sous sa hache? --Oh! les arbres �taient tout abattus. Viens, et tu le verras � l'ouvrage.� Apr�s un quart d'heure de marche, de l'autre c�t� du promontoire qui formait le petit port naturel, j'aper�us Hans au travail; quelques pas encore, et je fus pr�s de lui. A ma grande surprise, un radeau � demi termin� s'�tendait sur le sable; il �tait fait de poutres d'un bois particulier, et un grand nombre de madriers, de courbes, de couples de toute esp�ce, jonchaient litt�ralement le sol. Il y avait l� de quoi construire une marine enti�re. �Mon oncle, m'�criai-je, quel est ce bois? --C'est du pin, du sapin, du bouleau, toutes les esp�ces des conif�res du Nord, min�ralis�es sous l'action des eaux de la mer. --Est-il possible? --C'est ce qu'on appelle du �surtarbrandur� ou bois fossile. --Mais alors, comme les lignites, il doit avoir la duret� de la pierre, et il ne pourra flotter? --Quelquefois cela arrive; il y a de ces bois qui sont devenus de v�ritables anthracites; mais d'autres, tels que ceux-ci, n'ont encore subi qu'un commencement de transformation fossile. Regarde plut�t,� ajouta mon oncle en jetant � la mer une de ces pr�cieuses �paves. Le morceau de bois, apr�s avoir disparu, revint � la surface des flots et oscilla au gr� de leurs ondulations. �Es-tu convaincu? dit mon oncle. --Convaincu surtout que cela n'est pas croyable!� Le lendemain soir, gr�ce � l'habilet� du guide, le radeau �tait termin�; il avait dix pieds de long sur cinq de large; les poutres de surtarbrandur, reli�es entre elles par de fortes cordes, offraient une surface solide, et une fois lanc�e, cette embarcation improvis�e flotta tranquillement sur les eaux de la mer Lidenbrock. XXXII Le 13 ao�t, on se r�veilla de bon matin. Il s'agissait d'inaugurer un nouveau genre de locomotion rapide et peu fatigant. Un m�t fait de deux b�tons jumel�s, une vergue form�e d'un troisi�me, une voile emprunt�e � nos couvertures, composaient tout le gr�ement du radeau. Les cordes ne manquaient pas. Le tout �tait solide. A six heures, le professeur donna le signal d'embarquer. Les vivres, les bagages, les instruments, les armes et une notable quantit� d'eau douce se trouvaient en place. Hans avait install� un gouvernail qui lui permettait de diriger son appareil flottant. Il se mit � la barre. Je d�tachai l'amarre qui nous retenait au rivage; la voile fut orient�e et nous d�bord�mes rapidement. Au moment de quitter le petit port, mon oncle, qui tenait � sa nomenclature g�ographique, voulut lui donner un nom, le mien, entre autres. �Ma foi, dis-je, j'en ai un autre � vous proposer. --Lequel? --Le nom de Gra�ben, Port-Gra�ben, cela fera tr�s bien sur la carte. --Va pour Port-Gra�ben.� Et voil� comment le souvenir de ma ch�re Virlandaise se rattacha � notre heureuse exp�dition. La brise soufflait du nord-est; nous filions vent arri�re avec une extr�me rapidit�. Les couches tr�s denses de l'atmosph�re avaient une pouss�e consid�rable et agissaient sur la voile comme un puissant ventilateur. Au bout d'une heure, mon oncle avait pu se rendre compte de notre vitesse. �Si nous continuons � marcher ainsi, dit-il, nous ferons au moins trente lieues par vingt-quatre heures et nous ne tarderons pas � reconna�tre les rivages oppos�s. Je ne r�pondis pas, et j'allai prendre place � l'avant du radeau. D�j� la c�te septentrionale s'abaissait � l'horizon; les deux bras du rivage s'ouvraient largement comme pour faciliter notre d�part. Devant mes yeux s'�tendait une mer immense; de grands nuages promenaient rapidement � sa surface leur ombre gris�tre, qui semblait peser sur cette eau morne. Les rayons argent�s de la lumi�re �lectrique, r�fl�chis �a et l� par quelque gouttelette, faisaient �clore des points lumineux sur les c�t�s de l'embarcation. Bient�t toute terre fut perdue de vue, tout point de rep�re disparut, et, sans le sillage �cumeux du radeau, j'aurais pu croire qu'il demeurait dans une parfaite immobilit�. Vers midi, des algues immenses vinrent onduler � la surface des flots. Je connaissais la puissance v�g�tative de ces plantes, qui rampent � une profondeur de plus de douze mille pieds au fond des mers, se reproduisent sous une pression de pr�s de quatre cents atmosph�res et forment souvent des bancs assez consid�rables pour entraver la marche des navires; mais jamais, je crois, algues ne furent plus gigantesques que celles de la mer Lidenbrock. Notre radeau longea des fucus longs de trois et quatre mille pieds, immenses serpents qui se d�veloppaient hors de la port�e de la vue; je m'amusais � suivre du regard leurs rubans infinis, croyant toujours en atteindre l'extr�mit�, et pendant des heures enti�res ma patience �tait tromp�e, sinon mon �tonnement. Quelle force naturelle pouvait produire de telles plantes, et quel devait �tre l'aspect de la terre aux premiers si�cles de sa formation, quand, sous l'action de la chaleur et de l'humidit�, le r�gne v�g�tal se d�veloppait seul � sa surface! Le soir arriva, et, ainsi que je l'avais remarqu� la veille, l'�tat lumineux de l'air ne subit aucune diminution. C'�tait un ph�nom�ne constant sur la dur�e duquel on pouvait compter. Apr�s le souper je m'�tendis au pied du m�t, et je ne tardai pas � m'endormir au milieu d'indolentes r�veries. Hans, immobile au gouvernail, laissait courir le radeau, qui, d'ailleurs, pouss� vent arri�re, ne demandait m�me pas � �tre dirig�. Depuis notre d�part de Port-Gra�ben, le professeur Lidenbrock m'avait charg� de tenir le �journal du bord�, de noter les moindres observations, de consigner les ph�nom�nes int�ressants, la direction du vent, la vitesse acquise, le chemin parcouru, en un mot, tous les incidents de cette �trange navigation. Je me bornerai donc � reproduire ici ces notes quotidiennes, �crites pour ainsi dire sous la dict�e des �v�nements, afin de donner un r�cit plus exact de notre travers�e. _Vendredi 14 ao�t._--Brise �gale du N.-O. Le radeau marche avec rapidit� et en ligne droite. La c�te reste � trente lieues sous le vent. Rien � l'horizon. L'intensit� de la lumi�re ne varie pas. Beau temps, c'est-�-dire que les nuages sont fort �lev�s, peu �pais et baign�s dans une atmosph�re blanche, comme serait de l'argent en fusion. Thermom�tre: + 32� centigr. A midi Mans pr�pare un hame�on � l'extr�mit� d'une corde; il l'amorce avec un petit morceau de viande et le jette � la mer. Pendant deux heures il ne prend rien. Ces eaux sont donc inhabit�es? Non. Une secousse se produit. Hans tire sa ligne et ram�ne un poisson qui se d�bat vigoureusement. �Un poisson! s'�crie mon oncle. --C'est un esturgeon! m'�criai-je � mon tour, un esturgeon de petite taille!� Le professeur regarde attentivement l'animal et ne partage pas mon opinion. Ce poisson a la t�te plate, arrondie et la partie ant�rieure du corps couverte de plaques osseuses; sa bouche est priv�e de dents; des nageoires pectorales assez d�velopp�es sont ajust�es � son corps d�pourvu de queue. Cet animal appartient bien � un ordre o� les naturalistes ont class� l'esturgeon, mais il en diff�re par des c�t�s assez essentiels. Mon oncle ne s'y trompe pas, car, apr�s un assez court examen, il dit: �Ce poisson appartient � une famille �teinte depuis des si�cles et dont on retrouve des traces fossiles dans le terrain d�vonien. -Comment! dis-je, nous aurions pu prendre vivant un de ces habitants des mers primitives? --Oui, r�pond le professeur en continuant ses observations, et tu vois que ces poissons fossiles n'ont aucune identit� avec les esp�ces actuelles. Or, tenir un de ces �tres vivant c'est un v�ritable bonheur de naturaliste. --Mais � quelle famille appartient-il? --A l'ordre des Gano�des, famille des C�phalaspides, genre... --Eh bien? --Genre des Pterychtis, j'en jurerais; mais celui-ci offre une particularit� qui, dit-on, se rencontre chez les poissons des eaux souterraines. --Laquelle? --Il est aveugle! --Aveugle! --Non seulement aveugle, mais l'organe de la vue lui manque absolument.� Je regarde. Rien n'est plus vrai. Mais ce peut �tre un cas particulier. La ligne est donc amorc�e de nouveau et rejet�e � la mer. Cet oc�an, � coup s�r, est fort poissonneux, car en deux heures nous prenons une grande quantit� de Pterychtis, ainsi que des poissons appartenant � une famille �galement �teinte, les Dipterides, mais dont mon oncle ne peut reconna�tre le genre. Tous sont d�pourvus de l'organe de la vue. Cette p�che inesp�r�e renouvelle avantageusement nos provisions. Ainsi donc, cela para�t constant, cette mer ne renferme que des esp�ces fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptiles sont d'autant plus parfaits que leur cr�ation est plus ancienne. Peut-�tre rencontrerons-nous quelques-uns de ces sauriens que la science a su refaire avec un bout d'ossement ou de cartilage. Je prends la lunette et j'examine la mer. Elle est d�serte. Sans doute nous sommes encore trop rapproch�s des c�tes. Je regarde dans les airs. Pourquoi quelques-uns de ces oiseaux reconstruits par l'immortel Cuvier ne battraient-ils pas de leurs ailes ces lourdes couches atmosph�riques? Les poissons leur fourniraient une suffisante nourriture. J'observe l'espace, mais les airs sont inhabit�s comme les rivages. Cependant mon imagination m'emporte dans les merveilleuses hypoth�ses de la pal�ontologie. Je r�ve tout �veill�. Je crois voir � la surface des eaux ces �normes Chersites, ces tortues ant�diluviennes, semblables � des �lots flottants. Il me semble que sur les gr�ves assombries passent les grands mammif�res des premiers jours, le Leptotherium, trouv� dans les cavernes du Br�sil, le mericotherium, venu des r�gions glac�es de la Sib�rie. Plus loin, le pachyderme Lophiodon, ce tapir gigantesque, se cache derri�re les rocs, pr�t � disputer sa proie � l'Anoplotherium, animal �trange, qui tient du rhinoc�ros, du cheval, de l'hippopotame et du chameau, comme si le Cr�ateur, press� aux premi�res heures du monde, e�t r�uni plusieurs animaux en un seul. Le Mastodonte g�ant fait tournoyer sa trompe et broie sous ses d�fenses les rochers du rivage, tandis que le Megatherium, arc-bout� sur ses �normes pattes, fouille la terre en �veillant par ses rugissements l'�cho des granits sonores. Plus haut, le Protopith�que, le premier singe apparu � la surface du globe, gravit les cimes ardues. Plus haut encore, le Pt�rodactyle, � la main ail�e, glisse comme une large chauve-souris sur l'air comprim�. Enfin, dans les derni�res couches, des oiseaux immenses, plus puissants que le casoar, plus grands que l'autruche, d�ploient leurs vastes ailes et vont donner de la t�te contre la paroi de la vo�te granitique. Tout ce monde fossile rena�t dans mon imagination. Je me reporte aux �poques bibliques de la cr�ation, bien avant la naissance de l'homme, lorsque la terre incompl�te ne pouvait lui suffire encore. Mon r�ve alors devance l'apparition des �tres anim�s. Les mammif�res disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles de l'�poque secondaire, et enfin les poissons, les crustac�s, les mollusques, les articul�s. Les zoophytes de la p�riode de transition retournent au n�ant � leur tour. Toute la vie de la terre se r�sume en moi, et mon coeur est seul � battre dans ce monde d�peupl�. Il n'y plus de saisons; il n'y a plus de climats; la chaleur propre du globe s'accro�t sans cesse et neutralise celle de l'astre radieux. La v�g�tation s'exag�re; je passe comme une ombre au milieu des foug�res arborescentes, foulant de mon pas incertain les marnes iris�es et les gr�s bigarr�s du sol; je m'appuie au tronc des conif�res immenses; je me couche � l'ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et des Lycopodes hauts de cent pieds. Les si�cles s'�coulent comme des jours; je remonte la s�rie des transformations terrestres; les plantes disparaissent; les roches granitiques perdent leur duret�; l'�tat liquide va remplacer l'�tat solide sous l'action d'une chaleur plus intense; les eaux courent � la surface du globe; elles bouillonnent, elles se volatilisent; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu � peu ne forme plus qu'une masse gazeuse, port�e au rouge blanc, grosse comme le soleil et brillante comme lui! Au centre de cette n�buleuse, quatorze cent mille fois plus consid�rable que ce globe qu'elle va former un jour, je suis entra�n� dans les espaces plan�taires; mon corps se subtilise, se sublime � son tour et se m�lange comme un atome impond�rable � ces immenses vapeurs qui tracent dans l'infini leur orbite enflamm�e! Quel r�ve! O� m'emporte-t-il? Ma main fi�vreuse en jette sur le papier les �tranges d�tails. J'ai tout oubli�, et le professeur, et le guide, et le radeau! Une hallucination s'est empar�e de mon esprit... �Qu'as-tu?� dit mon oncle. Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir. �Prends garde, Axel, tu vas tomber � la mer!� En m�me temps, je me sens saisir vigoureusement par la main de Hans. Sans lui, sous l'empire de mon r�ve, je me pr�cipitais dans les flots. �Est-ce qu'il devient fou? s'�crie le professeur. --Qu'y a-t-il? dis-je enfin, en revenant � moi. --Es-tu malade? --Non, j'ai eu un moment d'hallucination, mais il est pass�. Tout va bien, d'ailleurs? --Oui! bonne brise, belle mer! nous filons rapidement, et si mon estime ne m'a pas tromp�, nous ne pouvons tarder � atterrir.� � ces paroles, je me l�ve, je consulte l'horizon; mais la ligne d'eau se confond toujours avec la ligne des nuages. XXXIII _Samedi 15 ao�t._--La mer conserve sa monotone uniformit�. Nulle terre n'est en vue. L'horizon parait excessivement recul�. J'ai la t�te encore alourdie par la violence de mon r�ve. Mon oncle n'a pas r�v�, lui, mais il est de mauvaise humeur; il parcourt tous les points de l'espace avec sa lunette et se croise les bras d'un air d�pit�. Je remarque que le professeur Lidenbrock tend � redevenir l'homme impatient du pass�, et je consigne le fait sur mon journal. Il a fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de lui quelque �tincelle d'humanit�; mais, depuis ma gu�rison, la nature a repris le dessus. Et cependant, pourquoi s'emporter? Le voyage ne s'accomplit-il pas dans les circonstances les plus favorables? Est-ce que le radeau ne file pas avec une merveilleuse rapidit�? �Vous semblez inquiet, mon oncle? dis-je, en le voyant souvent porter la lunette � ses yeux. --Inquiet? Non. --Impatient, alors? --On le serait � moins! --Cependant nous marchons avec vitesse... --Que m'importe? Ce n'est pas la vitesse qui est trop petite, c'est la mer qui est trop grande!� Je me souviens alors que le professeur, avant notre d�part, estimait � une trentaine de lieues la longueur de ce souterrain. Or nous avons parcouru un chemin trois fois plus long, et les rivages du sud n'apparaissent pas encore. �Nous ne descendons pas! reprend le professeur. Tout cela est du temps perdu, et, en somme, je ne suis pas venu si loin pour faire une partie de bateau sur un �tang! Il appelle cette travers�e une partie de bateau, et cette mer un �tang! �Mais, dis-je, puisque nous avons suivi la route indiqu�e par Saknussemm... --C'est la question. Avons-nous suivi cette route? Saknussemm a-t-il rencontr� cette �tendue d'eau? L'a-t-il travers�e? Ce ruisseau que nous avons pris pour guide ne nous a-t-il pas compl�tement �gar�s? --En tout cas, nous ne pouvons regretter, d'�tre venus jusqu'ici. Ce spectacle est magnifique, et... --Il ne s'agit pas de voir. Je me suis propos� un but, et je veux l'atteindre! Ainsi ne me parle pas d'admirer!� Je me le tiens pour dit, et je laisse le professeur se ronger les l�vres d'impatience. A six heures du soir, Hans r�clame sa paye, et ses trois rixdales lui sont compt�s. _Dimanche 16 ao�t._--Rien de nouveau. M�me temps. Le vent a une l�g�re tendance � fra�chir. En me r�veillant, mon premier soin est de constater l'intensit� de la lumi�re. Je crains toujours que le ph�nom�ne �lectrique ne vienne � s'obscurcir, puis � s'�teindre. Il n'en est rien: l'ombre du radeau est nettement dessin�e � la surface des flots. Vraiment cette mer est infinie! Elle doit avoir la largeur de la M�diterran�e, ou m�me de l'Atlantique. Pourquoi pas? Mon oncle sonde � plusieurs reprises; il attache un des plus lourds pics � l'extr�mit� d'une corde qu'il laisse filer de deux cents brasses. Pas de fond. Nous avons beaucoup de peine � ramener notre sonde. Quand le pic est remont� � bord, Hans me fait remarquer � sa surface des empreintes fortement accus�es. On dirait que ce morceau de fer a �t� vigoureusement serr� entre deux corps durs. Je regarde le chasseur. �T�nder!� fait-il. Je ne comprends pas. Je me tourne vers mon oncle, qui est enti�rement absorb� dans ses r�flexions. Je ne me soucie pas de le d�ranger. Je reviens vers l'Islandais. Celui-ci, ouvrant et refermant plusieurs fois la bouche, me fait comprendre sa pens�e. �Des dents!� dis-je avec stup�faction en consid�rant plus attentivement la barre de fer. Oui! ce sont bien des dents dont l'empreinte s'est incrust�e dans le m�tal! Les m�choires qu'elles garnissent doivent poss�der une force prodigieuse! Est-ce un monstre des esp�ces perdues qui s'agite sous la couche profonde des eaux, plus vorace que le squale, plus redoutable que la baleine! Je ne puis d�tacher mes regards de cette barre � demi rong�e! Mon r�ve de la nuit derni�re va-t-il devenir une r�alit�? Ces pens�es m'agitent pendant tout le jour, et mon imagination se calme � peine dans un sommeil de quelques heures. _Lundi 17 ao�t._--Je cherche � me rappeler les instincts particuliers � ces animaux ant�diluviens de l'�poque secondaire, qui, succ�dant aux mollusques, aux crustac�s et aux poissons, pr�c�d�rent l'apparition des mammif�res sur le globe. Le monde appartenait alors aux reptiles. Ces monstres r�gnaient en ma�tres dans les mers jurassiques[1]. La nature leur avait accord� la plus compl�te organisation. Quelle gigantesque structure! quelle force prodigieuse! Les sauriens actuels, alligators ou crocodiles, les plus gros et les plus redoutables, ne sont que des r�ductions affaiblies de leurs p�res des premiers �ges! [1] Mers de la p�riode secondaire qui ont form� les terrains dont se composent les montagnes du Jura. Je frissonne � l'�vocation que je fais de ces monstres. Nul oeil humain ne les a vus vivants. Ils apparurent sur la terre mille si�cles avant l'homme, mais leurs ossements fossiles, retrouv�s dans ce calcaire argileux que les Anglais nomment le lias, ont permis de les reconstruire anatomiquement et de conna�tre leur colossale conformation. J'ai vu au Mus�um de Hambourg le squelette de l'un de ces sauriens qui mesurait trente pieds de longueur. Suis-je donc destin�, moi, habitant de la terre, � me trouver face � face avec ces repr�sentants d'une famille ant�diluvienne? Non! c'est impossible. Cependant la marque des dents puissantes est grav�e sur la barre de fer, et � leur empreinte je reconnais qu'elles sont coniques comme celles du crocodile. Mes yeux se fixent avec effroi sur la mer; je crains de voir s'�lancer l'un de ces habitants des cavernes sous-marines. Je suppose que le professeur Lidenbrock partage mes id�es, sinon mes craintes, car, apr�s avoir examin� le pic, il parcourt l'oc�an du regard. �Au diable, dis-je en moi-m�me, cette id�e qu'il a eue de sonder! Il a troubl� quelque animal marin dans sa retraite, et si nous ne sommes pas attaqu�s en route!...� Je jette un coup d'oeil sur les armes, et je m'assure qu'elles sont en bon �tat. Mon oncle me voit faire et m'approuve du geste. D�j� de larges agitations produites � la surface des flots indiquent le trouble des couches recul�es. Le danger est proche. Il faut veiller. _Mardi 18 ao�t._--Le soir arrive, ou plut�t le moment o� le sommeil alourdit nos paupi�res, car la nuit manque � cet oc�an, et l'implacable lumi�re fatigue obstin�ment nos yeux, comme si nous naviguions sous le soleil des mers arctiques. Hans est � la barre. Pendant son quart je m'endors. Deux heures apr�s, une secousse �pouvantable me r�veille. Le radeau a �t� soulev� hors des flots avec une indescriptible puissance et rejet� � vingt toises de l�. �Qu'y a-t-il? s'�cria mon oncle; avons-nous touch�?� Hans montre du doigt, � une distance de deux cents toises, une masse noir�tre qui s'�l�ve et s'abaisse tour � tour. Je regarde et je m'�crie: �C'est un marsouin colossal! --Oui, r�plique mon oncle, et voil� maintenant un l�zard de mer d'une grosseur peu commune. --Et plus loin un crocodile monstrueux! Voyez sa large m�choire et les rang�es de dents dont elle est arm�e. Ah! il dispara�t! --Une baleine! une baleine! s'�crie alors le professeur. J'aper�ois ses nageoires �normes! Vois l'air et l'eau qu'elle chasse par ses �vents!� En effet, deux colonnes liquides s'�l�vent � une hauteur consid�rable au-dessus de la mer. Nous restons surpris, stup�faits, �pouvant�s, en pr�sence de ce troupeau de monstres marins. Ils ont des dimensions surnaturelles, et le moindre d'entre eux briserait le radeau d'un coup de dent. Hans veut mettre la barre au vent, afin de fuir ce voisinage dangereux; mais il aper�oit sur l'autre bord d'autres ennemis non moins redoutables: une tortue large de quarante pieds, et un serpent long de trente, qui darde sa t�te �norme au-dessus des flots. Impossible de fuir. Ces reptiles s'approchent; ils tournent autour du radeau avec une rapidit� que des convois lanc�s � grande vitesse ne sauraient �galer; ils tracent autour de lui des cercles concentriques. J'ai pris ma carabine. Mais quel effet peut produire une balle sur les �cailles dont le corps de ces animaux est recouvert? Nous sommes muets d'effroi. Les voici qui s'approchent! D'un c�t� le crocodile, de l'autre le serpent. Le reste du troupeau marin a disparu. Je vais faire feu. Hans m'arr�te d'un signe. Les deux monstres passent � cinquante toises du radeau, se pr�cipitent l'un sur l'autre, et leur fureur les emp�che de nous apercevoir. Le combat s'engage � cent toises du radeau. Nous voyons distinctement les deux monstres aux prises. Mais il me semble que maintenant les autres animaux viennent prendre part � la lutte, le marsouin, la baleine, le l�zard, la tortue; � chaque instant je les entrevois. Je les montre � l'Islandais. Celui-ci remue la t�te n�gativement. �Tva�, fait-il. --Quoi! deux! il pr�tend que deux animaux seulement... --Il a raison, s'�crie mon oncle, dont la lunette n'a pas quitt� les yeux. --Par exemple! --Oui! le premier de ces monstres a le museau d'un marsouin, la t�te d'un l�zard, les dents d'un crocodile, et voil� ce qui nous a tromp�s. C'est le plus redoutable des reptiles ant�diluviens, l'Ichthyosaurus! --Et l'autre? --L'autre, c'est un serpent cach� dans la carapace d'une tortue, le terrible ennemi du premier, le Plesiosaurus!� Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublent ainsi la surface de la mer, et j'ai devant les yeux deux reptiles des oc�ans primitifs. J'aper�ois l'oeil sanglant de l'Ichthyosaurus, gros comme la t�te d'un homme. La nature l'a dou� d'un appareil d'optique d'une extr�me puissance et capable de r�sister � la pression des couches d'eau dans les profondeurs qu'il habite. On l'a justement nomm� la baleine des Sauriens, car il en a la rapidit� et la taille. Celui-ci ne mesure pas moins de cent pieds, et je peux juger de sa grandeur quand il dresse au-dessus des flots les nageoires verticales de sa queue. Sa m�choire est �norme, et d'apr�s les naturalistes, elle ne compte pas moins de cent quatre-vingt-deux dents. Le Plesiosaurus, serpent � tronc cylindrique, � queue courte, a les pattes dispos�es en forme de rame. Son corps est enti�rement rev�tu d'une carapace, et son cou, flexible comme celui du cygne, se dresse � trente pieds au-dessus des flots. Ces animaux s'attaquent avec une indescriptible furie. Ils soul�vent des montagnes liquides qui s'�tendent jusqu'au radeau. Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer. Des sifflements d'une prodigieuse intensit� se font entendre. Les deux b�tes sont enlac�es. Je ne puis les distinguer l'une de l'autre! Il faut tout craindre de la rage du vainqueur. Une heure, deux heures se passent. La lutte continue avec le m�me acharnement. Les combattants se rapprochent du radeau et s'en �loignent tour � tour. Nous restons immobiles, pr�ts � faire feu. Soudain l'Ichthyosaurus et le Plesiosaurus disparaissent en creusant un v�ritable ma�lstrom. Le combat va-t-il se terminer dans les profondeurs de la mer? Mais tout � coup une t�te �norme s'�lance au dehors, la t�te du Plesiosaurus. Le monstre est bless� � mort. Je n'aper�ois plus son immense carapace. Seulement, son long cou se dresse, s'abat, se rel�ve, se recourbe, cingle les flots comme un fouet gigantesque et se tord comme un ver coup�. L'eau rejaillit � une distance consid�rable. Elle nous aveugle. Mais bient�t l'agonie du reptile touche � sa fin, ses mouvements diminuent, ses contorsions s'apaisent, et ce long tron�on de serpent s'�tend comme une masse inerte sur les flots calm�s. Quant � l'Ichthyosaurus, a-t-il donc regagn� sa caverne sous-marine, ou va-t-il repara�tre � la surface de la mer? XXXIV _Mercredi 19 ao�t._--Heureusement le vent, qui souffle avec force, nous a permis de fuir rapidement le th��tre du combat. Hans est toujours au gouvernail. Mon oncle, tir� de ses absorbantes id�es par les incidents de ce combat, retombe dans son impatiente contemplation de la mer. Le voyage reprend sa monotone uniformit�, que je ne tiens pas � rompre au prix des dangers d'hier. _Jeudi 20 ao�t._--Brise N.-N.-E. assez in�gale. Temp�rature chaude. Nous marchons avec une vitesse de trois lieues et demie � l'heure. Vers midi un bruit tr�s �loign� se fait entendre. Je consigne ici le fait sans pouvoir en donner l'explication. C'est un mugissement continu. �Il y a au loin, dit le professeur, quelque rocher, ou quelque �lot sur lequel la mer se brise.� Hans se hisse au sommet du m�t, mais ne signale aucun �cueil. L'oc�an est uni jusqu'� sa ligne d'horizon. Trois heures se passent. Les mugissements semblent provenir d'une chute d'eau �loign�e. Je le fais remarquer � mon oncle, qui secoue la t�te. J'ai pourtant la conviction que je ne me trompe pas. Courons-nous donc � quelque cataracte qui nous pr�cipitera dans l'ab�me? Que cette mani�re de descendre plaise au professeur, parce qu'elle se rapproche de la verticale, c'est possible, mais � moi... En tout cas, il doit y avoir � quelques lieues au vent un ph�nom�ne bruyant, car maintenant les mugissements se font entendre avec une grande violence. Viennent-ils du ciel ou de l'oc�an? Je porte mes regards vers les vapeurs suspendues dans l'atmosph�re, et je cherche � sonder leur profondeur. Le ciel est tranquille; les nuages, emport�s au plus haut de la vo�te, semblent immobiles et se perdent dans l'intense irradiation de la lumi�re. Il faut donc chercher ailleurs la cause de ce ph�nom�ne. J'interroge alors l'horizon pur et d�gag� de toute brume. Son aspect n'a pas chang�. Mais si ce bruit vient d'une chute, d'une cataracte; si tout cet oc�an se pr�cipite dans un bassin inf�rieur, si ces mugissements sont produits par une masse d'eau qui tombe, le courant doit s'activer, et sa vitesse croissante peut me donner la mesure du p�ril dont nous sommes menac�s. Je consulte le courant. Il est nul. Une bouteille vide que je jette � la mer reste sous le vent. Vers quatre heures, Hans se l�ve, se cramponne au m�t et monte � son extr�mit�. De l� son regard parcourt l'arc de cercle que l'oc�an d�crit devant le radeau et s'arr�te � un point. Sa figure n'exprime aucune surprise, mais son poil est devenu fixe. �Il a vu quelque chose, dit mon oncle. --Je le crois.� Hans redescend, puis il �tend son bras vers le sud en disant: �Der nere!� --L�-bas?� r�pond mon oncle. Et saisissant sa lunette, il regarde attentivement pendant une minute, qui me para�t un si�cle. �Oui, oui! s'�crie-t-il. --Que voyez-vous? --Une gerbe immense qui s'�l�ve au-dessus des flots. --Encore quelque animal marin? --Alors mettons le cap plus � l'ouest, car nous savons � quoi nous en tenir sur le danger de rencontrer ces monstres ant�diluviens! --Laissons aller,� r�pond mon oncle. Je me retourne vers Hans. Hans maintient sa barre avec une inflexible rigueur. Cependant, si de la distance qui nous s�pare de cet animal, et qu'il faut estimer � douze lieues au moins, on peut apercevoir la colonne d'eau chass�e par ses �vents, il doit �tre d'une taille surnaturelle. Fuir serait se conformer aux lois de la plus vulgaire prudence. Mais nous ne sommes pas venus ici pour �tre prudents. On va donc en avant. Plus nous approchons, plus la gerbe grandit. Quel monstre peut s'emplir d'une pareille quantit� d'eau et l'expulser ainsi sans interruption? A huit heures du soir nous ne sommes pas � deux lieues de lui. Son corps noir�tre, �norme, monstrueux, s'�tend dans la mer comme un �lot. Est-ce illusion? est-ce effroi? Sa longueur me parait d�passer mille toises! Quel est donc ce c�tac� que n'ont pr�vu ni les Cuvier ni les Blumembach? Il est immobile et comme endormi; la mer semble ne pouvoir le soulever, et ce sont les vagues qui ondulent sur ses flancs. La colonne d'eau, projet�e � une hauteur de cinq cents pieds retombe avec un bruit assourdissant. Nous courons en insens�s vers cette masse puissante que cent baleines ne nourriraient pas pour un jour. La terreur me prend. Je ne veux pas aller plus loin! Je couperai, s'il le faut, la drisse de la voile! Je me r�volte contre le professeur, qui ne me r�pond pas. Tout � coup Hans se l�ve, et montrant du doigt le point mena�ant: �Holme!� dit-il. --Une �le! s'�crie mon oncle. --Une �le! dis-je � mon tour en haussant les �paules. --�videmment, r�pond le professeur en poussant un vaste �clat de rire. --Mais cette colonne d'eau! --Geyser[1] fait Hans. [1] Source jaillissante tr�s c�l�bre situ�e au pied de l'H�cla. --Eh! sans doute, geyser, riposte mon oncle, un geyser pareil � ceux de l'Islande!� Je ne veux pas, d'abord, m'�tre tromp� si grossi�rement. Avoir pris un �lot pour un monstre marin! Mais l'�vidence se fait, et il faut enfin convenir de mon erreur. Il n'y a l� qu'un ph�nom�ne naturel. A mesure que nous approchons, les dimensions de la gerbe liquide deviennent grandioses. L'�lot repr�sente � s'y m�prendre un c�tac� immense dont la t�te domine les flots � une hauteur de dix toises. Le geyser, mot que les Islandais prononcent �geysir� et qui signifie �fureur�, s'�l�ve majestueusement � son extr�mit�. De sourdes d�tonations �clatent par instants, et l'�norme jet, pris de col�res plus violentes, secoue son panache de vapeurs en bondissant jusqu'� la premi�re couche de nuages. Il est seul. Ni fumerolles, ni sources chaudes ne l'entourent, et toute la puissance volcanique se r�sume en lui. Les rayons de la lumi�re �lectrique viennent se m�ler � cette gerbe �blouissante, dont chaque goutte se nuance de toutes les couleurs du prisme. �Accostons,� dit le professeur. Mais il faut, �viter avec soin cette trombe d'eau, qui coulerait le radeau en un instant. Hans, manoeuvrant adroitement, nous am�ne � l'extr�mit� de l'�lot. Je saute sur le roc; mon oncle me suit lestement, tandis que le chasseur demeure � son poste, comme un homme au-dessus de ces �tonnements. Nous marchons sur un granit m�l� de tuf siliceux; le sol frissonne sous nos pieds comme les flancs d'une chaudi�re o� se tord de la vapeur surchauff�e; il est br�lant. Nous arrivons en vue d'un petit bassin central d'o� s'�l�ve le geyser. Je plonge dans l'eau qui coule en bouillonnant un thermom�tre � d�versement, et il marque une chaleur de cent soixante-trois degr�s. Ainsi donc cette eau sort d'un foyer ardent. Cela contredit singuli�rement les th�ories du professeur Lidenbrock. Je ne puis m'emp�cher d'en faire la remarque. �Eh bien, r�plique-t-il, qu'est-ce que cela prouve, contre ma doctrine? --Rien,� dis-je d'un ton sec, en voyant que je me heurte � un ent�tement absolu. N�anmoins, je suis forc� d'avouer que nous sommes singuli�rement favoris�s jusqu'ici, et que, pour une raison qui m'�chappe, ce voyage s'accomplit dans des conditions particuli�res de temp�rature; mais il me para�t �vident, certain, que nous arriverons un jour ou l'autre � ces r�gions o� la chaleur centrale atteint les plus hautes limites et d�passe toutes les graduations des thermom�tres. Nous verrons bien. C'est le mot du professeur, qui, apr�s avoir baptis� cet �lot volcanique du nom de son neveu, donne le signal de rembarquement. Je reste pendant quelques minutes encore � contempler le geyser. Je remarque que son jet est irr�gulier dans ses acc�s, qu'il diminue parfois d'intensit�, puis reprend avec une nouvelle vigueur, ce que j'attribue aux variations de pression des vapeurs accumul�es dans son r�servoir. Enfin nous partons en contournant les roches tr�s accores du sud. Hans a profit� de cette halte pour remettre le radeau en �tat. Mais avant de d�border je fais quelques observations pour calculer la distance parcourue, et je les note sur mon journal. Nous avons franchi deux cent soixante-dix lieues de mer depuis Port-Gra�ben, et nous sommes � six cent vingt lieues de l'Islande, sous l'Angleterre. XXXV _Vendredi 21 ao�t._--Le lendemain le magnifique geyser a disparu. Le vent a fra�chi, et nous a rapidement �loign�s de l'�lot Axel. Les mugissements se sont �teints peu � peu. Le temps, s'il est permis de s'exprimer ainsi, va changer avant peu. L'atmosph�re se charge de vapeurs, qui emportent avec elles l'�lectricit� form�e par l'�vaporation des eaux salines, les nuages s'abaissent sensiblement et prennent une teinte uniform�ment oliv�tre; les rayons �lectriques peuvent � peine percer cet opaque rideau baiss� sur le th��tre o� va se jouer le drame des temp�tes. Je me sens particuli�rement impressionn�, comme l'est sur terre toute cr�ature � l'approche d'un cataclysme. Les �cumulus[1]� entass�s dans le sud pr�sentent un aspect sinistre; ils ont cette apparence �impitoyable� que j'ai souvent remarqu�e au d�but des orages. L'air est lourd, la mer est calme. [1] Nuages de formes arrondies. Au loin les nuages ressemblent � de grosses balles de coton amoncel�es dans un pittoresque d�sordre; peu � peu ils se gonflent et perdent en nombre ce qu'ils gagnent en grandeur; leur pesanteur est telle qu'ils ne peuvent se d�tacher de l'horizon; mais, au souffle des courants �lev�s, ils se fondent peu � peu, s'assombrissent et pr�sentent bient�t une couche unique d'un aspect redoutable; parfois une pelote de vapeurs, encore �clair�e, rebondit sur ce tapis gris�tre et va se perdre bient�t dans la masse opaque. �videmment l'atmosph�re est satur�e de fluide, j'en suis tout impr�gn�, mes cheveux se dressent sur ma t�te comme aux abords d'une machine �lectrique. Il me semble que, si mes compagnons me touchaient en ce moment, ils recevraient une commotion violente. A dix heures du matin, les sympt�mes de l'orage sont plus d�cisifs; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendre haleine; la nue ressemble � une outre immense dans laquelle s'accumulent les ouragans. Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je ne puis m'emp�cher de dire: �Voil� du mauvais temps qui se pr�pare.� Le professeur ne r�pond pas. Il est d'une humeur massacrante, � voir l'oc�an se prolonger ind�finiment devant ses yeux. Il hausse les �paules � mes paroles. �Nous aurons de l'orage, dis-je en �tendant la main vers l'horizon, ces nuages s'abaissent sur la mer comme pour l'�craser!� Silence g�n�ral. Le vent se tait. La nature a l'air d'une morte et ne respire plus. Sur le mat, o� je vois d�j� poindre un l�ger feu Saint-Elme, la voile d�tendue tombe en plis lourds. Le radeau est immobile au milieu d'une mer �paisse et sans ondulations. Mais, si nous ne marchons plus, � quoi bon conserver cette toile, qui peut nous mettre en perdition au premier choc de la temp�te? �Amenons-la, dis-je, abattons notre m�t: cela sera prudent. --Non, par le diable! s'�crie mon oncle, cent fois non! Que le vent nous saisisse! que l'orage nous emporte! mais que j'aper�oive enfin les rochers rivage, quand notre radeau devrait s'y briser en mille pi�ces!� Ces paroles ne sont pas achev�es que l'horizon du sud change subitement d'aspect; les vapeurs accumul�es se r�solvent en eau, et l'air, violemment appel� pour combler les vides produits par la condensation, se fait ouragan. Il vient des extr�mit�s les plus recul�es de la caverne. L'obscurit� redouble. C'est � peine si je puis prendre quelques notes incompl�tes. Le radeau se soul�ve, il bondit. Mon oncle est jet� de son haut. Je me tra�ne jusqu'� lui. Il s'est fortement cramponn� � un bout de c�ble et parait consid�rer avec plaisir ce spectacle des �l�ments d�cha�n�s. Hans ne bouge pas. Ses longs cheveux, repouss�s par l'ouragan et ramen�s sur sa face immobile, lui donnent une �trange physionomie, car chacune de leurs extr�mit�s est h�riss�e de petites aigrettes lumineuses. Son masque effrayant est celui d'un homme ant�diluvien, contemporain des Ichthyosaures et des Megatherium. Cependant le m�t r�siste. La voile se tend comme une bulle pr�te � crever. Le radeau file avec un emportement que je ne puis estimer, mais moins vite encore que ces gouttes d'eau d�plac�es sous lui, dont la rapidit� fait des lignes droites et nettes. �La voile! la voile! dis-je, en faisant signe de l'abaisser. --Non! r�pond mon oncle. --Nej,� fait Hans en remuant doucement la t�te. Cependant la pluie forme une cataracte mugissante devant cet horizon vers lequel nous courons en insens�s. Mais avant qu'elle n'arrive jusqu'� nous le voile de nuage se d�chire, la mer entre en �bullition et l'�lectricit�, produite par une vaste action chimique qui s'op�re dans les couches sup�rieures, est mise en jeu. Aux �clats du tonnerre se m�lent les jets �tincelants de la foudre; des �clairs sans nombre s'entre-croisent au milieu des d�tonations; la masse des vapeurs devient incandescente; les gr�lons qui frappent le m�tal de nos outils ou de nos armes se font lumineux; les vagues soulev�es semblent �tre autant de mamelons ignivomes sous lesquels couve un feu int�rieur, et dont chaque cr�te est empanach�e d'une flamme. Mes yeux sont �blouis par l'intensit� de la lumi�re, mes oreilles bris�es par le fracas de la foudre; il faut me retenir au m�t, qui plie comme un roseau sous la violence de l'ouragan.......... ................................................................ .............................. [Ici mes notes de voyage devinrent tr�s incompl�tes. Je n'ai plus retrouv� que quelques observations fugitives et prises machinalement pour ainsi dire. Mais, dans leur bri�vet�, dans leur obscurit� m�me, elles sont empreintes de l'�motion qui me dominait, et mieux que ma m�moire elles me donnent le sentiment de notre situation.] .............................................................. ................................ _Dimanche 23 ao�t._--O� sommes-nous? Emport�s avec une incomparable rapidit�. La nuit a �t� �pouvantable. L'orage ne se calme pas. Nous vivons dans un milieu de bruit, une d�tonation incessante. Nos oreilles saignent. On ne peut �changer une parole. Les �clairs ne discontinuent pas. Je vois des zigzags r�trogrades qui, apr�s un jet rapide, reviennent de bas ou haut et vont frapper la vo�te de granit. Si elle allait s'�crouler! D'autres �clairs se bifurquent ou prennent la forme de globes de feu qui �clatent comme des bombes. Le bruit g�n�ral ne parait pas s'en accro�tre; il a d�pass� la limite d'intensit� que peut percevoir l'oreille humaine, et, quand toutes les poudri�res du monde viendraient � sauter ensemble, nous ne saurions en entendre davantage. Il y a �mission continue de lumi�re � la surface des nuages; la mati�re �lectrique se d�gage incessamment de leurs mol�cules; �videmment les principes gazeux de l'air sont alt�r�s; des colonnes d'eau innombrables s'�lancent dans l'atmosph�re et retombent en �cumant. O� allons-nous?... Mon oncle est couch� tout de son long � l'extr�mit� du radeau. La chaleur redouble. Je regarde le thermom�tre; il indique... [Le chiffre est effac�.] _Lundi 24 ao�t._--Cela ne finira pas! Pourquoi l'�tat de cette atmosph�re si dense, une fois modifi�, ne serait-il pas d�finitif? Nous sommes bris�s de fatigue, Hans comme � l'ordinaire. Le radeau court invariablement vers le sud-est. Nous avons fait plus de deux cents lieues depuis l'�lot Axel. A midi la violence de l'ouragan redouble; il faut lier solidement tout les objets composant la cargaison. Chacun de nous s'attache �galement. Les flots passent par-dessus notre t�te. Impossible de s'adresser une seule parole depuis trois jours. Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos l�vres; il ne se produit aucun son appr�ciable. M�me en se parlant � l'oreille on ne peut s'entendre. Mon oncle s'est approch� de moi. Il a articul� quelques paroles. Je crois qu'il m'a dit: �Nous sommes perdus.� Je n'en suis pas certain. Je prends le parti de lui �crire ces mots: �Amenons notre voile.� Il me fait signe qu'il y consent. Sa t�te n'a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu'un disque de feu appara�t au bord du radeau. Le m�t et la voile sont partis tout d'un bloc, et je les ai vus s'enlever � une prodigieuse hauteur, semblables au Pt�rodactyle, cet oiseau fantastique des premiers si�cles. Nous sommes glac�s d'effroi; la boule mi-partie blanche, mi-partie azur�e, de la grosseur d'une bombe de dix pouces, se prom�ne lentement, en tournant avec une surprenante vitesse sous la lani�re de l'ouragan. Elle vient ici, l�, monte sur un des b�tis du radeau, saute sur le sac aux provisions, redescend l�g�rement, bondit, effleure la caisse � poudre. Horreur! Nous allons sauter! Non! Le disque �blouissant s'�carte; il s'approche de Hans, qui le regarde fixement; de mon oncle, qui se pr�cipite � genoux pour l'�viter; de moi, p�le et frissonnant sous l'�clat de la lumi�re et de la chaleur; il pirouette pr�s de mon pied, que j'essaye de retirer. Je ne puis y parvenir. Une odeur de gaz nitreux remplit l'atmosph�re; elle p�n�tre le gosier, les poumons. On �touffe. Pourquoi ne puis-je retirer mon pied? Il est donc riv� au radeau? Ah! la chute de ce globe �lectrique a aimant� tout le fer du bord; les instruments, les outils, les armes s'agitent en se heurtant avec un cliquetis aigu; les clous de ma chaussure adh�rent violemment � une plaque de fer incrust�e dans le bois. Je ne puis retirer mon pied! Enfin, par un violent, effort, je l'arrache au moment o� la boule allait le saisir dans son mouvement giratoire et m'entra�ner moi-m�me, si... Ah! quelle lumi�re intense! le globe �clate! nous sommes couverts par des jets de flammes! Puis tout s'�teint. J'ai eu le temps de voir mon oncle �tendu sur le radeau; Hans toujours � sa barre et �crachant du feu� sous l'influence de l'�lectricit� qui le p�n�tre! O� allons-nous? o� allons-nous? ....................................................... _Mardi 25 ao�t._--Je sors d'un �vanouissement prolong�; l'orage continue; les �clairs se d�cha�nent comme une couv�e de serpents l�ch�e dans l'atmosph�re. Sommes-nous toujours sur la mer? Oui, et emport�s avec une vitesse incalculable. Nous avons pass� sous l'Angleterre, sous la Manche, sous la France, sous l'Europe enti�re, peut-�tre! ....................................................... Un bruit nouveau se fait entendre! �videmment, la mer qui se brise sur des rochers!... Mais alors... ....................................................... ....................................................... XXXVI Ici se termine ce que j'ai appel� �le journal du bord,� si heureusement sauv� du naufrage. Je reprends mon r�cit comme devant. Ce qui se passa au choc du radeau contre les �cueils de la c�te, je ne saurais le dire. Je me sentis pr�cipit� dans les flots, et si j'�chappai � la mort, si mon corps ne fut pas d�chir� sur les rocs aigus, c'est que le bras vigoureux de Hans me retira de l'ab�me. Le courageux Islandais me transporta hors de la port�e des vagues, sur un sable br�lant o� je me trouvai c�te � c�te avec mon oncle. Puis il revint vers ces rochers auxquels se heurtaient les lames furieuses, afin de sauver quelques �paves du naufrage. Je ne pouvais parler; j'�tais bris� d'�motions et de fatigues; il me fallut une grande heure pour me remettre. Cependant une pluie diluvienne continuait � tomber, mais avec ce redoublement qui annonce la fin des orages. Quelques rocs superpos�s nous offrirent un abri contre les torrents du ciel, Hans pr�para des aliments auxquels je ne pus toucher, et chacun de nous, �puis� par les veilles de trois nuits, tomba dans un douloureux sommeil. Le lendemain le temps �tait magnifique. Le ciel et la mer s'�taient apais�s d'un commun accord. Toute trace de temp�te avait disparu. Ce furent les paroles joyeuses du professeur qui salu�rent mon r�veil. �Eh bien, mon gar�on, s'�cria-t-il, as-tu bien dormi?� N'e�t-on pas dit que nous �tions dans la maison de K�nig-strasse, que je descendais tranquillement pour d�jeuner et que mon mariage avec la pauvre Gra�ben allait s'accomplir ce jour m�me? H�las! pour peu que la temp�te e�t jet� le radeau dans l'est, nous avions pass� sous l'Allemagne, sous ma ch�re ville de Hambourg, sous cette rue au demeurait tout ce que j'aimais au monde. Alors quarante lieues m'en s�paraient � peine! Mais quarante lieues verticales d'un mur de granit, et en r�alit�, plus de mille lieues � franchir! Toutes ces douloureuses r�flexions travers�rent rapidement mon esprit avant que je ne r�pondisse � la question de mon oncle. �Ah �a! r�p�ta-t-il, tu ne veux pas me dire si tu as bien dormi? --Tr�s bien, r�pondis-je; je suis encore bris�, mais cela ne sera rien. --Absolument rien, un peu de fatigue, et voil� tout. --Mais vous me paraissez bien gai, ce matin, mon oncle. --Enchant�, mon gar�on! enchant�! Nous sommes arriv�s! --Au terme de notre exp�dition? --Non, mais au bout de cette mer qui n'en finissait pas. Nous allons reprendre maintenant la voie de terre et nous enfoncer v�ritablement dans les entrailles du globe. --Mon oncle, permettez-moi une question. --Je te la permets, Axel. --Et le retour? --Le retour! Ah! tu penses � revenir quand on n'est m�me pas arriv�? --Non, je veux seulement demander comment il s'effectuera. --De la mani�re la plus simple du monde. Une fois arriv�s au centre du sph�ro�de, ou nous trouverons une route nouvelle pour remonter � sa surface, ou nous reviendrons tout bourgeoisement par le chemin d�j� parcouru. J'aime � penser qu'il ne se fermera pas derri�re nous. --Alors il faudra remettre le radeau en bon �tat. --N�cessairement. --Mais les provisions, en reste-t-il assez pour accomplir toutes ces grandes choses? --Oui, certes. Hans est un gar�on habile, et je suis s�r qu'il a sauv� la plus grande partie de la cargaison. Allons nous en assurer, d'ailleurs.� Nous quitt�mes cette grotte ouverte � toutes les brises. J'avais un espoir qui �tait en m�me temps une crainte; il me semblait impossible que le terrible abordage du radeau n'e�t pas an�anti tout ce qu'il portait. Je me trompais. A mon arriv�e sur le rivage, j'aper�us Hans au milieu d'une foule d'objets rang�s avec ordre. Mon oncle lui serra la main avec un vif sentiment de reconnaissance. Cet homme, d'un d�vouement surhumain dont on ne trouverait peut-�tre pas d'autre exemple, avait travaill� pendant que nous dormions et sauv� les objets les plus pr�cieux au p�ril de sa vie. Ce n'est pas que nous n'eussions fait des pertes assez sensibles, nos armes, par exemple; mais enfin on pouvait s'en passer. La provision de poudre �tait demeur�e intacte, apr�s avoir failli sauter pendant la temp�te. �Eh bien, s'�cria le professeur, puisque les fusils manquent, nous en serons quittes pour ne pas chasser. --Bon; mais les instruments? --Voici le manom�tre, le plus utile de tous, et pour lequel j'aurais donn� les autres! Avec lui, je puis calculer la profondeur et savoir quand nous aurons atteint le centre. Sans lui, nous risquerions d'aller au del� et de ressortir par les antipodes!� Cette ga�t� �tait f�roce. �Mais la boussole? demandai-je. --La voici, sur ce rocher, en parfait �tat, ainsi que le chronom�tre et les thermom�tres. Ah! le chasseur est un homme pr�cieux!� Il fallait bien le reconna�tre, en fait d'instruments, rien ne manquait.. Quant aux outils et aux engins, j'aper�us, �pars sur le sable, �chelles, cordes, pics, pioches, etc. Cependant il y avait encore la question des vivres � �lucider. �Et les provisions? dis-je, --Voyons les provisions,� r�pondit mon oncle. Les caisses qui les contenaient �taient align�es sur la gr�ve dans un parfait �tat de conservation; la mer les avait respect�es pour la plupart, et somme toute, en biscuits, viande sal�e, geni�vre et poissons secs, on pouvait compter encore sur quatre mois de vivres. �Quatre mois! s'�cria le professeur; nous avons le temps d'aller et de revenir, et avec ce qui restera je veux donner un grand d�ner � tous mes coll�gues du Johannaeum!� J'aurais d� �tre fait, depuis longtemps, au temp�rament de mon oncle, et pourtant cet homme-l� m'�tonnait toujours. �Maintenant, dit-il, nous allons refaire notre provision d'eau avec la pluie que l'orage a vers�e dans tous ces bassins de granit; par cons�quent, nous n'avons pas � craindre d'�tre pris par la soif. Quant au radeau, je vais recommander � Hans de le r�parer de son mieux, quoiqu'il ne doive plus nous servir, j'imagine! --Comment cela? m'�criai-je. --Une id�e � moi, mon gar�on! Je crois que nous ne sortirons pas par o� nous sommes entr�s.� Je regardai le professeur avec une certaine d�fiance; je me demandai s'il n'�tait pas devenu fou. Et cependant �il ne savait pas si bien dire.� �Allons d�jeuner,� reprit-il. Je le suivis sur un cap �lev�, apr�s qu'il eut donn� ses instructions au chasseur. L�, de la viande s�che, du biscuit et du th� compos�rent un repas excellent, et, je dois l'avouer, un des meilleurs que j'eusse fait de ma vie. Le besoin, le grand air, le calme apr�s les agitations, tout contribuait � me mettre en app�tit. Pendant le d�jeuner, je posai � mon oncle la question de savoir o� nous �tions en ce moment. �Cela, dis-je, me parait difficile � calculer. --A calculer exactement, oui, r�pondit-il; c'est m�me impossible, puisque, pendant ces trois jours de temp�te, je n'ai pu tenir note de la vitesse et de la direction du radeau; mais cependant nous pouvons relever notre situation � l'estime. --En effet, la derni�re observation a �t� faite � l'�lot du geyser... --A l'�lot Axel, mon gar�on. Ne d�cline pas cet honneur d'avoir baptis� de ton nom la premi�re �le d�couverte au centre du massif terrestre. --Soit! A l'�lot Axel, nous avions franchi environ deux cent soixante-dix lieues de mer et nous nous trouvions � plus de six cents lieues de l'Islande. --Bien! partons de ce point alors et comptons quatre jours d'orage, pendant lesquels notre vitesse n'a pas d� �tre inf�rieure � quatre-vingts lieues par vingt-quatre heures. --Je le crois. Ce serait donc trois cents lieues � ajouter. --Oui, et la mer Lidenbrock aurait � peu pr�s six cents lieues d'un rivage � l'autre! Sais-tu bien, Axel, qu'elle peut lutter de grandeur avec la M�diterran�e? --Oui, surtout si nous ne l'avons travers�e que dans sa largeur! --Ce qui est fort possible! --Et, chose curieuse, ajoutai-je, si nos calculs sont exacts, nous avons maintenant cette M�diterran�e sur notre t�te. --Vraiment! --Vraiment, car nous sommes � neuf cents lieues de Reykjawik! --Voil� un joli bout de chemin, mon gar�on; mais, que nous soyons plut�t sous la M�diterran�e que sous la Turquie ou sous l'Atlantique, cela ne peut s'affirmer que si notre direction n'a pas d�vi�. --Non, le vent paraissait constant; je pense donc que ce rivage doit �tre situ� au sud-est de Port-Gra�ben. --Bon, il est facile de s'en assurer en consultant la boussole. Allons consulter la boussole!� Le professeur se dirigea vers le rocher sur lequel Hans avait d�pos� les instrumente. Il �tait gai, all�gre, il se frottait les mains, il prenait des poses! Un vrai jeune homme! Je le suivis, assez curieux de savoir si je ne me trompais pas dans mon estime. Arriv� au rocher, mon oncle prit le compas, le posa horizontalement et observa l'aiguilla, qui, apr�s avoir oscill�, s'arr�ta dans une position fixe sous l'influence magn�tique. Mon oncle regarda, puis il se frotta les yeux et regarda de nouveau. Enfin il se retourna de mon c�t�, stup�fait. �Qu'y a-t-il?� demandai-je. Il me fit signe d'examiner l'instrument. Une exclamation de surprise m'�chappa. La fleur de l'aiguille marquait le nord l� o� nous supposions le midi! Elle se tournait vers la gr�ve au lieu de montrer la pleine mer! Je remuai la boussole, je l'examinai; elle �tait en parfait �tat. Quelque position que l'on f�t prendre � l'aiguille; celle-ci reprenait obstin�ment cette direction inattendue. Ainsi donc, il ne fallait plus en douter, pendant la temp�te une saute de vent s'�tait produite dont nous ne nous �tions pas aper�us et avait ramen� le radeau vers les rivages que mon oncle croyait laisser derri�re lui. XXXVII Il me serait impossible de peindre la succession des sentiments qui agit�rent le professeur Lidenbrock, la stup�faction, l'incr�dulit� et enfin la col�re. Jamais je ne vis homme si d�contenanc� d'abord, si irrit� ensuite. Les fatigues de la travers�e, les dangers courus, tout �tait � recommencer! Nous avions recul� au lieu de marcher en avant! Mais mon oncle reprit rapidement le dessus. �Ah! la fatalit� me joue de pareils tours! s'�cria-t-il; les �l�ments conspirent contre moi! l'air, le feu et l'eau combinent leurs efforts pour s'opposer � mon passage! Eh bien! l'on saura ce que peut ma volont�. Je ne c�derai pas, je ne reculerai pas d'une ligne, et nous verrons qui l'emportera de l'homme ou de la nature!� Debout sur le rocher, irrit�, mena�ant, Otto Lidenbrock, pareil au farouche Ajax, semblait d�fier les dieux. Mais je jugeai � propos d'intervenir et de mettre un frein � cette fougue insens�e. �Ecoutez-moi, lui dis-je d'un ton ferme. Il y a une limite � toute ambition ici-bas; il ne faut pas lutter contre l'impossible; nous sommes mal �quip�s pour un voyage sur mer; cinq cents lieues ne se font pas sur un mauvais assemblage de poutres avec une couverture pour voile, un b�ton en guise de m�t, et contre les vents d�cha�n�s. Nous ne pouvons gouverner, nous sommes le jouet des temp�tes, et c'est agir en fous que de tenter une seconde fois cette impossible travers�e!� De ces raisons toutes irr�futables je pus d�rouler la s�rie pendant dix minutes sans �tre interrompu, mais cela vint uniquement de l'inattention du professeur, qui n'entendit pas un mot de mon argumentation. �Au radeau! s'�cria-t-il. Telle fut sa r�ponse. J'eus beau faire, supplier, m'emporter: je me heurtai � une volont� plus dure que le granit. Hans achevait en ce moment de r�parer le radeau. On e�t dit que cet �tre bizarre devinait les projets de mon oncle. Avec quelques morceaux de surtarbrandur il avait consolid� l'embarcation. Une voile s'y �levait d�j� et le vent jouait dans ses plis flottants. Le professeur dit quelques mots au guide, et aussit�t celui-ci d'embarquer les bagages et de tout disposer pour le d�part. L'atmosph�re �tait assez pure et le vent du nord-ouest tenait bon. Que pouvais-je faire? R�sister seul contre deux? Impossible. Si encore Hans se f�t joint � moi. Mais non! Il semblait que l'Islandais e�t mis de c�t� toute volont� personnelle et fait voeu d'abn�gation. Je ne pouvais rien obtenir d'un serviteur aussi inf�od� � son ma�tre. Il fallait marcher en avant. J'allais donc prendre sur le radeau ma place accoutum�e, quand mon oncle m'arr�ta de la main. �Nous ne partirons que demain, dit-il.� Je fis le geste d'un homme r�sign� � tout. �Je ne dois rien n�gliger, reprit-il, et puisque la fatalit� m'a pouss� sur cette partie de la c�te, je ne la quitterai pas sans l'avoir reconnue.� Cette remarque sera comprise quand on saura que nous �tions revenus au rivage du nord, mais non pas � l'endroit m�me de notre premier d�part. Port-Gra�ben devait �tre situ� plus � l'ouest. Rien de plus raisonnable d�s lors que d'examiner avec soin les environs de ce nouvel atterrissage. �Allons � la d�couverte!� dis-je. Et, laissant Hans � ses occupations, nous voil� partis. L'espace compris entre les relais de la mer et le pied des contre-forts �tait fort large; on pouvait marcher une demi-heure avant d'arriver � la paroi de rochers. Nos pieds �crasaient d'innombrables coquillages de toutes formes et de toutes grandeurs, o� v�curent les animaux des premi�res �poques. J'apercevais aussi d'�normes carapaces; dont le diam�tre d�passait souvent quinze pieds. Elles avaient appartenu � ces gigantesques glyptodons de la p�riode plioc�ne dont la tortue moderne n'ont plus qu'une petite r�duction. En outre le sol �tait sem� d'une grande quantit� de d�bris pierreux, sortes de galets arrondis par la lame et rang�s en lignes successives. Je fus donc conduit � faire cette remarque, que la mer devait autrefois occuper cet espace. Sur les rocs �pars et maintenant hors de ses atteintes, les flots avaient laiss� des traces �videntes de leur passage. Ceci pouvait expliquer jusqu'� un certain point l'existence de cet oc�an, � quarante lieues au-dessous de la surface du globe. Mais, suivant moi, cette masse d'eau devait se perdre peu � peu dans les entrailles de la terre, et elle provenait �videmment des eaux de l'Oc�an, qui se firent jour � travers quelque fissure. Cependant il fallait admettre que cette fissure �tait actuellement bouch�e, car toute cette caverne, ou mieux, cet immense r�servoir, se f�t rempli dans un temps assez court. Peut-�tre m�me cette eau, ayant eu � lutter contre des feux souterrains, s'�tait vaporis�e en partie. De l� l'explication des nuages suspendus sur notre t�te et le d�gagement de cette �lectricit� qui cr�ait des temp�tes � l'int�rieur du massif terrestre. Cette th�orie des ph�nom�nes dont nous avions �t� t�moins me paraissait satisfaisante; car, pour grandes que soient les merveilles de la nature, elles sont toujours explicables par des raisons physiques. Nous marchions donc sur une sorte de terrain s�dimentaire form� par les eaux, comme tous les terrains de cette p�riode, si largement distribu�s � la surface du globe. Le professeur examinait attentivement chaque interstice de roche. Qu'une ouverture quelconque exist�t, et il devenait important pour lui d'en faire sonder la profondeur. Pendant un mille, nous avions c�toy� les rivages de la mer Lidenbrock, quand le sol changea subitement d'aspect. Il paraissait boulevers�, convulsionn� par un exhaussement violent des couches inf�rieures. En maint endroit, des enfoncements ou des soul�vements attestaient une dislocation puissante du massif terrestre. Nous avancions difficilement sur ces cassures de granit, m�lang�es de silex, de quartz et de d�p�ts alluvionnaires, lorsqu'un champ, plus qu'un champ, une plaine d'ossements apparut � nos regards. On e�t dit un cimeti�re immense, o� les g�n�rations de vingt si�cles confondaient leur �ternelle poussi�re. De hautes extumescences de d�bris s'�tageaient au loin. Elles ondulaient jusqu'aux limites de l'horizon et s'y perdaient dans une brume fondante. L�, sur trois milles carr�s. peut-�tre; s'accumulait toute la vie de l'histoire animale, � peine �crite dans les terrains trop r�cents du monde habit�. Cependant une impatiente curiosit� nous entra�nait. Nos pieds �crasaient avec un bruit sec les restes de ces animaux ant�historiques, et ces fossiles dont les Mus�ums des grandes cit�s se disputent les rares et int�ressants d�bris. L'existence de mille Cuvier n'aurait pas suffi a recomposer les squelettes des �tres organiques couch�s dans ce magnifique ossuaire. J'�tais stup�fait. Mon oncle avait lev� ses grands bras vers l'�paisse vo�te qui nous servait de ciel. Sa bouche ouverte d�mesur�ment, ses yeux fulgurants sous la lentille de ses lunettes, sa t�te remuant de haut en bas, de gauche � droite, toute sa posture enfin d�notait un �tonnement sans borne. Il se trouvait devant une inappr�ciable collection de Leptotherium, de Mericotherium, de Mastodontes, de Protopith�ques, de Pt�rodactyles, de tous les monstres ant�diluviens entass�s l� pour sa satisfaction personnelle. Qu'on se figure un bibliomane passionn� transport� tout � coup dans cette fameuse biblioth�que d'Alexandrie br�l�e par Omar et qu'un miracle aurait fait rena�tre de ses cendres! Tel �tait mon oncle le professeur Lidenbrock. Mais ce fut un bien autre �merveillement, quand, courant a travers cette poussi�re volcanique, il saisit un cr�ne d�nud�, et s'�cria d'une voix fr�missante: �Axel! Axel! une t�te humaine! --Une t�te humaine! mon oncle, r�pondis-je, non moins stup�fait. --Oui, mon neveu! Ah! M. Milne-Edwards! Ah! M, de Quatrefages! que n'�tes-vous l� o� je suis, moi, Otto Lidenbrock!� XXXVIII Pour comprendre cette �vocation faite par mon oncle � ces illustres savants fran�ais, il faut savoir qu'un fait d'une haute importance en pal�ontologie s'�tait produit quelque temps avant notre d�part. Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction de M. Boucher de Perthes les carri�res de Moulin-Quignon, pr�s Abbeville, dans le d�partement de la Somme, en France, trouv�rent une m�choire humaine � quatorze pieds au-dessous de la superficie du sol. C'�tait le premier fossile de cette esp�ce ramen� � la lumi�re du grand jour. Pr�s de lui se rencontr�rent des haches de pierre et des silex taill�s, color�s et rev�tus par le temps d'une patine uniforme. Le bruit de cette d�couverte fut grand, non seulement en France, mais en Angleterre et en Allemagne. Plusieurs savants de l'Institut fran�ais, entre autres MM. Milne-Edwards et de Quatrefages, prirent l'affaire � coeur, d�montr�rent l'incontestable authenticit� de l'ossement en question, et se firent les plus ardents d�fenseurs de ce �proc�s de la m�choire�, suivant l'expression anglaise. Aux g�ologues du Royaume-Uni qui tinrent le fait pour certain, MM. Falconer, Busk, Carpenter, etc., se joignirent des savants de l'Allemagne, et parmi eux, au premier rang, le plus fougueux, le plus enthousiaste, mon oncle Lidenbrock. L'authenticit� d'un fossile humain de l'�poque quaternaire semblait donc incontestablement d�montr�e et admise. Ce syst�me, il est vrai, avait eu un adversaire acharn� dans M. �lie de Beaumont. Ce savant de si haute autorit� soutenait que le terrain de Moulin-Quignon n'appartenait pas au �diluvium�, mais � une couche moins ancienne, et, d'accord en cela avec Cuvier, il n'admettait pas que l'esp�ce humaine e�t �t� contemporaine des animaux de l'�poque quaternaire. Mon oncle Lidenbrock, de concert avec la grande majorit� des g�ologues, avait tenu bon, disput�, discut�, et M. �lie de Beaumont �tait rest� � peu pr�s seul de son parti. Nous connaissions tous ces d�tails de l'affaire, mais nous ignorions que, depuis notre d�part, la question avait fait des progr�s nouveaux. D'autres m�choires identiques, quoique appartenant � des individus de types divers et de nations diff�rentes, furent trouv�es dans les terres meubles et grises de certaines grottes, en France, en Suisse, en Belgique, ainsi que des armes, des ustensiles, des outils, des ossements d'enfants, d'adolescents, d'hommes, de vieillards. L'existence de l'homme quaternaire s'affirmait donc chaque jour davantage. Et ce n'�tait pas tout. Des d�bris nouveaux exhum�s du terrain tertiaire plioc�ne avaient permis � des savants plus audacieux encore d'assigner une haute antiquit� � la race humaine. Ces d�bris, il est vrai, n'�taient point des ossements de l'homme, mais seulement des objets de son industrie, des tibias, des f�murs d'animaux fossiles, stri�s r�guli�rement, sculpt�s pour ainsi dire, et qui portaient la marque d'un travail humain. Ainsi, d'un bond, l'homme remontait l'�chelle des temps d'un grand nombre de si�cles; il pr�c�dait le Mastodonde; il devenait le contemporain de �l'Elephas meridionalis�; il avait cent mille ans d'existence, puisque c'est la date assign�e par les g�ologues les plus renomm�s � la formation du terrain plioc�ne! Tel �tait alors l'�tat de la science pal�ontologique, et ce que nous en connaissions suffisait � expliquer notre attitude devant cet ossuaire de la mer Lidenbrock. On comprendra donc les stup�factions et les joies de mon oncle, surtout quand, vingt pas plus loin, il se trouva en pr�sence, on peut dire face � face, avec un des sp�cimens de l'homme quaternaire. C'�tait un corps humain absolument reconnaissable. Un sol d'une nature particuli�re, comme celui du cimeti�re Saint-Michel, � Bordeaux, l'avait-il ainsi conserv� pendant des si�cles? je ne saurais le dire. Mais �a cadavre, la peau tendue et parchemin�e, les membres encore moelleux,--� la vue du moins,--les dents intactes, la chevelure abondante, les ongles des doigts et des orteils d'une grandeur effrayante, se montrait � nos yeux tel qu'il avait v�cu. J'�tais muet devant cette apparition d'un autre �ge. Mon oncle, si loquace, si imp�tueusement discoureur d'habitude, se taisait aussi. Nous avions soulev� ce corps. Nous l'avions redress�. Il nous regardait avec ses orbites caves. Nous palpions son torse sonore. Apr�s quelques instants de silence, l'oncle fut vaincu par le professeur. Otto Lidenbrock, emport� par son temp�rament, oublia les circonstances de notre voyage, le milieu o� nous �tions, l'immense caverne qui nous contenait. Sans doute il se crut au Johannaeum, professant devant ses �l�ves, car il prit un ton doctoral, et s'adressant � un auditoire imaginaire: �Messieurs, dit-il, j'ai l'honneur de vous pr�senter un homme de l'�poque quaternaire. De grands savants ont ni� son existence, d'autres non moins grands l'ont affirm�e. Les saint Thomas de la pal�ontologie, s'ils �taient l�, le toucheraient du doigt, et seraient bien forc�s de reconna�tre leur erreur. Je sais bien que la science doit se mettre en garde contre les d�couvertes de ce genre! Je n'ignore pas quelle exploitation des hommes fossiles ont faite les Barnum et autres charlatans de m�me farine. Je connais l'histoire de la rotule d'Ajax, du pr�tendu corps d'Oreste retrouv� par les Spartiates, et du corps d'Ast�rius, long de dix coud�es, dont parle Pausanias. J'ai lu les rapports sur le squelette de Trapani d�couvert au XIVe si�cle, et dans lequel on voulait reconna�tre Polyph�me, et l'histoire du g�ant d�terr� pendant le XVIe si�cle aux environs de Palerme. Vous n'ignorez pas plus que moi, Messieurs, l'analyse faite aupr�s de Lucerne, en 1577, de ces grands ossements que le c�l�bre m�decin F�lix Plater d�clarait appartenir � un g�ant de dix-neuf pieds! J'ai d�vor� les trait�s de Cassanion, et tous ces m�moires, brochures, discours et contre-discours publi�s � propos du squelette du roi des Cimbres, Teutobochus, l'envahisseur de la Gaule, exhum� d'une sablonni�re du Dauphin� en 1613! Au XVIIIe si�cle, j'aurais combattu avec Pierre Campet l'existence des pr�adamites de Scheuchzer! J'ai eu entre les mains l'�crit nomm� _Gigans_..� Ici reparut l'infirmit� naturelle de mon oncle, qui en public ne pouvait pas prononcer les mots difficiles. �L'�crit nomm� _Gigans_...� reprit-il. Il ne pouvait aller plus loin. �_Gigant�o_...� Impossible! Le mot malencontreux ne voulait pas sortir! On aurait bien ri au Johannaeum! �_Gigantost�ologie_,� acheva de dire le professeur Lidenbrock entre deux jurons. Puis, continuant de plus belle, et s'animant: �Oui, Messieurs, je sais toutes ces choses! Je sais aussi que Cuvier et Blumenbach ont reconnu dans ces ossements de simples os de Mammouth et autres animaux de l'�poque quaternaire. Mais ici le doute seul serait une injure � la science! Le cadavre est l�! Vous pouvez le voir, le toucher! Ce n'est pas un squelette, c'est un corps intact, conserv� dans un but uniquement anthropologique!� Je voulus bien ne pas contredire cette assertion. �Si je pouvais le laver dans une solution d'acide sulfurique, dit encore mon oncle, j'en ferais dispara�tre toutes les parties terreuses et ces coquillages resplendissants qui sont incrust�s en lui. Mais le pr�cieux dissolvant me manque. Cependant, tel il est, tel ce corps nous racontera sa propre histoire.� Ici, le professeur prit le cadavre fossile et le manoeuvra avec la dext�rit� d'un montreur de curiosit�s. �Vous le voyez, reprit-il, il n'a pas six pieds de long, et nous sommes loin des pr�tendus g�ants. Quant � la race � laquelle il appartient, elle est incontestablement caucasique. C'est la race blanche, c'est la n�tre! Le cr�ne de ce fossile est r�guli�rement ovo�de, sans d�veloppement des pommettes, sans projection de la m�choire. Il ne pr�sente aucun caract�re de ce prognathisme qui modifie l'angle facial[1]. Mesurez cet angle, il est presque de quatre-vingt-dix degr�s. Mais j'irai plus loin encore dans le chemin des d�ductions, et j'oserai dire que cet �chantillon humain appartient � la famille jap�tique, r�pandue depuis les Indes jusqu'aux limites de l'Europe occidentale. Ne souriez pas, Messieurs!� 1. L'angle facial est form� par deux plans, l'un plus ou moins vertical qui est tangent au front et aux incisives, l'autre horizontal, qui passe par l'ouverture des conduits auditifs et l'�pine nasale inf�rieure. On appelle prognathisme, en langue anthropologique, cette projection de la m�choire qui modifie l'angle facial. Personne ne souriait, mais le professeur avait une telle habitude de voir les visages s'�panouir pendant ses savantes dissertations! �Oui, reprit-il avec une animation nouvelle, c'est l� un homme fossile, et contemporain des Mastodontes dont les ossements emplissent cet amphith��tre. Mais de vous dire par quelle route il est arriv� l�, comment ces couches o� il �tait enfoui ont gliss�, jusque dans cette �norme cavit� du globe, c'est ce que je ne me permettrai pas. Sans doute, � l'�poque quaternaire, des troubles consid�rables se manifestaient encore dans l'�corce terrestre: le refroidissement continu du globe produisait des cassures, des fentes, des failles, o� d�valait vraisemblablement une partie du terrain sup�rieur. Je ne me prononce pas, mais enfin l'homme est l�, entour� des ouvrages de sa main, de ces haches, de ces silex taill�s qui ont constitu� l'�ge de pierre, et � moins qu'il n'y soit venu comme moi en touriste, en pionnier de la science, je ne puis mettre en doute l'authenticit� de son antique origine.� Le professeur se tut, et j'�clatai en applaudissements unanimes. D'ailleurs mon oncle avait raison, et de plus savants que son neveu eussent �t� fort emp�ch�s de le combattre. Autre indice. Ce corps fossilis� n'�tait pas le seul de l'immense ossuaire. D'autres corps se rencontraient � chaque pas que nous faisions dans cette poussi�re, et mon oncle pouvait choisir le plus merveilleux de ces �chantillons pour convaincre les incr�dules. En v�rit�, c'�tait un �tonnant spectacle que celui de ces g�n�rations d'hommes et d'animaux confondus dans ce cimeti�re. Mais une question grave se pr�sentait, que nous n'osions r�soudre. Ces �tres anim�s avaient-ils gliss� par une convulsion du sol vers les rivages de la mer Lidenbrock, alors qu'ils �taient d�j� r�duits en poussi�re? Ou plut�t v�curent-ils ici, dans ce monde souterrain, sous ce ciel factice, naissant et mourant comme les habitants de la terre? Jusqu'ici, les monstres marins, les poissons seuls, nous �taient apparus vivants! Quelque homme de l'ab�me errait-il encore sur ces gr�ves d�sertes? XXXIX Pendant une demi-heure encore, nos pieds foul�rent ces couches d'ossements. Nous allions en avant, pouss�s par une ardente curiosit�. Quelles autres merveilles renfermait cette caverne, quels tr�sors pour la science? Mon regard s'attendait � toutes les surprises, mon imagination � tous les �tonnements. Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu derri�re les collines de l'ossuaire. L'imprudent professeur, s'inqui�tant peu de d'�garer, m'entra�nait au loin. Nous avancions silencieusement, baign�s dans les ondes �lectriques. Par un ph�nom�ne que je ne puis expliquer, et gr�ce � sa diffusion, compl�te alors, la lumi�re �clairait uniform�ment les diverses faces des objets. Son foyer n'existait plus en un point d�termin� de l'espace et elle ne produisait aucun effet d'ombre. On aurait pu se croire en plein midi et on plein �t�, au milieu des r�gions �quatoriales, sous les rayons verticaux du soleil. Toute vapeur avait disparu. Les rochers, les montagnes lointaines, quelques masses confuses de for�ts �loign�es, prenaient un �trange aspect sous l'�gale distribution du fluide lumineux. Nous ressemblions � ce fantastique personnage d'Hoffmann qui a perdu son ombre. Apr�s une marche d'un mille, apparut la lisi�re d'une for�t immense, mais non plus un de ces bois de champignons qui avoisinaient Port-Gra�ben. C'�tait la v�g�tation de l'�poque tertiaire dans toute sa magnificence. De grands palmiers, d'esp�ces aujourd'hui disparues, de superbes palmacites, des pins, des ifs, des cypr�s, des thuyas, repr�sentaient la famille des conif�res, et se reliaient entre eux par un r�seau de lianes inextricables. Un tapis de mousses et d'h�pathiques rev�tait moelleusement le sol. Quelques ruisseaux murmuraient sous ces ombrages, peu dignes de ce nom, puisqu'ils ne produiraient pas d'ombre. Sur leurs bords croissaient des foug�res arborescentes semblables � celles des serres chaudes du globe habit�. Seulement, la couleur manquait � ces arbres, � ces arbustes, � ces plantes, priv�s de la vivifiante chaleur du soleil. Tout se confondait dans une teinte uniforme, brun�tre et comme pass�e. Les feuilles �taient d�pourvues de leur verdeur, et les fleurs elles-m�mes, si nombreuses � cette �poque tertiaire qui les vit na�tre, alors sans couleurs et sans parfums, semblaient faites d'un papier d�color� sous l'action de l'atmosph�re. Mon oncle Lidenbrock s'aventura sous ces gigantesques taillis. Je le suivis, non sans une certaine appr�hension. Puisque la nature avait fait l� les frais d'une alimentation v�g�tale, pourquoi les redoutables mammif�res ne s'y rencontreraient-ils pas? J'apercevais dans ces larges clairi�res que laissaient les arbres abattus et rong�s par le temps, des l�gumineuses, des ac�rines, des rubiac�es, et mille arbrisseaux comestibles, chers aux ruminants de toutes les p�riodes. Puis apparaissaient, confondus et entrem�l�s, les arbres des contr�es si diff�rentes de la surface du globe, le ch�ne croissant pr�s du palmier, l'eucalyptus australien s'appuyant au sapin de la Norw�ge, le bouleau du Nord confondant ses branches avec les branches du kauris z�landais. C'�tait � confondre la raison des classificateurs les plus ing�nieux de la botanique terrestre. Soudain je m'arr�tai. De la main, je retins mon oncle. La lumi�re diffuse permettait d'apercevoir les moindres objets dans la profondeur des taillis. J'avais cru voir... non? r�ellement, de mes yeux, je voyais des formes immenses s'agiter sous les arbres! En effet, c'�taient des animaux gigantesques, tout un troupeau de Mastodontes, non plus fossiles, mais vivants, et semblables � ceux dont les restes furent d�couverts en 1801 dans les marais de l'Ohio! J'apercevais ces grands �l�phants dont les trompes grouillaient sous les arbres comme une l�gion de serpents. J'entendais le bruit de leurs longues d�fenses dont l'ivoire taraudait les vieux troncs. Les branches craquaient, et les feuilles arrach�es par masses consid�rables s'engouffraient dans la vaste gueule de ces monstres. Ce r�ve, o� j'avais vu rena�tre tout ce monde des temps ant�historiques, des �poques ternaire et quaternaire, se r�alisait donc enfin! Et nous �tions l�, seuls, dans les entrailles du globe, � la merci de ses farouches habitants! Mon oncle regardait. �Allons, dit-il tout d'un coup en me saisissant le bras, en avant, en avant! --Non! m'�criai-je, non! Nous sommes sans armes! Que ferions-nous au milieu de ce troupeau de quadrup�des g�ants? Venez, mon oncle, venez! Nulle cr�ature humaine ne peut braver impun�ment la col�re de ces monstres. --Nulle cr�ature humaine! r�pondit mon oncle, en baissant la voix! Tu te trompes, Axel! Regarde, regarde, l�-bas! Il me semble que j'aper�ois un �tre vivant! un �tre semblable � nous! un homme!� Je regardai, haussant les �paules, et d�cid� � pousser l'incr�dulit� jusqu'� ses derni�res limites. Mais, quoique j'en eus, il fallut bien me rendre � l'�vidence. En effet, � moins d'un quart de mille, appuy� au tronc d'un kauris �norme, un �tre humain, un Prot�e de ces contr�es souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable troupeau de Mastodontes! _Immanis pecoris custos, immanior ipse!_ Oui! _immanior ipse!_ Ce n'�tait plus l'�tre fossile dont nous avions relev� le cadavre dans l'ossuaire, c'�tait un g�ant capable de commander � ces monstres. Sa taille d�passait douze pieds. Sa t�te grosse comme la t�te d'un buffle, disparaissait dans les broussailles d'une chevelure inculte. On e�t dit une v�ritable crini�re, semblable a celle de l'�l�phant des premiers �ges. Il brandissait de la main une branche �norme, digne houlette de ce berger ant�diluvien. Nous �tions rest�s immobiles, stup�faits. Mais nous pouvions �tre aper�us. Il fallait fuir. �Venez, venez! m'�criai-je, en entra�nant mon oncle, qui pour la premi�re fois se laissa faire! Un quart d'heure plus tard, nous �tions hors de la vue de ce redoutable ennemi. Et maintenant que j'y songe tranquillement, maintenant que le calme s'est refait dans mon esprit, que des mois se sont �coul�s depuis cette �trange et surnaturelle rencontre, que penser, que croire? Non! c'est impossible! Nos sens ont �t� abus�s, nos yeux n'ont pas vu ce qu'ils voyaient! Nulle cr�ature humaine n'existe dans ce monde subterrestre! Nulle g�n�ration d'hommes n'habite ces cavernes inf�rieures du globe, sans se soucier des habitants de sa surface, sans communication avec eux! C'est insens�, profond�ment insens�! J'aime mieux admettre l'existence de quelque animal dont la structure se rapproche de la structure humaine, de quelque singe des premi�res �poques g�ologiques, de quelque Protopith�que, de quelque M�sopith�que semblable � celui que d�couvrit M. Lartet dans le g�te ossif�re de Sansan! Mais celui-ci d�passait par sa taille toutes les mesures donn�es par la pal�ontologie! N'importe! Un singe, oui, un singe, si invraisemblable qu'il soit! Mais un homme, un homme vivant, et avec lui toute une g�n�ration enfouie dans les entrailles de la terre! Jamais! Cependant nous avions quitt� la for�t claire et lumineuse, muets d'�tonnement, accabl�s sous une stup�faction qui touchait � l'abrutissement. Nous courions malgr� nous. C'�tait une vraie fuite, semblable � ces entra�nements effroyables que l'on subit dans certains cauchemars. Instinctivement, nous revenions vers la mer Lidenbrock, et je ne sais dans quelles divagations mon esprit se f�t emport�, sans une pr�occupation qui me ramena � des observations plus pratiques. Bien que je fusse certain de fouler un sol enti�rement vierge de nos pas, j'apercevais souvent des agr�gations de rochers dont la forme rappelait ceux de Port-Gra�ben. C'�tait parfois � s'y m�prendre. Des ruisseaux et des cascades tombaient par centaines des saillies de rocs, je croyais revoir la couche de surtarbrandur, notre fid�le Hans-bach et la grotte o� j'�tais revenu � la vie; puis, quelques pas plus loin, la disposition des contre-forts, l'apparition d'un ruisseau, le profil surprenant d'un rocher venaient me rejeter dans le doute. Le professeur partageait mon ind�cision; il ne pouvait s'y reconna�tre au milieu de ce panorama uniforme. Je le compris � quelques mots qui lui �chapp�rent. ��videmment, lui dis-je, nous n'avons pas abord� � notre point de d�part, mais certainement, en contournant le rivage, nous nous rapprocherons de Port-Gra�ben. --Dans ce cas, r�pondit mon oncle, il est inutile de continuer cette exploration, et le mieux est de retourner au radeau. Mais ne te trompes-tu pas, Axel? --Il est difficile de se prononcer, car tous ces rochers se ressemblent. Il me semble pourtant reconna�tre le promontoire au pied duquel Hans a construit son embarcation. Nous devons �tre pr�s du petit port, si m�me ce n'est pas ici, ajoutai-je en examinant une crique que je crus reconna�tre. --Mais non, Axel, nous retrouverions au moins nos propres traces, et je ne vois rien... --Mais je vois, moi! m'�criai-je, en m'�lan�ant vers un objet qui brillait sur le sable. --Qu'est-ce donc? --Voil�! r�pondis-je, et je montrai � mon oncle un poignard que je venais de ramasser. --Tiens! dit-il, tu avais donc emport� cette arme avec toi? --Moi, aucunement, mais vous, je suppose? --Non pas, que je sache; je n'ai jamais eu cet objet en ma possession. --Et moi encore moins, mon oncle. --Voil� qui est particulier. --Mais non, c'est bien simple; les Islandais ont souvent des armes de ce genre, et Hans, � qui celle-ci appartient, l'a perdue sur cette plage... --Hans!� fit mon oncle en secouant la t�te. Puis il examina l'arme avec attention. �Axel, me dit-il d'un ton grave, ce poignard est une arme du seizi�me si�cle, une v�ritable dague, de celles que les gentilshommes portaient � leur ceinture pour donner le coup de gr�ce; elle est d'origine espagnole; elle n'appartient ni � toi, ni � moi, ni au chasseur! --Oserez-vous dire?... --Vois, elle ne s'est pas �br�ch�e ainsi � s'enfoncer dans la gorge des gens; sa lame est couverte d'une couche de rouille qui ne date ni d'un jour, ni d'un an, ni d'un si�cle!� Le professeur s'animait, suivant son habitude, en se laissant emporter par son imagination. �Axel, reprit-il, nous sommes sur la voie de la grande d�couverte! Cette lame est rest�e abandonn�e sur le sable depuis cent, deux cents, trois cents ans, et s'est �br�ch�e sur les rocs de cette mer souterraine! --Mais elle n'est pas venue seule! m'�criai-je; elle n'a pas �t� se tordre d'elle-m�me! quelqu'un nous a pr�c�d�s!... --Oui, un homme. --Et cet homme? --Cet homme a grav� son nom avec ce poignard! Cet homme a voulu encore une fois marquer de sa main la route du centre! Cherchons, cherchons!� Et, prodigieusement int�ress�s, nous voil� longeant la haute muraille, interrogeant les moindres fissures qui pouvaient se changer en galerie. Nous arriv�mes ainsi � un endroit o� le rivage se resserrait. La mer venait presque baigner le pied des contre-forts, laissant un passage large d'une toise au plus. Entre deux avanc�es de roc, on apercevait l'entr�e d'un tunnel obscur. L�, sur une plaque de granit, apparaissaient deux lettres myst�rieuses � demi rong�es, les deux initiales du hardi et fantastique voyageur: * _D0_ * _BC_ * �A. S.! s'�cria mon oncle. Arne Saknussemm! Toujours Arne Saknussemm!� XL Depuis le commencement du voyage, j'avais pass� par bien des �tonnements; je devais me croire � l'abri des surprises et blas� sur tout �merveillement. Cependant, � la vue de ces deux lettres grav�es l� depuis trois cents ans, je demeurai dans un �bahissement voisin de la stupidit�. Non seulement la signature du savant alchimiste se lisait sur le roc, mais encore le stylet qui l'avait trac�e �tait entre mes mains. A moins d'�tre d'une insigne mauvaise foi, je ne pouvais plus mettre en doute l'existence du voyageur et la r�alit� de son voyage. Pendant que ces r�flexions tourbillonnaient dans ma t�te, le professeur Lidenbrock se laissait aller � un acc�s un peu dithyrambique � l'endroit d'Arne Saknussemm. �Merveilleux g�nie! s'�criait-il, tu n'as rien oubli� de ce qui pouvait ouvrir � d'autres mortels les routes de l'�corce terrestre, et tes semblables peuvent retrouver les traces que tes pieds ont laiss�es, il y trois si�cles, au fond de ces souterrains obscurs! A d'autres regards que les tiens, tu as r�serv� la contemplation de ces merveilles! Ton nom grav� d'�tapes en �tapes conduit droit � son but le voyageur assez audacieux pour te suivre, et, au centre m�me de notre plan�te, il se trouvera encore inscrit de ta propre main. Eh bien! moi aussi, j'irai signer de mon nom cette derni�re page de granit! Mais que, d�s maintenant, ce cap vu par toi pr�s de cette mer d�couverte par toi, soit � jamais appel� le cap Saknussemm!� Voil� ce que j'entendis, ou � peu pr�s, et je me sentis gagn� par l'enthousiasme que respiraient ces paroles. Un feu int�rieur se ranima dans ma poitrine! J'oubliai tout, et les dangers du voyage, et les p�rils du retour. Ce qu'un autre avait fait, je voulais le faire aussi, et rien de ce qui �tait humain ne me paraissait impossible! �En avant, en avant!� m'�criai-je. Je m'�lan�ais d�j� vers la sombre galerie, quand le professeur m'arr�ta, et lui, l'homme des emportements, il me conseilla la patience et le sang-froid. �Retournons d'abord vers Hans, dit-il, et ramenons le radeau � cette place.� J'ob�is � cet ordre, non sans peine, et je me glissai rapidement au milieu des roches du rivage. �Savez-vous, mon oncle, dis-je en marchant, que nous avons �t� singuli�rement servis par les circonstances jusqu'ici! --Ah! tu trouves, Axel? --Sans doute, et il n'est pas jusqu'� la temp�te qui ne nous ait remis dans le droit chemin. B�ni soit l'orage! Il nous a ramen�s � cette c�te d'o� le beau temps nous e�t �loign�s! Supposez un instant que nous eussions touch� de notre proue (la proue d'un radeau!) les rivages m�ridionaux de la mer Lidenbrock, que serions-nous devenus? Le nom de Saknussemm n'aurait pas apparu � nos yeux, et maintenant nous serions abandonn�s sur une plage sans issue. --Oui, Axel, il y a quelque chose de providentiel � ce que, voguant vers le sud, nous soyons pr�cis�ment revenus au nord et au cap Saknussemm. Je dois dire que c'est plus qu'�tonnant, et il y a l� un fait dont l'explication m'�chappe absolument. --Eh! qu'importe! il n'y a pas � expliquer les faits, mais � en profiter! --Sans doute, mon gar�on, mais... --Mais nous allons reprendre la route du nord, passer sous les contr�es septentrionales de l'Europe, la Su�de, la Russie, la Sib�rie, que sais-je! au lieu de nous enfoncer sous les d�serts de l'Afrique ou les flots de l'Oc�an, et je ne veux pas en savoir davantage! --Oui, Axel, tu as raison, et tout est pour le mieux, puisque nous abandonnons cette mer horizontale qui ne pouvait mener � rien. Nous allons descendre, encore descendre, et toujours descendre! Sais-tu bien que, pour arriver au centre du globe, il n'y a plus que quinze cents lieues � franchir! --Bah! m'�criai-je, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler! En route! en route!� Ces discours insens�s duraient encore quand nous rejoign�mes le chasseur. Tout �tait pr�par� pour un d�part imm�diat; pas un colis qui ne f�t embarqu�; nous pr�mes place sur le radeau, et la voile hiss�e, Hans se dirigea en suivant la c�te vers le cap Saknussemm. Le vent n'�tait pas favorable � un genre d'embarcation qui ne pouvait tenir le plus pr�s. Aussi, en maint endroit, il fallut avancer � l'aide des b�tons ferr�s. Souvent les rochers, allong�s � fleur d'eau, nous forc�rent de faire des d�tours assez longs. Enfin, apr�s trois heures de navigation, c'est-�-dire vers six heures du soir, on atteignait un endroit propice au d�barquement. Je sautai � terre, suivi de mon oncle et de l'Islandais. Cette travers�e ne m'avait pas calm�. Au contraire, je proposai m�me de br�ler �nos vaisseaux�, afin de nous couper toute retraite. Mais mon oncle s'y opposa. Je le trouvai singuli�rement ti�de. �Au moins, dis-je, partons sans perdre un instant. --Oui, mon gar�on; mais auparavant, examinons cette nouvelle galerie, afin de savoir s'il faut pr�parer nos �chelles.� Mon oncle mit son appareil de Ruhmkorff en activit�; le radeau, attach� au rivage, fut laiss� seul; d'ailleurs, l'ouverture de la galerie n'�tait pas � vingt pas de l�, et notre petite troupe, moi en t�te, s'y rendit sans retard. L'orifice, � peu pr�s circulaire, pr�sentait un diam�tre de cinq pieds environ; le sombre tunnel �tait taill� dans le roc vif et soigneusement al�s� par les mati�res �ruptives auxquelles il donnait autrefois passage; sa partie inf�rieure affleurait le sol, de telle fa�on que l'on put y p�n�trer sans aucune difficult�. Nous suivions un plan presque horizontal, quand, au bout de six pas, notre marche fut interrompue par l'interposition d'un bloc �norme. �Maudit roc!� m'�criai-je avec col�re, en me voyant subitement arr�t� par un obstacle infranchissable. Nous e�mes beau chercher � droite et � gauche, en bas et en haut, il n'existait aucun passage, aucune bifurcation. J'�prouvai un vif d�sappointement, et je ne voulais pas admettre la r�alit� de l'obstacle. Je me baissai. Je regardai au-dessous du bloc. Nul interstice. Au-dessus. M�me barri�re de granit. Hans porta la lumi�re de la lampe sur tous les points de la paroi; mais celle-ci n'offrait aucune solution de continuit�. Il fallait renoncer � tout espoir de passer. Je m'�tais assis sur le sol; mon oncle arpentait le couloir � grands pas. �Mais alors Saknussemm? m'�criai-je. --Oui, fit mon oncle, a-t-il donc �t� arr�t� par cette porte de pierre? --Non! non! Repris-je avec vivacit�. Ce quartier de roc, par suite d'une secousse quelconque, ou l'un de ces ph�nom�nes magn�tiques qui agitent l'�corce terrestre, a brusquement ferm� ce passage. Bien des ann�es se sont �coul�es entre le retour de Saknussemm et la chute de ce bloc. N'est-il pas �vident que cette galerie a �t� autrefois le chemin des laves, et qu'alors les mati�res �ruptives y circulaient librement. Voyez, il y a des fissures r�centes qui sillonnent ce plafond de granit; il est fait de morceaux rapport�s, de pierres �normes, comme si la main de quelque g�ant e�t travaill� � cette substruction; mais, un jour, la pouss�e a �t� plus forte, et ce bloc, semblable � une clef de vo�te qui manque, a gliss� jusqu'au sol en obstruant tout passage. Voil� un obstacle accidentel que Saknussemm n'a pas rencontr�, et si nous ne le renversons pas, nous sommes indignes d'arriver au centre du monde!� Voil� comment je parlais! L'�me du professeur avait pass� tout enti�re en moi. Le g�nie des d�couvertes m'inspirait. J'oubliais le pass�, je d�daignais l'avenir. Rien n'existait plus pour moi � la surface de ce sph�ro�de au sein duquel je m'�tais engouffr�, ni les villes, ni les campagnes, ni Hambourg, ni K�nig-strasse, ni ma pauvre Gra�ben, qui devait me croire � jamais perdu dans les entrailles de la terre. �Eh bien! reprit mon oncle, � coups de pioche, � coups de pic, faisons notre route et renversons ces murailles! --C'est trop dur pour le pic, m'�criai-je. --Alors la pioche! --C'est trop long pour la pioche! --Mais!... --Eh bien! la poudre! la mine! minons, et faisons sauter l'obstacle! --La poudre! --Oui! il ne s'agit que d'un bout de roc � briser! --Hans, � l'ouvrage!� s'�cria mon oncle. L'Islandais retourna au radeau, et revint bient�t avec un pic dont il se servit pour creuser un fourneau de mine. Ce n'�tait pas un mince travail. Il s'agissait de faire un trou assez consid�rable pour contenir cinquante livres de fulmicoton, dont la puissance expansive est quatre fois plus grande que celle de la poudre � canon. J'�tais dans une prodigieuse surexcitation d'esprit. Pendant que Hans travaillait, j'aidai activement mon oncle � pr�parer une longue m�che faite avec de la poudre mouill�e et renferm�e dans un boyau de toile. �Nous passerons! disais-je. --Nous passerons,� r�p�tait mon oncle. � minuit, notre travail de mineurs fut enti�rement termin�; la charge de fulmi-coton se trouvait enfouie dans le fourneau, et la m�che, se d�roulant � travers la galerie, venait aboutir au dehors. Une �tincelle suffisait maintenant pour mettre ce formidable engin en activit�. �� demain,� dit le professeur. Il fallut bien me r�signer et attendre encore pendant six grandes heures! XLI Le lendemain, jeudi, 27 ao�t, fut une date c�l�bre de ce voyage subterrestre. Elle ne me revient pas � l'esprit sans que l'�pouvante ne fasse encore battre mon coeur. A partir de ce moment, notre raison, notre jugement, notre ing�niosit�, n'ont plus voix au chapitre, et nous allons devenir le jouet des ph�nom�nes de la terre. A six heures, nous �tions sur pied. Le moment approchait de nous frayer par la poudre un passage � travers l'�corce de granit. Je sollicitai l'honneur de mettre le feu � la mine. Cela fait, je devais rejoindre mes compagnons sur le radeau qui n'avait point �t� d�charg�; puis nous prendrions au large, afin de parer aux dangers de l'explosion, dont les effets pouvaient ne pas se concentrer � l'int�rieur du massif. La m�che devait br�ler pondant dix minutes, selon nos calculs, avant de porter le feu � la chambre des poudres. J'avais donc le temps n�cessaire pour regagner le radeau. Je me pr�parai � remplir mon r�le, non sans une certaine �motion. Apr�s un repas rapide, mon oncle et le chasseur s'embarqu�rent, tandis que je restais sur le rivage. J'�tais muni d'une lanterne allum�e qui devait me servir � mettre le feu � la m�che. �Va, mon gar�on, me dit mon oncle, et reviens imm�diatement nous rejoindre. --Soyez tranquille, mon oncle, je ne m'amuserai point en route.� Aussit�t je me dirigeai vers l'orifice de la galerie, j'ouvris ma lanterne, et je saisis l'extr�mit� de la m�che. Le professeur tenait son chronom�tre � la main. �Es-tu pr�t? me cria-t-il. --Je suis pr�t. --Eh bien! feu, mon gar�on!� Je plongeai rapidement dans la flamme la m�che, qui p�tilla � son contact, et, tout en courant, je revins au rivage. �Embarque, fit mon oncle, et d�bordons.� Hans, d'une vigoureuse pouss�e, nous rejeta en mer. Le radeau s'�loigna d'une vingtaine de toises. C'�tait un moment palpitant. Le professeur suivait de l'oeil l'aiguille du chronom�tre. �Encore cinq minutes, disait-il. Encore quatre. Encore trois.� Mon pouls battait des demi-secondes. �Encore deux. Une!... Croulez, montagnes de granit!� Que se passa-t-il alors? Le bruit de la d�tonation, je crois que je ne l'entendis pas. Mais la forme des rochers se modifia subitement � mes regards; ils s'ouvrirent comme un rideau. J'aper�us un insondable ab�me qui se creusait en plein rivage. La mer, prise de vertige, ne fut plus qu'une vague �norme, sur le dos de laquelle le radeau s'�leva perpendiculairement. Nous f�mes renvers�s tous les trois. En moins d'une seconde, la lumi�re fit place � la plus profonde obscurit�. Puis je sentis l'appui solide manquer, non � mes pieds, mais au radeau. Je crus qu'il coulait � pic. Il n'en �tait rien. J'aurais voulu adresser la parole � mon oncle; mais le mugissement des eaux, l'e�t emp�ch� de m'entendre. Malgr� les t�n�bres, le bruit, la surprise, l'�motion, je compris ce qui venait de se passer. Au del� du roc qui venait de sauter, il existait un ab�me. L'explosion avait d�termin� une sorte de tremblement de terre dans ce sol coup� de fissures, le gouffre s'�tait ouvert, et la mer, chang�e en torrent, nous y entra�nait avec elle. Je me sentis perdu. Une heure, deux heures, que sais-je! se pass�rent ainsi. Nous nous serrions les coudes, nous nous tenions les mains afin de n'�tre pas pr�cipit�s hors du radeau; des chocs d'une extr�me violence se produisaient, quand il heurtait la muraille. Cependant ces heurts �taient rares, d'o� je conclus que la galerie s'�largissait consid�rablement. C'�tait, � n'en pas douter, le chemin de Saknussemm; mais, au lieu de le descendre seul, nous avions, par notre imprudence, entra�n� toute une mer avec nous. Ces id�es, on le comprend, se pr�sent�rent � mon esprit sous une forme vague et obscure. Je les associais difficilement pendant cette course vertigineuse qui ressemblait � une chute. � en juger par l'air qui me fouettait le visage, elle devait surpasser celle des trains les plus rapides. Allumer une torche dans ces conditions �tait donc impossible, et notre dernier appareil �lectrique avait �t� bris� au moment de l'explosion. Je fus donc fort surpris de voir une lumi�re, briller tout � coup pr�s de moi. La figure calme de Hans s'�claira. L'adroit chasseur �tait parvenu � allumer la lanterne, et, bien que sa flamme vacill�t � s'�teindre, elle jeta quelques lueurs dans l'�pouvantable obscurit�. La galerie �tait large. J'avais eu raison de la juger telle. Notre insuffisante lumi�re ne nous permettait pas d'apercevoir ses deux murailles � la fois. La pente des eaux qui nous emportaient d�passait celle des plus insurmontables rapides de l'Am�rique; leur surface semblait faite d'un faisceau de fl�ches liquides d�coch�es avec une extr�me puissance. Je ne puis rendre mon impression par une comparaison plus juste. Le radeau, pris par certains remous, filait parfois en tournoyant Lorsqu'il s'approchait des parois de la galerie, j'y projetais la lumi�re de la lanterne, et je pouvais juger de sa vitesse � voir les saillies du roc se changer en traits continus, de telle sorte que nous �tions enserr�s dans un r�seau de lignes mouvantes. J'estimai que notre vitesse devait atteindre trente lieues � l'heure. Mon oncle et moi, nous regardions d'un oeil hagard, accot�s au tron�on du m�t, qui, au moment de la catastrophe, s'�tait rompu net. Nous tournions le dos � l'air, afin de ne pas �tre �touff�s par la rapidit� d'un mouvement que nulle puissance humaine ne pouvait enrayer. Cependant les heures s'�coul�rent. La situation ne changeait pas, mais un incident vint la compliquer. En cherchant � mettre un peu d'ordre dans la cargaison, je vis que la plus grande partie des objets embarqu�s avaient disparu au moment de l'explosion, lorsque la mer nous assaillit si violemment! Je voulus savoir exactement � quoi m'en tenir sur nos ressources, et, la lanterne � la main, je commen�ai mes recherches. De nos instruments, il ne restait plus que la boussole et le chronom�tre. Les �chelles et les cordes se r�duisaient � un bout de c�ble enroul� autour du tron�on de m�t. Pas une pioche, pas un pic, pas un marteau, et, malheur irr�parable, nous n'avions pas de vivres pour un jour! Je me mis � fouiller les interstices du radeau, les moindres coins form�s par les poutres et la jointure des planches. Rien! nos provisions consistaient uniquement en un morceau de viande s�che et quelques biscuits. Je regardais d'un air stupide! Je ne voulais pas comprendre! Et cependant de quel danger me pr�occupais-je? Quand les vivres eussent �t� suffisants pour des mois, pour des ann�es, comment sortir des ab�mes o� nous entra�nait cet irr�sistible torrent? A quoi bon craindre les tortures de la faim, quand la mort s'offrait d�j� sous tant d'autres formes? Mourir d'inanition, est-ce que nous en aurions le temps? Pourtant, par une inexplicable bizarrerie de l'imagination, j'oubliai le p�ril imm�diat pour les menaces de l'avenir qui m'apparurent dans toute leur horreur. D'ailleurs, peut-�tre pourrions-nous �chapper aux fureurs du torrent et revenir � la surface du globe. Comment? je l'ignore. O�? Qu'importe! Une chance sur mille est toujours une chance, tandis que la mort par la faim ne nous laissait d'espoir dans aucune proportion, si petite qu'elle f�t. La pens�e me vint de tout dire � mon oncle, de lui montrer � quel d�n�ment nous �tions r�duits, et de faire l'exact calcul du temps qui nous restait � vivre. Mais j'eus le courage de me taire. Je voulais lui laisser tout son sang-froid. En ce moment, la lumi�re de la lanterne baissa peu � peu et s'�teignit enti�rement. La m�che avait br�l� jusqu'au bout. L'obscurit� redevint absolue. Il ne fallait plus songer � dissiper ces imp�n�trables t�n�bres. Il restait encore une torche, mais elle n'aurait pu se maintenir allum�e. Alors, comme un enfant, je fermai les yeux pour ne pas voir toute cette obscurit�. Apr�s un laps de temps assez long, la vitesse de notre course redoubla. Je m'en aper�us � la r�verb�ration de l'air sur mon visage. La pente des eaux devenait excessive. Je crois v�ritablement que nous ne glissions plus. Nous tombions. J'avais en moi l'impression d'une chute presque verticale. La main de mon oncle et celle de Hans, cramponn�es � mes bras, me retenaient avec vigueur. Tout � coup, apr�s un temps inappr�ciable, je ressentis comme un choc; le radeau n'avait pas heurt� un corps dur, mais il s'�tait subitement arr�t� dans sa chute. Une trombe d'eau, une immense colonne liquide s'abattit � sa surface. Je fus suffoqu�. Je me noyais. Cependant, cette inondation soudaine ne dura pas. En quelques secondes je me trouvai a l'air libre que j'aspirai � pleins poumons. Mon oncle et Hans me serraient le bras � le briser, et le radeau nous portait encore tous les trois. XLII Je suppose qu'il devait �tre alors dix heures du soir. Le premier de mes sens qui fonctionna apr�s ce dernier assaut fut le sens de l'ou�e. J'entendis presque aussit�t, car ce fut acte d'audition v�ritable, j'entendis le silence se faire dans la galerie, et succ�der � ces mugissements qui, depuis de longues heures, remplissaient mes oreilles. Enfin ces paroles de mon oncle m'arriv�rent comme un murmure: �Nous montons! --Que voulez-vous dire? m'�criai-je. --Oui, nous montons! nous montons!� J'�tendis le bras; je touchai la muraille; ma main fut mise en sang. Nous remontions avec une extr�me rapidit�. �La torche! la torche!� s'�cria le professeur. Hans, non sans difficult�s, parvint � l'allumer, et, bien que la flamme se rabatt�t de haut en bas, par suite du mouvement ascensionnel, elle jeta assez de clart� pour �clairer toute la sc�ne. �C'est bien ce que je pensais, dit mon oncle. Nous sommes dans un puits �troit, qui n'a pas quatre toises de diam�tre. L'eau, arriv�e au fond du gouffre, reprend son niveau et nous monte avec elle. --Oui --Je l'ignore, mais il faut se tenir pr�ts � tout �v�nement. Nous montons avec une vitesse que j'�value � deux toises par secondes, soit cent vingt toises par minute, ou plus de trois lieues et demie � l'heure. De ce train-l�, on fait du chemin. --Oui, si rien ne nous arr�te, si ce puits a une issue! Mais s'il est bouch�, si l'air se comprime peu � peu sous la pression de la colonne d'eau, si nous allons �tre �cras�s! --Axel, r�pondit le professeur avec un grand calme, la situation est presque d�sesp�r�e, mais il y a quelques chances de salut, et ce sont celles-l� que j'examine. Si � chaque instant nous pouvons p�rir, � chaque instant aussi nous pouvons �tre sauv�s, Soyons donc on mesure de profiter des moindres circonstances. --Mais que faire? --R�parer nos forces en mangeant.� A ces mots, je regardai mon oncle d'un oeil hagard. Ce que je n'avais pas voulu avouer, il fallait enfin le dire; �Manger? r�p�tai-je. --Oui, sans retard.� Le professeur ajouta quelques mots en danois. Hans secoua la t�te. �Quoi! s'�cria mon oncle, nos provisions sont perdues? --Oui, voil� ce qui reste de vivres! un morceau de viande s�che pour nous trois!� Mon oncle me regardait sans vouloir comprendre mes paroles. �Eh bien! dis-je, croyez-vous encore que nous puissions �tre sauv�s?� Ma demande n'obtint aucune r�ponse. Une heure se passa. Je commen�ais � �prouver une faim violente. Mes compagnons souffraient aussi, et pas un de nous n'osait toucher � ce mis�rable reste d'aliments. Cependant nous montions toujours avec rapidit�; parfois l'air nous coupait la respiration comme aux a�ronautes dont l'ascension est trop rapide. Mais si ceux-ci �prouvent un froid proportionnel � mesure qu'ils s'�l�vent dans les couches atmosph�riques, nous subissions un effet absolument contraire. La chaleur s'accroissait d'une inqui�tante fa�on et devait certainement atteindre quarante degr�s. Que signifiait un pareil changement? Jusqu'alors les faits avaient donn� raison aux th�ories de Davy et de Lidenbrock; jusqu'alors des conditions particuli�res de roches r�fractaires, d'�lectricit�, de magn�tisme avaient modifi� les lois g�n�rales de la nature, en nous faisant une temp�rature mod�r�e, car la th�orie du feu central restait, � mes yeux, la seule vraie, la seule explicable. Allions-nous donc revenir � un milieu o� ces ph�nom�nes s'accomplissaient dans toute leur rigueur et dans lequel la chaleur r�duisait les roches � un complet �tat de fusion? Je le craignais, et je dis au professeur: �Si nous ne sommes pas noy�s ou bris�s, si nous ne mourons pas de faim, il nous reste toujours la chance d'�tre br�l�s vifs.� Il se contenta de hausser les �paules et retomba dans ses r�flexions. Une heure s'�coula. Et, sauf un l�ger accroissement dans la temp�rature, aucun incident ne modifia la situation. Enfin mon oncle rompit le silence. �Voyons, dit-il, il faut prendre un parti. --Prendre un parti? r�pliquai-je. --Oui. Il faut r�parer nos forces, si nous essayons, en m�nageant ce reste de nourriture, de prolonger notre existence de quelques heures, nous serons faibles jusqu'� la fin. --Oui, jusqu'� la fin, qui ne se fera pas attendre. --Eh bien! qu'une chance de salut se pr�sente, qu'un moment d'action soit n�cessaire, o� trouverons-nous la force d'agir, si nous nous laissons affaiblir par l'inanition? --Eh! mon oncle, ce morceau de viande d�vor�, que nous restera-t-il? --Rien, Axel, rien; mais te nourrira-t-il davantage � le manger de tes yeux? Tu fais l� les raisonnements d'homme sans volont�, d'un �tre sans �nergie! --Ne d�sesp�rez-vous donc pas? m'�criai-je avec irritation. --Non! r�pliqua fermement le professeur. --Quoi! vous croyez encore � quelque chance de salut? --Oui! certes oui! et tant que son coeur bat, tant que sa chair palpite, je n'admets pas qu'un �tre dou� de volont� laisse en lui place au d�sespoir.� Quelles paroles! L'homme qui les pronon�ait en de pareilles circonstances �tait certainement d'une trempe peu commune. �Enfin, dis-je, que pr�tendez-vous faire? --Manger ce qui reste de nourriture jusqu'� la derni�re miette et r�parer nos forces perdues. Ce repas sera notre dernier, soit! mais au moins, au lieu d'�tre �puis�s, nous serons redevenus des hommes. --Eh bien! d�vorons!� m'�criai-je. Mon oncle prit le morceau de viande et les quelques biscuits �chapp�s au naufrage; il fit trois portions �gales et les distribua. Cela faisait environ une livre d'aliments pour chacun. Le professeur mangea avidement, avec une sorte d'emportement f�brile; moi, sans plaisir, malgr� ma faim, et presque avec d�go�t; Hans, tranquillement, mod�r�ment, m�chant sans bruit de petites bouch�es et les savourant avec le calme d'un homme que les soucis de l'avenir ne pouvaient inqui�ter. Il avait, en furetant bien, retrouv� une gourde � demi pleine de geni�vre; il nous l'offrit, et cette bienfaisante liqueur eut la force de me ranimer un peu. �F�rtr�fflig! dit Hans en buvant � son tour. --Excellent!� riposta mon oncle. J'avais repris quelque espoir. Mais notre dernier repas venait d'�tre achev�. Il �tait alors cinq heures du matin. L'homme est ainsi fait, que sa sant� est un effet purement n�gatif; une fois le besoin de manger satisfait, on se figure difficilement les horreurs de la faim; il faut les �prouver, pour les comprendre. Aussi, au sortir d'un long je�ne, quelques bouch�es de biscuit et de viande triomph�rent de nos douleurs pass�es. Cependant, apr�s ce repas, chacun se laissa aller � ses r�flexions. A quoi songeait Hans, cet homme de l'extr�me Occident, que dominait la r�signation fataliste des Orientaux? Pour mon compte, mes pens�es n'�taient faites que de souvenirs, et ceux-ci me ramenaient � la surface de ce globe que je n'aurais jamais d� quitter. La maison de K�nig-strasse, ma pauvre Gra�ben, la bonne Marthe, pass�rent comme des visions devant mes yeux, et, dans les grondements lugubres qui couraient � travers le massif, je croyais surprendre le bruit des cit�s de la terre. Pour mon oncle, �toujours � son affaire�, la torche � la main, il examinait avec attention la nature des terrains; il cherchait � reconna�tre sa situation par l'observation des couches superpos�es. Ce calcul, ou mieux cette estime, ne pouvait �tre que fort approximative; mais un savant est toujours un savant, quand il parvient � conserver son sang-froid, et certes, le professeur Lidenbrock poss�dait cette qualit� � un degr� peu ordinaire. Je l'entendais murmurer des mots de la science g�ologique; je les comprenais, et je m'int�ressais malgr� moi � cette �tude supr�me. �Granit �ruptif, disait-il; nous sommes encore � l'�poque primitive; mais nous montons! nous montons! Qui sait?� Qui sait? Il esp�rait toujours. De sa main il t�tait la paroi verticale, et, quelques instants plus tard, il reprenait ainsi: �Voil� les gneiss! voil� les micaschistes! Bon! � bient�t les terrains de l'�poque de transition, et alors...� Que voulait dire le professeur? Pouvait-il mesurer l'�paisseur de l'�corce terrestre suspendue sur notre t�te? Poss�dait-il un moyen quelconque de faire ce calcul? Non. Le manom�tre lui manquait, et nulle estime ne pouvait le suppl�er. Cependant la temp�rature s'accroissait dans une forte proportion et je me sentais baign� au milieu d'une atmosph�re br�lante. Je ne pouvais la comparer qu'� la chaleur renvoy�e par les fourneaux d'une fonderie � l'heure des coul�es. Peu � peu, Hans, mon oncle et moi, nous avions d� quitter nos vestes et nos gilets; le moindre v�tement devenait une cause de malaise, pour ne pas dire de souffrances. �Montons-nous donc vers un foyer incandescent? m'�criai-je, � un moment o� la chaleur redoublait. --Non, r�pondit mon oncle, c'est impossible! c'est impossible! --Cependant, dis-je en t�tant la paroi, cette muraille est br�lante!� Au moment o� je pronon�ai ces paroles, ma main ayant effleur� l'eau, je dus la retirer au plus vite. �L'eau est br�lante!� m'�criai-je. Le professeur, cette fois, ne r�pondit que par un geste de col�re. Alors, une invincible �pouvante s'empara de mon cerveau et ne le quitta plus. J'avais le sentiment d'une catastrophe prochaine, et telle que la plus audacieuse imagination n'aurait pu la concevoir. Une id�e, d'abord vague, incertaine, se changeait en certitude dans mon esprit. Je la repoussai, mais elle revint avec obstination. Je n'osais la formuler. Cependant quelques observations involontaires d�termin�rent ma conviction; � la lueur douteuse de la torche, je remarquai des mouvements d�sordonn�s dans les couches granitiques; un ph�nom�ne allait �videmment se produire, dans lequel l'�lectricit� jouait un r�le; puis cette chaleur excessive, cette eau bouillonnante!... Je r�solus d'observer la boussole. Elle �tait affol�e! XLIII Oui, affol�e! L'aiguille sautait d'un p�le � l'autre avec de brusques secousses, parcourait tous les points du cadran, et tournait, comme si elle e�t �t� prise de vertige. Je savais bien que, d'apr�s les th�ories les plus accept�es, l'�corce min�rale du globe, n'est jamais dans un �tat de repos absolu; les modifications amen�es par la d�composition des mati�res internes, l'agitation provenant des grands courants liquides, l'action du magn�tisme, tendent � l'�branler incessamment, alors m�me que les �tres diss�min�s � sa surface ne soup�onnent pas son agitation. Ce ph�nom�ne ne m'aurait donc pas autrement effray�, ou du moins il n'e�t pas fait na�tre dans mon esprit une id�e terrible. Mais d'autres faits, certains d�tails _sui generis_, ne purent me tromper plus longtemps; les d�tonations se multipliaient avec une effrayante intensit�; je ne pouvais les comparer qu'au bruit que feraient un grand nombre de chariots entra�n�s rapidement sur le pav�. C'�tait un tonnerre continu. Puis, la boussole affol�e, secou�e par les ph�nom�nes �lectriques, me confirmait dans mon opinion; l'�corce min�rale mena�ait de se rompre, les massifs granitiques de se rejoindre, la fissure de se combler, le vide de se remplir, et nous, pauvres atomes, nous allions �tre �cras�s dans cette formidable �treinte. �Mon oncle, mon oncle! m'�criai-je, nous sommes perdus! --Quelle est cette nouvelle terreur? me r�pondit-il avec un calme surprenant. Qu'as-tu donc? --Ce que j'ai! Observez ces murailles qui s'agitent, ce massif qui se disloque, cette chaleur torride, cette eau qui bouillonne, ces vapeurs qui s'�paississent, cette aiguille folle, tous les indices d'un tremblement de terre!� Mon oncle secoua doucement la t�te �Un tremblement de terre? fit-il. --Oui! --Mon gar�on, je crois que tu te trompes! --Quoi! vous ne reconnaissez pas ces sympt�mes? --D'un tremblement de terre? non! J'attends mieux que cela! --Que voulez-vous dire? --Une �ruption, Axel. --Une �ruption! dis-je; nous sommes dans la chemin�e d'un volcan en activit�! --Je le pense, dit le professeur en souriant, et c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux!� De plus heureux! Mon oncle �tait-il donc devenu fou? Que signifiaient ces paroles? pourquoi ce calme et ce sourire? �Comment! m'�criai-je, nous sommes pris dans une �ruption! la fatalit� nous a jet�s sur le chemin des laves incandescentes, des roches en feu, des eaux bouillonnantes, de toutes les mati�res �ruptives! nous allons �tre repouss�s, expuls�s, rejet�s, vomis, lanc�s dans les airs avec les quartiers de rocs, les pluies de cendres et de scories, dans un tourbillon de flammes! et c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux! --Oui, r�pondit le professeur en me regardant par-dessus ses lunettes, car c'est la seule chance que nous ayons de revenir � la surface de la terre!� Je passe rapidement sur les mille id�es qui se crois�rent dans mon cerveau. Mon oncle avait raison, absolument raison, et jamais il ne me parut ni plus audacieux ni plus convaincu qu'en ce moment, o� il attendait et supputait avec calme les chances d'une �ruption. Cependant nous montions toujours; la nuit se passa dans ce mouvement ascensionnel; les fracas environnants redoublaient; j'�tais presque suffoqu�, je croyais toucher � ma derni�re heure, et, pourtant, l'imagination est si bizarre, que je me livrai � une recherche v�ritablement enfantine. Mais je subissais mes pens�es, je ne les dominais pas! Il �tait �vident que nous �tions rejet�s par une pouss�e �ruptive; sous le radeau, il y avait des eaux bouillonnantes, et sous ces eaux toute une p�te de lave, un agr�gat de roches qui, au sommet du crat�re, se disperseraient en tous les sens. Nous �tions donc dans la chemin�e d'un volcan. Pas de doute � cet �gard. Mais cette fois, au lieu du Sneffels, volcan �teint, il s'agissait d'un volcan en pleine activit�. Je me demandai donc quelle pouvait �tre cette montagne et dans quelle partie du monde nous allions �tre expuls�s. Dans les r�gions septentrionales, cela ne faisait aucun doute. Avant ses affolements, la boussole n'avait jamais vari� � cet �gard. Depuis le cap Saknussemm, nous avions �t� entra�n�s directement au nord pendant des centaines de lieues. Or, �tions-nous revenus sous l'Islande? Devions-nous �tre rejet�s par le crat�re de l'H�cla ou par ceux des sept autres monts ignivomes de l'�le? Dans un rayon de 500 lieues, � l'ouest, je ne voyais sous ce parall�le que les volcans mal connus de la c�te nord-ouest de l'Am�rique. Dans l'est un seul existait sous le quatre-vingti�me degr� de latitude, l'Esk, dans l'�le de Jean Mayen, non loin du Spitzberg! Certes, les crat�res ne manquaient pas, et ils se trouvaient assez spacieux pour vomir une arm�e tout enti�re! Mais lequel nous servirait d'issue, c'est ce que je cherchais � deviner. Vers le matin, le mouvement d'ascension s'acc�l�ra. Si la chaleur s'accrut, au lieu de diminuer, aux approches de la surface du globe, c'est quelle �tait toute locale et due � une influence volcanique. Notre genre de locomotion ne pouvait plus me laisser aucun doute dans l'esprit; une force �norme, une force de plusieurs centaines d'atmosph�res, produite par les vapeurs accumul�es dans le sein de la terre, nous poussait irr�sistiblement. Mais � quels dangers innombrables elle nous exposait! Bient�t des reflets fauves p�n�tr�rent dans la galerie verticale qui s'�largissait; j'apercevais � droite et � gauche des couloirs profonds semblables � d'immenses tunnels d'o� s'�chappaient des vapeurs �paisses; des langues de flammes en l�chaient les parois en p�tillant. �Voyez! voyez, mon oncle! m'�criai-je. --Eh bien! ce sont des flammes sulfureuses Rien de plus naturel dans une �ruption. --Mais si elles nous enveloppent? --Elles ne nous envelopperont pas. --Mais si nous �touffons? --Nous n'�toufferons pas; la galerie s'�largit et, s'il le faut, nous abandonnerons le radeau pour nous abriter dans quelque crevasse. --Et l'eau! et l'eau montante? --Il n'y a plus d'eau, Axel, mais une sorte de p�te lavique qui nous soul�ve avec elle jusqu'� l'orifice du crat�re.� La colonne liquide avait effectivement disparu pour faire place � des mati�res �ruptives assez denses, quoique bouillonnantes. La temp�rature devenait insoutenable, et un thermom�tre expos� dans cette atmosph�re e�t marqu� plus de soixante-dix degr�s! La sueur m'inondait. Sans la rapidit� de l'ascension, nous aurions �t� certainement �touff�s. Cependant le professeur ne donna pas suite � sa proposition d'abandonner le radeau, et il fit bien. Ces quelques poutres mal jointes offraient une surface solide, un point d'appui qui nous e�t manqu� partout ailleurs. Vers huit heures du matin, un nouvel incident se produisit pour la premi�re fois. Le mouvement ascensionnel cessa tout � coup. Le radeau demeura absolument immobile. �Qu'est-ce donc? demandais-je, �branl� par cet arr�t subit comme par un choc. --Une halte, r�pondit mon oncle. --Est-ce l'�ruption qui se calme? --J'esp�re bien que non.� Je me levai. J'essayai de voir autour de moi. Peut-�tre le radeau, arr�t� par une saillie de roc, opposait-il une r�sistance momentan�e � la masse �ruptive. Dans ce cas, il fallait se h�ter de le d�gager au plus vite. Il n'en �tait rien. La colonne de cendres, de scories et de d�bris pierreux avait elle-m�me cess� de monter. �Est-ce que l'�ruption s'arr�terait? m'�criai-je. --Ah! f�t mon oncle les dents serr�es, tu le crains, mon gar�on; mais rassure-toi, ce moment de calme ne saurait se prolonger; voil� d�j� cinq minutes qu'il dure, et avant peu nous reprendrons notre ascension vers l'orifice du crat�re.� Le professeur, en parlant ainsi, ne cessait de consulter son chronom�tre, et il devait avoir encore raison dans ses pronostics. Bient�t le radeau fut repris d'un mouvement rapide et d�sordonn� qui dura deux minutes � peu pr�s, et il s'arr�ta de nouveau. �Bon, f�t mon oncle en observant l'heure, dans dix minutes il se remettra en route. --Dix minutes? --Oui. Nous avons affaire � un volcan dont l'�ruption est intermittente. Il nous laisse respirer avec lui.� Rien n'�tait plus vrai. � la minute assign�e, nous f�mes lanc�s de nouveau avec une extr�me rapidit�; il fallait se cramponner aux poutres pour ne pas �tre rejet� hors du radeau. Puis la pouss�e s'arr�ta. Depuis, j'ai r�fl�chi � ce singulier ph�nom�ne sans en trouver une explication satisfaisante. Toutefois il me para�t �vident que nous n'occupions pas la chemin�e principale du volcan, mais bien un conduit accessoire, o� se faisait sentir un effet de contre-coup. Combien de fois se reproduisit cette manoeuvre, je ne saurais le dire; tout ce que je puis affirmer, c'est qu'� chaque reprise du mouvement, nous �tions lanc�s avec une force croissante et comme emport�s par un v�ritable projectile. Pendant les instants de halte, on �touffait; pendant les moments de projection, l'air br�lant me coupait la respiration. Je pensai un instant � cette volupt� de me retrouver subitement dans les r�gions hyperbor�ennes par un froid de trente degr�s au-dessous de z�ro. Mon imagination surexcit�e se promenait sur les plaines de neige des contr�es arctiques, et j'aspirais au moment o� je me roulerais sur les tapis glac�s du p�le! Peu � peu, d'ailleurs, ma t�te, bris�e par ces secousses r�it�r�es, se perdit. Sans les bras de Hans, plus d'une fois je me serais bris� le cr�ne contre la paroi de granit. Je n'ai donc conserv� aucun souvenir pr�cis de ce qui se passa pendant les heures suivantes. J'ai le sentiment confus de d�tonations continues, de l'agitation du massif, d'un mouvement giratoire dont fut pris, le radeau. Il ondula sur des flots de laves, au milieu d'une pluie de cendres. Les flammes ronflantes l'envelopp�rent. Un ouragan qu'on e�t dit chass� d'un ventilateur immense activait les feux souterrains. Une derni�re fois, la figure de Hans m'apparut dans un reflet d'incendie, et je n'eus plus d'autre sentiment que cette �pouvante sinistre des condamn�s attach�s � la bouche d'un canon, au moment o� le coup part et disperse leurs membres dans les airs. XLIV Quand je rouvris les yeux, je me sentis serr� � la ceinture par la main vigoureuse du guide. De l'autre main il soutenait mon oncle. Je n'�tais pas bless� gri�vement, mais bris� plut�t par une courbature g�n�rale. Je me vis couch� sur le versant d'une montagne, � deux pas d'un gouffre dans lequel le moindre mouvement m'e�t pr�cipit�. Hans m'avait sauv� de la mort, pendant que je roulais sur les flancs du crat�re. �O� sommes-nous?� demanda mon oncle, qui me parut fort irrit� d'�tre revenu sur terre. Le chasseur leva les �paules en signe d'ignorance. �En Islande? dis-je. --�Nej,� r�pondis Hans. --Comment! non! s'�cria le professeur. --Hans se trompe,� dis-je en me soulevant. Apr�s les surprises innombrables de ce voyage, une stup�faction nous �tait encore r�serv�e. Je m'attendais � voir un c�ne couvert de neiges �ternelles, au milieu des arides d�serts des regions septentrionales, sous les p�les rayons d'un ciel polaire, au del� des latitudes les plus �lev�es, et, contrairement � toutes ces pr�visions, mon oncle, l'Islandais et moi, nous �tions �tendus � mi-flanc d'une montagne calcin�e par les ardeurs du soleil qui nous d�vorait de ses feux. Je ne voulais pas en croire mes regards; mais la r�elle cuisson dont mon corps �tait l'objet ne permettait aucun doute. Nous �tions sortis � demi nus du crat�re, et l'astre radieux, auquel nous n'avions rien demand� depuis deux mois, se montrait � notre �gard prodigue de lumi�re et de chaleur et nous versait � flots une splendide irradiation. Quand mes yeux furent accoutum�s � cet �clat dont ils avaient perdu l'habitude, je les employai � rectifier les erreurs de mon imagination. Pour le moins, je voulais �tre au Spitzberg, et je n'�tais pas d'humeur � en d�mordre ais�ment. Le professeur avait le premier pris la parole, et dit: �En effet, voil� qui ne ressemble pas � l'Islande. --Mais l'�le de Jean Mayen? r�pondis-je. --Pas davantage, mon gar�on. Ceci n'est point un volcan du nord, avec ses collines de granit et sa calotte de neige. --Cependant... Regarde. Axel, regarde!� Au-dessus de notre t�te, � cinq cents pieds au plus, s'ouvrait le crat�re d'un volcan par lequel s'�chappait, de quart d'heure en quart d'heure, avec une tr�s forte d�tonation, une haute colonne de flammes, m�l�e de pierres ponces, de cendres et de laves. Je sentais les convulsions de la montagne qui respirait � la fa�on des baleines, et rejetait de temps � autre le feu et l'air par ses �normes �vents. Au-dessous, et par une pente assez roide, les nappes de mati�res �ruptives s'�tendaient � une profondeur de sept � huit cents pieds, ce qui ne donnait pas au volcan une hauteur de cent toises. Sa base disparaissait dans une v�ritable corbeille d'arbres verts; parmi lesquels je distinguai des oliviers, des figuiers et des vignes charg�es de grappes vermeilles. Ce n'�tait point l'aspect des r�gions arctiques, il fallait bien en convenir. Lorsque le regard franchissait cette verdoyante enceinte, il arrivait rapidement � se perdre dans les eaux d'une mer admirable ou d'un lac, qui faisait de cette terre enchant�e une �le large de quelques lieues, � peine. Au levant, se voyait un petit port pr�c�d� de quelques maisons, et dans lequel des navires d'une forme particuli�re se balan�aient aux ondulations des flots bleus. Au del�, des groupes d'�lots sortaient de la plaine liquide, et si nombreux, qu'ils ressemblaient � une vaste fourmili�re. Vers le couchant, des c�tes �loign�es s'arrondissaient � l'horizon sur les unes se profilaient des montagnes bleues d'une harmonieuse conformation; sur les autres, plus lointaines, apparaissait un c�ne prodigieusement �lev� au sommet duquel s'agitait un panache de fum�e. Dans le nord, une immense �tendue d'eau �tincelait sous les rayons solaires, laissant poindre �a et l� l'extr�mit� d'une m�ture ou la convexit� d'une voile gonfl�e au vent. L'impr�vu d'un pareil spectacle en centuplait encore les merveilleuses beaut�s. �O� sommes-nous? o� sommes-nous?� r�p�tais-je � mi-voix. Hans fermait les yeux avec indiff�rence, et mon oncle regardait sans comprendre. �Quelle que soit cette montagne, dit-il enfin, il y fait un peu chaud; les explosions ne discontinuent pas, et ce ne serait vraiment pas la peine d'�tre sortis d'une �ruption pour recevoir un morceau de roc sur la t�te. Descendons, et nous saurons � quoi nous en tenir. D'ailleurs je meurs de faim et de soif.� D�cid�ment le professeur n'�tait point un esprit contemplatif. Pour mon compte, oubliant le besoin et les fatigues, je serais rest� � cette place pendant de longues heures encore, mais il fallut suivre mes compagnons. Le talus du volcan offrait des pentes tr�s raides; nous glissions dans de v�ritables fondri�res de cendres, �vitant les ruisseaux de lave qui s'allongeaient comme des serpents de feu. Tout en descendant, je causais avec volubilit�, car mon imagination �tait trop remplie pour ne point s'en aller en paroles. �Nous sommes en Asie, m'�criai-je, sur les c�tes de l'Inde, dans les �les Malaises, en pleine Oc�anie! Nous avons travers� la moiti� du globe pour aboutir aux antipodes de l'Europe. --Mais la boussole? r�pondit mon oncle. --Oui! la boussole! disais-je d'un air embarrass�. A l'en croire, nous avons toujours march� au nord. --Elle a donc menti? --Oh! menti! --A moins que ceci ne soit le p�le nord! --Le p�le! non; mais...� Il y avait l� un fait inexplicable. Je ne savais qu'imaginer. Cependant nous nous rapprochions de cette verdure qui faisait plaisir � voir. La faim me tourmentait et la soif aussi. Heureusement, apr�s deux heures de marche, une jolie campagne s'offrit � nos regards, enti�rement couverte d'oliviers, de grenadiers et de vignes qui avaient l'air d'appartenir � tout le monde. D'ailleurs, dans notre d�n�ment, nous n'�tions point gens � y regarder de si pr�s. Quelle jouissance ce fut de presser ces fruits savoureux sur nos l�vres et de mordre � pleines grappes dans ces vignes vermeilles! Non loin, dans l'herbe, � l'ombre d�licieuse des arbres, je d�couvris une source d'eau fra�che, o� notre figure et nos mains se plong�rent voluptueusement. Pendant que chacun s'abandonnait ainsi � toutes les douceurs du repos, un enfant apparut entre deux touffes d'oliviers. �Ah! m'�criai-je, un habitant de cette heureuse contr�e!� C'�tait une esp�ce de petit pauvre, tr�s mis�rablement v�tu, assez souffreteux, et que notre aspect parut effrayer beaucoup; en effet, demi-nus, avec nos barbes incultes, nous avions fort mauvaise mine, et, � moins que ce pays ne f�t un pays de voleurs, nous �tions faite de mani�re � effrayer ses habitants. Au moment ou le gamin allait prendre la fuite, Hans courut apr�s lui et le ramena, malgr� ses cris et ses coups de pied. Mon oncle commen�a par le rassurer de son mieux et lui dit en bon allemand: �Quel est le nom de cette montagne, mon petit ami?� L'enfant ne r�pondit pas. �Bon, fit mon oncle, nous ne sommes point en Allemagne.� Et il redit la m�me demande en anglais. L'enfant ne r�pondit pas davantage. J'�tais tr�s intrigu�. �Est-il donc muet?� s'�cria le professeur, qui, tr�s fier de son polyglottisme, recommen�a la m�me demande en fran�ais. M�me silence de l'enfant. �Alors essayons de l'italien�, reprit mon oncle; et il dit en cette langue: �_Dove noi siamo?_ --Oui! o� sommes-nous?� r�p�tai-je avec impatience. L'enfant de ne point r�pondre. �Ah �a! parleras-tu? s'�cria mon oncle, que la col�re commen�ait � gagner, et qui secoua l'enfant par les oreilles. _Come si noma, questa isola?_ --Stromboli,� r�pondit le petit p�tre, qui s'�chappa des mains de Hans et gagna la plaine � travers les oliviers. Nous ne pensions gu�re � lui! Le Stromboli! Quel effet produisit sur mon imagination ce nom inattendu! Nous �tions en pleine M�diterran�e, au milieu de l'archipel �olien de mythologique m�moire, dans l'ancienne Strongyle, ou �ole tenait � la cha�ne les vents et les temp�tes. Et ces montagnes bleues qui s'arrondissaient au levant, c'�taient les montagnes de la Calabre! Et ce volcan dress� � l'horizon du sud, l'Etna, le farouche Etna lui-m�me. �Stromboli! le Stromboli!� r�p�tai-je. Mon oncle m'accompagnait de ses gestes et de ses paroles. Nous avions l'air de chanter un choeur! Ah! quel voyage! Quel merveilleux voyage! Entr�s par un volcan, nous �tions sortis par un autre, et cet autre �tait situ� � plus de douze cents lieues du Sneffels, de cet aride pays de l'Islande jet� aux confins du monde! Les hasards de cette exp�dition nous avaient transport�s au sein des plus harmonieuses contr�es de la terre! Nous avions abandonn� la r�gion des neiges �ternelles pour celle de la verdure infinie et laiss� au-dessus de nos t�tes le brouillard gris�tre des zones glac�es pour revenir au ciel azur� de la Sicile! Apr�s un d�licieux repas compos� de fruits et d'eau fra�che, nous nous rem�mes en route pour gagner le port de Stromboli. Dire comment nous �tions arriv�s dans l'�le ne nous parut pas prudent: l'esprit superstitieux des Italiens n'e�t pas manqu� de voir en nous d�s d�mons vomis du sein des enfers; il fallut donc, se r�signer � passer pour d'humbles naufrag�s. C'�tait moins glorieux, mais plus s�r. Chemin faisant, j'entendais mon oncle murmurer: �Mais la boussole! la boussole, qui marquait le nord! comment expliquer ce fait? --Ma foi! dis-je avec un grand air de d�dain, il ne faut pas l'expliquer, c'est plus facile! --Par exemple! un professeur au Johannaeum qui ne trouverait pas la raison d'un ph�nom�ne cosmique, ce serait une honte!� En parlant ainsi, mon oncle, demi-nu, sa bourse de cuir autour des reins et dressant ses lunettes sur son nez, redevint le terrible professeur de min�ralogie. Une heure apr�s avoir quitt� le bois d'oliviers, nous arrivions au port de San-Vicenzo, o� Hans r�clamait le prix de sa treizi�me semaine de service, qui lui fut compt� avec de chaleureuses poign�es de main. En cet instant, s'il ne partagea pas notre �motion bien naturelle, il se laissa aller du moins � un mouvement d'expansion extraordinaire. Du bout de ses doigts il pressa l�g�rement nos deux mains et se mit � sourire. XLV Voici la conclusion d'un r�cit auquel refuseront d'ajouter foi les gens les plus habitu�s � ne s'�tonner de rien. Mais je suis cuirass� d'avance contre l'incr�dulit� humaine. Nous f�mes re�us par les p�cheurs stromboliotes avec les �gards dus � des naufrag�s. Ils nous donn�rent des v�tements et des vivres. Apr�s quarante-huit heures d'attente, le 31 ao�t, un petit speronare nous conduisit � Messine, o� quelques jours de repos nous remirent de toutes nos fatigues. Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions � bord du _Volturne_, l'un des paquebots-postes des messageries imp�riales de France, et trois jours plus tard, nous prenions terre � Marseille, n'ayant plus qu'une seule pr�occupation dans l'esprit, celle de notre maudite boussole. Ce fait inexplicable ne laissait pas de me tracasser tr�s s�rieusement. Le 9 septembre au soir, nous arrivions � Hambourg. Quelle fut la stup�faction de Marthe, quelle fut la joie de Gra�ben, je renonce � le d�crire. �Maintenant que tu es un h�ros, me dit ma ch�re fianc�e, tu n'auras plus besoin de me quitter, Axel!� Je la regardai. Elle pleurait en souriant. Je laisse � penser si le retour du professeur Lidenbrock f�t sensation � Hambourg. Gr�ce aux indiscr�tions de Marthe, la nouvelle de son d�part pour le centre de la terre s'�tait r�pandue dans le monde entier. On ne voulut pas y croire, et, en le revoyant, on n'y crut pas davantage. Cependant le pr�sence de Hans, et diverses informations venues d'Islande modifi�rent peu � peu l'opinion publique. Alors mon oncle devint un grand homme, et moi, le neveu d'un grand homme, ce qui est d�j� quelque chose. Hambourg donna une f�te en notre honneur. Une s�ance publique eut lieu au Johannaeum, o� le professeur fit le r�cit de son exp�dition et n'omit que les faits relatifs � la boussole. Le jour m�me, il d�posa aux archives de la ville le document de Saknussemm, et il exprima son vif regret de ce que les circonstances, plus fortes que sa volont�, ne lui eussent pas permis de suivre jusqu'au centre de la terre les traces du voyageur islandais. Il fut modeste dans sa gloire, et sa r�putation s'en accrut. Tant d'honneur devait n�cessairement lui susciter des envieux. Il en eut, et, comme ses th�ories, appuy�es sur des faits certains, contredisaient les syst�mes de la science sur la question du feu central, il soutint par la plume et par la parole de remarquables discussions avec les savants de tous pays. Pour mon compte, je ne puis admettre sa th�orie du refroidissement: en d�pit de ce que j'ai vu, je crois et je croirai toujours � la chaleur centrale; mais j'avoue que certaines circonstances encore mal d�finies peuvent modifier cette loi sous l'action de ph�nom�nes naturels. Au moment o� ces questions �taient palpitantes, mon oncle �prouva un vrai chagrin. Hans, malgr� ses instances, avait quitt� Hambourg; l'homme auquel nous devions tout ne voulut pas nous laisser lui payer notre dette. Il fut pris de la nostalgie de l'Islande. �F�rval,� dit-il un jour, et sur ce simple mot d'adieu, il partit pour Reykjawik, o� il arriva heureusement. Nous �tions singuli�rement attach�s � notre brave chasseur d'eider; son absence ne le fera jamais oublier de ceux auxquels il a sauv� la vie, et certainement je ne mourrai pas sans l'avoir revu une derni�re fois. Pour conclure, je dois ajouter que ce �Voyage au centre de la terre� fit une �norme sensation dans le monde. Il fut imprim� et traduit dans toutes les langues; les journaux les plus accr�dit�s s'en arrach�rent les principaux �pisodes, qui furent comment�s, discut�s, attaqu�s, soutenus avec une �gale conviction dans le camp des croyants et des incr�dules. Chose rare! mon oncle jouissait de son vivant de toute la gloire qu'il avait acquise, et il n'y eut pas jusqu'� M. Barnum qui ne lui propos�t de �l'exhiber� � un tr�s haut prix dans les �tats de l'Union. Mais un ennui, disons m�me un tourment, se glissait au milieu de cette gloire. Un fait demeurait inexplicable, celui de la boussole. Or, pour un savant pareil ph�nom�ne inexpliqu� devient un supplice de l'intelligence. Eh bien! le ciel r�servait � mon oncle d'�tre compl�tement heureux. Un jour, en rangeant une collection de min�raux dans son cabinet, j'aper�us cette fameuse boussole et je me mis � observer. Depuis six mois elle �tait l�, dans son coin, sans se douter des tracas qu'elle causait. Tout � coup, quelle fut ma stup�faction! Je poussai un cri. Le professeur accourut. �Qu'est-ce donc? demanda-t-il. --Cette boussole!... --Eh bien? --Mais son aiguille indique le sud et non le nord! --Que dis-tu? --Voyez! ses p�les sont chang�s. --Chang�s!� Mon oncle regarda, compara, et fit trembler la maison par un bond superbe. Quelle lumi�re �clairait � la fois son esprit et le mien! �Ainsi donc, s'�cria-t-il, d�s qu'il retrouva la parole, apr�s notre arriv�e au cap Saknussemm, l'aiguille de cette damn�e boussole marquait sud au lieu du nord? --�videmment. --Notre erreur s'explique alors. Mais quel ph�nom�ne a pu produire ce renversement des p�les? --Rien de plus simple. --Explique-toi, mon gar�on, --Pendant l'orage, sur la mer Lidenbrock, cette boule de feu, qui aimantait le fer du radeau, avait tout simplement d�sorient� notre boussole! --Ah! s'�cria le professeur, en �clatent de rire, c'�tait donc un tour de l'�lectricit�?� A partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants, et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise, abdiquant sa position de pupille, prit rang dans la maison de K�nig-strasse en la double qualit� de ni�ce et d'�pouse. Inutile d'ajouter que son oncle fut l'illustre professeur Otto Lidenbrock, membre correspondant de toutes les Soci�t�s scientifiques, g�ographiques et min�ralogiques des cinq parties du monde. End of Project Gutenberg's Voyage au Centre de la Terre, by Jules Verne *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE *** ***** This file should be named 4791-8.txt or 4791-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/7/9/4791/ Produced by Carlo Traverso, Robert Rowe, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.